Читать книгу История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut - Антуан Франсуа Прево - Страница 1
Première partie
ОглавлениеJe suis obligé de faire remonter mon lecteur au temps de ma vie où je rencontrai pour la première fois le chevalier des Grieux. Ce fut environ six mois avant mon départ pour l’Espagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, la complaisance que j’avais pour ma fille m’engageait quelquefois à divers petits voyages, que j’abrégeais autant qu’il m’était possible.
Je revenais un jour de Rouen, où elle m’avait prié d’aller solliciter une affaire au parlement de Normandie, pour la succession de quelques terres auxquelles je lui avais laissé des prétentions du côté de mon grand-père maternel. Ayant repris mon chemin par Évreux, où je couchai la première nuit, j’arrivai le lendemain pour dîner à Passy, qui en est éloigné de cinq ou six lieues. Je fus surpris, en entrant dans ce bourg, d’y voir tous les habitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pour courir en foule à la porte d’une mauvaise hôtellerie, devant laquelle étaient deux charriots couverts. Les chevaux qui étaient encore attelés, et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient que d’arriver.
Je m’arrêtai un moment pour m’informer d’où venait le tumulte ; mais je tirai peu d’éclaircissement d’une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention à mes demandes, et qui s’avançait toujours vers l’hôtellerie en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin un archer, revêtu d’une bandoulière et le mousquet sur l’épaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de m’apprendre le sujet de ce désordre. « Ce n’est rien, monsieur, me dit-il ; c’est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu’au Hâvre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l’Amérique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c’est apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans. »
J’aurais passé après cette explication, si je n’eusse été arrêté par les exclamations d’une vieille femme qui sortait de l’hôtellerie en joignant les mains, et criant que c’était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. « De quoi s’agit-il donc ? lui dis-je. – Ah ! monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n’est pas capable de fendre le cœur. » La curiosité me fit descendre dе mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. J’en trai avec peine, en perçant la foule, et je vis en effet quelque chose d’assez touchant.
Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six â six par le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu, que sa vue m’inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pour se cacher était si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de modestie.
Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier, et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. Il ne put m’en donner que de fort générales. Nous l’avons tirée de l’hôpital, me dit-il, par ordre de monsieur le lieutenant général de police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. Je l’ai interrogée plusieurs fois sur la route ; elle s’obstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je n’aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d’avoir quelques égards pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce. Il l’a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant. »
Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n’ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il était mis fort simplement ; mais on distinguait au premier coup d’œil un homme qui avait de la naissance et de l’éducation. Je m’approchai de lui. Il se leva, et je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble, que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien. « Que je ne vous trouble point, lui dis-je en m’asseyant près de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que j’ai de connaître cette belle personne qui ne me paraît point faite pour le triste état où je la vois ? »
Il me répondit honnêtement qu’il ne pouvait m’apprendre qui elle était sans se faire connaître lui-même, et qu’il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. « Je puis vous dire néanmoins ce que ces misérables s’ignorent point, continua-t-il en montrant les archers ; c’est que je l’aime avec une passion si violente qu’elle me rend le plus infortuné de tous les hommes. J’ai tout employé, à Paris, pour obtenir sa liberté. Les sollicitations, l’adresse et la force m’ont été inutiles ; j’ai pris le parti de la suivre, dût-elle aller au bout du monde. Je m’embarquerai avec elle. Je passerai en Amérique. »
« Mais ce qui est de la dernière inhumanité, ces lâches coquins, ajouta-t-il en parlant des archers, ne veulent pas me permettre d’approcher d’elle. Mon dessein était de les attaquer ouvertement à quelques lieues de Paris. Je m’étais associé quatre hommes qui m’avaient promis leur secours pour une somme considérable. Les traîtres m’ont laissé seul aux mains, et sont partis avec mon argent. L’impossibilité de réussir par la force m’a fait mettre les armes bas. J’ai proposé aux archers de me permettre du moins de les suivre, en leur offrant de les récompenser. Le désir du gain les y a fait consentir. Ils ont voulu être payés chaque fois qu’ils m’ont accordé la liberté de parler à ma maîtresse. Ma bourse s’est épuisée en peu de temps ; et maintenant que je suis sans un sou, ils ont la barbarie de me repousser brutalement lorsque je fais un pas vers elle. Il n’y a qu’un instant qu’ayant osé m’en approcher malgré leurs menaces, ils ont eu l’insolence de lever contre moi le bout du fusil. Je suis obligé, pour satisfaire leur avarice et pour me mettre en état de continuer la route à pied, de vendre ici un mauvais cheval qui m’a servi jusqu’à présent de monture. »
Quoiqu’il parût faire assez tranquillement ce récit, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cette aventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes. « Je ne vous presse pas, lui dis-je, de me découvrir le secret de vos affaires ; mais si je puis vous être utile à quelque chose, je m’offre volontiers à vous rendre service. – Hélas ! reprit-il, je ne vois pas le moindre jour à l’espérance. Il faut que je me soumette à toute la rigueur de mon sort. J’irai en Amérique. J’y serai du moins libre avec ce que j’aime. J’ai écrit à un de mes amis, qui me fera tenir quelques secours au Havre-de-Grâce. Je ne suis embarrassé que pour m’y conduire et pour procurer à cette pauvre créature, ajouta-t-il en regardant tristement sa maîtresse, quelque soulagement sur la route. – Eh bien ! lui dis-je, je vais finir votre embarras. Voici quelque argent que je vous prie d’accepter. Je suis fâché de ne pouvoir vous servir autrement. »
La bonne grâce et la vive reconnaissance avec laquelle ce jeune inconnu me remercia achevèrent de me persuader qu’il était né quelque chose et qu’il méritait ma libéralité. Je dis quelques mots à sa maîtresse avant que de sortir. Elle me répondit avec une modestie si douce et si charmante, que je ne pus m’empêcher de faire en sortant mille réflexions sur le caractère incompréhensible des femmes.
Étant retourné à ma solitude, je ne fus point informé de la suite de cette aventure. Il se passa près de deux ans, qui me la firent oublier tout à fait, jusqu’à ce que le hasard me fit renaître l’occasion d’en apprendre à fond toutes les circonstances.
J’arrivais de Londres à Calais avec le marquis de ***, mon élève. Nous logeâmes, si je m’en souviens bien, au Lion d’Or, où quelques raisons nous obligèrent de passer le jour entier et la nuit suivante. En marchant l’après-midi dans les rues, je crus apercevoir ce même jeune homme dont j’avais fait la rencontre à Passy. Il était en fort mauvais équipage et beaucoup plus pâle que je ne l’avais vu la première fois. Il portait sous le bras un vieux porte-manteau, ne faisant que d’arriver dans la ville. Cependant, comme il avait la physionomie trop belle pour n’être pas reconnu facilement, je le remis aussitôt. « Il faut, dis-je au marquis, que nous abordions ce jeune homme. »
Sa joie fut plus vive que toute expression, lorsqu’il m’eut remis à son tour. « Ah! monsieur, s’écria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une fois vous exprimer mon immortelle reconnaissance ! » Je lui demandai d’où il venait. Il me répondit qu’il arrivait, par mer, du Havre-de-Grâce, où il était revenu de l’Amérique peu auparavant. « Vous ne me paraissez pas fort bien en argent, lui dis-je ; allez-vous-en au Lion d’Or, où je suis logé, je vous rejoindrai dans un moment. »
Je dois avertir ici le lecteur que j’écrivis son histoire presque aussitôt après l’avoir entendue, et qu’on peut s’assurer, par conséquent, que rien n’est plus exact et plus fidèle que cette narration. Je dis fidèle jusque dans la relation des réflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure grâce du monde.
Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui.
J’avais dix-sept ans, et j’achevais mes études de philosophie à Amiens, où mes parents, qui sont d’une des meilleures maisons de P***, m’avaient envoyé. Je menais une vie si sage et si réglée, que mes maîtres me proposaient pour l’exemple du collège : non que je fisse des efforts extraordinaires pour mériter cet éloge ; mais j’ai l’humeur naturellement douce et tranquille ; je m’appliquais à l’étude par inclination, et l’on me comptait pour des vertus quelques marques d’aversion naturelle pour le vice. Ma naissance, le succès de mes études et quelques agréments extérieurs m’avaient fait connaître et estimer de tous les honnêtes gens de la ville.
J’achevai mes exercices publics avec une approbation si générale, que monsieur l’évêque, qui y assistait, me proposa d’entrer dans l’état ecclésiastique, où je ne manquerais pas, disait-il, de m’attirer plus de distinction que dans l’ordre de Malte, auquel mes parents me destinaient. Ils me faisaient déjà porter la croix, avec le nom de chevalier des Grieux. Les vacances arrivant, je me préparais à retourner chez mon père, qui m’avait promis de m’envoyer bientôt à l’Académie.
Mon seul regret, en quittant Amiens, était d’y laisser un ami avec lequel j’avais toujours été tendrement uni. Il était de quelques années plus âgé que moi. Nous avions été élevés ensemble ; mais, le bien de sa maison étant des plus médiocres, il était obligé de prendre l’état ecclésiastique, et de demeurer à Amiens après moi, pour y faire les études qui conviennent à cette profession. Il avait mille bonnes qualités. Vous le connaîtrez par les meilleures, dans la suite de mon histoire, et surtout par un zèle et une générosité en amitié qui surpassent les plus célèbres exemples de l’antiquité. Si j’eusse alors suivi ses conseils, j’aurais toujours été sage et heureux. Si j’avais du moins profité de ses reproches dans le précipice où mes passions m’ont entraîné, j’aurais sauvé quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma réputation. Mais il n’a point recueilli d’autre fruit de ses soins que le chagrin de les voir inutiles, et quelquefois durement récompensés par un ingrat qui s’en offensait et qui les traitait d’importunités.
J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur.
Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’étail malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens.
Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge : elle me confessa que si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui répétai que j’étais prêt à tout entreprendre ; mais, n’ayant point assez d’expérience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais à cette assurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. Son vieil Argus étant venu nous rejoindre, mes espérances allaient échouer, si elle n’eût eu assez d’esprit pour suppléer à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l’arrivée de son conducteur, qu’elle m’appelât son cousin, et que, sans paraître déconcertée le moins du monde, elle me dit que, puisqu’elle était assez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait au lendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ; je lui proposai de se loger dans une hôtellerie dont le maître, qui s’était établi à Amiens après avoir été longtemps cocher de mon père, était dévoué entièrement à mes ordres.
Je l’y conduisis moi-même, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien à cette scène, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait point entendu notre entretien. Il était demeuré à se promener dans la cour pendant que je parlais d’amour à ma belle maîtresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me défis de lui par une commission dont je le priai de se charger. Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant à l’auberge, d’entretenir seule la souveraine de mon cœur.
Je reconnus bientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J’étais dans une espèce de transport qui m’ôta pour quelque temps la liberté de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux.
Mademoiselle Manon Lescaut, c’est ainsi qu’elle me dit qu’on la nommait, parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes. Je crus apercevoir qu’elle n’était pas moins émue que moi. Elle me confessa qu’elle me trouvait aimable, et qu’elle serait ravie de m’avoir obligation de sa liberté. Elle voulut savoir qui j’étais, et cette connaissance augmenta son affection, parce qu’étant d’une naissance commune, elle se trouva flattée d’avoir fait la conquête d’un amant tel que moi. Nous nous entretînmes des moyens d’être l’un à l’autre.
Après quantité de réflexions, nous ne trouvâmes point d’autre voie que celle de la fuite. Il fallait tromper la vigilance du conducteur, qui était un homme à ménager, quoiqu’il ne fût qu’un domestique. Nous réglâmes que je ferais préparer pendant la nuit une chaise de poste, et que je reviendrais de grand matin à l’auberge, avant qu’il fût éveillé ; que nous nous déroberions secrètement, et que nous irions droit à Paris, où nous nous ferions marier en arrivant. J’avais environ cinquante écus, qui étaient le fruit de mes petites épargnes ; elle en avait à peu près le double. Nous nous imaginâmes, comme des enfants sans expérience, que cette somme ne finirait jamais, et nous ne comptâmes pas moins sur le succès de nos autres mesures.
Après avoir soupé avec plus de satisfaction que je n’en avais jamais ressenti, je me retirai pour exécuter notre projet.
J’employai ma nuit à mettre ordre à mes affaires ; et m’étant rendu à l’hôtellerie de mademoiselle Manon vers la pointe du jour, je la trouvai qui m’attendait. Elle était à sa fenêtre, qui donnait sur la rue ; de sorte que, m’ayant aperçu, elle vint m’ouvrir elle-même. Nous sortîmes sans bruit. Elle n’avait point d’autre équipage que son linge, dont je me chargeai moi-même ; la chaise était en état de partir, nous nous éloignâmes aussitôt de la ville.
Nous nous hâtâmes tellement d’avancer, que nous arrivâmes à Saint-Denis avant la nuit. J’avais couru à cheval à côté de la chaise, ce qui ne nous avait guère permis de nous entretenir qu’en changeant de chevaux ; mais lorsque nous nous vîmes si proche de Paris, c’est-à-dire presque en sûreté, nous prîmes le temps de nous rafraîchir, n’ayant rien mangé depuis notre départ d’Amiens. Quelque passionné que je fusse pour Manon, elle sut me persuader qu’elle ne l’était pas moins pour moi. Nous étions si peu réservés dans nos caresses, que nous n’avions pas la patience d’attendre que nous fussions seuls. Nos postillons et nos hôtes nous regardaient avec admiration ; et je remarquai qu’ils étaient surpris de voir deux enfants de notre âge qui paraissaient s’aimer jusqu’à la fureur.
Nos projets de mariage furent oubliés à Saint- Denis ; nous fraudâmes les droits de l’Église, et nous nous trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion. Il est sûr que, du naturel tendre et constant dont je suis, j’étais heureux pour toute ma vie, si Manon m’eût été fidèle. Plus je la connaissais, plus je découvrais en elle de nouvelles qualités aimables. Son esprit, son cœur, sa douceur et sa beauté formaient une chaîne si forte et si charmante, que j’aurais mis tout mon bonheur à n’en sortir jamais. Terrible changement ! Ce qui fait mon désespoir a pu faire ma félicité. Je me trouve le plus malheureux de tous les hommes par cette même constance dont je devais attendre le plus doux de tous les sorts et les plus parfaites récompenses de l’amour.
Nous prîmes un appartement meublé à Paris ; ce fut dans la rue V…, et, pour mon malheur, auprès de la maison de monsieur de B***, célèbre fermier général. Trois semaines se passèrent, pendant lesquelles j’avais été si rempli de ma passion, que j’avais peu songé à ma famille et au chagrin que mon père avait dû ressentir de mon absence. Cependant, comme la débauche n’avait nulle part à ma conduite, et que Manon se comportait aussi avec beaucoup de retenue, la tranquillité où nous vivions servit à me faire rappeler peu à peu l’idée de mon devoir.
Je résolus de me réconcilier, s’il était possible, avec mon père. Ma maîtresse était si aimable, que je ne doutais point qu’elle ne pût lui plaire, si je trouvais le moyen de lui faire connaître sa sagesse et son mérite ; en un mot, je me flattais d’obtenir de lui la liberté de l’épouser, ayant été désabusé de l’espérance de le pouvoir sans son consentement. Je communiquai ce projet à Manon, et je lui fis entendre qu’outre les motifs de l’amour et du devoir, celui de la nécessité pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fonds étaient extrêmement altérés, et je commençais à revenir de l’opinion qu’ils étaient inépuisables. Manon reçut froidement cette proposition. Cependant les difficultés qu’elle y opposa n’étant prises que de sa tendresse même et de la crainte de me perdre, si mon père n’entrait point dans notre dessein après avoir connu le lieu de notre retraite, je n’eus pas le moindre soupçon du coup cruel qu’on se préparait à me porter. À l’objection de la nécessité, elle répondit qu’il nous restait encore de quoi vivre quelques semaines, et qu’elle trouverait après cela des ressources dans l’affection de quelques parents à qui elle écrirait en province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si passionnées, que moi, qui ne vivais que dans elle, et qui n’avais pas la moindre défiance de son coeur, j’applaudis à toutes ses réponses et à toutes ses résolutions. Je lui avais laissé les dispositions de notre bourse et le soin de payer notre dépense ordinaire. Je m’aperçus peu à peu que notre table était mieux servie, et qu’elle s’était donné quelques ajustements d’un prix considérable. Comme je n’ignorais pas qu’il devait nous rester à peine douze on quinze pistoles, je lui marquai mon étonnement de cette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, en riant, d’être sans embarras. « Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources ? » Je l’aimais avec trop de simplicité pour m’alarmer facilement.
Un jour que j’étais sorti l’après-midi et que je l’avais avertie que serais dehors plus longtemps qu’à l’ordinaire, je fus étonné qu’à mon retour on me fît attendre deux ou trois minutes à sa porte. Nous n’étions servis que par une petite fille qui était à peu près de notre âge. Étant venue m’ouvrir, je lui demandai pourquoi elle avait tardé si longtemps. Elle me répondit d’un air embarrassé qu’elle ne m’avait point entendu frapper. Je n’avais frappé qu’une fois ; je lui dis : « Mais si vous ne m’avez point entendu, pourquoi êtes-vous donc venue m’onvrir ? » Cette question la déconcerta si fort que, n’ayant point assez de présence d’esprit pour y répondre, elle se mit à pleurer, en m’assurant que ce n’était point sa faute, et que madame lui avait défendu d’ouvrir la porte jusqu’à ce que monsieur de B*** fût sorti par l’autre escalier qui répondait au cabinet. Je demeurai si confus, que je n’eus point la force d’entrer dans l’appartement. Je pris le parti de descendre, sous prétexte d’une affaire, et j’ordonnai à cette enfant de dire à sa maîtresse que je retournerais dans le moment, mais de ne pas faire connaître qu’elle m’eût parlé de monsieur de B***.
Ma consternation fut si grande, que je versais des larmes en descendant l’escalier, sans savoir encore de quel sentiment elles partaient. J’entrai dans le premier café ; et, m’y étant assis près d’une table, j’appuyai la tête sur mes deux mains pour y développer ce qui se passait dans mon cœur. Je n’osais rappeler ce que je venais d’entendre. Je voulais le considérer comme une illusion, et je fus près, deux ou trois fois, de retourner au logis sans marquer que j’y eusse fait attention. Il me paraissait si impossible que Manon m’eût trahi, que je craignais de lui faire injure en la soupçonnant. Je l’adorais, cela était sûr ; je ne lui avais pas donné plus de preuves d’amour que je n’en avais reçu d’elle ; pourquoi l’aurais-je accusée d’être moins sincère et moins constante que moi ? Quelle raison aurait-elle eue de me tromper ? Il n’y avait que trois heures qu’elle m’avait accablé de ses plus tendres caresses, et qu’elle avait reçu les miennes avec transport ; je ne connaissais pas mieux mon cœur que le sien. Non, non, repris-je, il n’est pas possible que Manon me trahisse. Elle n’ignore pas que je ne vis que pour elle ; elle sait trop bien que je l’adore : ce n’est pas là un sujet de me haïr.
Cependant la visite et la sortie furtive de monsieur de B*** me causaient de l’embarras. Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nos richesses présentes. Cela paraissait sentir les libéralités d’un nouvel amant. Et cette confiance qu’elle m’avait marquée pour des ressources qui m’étaient inconnues ? J’avais peine à donner à tant d’énigmes un sens aussi favorable que mon cœur le souhaitait.
D’un autre côté, je ne l’avais presque pas perdue de vue depuis que nous étions à Paris. Occupations, promenades, divertissements, nous avions toujours été l’un à côté de l’autre : mon Dieu ! un instant de séparation nous aurait trop affligés. Il fallait nous dire sans cesse que nous nous aimions ; nous serions morts d’inquiétude sans cela. Je ne pouvais donc m’imaginer presque un seul moment où Manon pût s’être occupée d’un autre que moi.
A la fin, je crus avoir trouvé le dénoûment de ce mystère. Monsieur de B***, dis-je en moi-même, est un homme qui fait de grosses affaires et qui a de grandes relations ; les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir quelque argent. Elle en a peut-être déjà reçu de lui ; il est venu aujourd’hui lui en apporter encore. Elle s’est fait sans doute un jeu de me le cacher, pour me surprendre agréablement. Peut-être m’en aurait-elle parlé si j’étais rentré à l’ordinaire, au lieu de venir ici m’affliger ; elle ne me le cachera pas du moins lorsque je lui en parlerai moi-même.
Je me remplis si fortement de cette opinion, qu’elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur-le-champ au logis. J’embrassai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me reçut fort bien. J’étais tenté d’abord de lui découvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamais comme certaines ; je me retins, dans l’espérance qu’il lui arriverait peut-être de me prévenir en m’apprenant tout ce qui s’était passé.
On nous servit à souper. Je me mis à table d’un air fort gai ; mais, à la lumière de la chandelle qui était entre elle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma chère maîtresse. Cette pensée m’en inspira aussi. Je remarquai que ses regards s’attachaient sur moi d’une autre façon qu’ils n’avaient accoutumé. Je ne pouvais démêler si c’était de l’amour ou de la compassion, quoiqu’il me parût que c’était un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la même attention ; et peut-être n’avait-elle pas moins de peine à juger de la situation de mon coeur par mes regards. Nous ne pensions ni à parler, ni à manger. Enfin je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes !
« Ah ! Dieu, m’écriai-je, vous pleurez, ma chère Manon vous êtes affligée jusqu’à pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines ! Elle ne me répondit que par quelques soupirs qui augmentèrent mon inquiétude. Je me levai en tremblant, je la conjurai avec tous les empressements de l’amour de me découvrir le sujet de ses pleurs ; j’en versai moi-même en essuyant les siens ; j’étais plus mort que vif. Un barbare aurait été attendri des témoignages de ma douleur et de ma crainte.
Dans le temps que j’étais ainsi tout occupé d’elle, j’entendis le bruit de plusieurs personnes qui montaient l’escalier. On frappa doucement à la porte. Manon me donna un baiser ; et, s’échappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu’elle ferma aussitôt sur elle. Je me figurais qu’étant un peu en désordre, elle voulait se cacher aux yeux des étrangers qui avaient frappé. J’allai leur ouvrir moi-même.
A peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes que je reconnus pour les laquais de mon père. Ils ne me firent point de violence ; mais deux d’entre eux m’ayant pris par les bras, le troisième visita mes poches, dont il tira un petit couteau qui était le seul fer que j’eusse sur moi. Ils me demandèrent pardon de la nécessité où ils étaient de me manquer de respect ; ils me dirent naturellement qu’ils agissaient par l’ordre de mon père, et que mon frère aîné m’attendait en bas dans un carrosse. J’étais si troublé, que je me laissai conduire sans résister et sans répondre. Mon frère était effectivement à m’attendre. On me mit dans le carrosse auprès de lui ; et le cocher, qui avait ses ordres, nous conduisit à grand train jusqu’à Saint-Dénis. Mon frère m’embrassa tendrement, mais il ne me parla point, de sorte que j’eus tout le loisir dont j’avais besoin pour rêver à mon infortune.
J’y trouvai d’abord tant d’obscurité, que je ne voyais pas de jour à la moindre conjecture. J’étais trahi cruellement ; mais par qui ? Accuser Manon, c’est de quoi mon cœur n’osait se rendre coupable. Cette tristesse extraordinaire dont je l’avais vue comme accablée, ses larmes, le tendre baiser qu’elle m’avait donné en se retirant, me paraissaient bien une énigme ; mais je me sentais porté à l’expliquer comme un pressentiment de notre malheur commun ; et dans le temps que je me désespérais de l’accident qui m’arrachait à elle, j’avais la crédulité de m’imaginer qu’elle était encore plus à plaindre que moi.
Le résultat de ma méditation fut de me persuader que j’avais été aperçu dans les rues de Paris par quelques personnes de connaissance qui en avaient donné avis à mon père.
Mon frère avait à Saint-Denis une chàise à deux dans laquelle nous partîmes de grand matin, et nous arrivâmes chez nous le lendemain au soir. Il vit mon père avant moi, pour le prévenir en ma faveur en lui apprenant avec quelle douceur je m’étais laissé conduire ; de sorte que j’en fus reçu moins durement que je ne m’y étais attendu. Il se contenta de me faire quelques reproches généraux sur la faute que j’avais commise en m’absentant sans sa permission. Pour ce qui regardait ma maîtresse, il me dit que j’avais bien mérité ce qui venait de m’arriver, en me livrant à une inconnue ; qu’il avait eu meilleure opinion de ma prudence ; mais qu’il espérait que cette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ce discours que dans le sens qui s’accordait avec mes idées. Je remerciai mon père de la bonté qu’il avait de me pardonner, et je lui promis de prendre une conduite plus soumise et plus réglée. Je triomphais au fond du cœur ; car, de la manière dont les choses s’arrangeaient, je ne doutais point que je n’eusse la liberté de me dérober de la maison même avant la fin de la nuit.
On se mit à table pour souper ; on me railla sur ma conquête d’Amiens et sur ma fuite avec cette fidèle maîtresse. Je reçus les coups de bonne grâce ; j’étais même charmé qu’il me fût permis de m’entretenir de ce qui m’occupait continuellement l’esprit ; mais quelques mots lâchés par mon père me firent prêter l’oreille avec la dernière attention. Il parla de perfidie et de service intéressé rendu par M. de B***. Je demeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priai humblement de s’expliquer davantage. Il se tourna vers mon frère, pour lui demander s’il ne m’avait pas raconté toute l‘histoire. Mon frère lui répondit que je lui avais paru si tranquille sur la route, qu’il n’avait pas cru que j’eusse besoin de ce remède pour me guérir de ma folie. Je remarquai que mon père balançait s’il achèverait de s’expliquer. Je l’en suppliai si instamment, qu’il me satisfit, ou plutôt qu’il m’assassina cruellement par le plus horrible de tous les récits.
Il me demanda d’abord si j’avais toujours eu la simplicité de croire que je fusse aimé de ma maîtresse. Je lui dis hardiment que j’en étais si sûr, que rien ne pouvait m’en donner la moindre défiance. « Ha ! ha ! ha ! s’écria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent ! Tu es une jolie dupe, et j’aime à te voir dans ces sentiments-là. C’est grand dommage, mon pauvre chevalier, de te faire entrer dans l’ordre de Malte, puisque tu as tant de disposition à faire un mari patient et commode. » Il ajouta mille railleries de cette force sur ce qu’il appelait ma sottise et ma crédulité.
Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul qu’il pouvait faire du temps depuis mon départ d’Amiens, Manon m’avait aimé environ douze jours : « Car, ajouta-t-il, je sais que tu partis d’Amiens le 28 de l’autre mois ; nous sommes au 29 du présent ; il y en a onze que monsieur de B*** m’a écrit ; je suppose qu’il lui en ait fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta maîtresse ; ainsi, qui ôte onze et huit de trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 de l’autre, reste douze, un peu plus ou moins. » Là-dessus les éclats de rire recommencèrent.
Je n’eus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot m’avait percé le cœur. Je me levai de table, et je n’avais pas fait quatre pas pour sortir de la salle que je tombai sur le plancher, privé de sentiment et de connaissance. On me les rappela par de prompts secours. J’ouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour proférer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Mon père, qui m’a toujours aimé tendrement, s’employa avec toute son affection pour me consoler. Je l’écoutais, mais sans l’entendre. Je me jetai à ses genoux ; je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner à Paris, pour aller poignarder de B***. « Non, disais-je, il n’a pas gagné le cœur de Manon ; il lui a fait violence, il l’a séduite par un charme ou par un poison ; il l’a peut-être forcée brutalement. Manon m’aime. Ne le sais-je pas bien ? Il l’aura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre de m’abandonner. Que n’aura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante maîtresse ! Ô dieux ! dieux ! serait-il possible que Manon m’eût trahi et qu’elle eût cessé de m’aimer ? »
Comme je parlais toujours de retourner promptement à Paris, et que je me levais même à tous moments pour cela, mon père vit bien que, dans le transport où j’étais, rien ne serait capable de m’arrêter. Il me conduisit dans une chambre haute, où il laissa deux domestiques avec moi, pour me garder à vue. Je ne me possédais point ; j’aurais donné mille vies pour être seulement un quart d’heure à Paris. Je compris que, m’étant déclaré si ouvertement, on ne me permettrait pas aisément de sortir de ma chambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fenêtres. Ne voyant nulle possibilité de m’échapper par cette voie, je m’adressai doucement à mes deux domestiques. Je m’engageai, par mille serments, à faire un jour leur fortune, s’ils voulaient consentir à mon évasion. Je les pressai, je les caressai, je les menaçai ; mais cette tentative fut encore inutile. Je perdis alors toute espérance ; je résolus de mourir, et je me jetai sur un lit avec le dessein de ne le quitter qu’avec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cette situation. Je refusai la nourriture qu’on m’apporta le lendemain.
Mon père vint me voir l’après-midi. Il eut la bonté de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il m’ordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se passèrent, pendant lesquels je ne pris rien qu’en sa présence et pour lui obéir. Il continuait toujours de m’apporter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et m’inspirer du mépris pour l’infidèle Manon.
Je reconnaissais trop clairement qu’il avait raison. C’était un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infidèle. « Hélas ! repris-je après un moment de silence, il n’est que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus lâche de toutes les perfidies. Oui, continuai-je en versant des larmes de dépit, je vois bien que je ne suis qu’un enfant. Ma crédulité ne leur soûtait guère à tromper. Mais je sais bien ce que J’ai à faire pour me venger. » Mon père voulut savoir quel était mon dessein : « J’irai à Paris, lui dis-je, je mettrai le feu à la maison de B***, et je le brûlerai tout vif avec la perfide Manon. « Cet emportement fit rire mon père, et ne servit qu’à me faire garder plus étroitement dans ma prison.
J’y passai six mois entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions. Tous mes sentiments n’étaient qu’une alternative perpétuelle de haine et d’amour, d’espérance ou de désespoir, selon l’idée sous laquelle Manon s’offrait à mon esprit. Tantôt je ne considérais en elle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais du désir de la revoir ; tantôt je n’y apercevais qu’une lâche et perfide maîtresse, et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir.
Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il m’embrassa. Je n’avais point encore eu de preuves de son affection, qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amitié de collège, telle qu’elle se forme entre des jeunes gens qui sont à peu près du même âge. Je le trouvai si changé et si formé depuis cinq ou six mois que j’avais passés sans le voir, que sa figure et le ton de son discours m’inspirèrent du respect. Il me parla en conseiller sage plutôt qu’en ami d’école. Il plaignit l’égarement où j’étais tombé. Il me félicita de ma guérison, qu’il croyait avancée ; enfin il m’exhorta à profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanité des plaisirs. Je le regardai avec étonnement. Il s’en aperçut.
Il me raconta qu’après s’être aperçu que je l’avais trompé et que j’étais parti avec ma maîtresse, il était monté à cheval pour me suivre ; mais qu’ayant sur lui quatre ou cinq heures d’avance, il lui avait été impossible de me joindre ; qu’il était arrivé néanmoins à Saint-Denis une demi-heure après mon départ ; qu’étant bien certain que je me serais arrêté à Paris, il y avait passé six semaines à me chercher inutilement ; qu’il allait dans tous les lieux où il se flattait de pouvoir me trouver, et qu’un jour enfin il avait reconnu ma maîtresse à la Comédie ; qu’elle y était dans une parure si éclatante, qu’il s’était imaginé qu’elle devait cette fortune à un nouvel amant ; qu’il avait suivi son carrosse jusqu’à sa maison, et qu’il avait appris d’un domestique qu’elle était entretenue par les libéralités de M. de B***. « Je ne m’arrêtai point là, continua-t-il ; j’y retournai le lendemain pour apprendre d’elle-même ce que vous étiez devenu. Elle me quitta brusquement, lorsqu’elle m’entendit parler de vous, et je fus obligé de revenir en province sans aucun autre éclaircissement. J’y appris votre aventure et la consternation extrême qu’elle vous a causée ; mais je n’ai pas voulu vous voir sans être assuré de vous trouver plus tranquille.
– Vous avez donc vu Manon ? lui répondis-je en soupirant. Hélas ! vous êtes plus heureux que moi, qui suis condamné à ne la revoir jamais ! Il me fit des reproches de ce soupir qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bonté de mon caractère et sur mes inclinations, qu’il me fit naître, dès cette première visite, une forte envie de renoncer comme lui à tous les plaisirs du siècle pour entrer dans l’état ecclésiastique.
Je goûtai tellement cette idée, que, lorsque je me trouvai seul, je ne m’occupai plus d’autre chose. Je me rappelai les discours de M. l’Évêque d’Amiens, qui m’avait donné le même conseil, et les présages heureux qu’il avait formés en ma faveur, s’il m’arrivait d’embrasser ce parti. La piété se mêla aussi dans mes considérations. Je mènerai une vie sage et chrétienne, disais-je ; je m’occuperai de l’étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour. Je mépriserai ce que le commun des hommes admire ; et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce qu’il estime, j’aurai aussi peu d’inquiétudes que de désirs.
Je formai là-dessus, d’avance, un système de vie paisible et solitaire. J’y faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J’y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris, et qui m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosité que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux ? ajoutais-je ; toutes mes prétentions ne seront-elles point remplies ? Il est certain que ce projet flattait extrêmement mes inclinations. Mais à la fin d’un si sage arrangement, je sentais que mon cœur attendait encore quelque chose, et que pour n’avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il fallait y être avec Manon.
Cependant, Tiberge continuant de me rendre de fréquentes visites pour me fortifier dans le dessein qu’il m’avait inspiré, je pris l’occasion d’en faire l’ouverture à mon père. Il me déclara que son intention était de laisser ses enfants libres dans le choix de leur condition, et que, de quelque manière que je voulusse disposer de moi, il ne se réservait que le droit de m’aider de ses conseils. Il m’en donna de fort sages, qui tendaient moins à me dégoûter de mon projet qu’à me le faire embrasser avec connaissance.
Le renouvellement de l’année scolastique approchait. Je convins avec Tiberge de nous mettre ensemble au séminaire de Saint-Sulpice, lui pour achever ses études de théologie, et moi pour commencer les miennes. Son mérite, qui était connu de l’évêque du diocèse, lui fit obtenir de ce prélat un bénéfice considérable avant notre départ.
Mon père, me croyant tout à fait revenu de ma passion, ne fit aucune difficulté de me laisser partir. Nous arrivâmes à Paris ; l’habit ecclésiastique prit la place de la croix de Malte, et le nom d’abbé des Grieux celle de chevalier.
J’avais passé près d’un an à Paris sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûté beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours présents de Tiberge et mes propres réflexions m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés si tranquillement, que je me croyais sur le point d’oublier éternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public devant l’école de théologie ; je fis prier plusieurs personnes de considération de m’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les quartiers de Paris ; il alla jusqu’aux oreilles de mon infidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le titre d’abbé ; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu démêler lequel de ces deux sentiments), lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut présente à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine à me remettre.
Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire : c’était un air si fin, si doux, si engageant ; l’air de l’Amour même ! Toute sa figure me parut un enchantement.
Je demeurai interdit à sa vue ; et, ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut pendant quelque temps égal au mien ; mais voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu aussi bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de l’informer de mon sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme en l’écoutant ne saurait être exprimé.
Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour m’écrier douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! » Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. « Que prétendez-vous donc ? m’écriai-je encore. Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. – Demande donc ma vie, infidèle ! repris-je en versant moi-même des pleurs que je m’efforçai en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. »
À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J’en étais épouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi d’une horreur secrète, dont on ne se remet qu’après avoir considéré longtemps tous les environs.
Nous nous assîmes l’un près de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes. « Ah ! Manon, lui dis-je en la regardant d’un œil triste, je ne m’étais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facile de tromper un coeur dont vous etiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé d’aussi tendres et d’aussi soumis. Non, non, la nature n’en fait guère de la même trempe que le mien. Dites-moi du moins si vous l’avez quelquefois regretté. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourd’hui pour le consoler ? Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais ; mais, au nom de toutes les peines que j’ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle. »
Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degré inexprimable.
Où trouver un barbare qu’un repentir si vif et si tendre n’eût pas touché ? Pour moi, je sentis dans ce moment que j’aurais sacrifié pour Manon tous les évêchés du monde chrétien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait à propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit qu’il fallait sur-le-champ sortir du séminaire et remettre à nous arranger dans un lieu plus sûr. Je consentis à toutes ses volontés sans réplique. Elle entra dans son carrosse pour aller m’attendre au coin de la rue. Je m’échappai un moment après sans être aperçu du portier. Je montai avec elle. Nous passâmes à la friperie ; je repris les galons et l’épée. Manon fournit aux frais ; car j’étais sans un sou, et, dans la crainte que je ne trouvasse de l’obstacle à ma sortie de Saint-Sulpice, elle n’avait pas voulu que je retournasse un moment à ma chambre pour y prendre mon argent. Mon trésor d’ailleurs était médiocre, et elle assez riche des libéralités de B*** pour mépriser ce qu’elle me faisait abandonner. Nous conférâmes chez le fripier même sur le parti que nous allions prendre ?
Pour me faire valoir davantage le sacrifice qu’elle me faisait de B***, elle résolut de ne pas garder avec lui le moindre ménagement. « Je veux lui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont à lui ; mais j’emporterai, comme de justice, les bijoux et près de soixante mille francs que j’ai tirés de lui depuis deux ans. Je ne lui ai donné nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle : ainsi, nous pouvons demeurer sans crainte à Paris, en prenant une maison commode où nous vivrons heureusement. »
Je lui représentai que, s’il n’y avait point de péril pour elle, il y en avait beaucoup pour moi, qui ne manquerais point tôt ou tard d’être reconnu, et qui serais continuellement exposé au malheur que j’avais déjà essuyé. Elle me fit entendre qu’elle aurait du regret à quitter Paris. Je craignais tant de la chagriner, qu’il n’y avait point de hasard que je ne méprisasse pour lui plaire ; cependant nous trouvâmes un tempérament raisonnable, qui fut de louer une maison dans quelque village voisin de Paris, d’où il nous serait aisé d’aller à la ville lorsque le plaisir ou le besoin nous y appellerait. Nous choisîmes Chaillot, qui n’en est pas éloigné. Manon retourna sur-le-champ chez elle. J’allai l’attendre à la petite porte du jardin des Tuileries.
Elle revint, une heure après, dans un carrosse de louage, avec une fille qui la servait et quelques malles où ses habits et tout ce qu’elle avait de précieux étaient renfermés.
Nous ne tardâmes point à regagner Chaillot. Nous logeâmes la première nuit à l’auberge, pour nous donner le temps de chercher une maison, ou du moins un appartement commode. Nous en trouvâmes, dès le lendemain, un de notre goût.
Mon bonheur me parut d’abord établi d’une manière inébranlable. Manon était la douceur et la complaisance même. Elle avait pour moi des attentions si délicates, que je me crus trop parfaitement dédommagé de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu d’expérience, nous raisonnâmes sur la solidité de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaient le fonds de nos richesses, n’étaient point une somme qui pût s’étendre autant que le cours d’une longue vie. Nous n’étions pas disposés d’ailleurs à resserrer trop notre dépense. La première vertu de Manon, non plus que la mienne, n’était pas l’économie. Voici le plan que je lui proposai : « Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille écus nous suffiront chaque année, si nous continuons de vivre à Chaillot. Nous y mènerons une vie honnête, mais simple. Notre unique dépense sera pour l’entretien d’un carrosse et pour les spectacles. Nous nous réglerons. Vous aimez l’Opéra, nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nous nous bornerons tellement, que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles. Il est impossible que dans l’espace de dix ans il n’arrive point de changement dans ma famille ; mon père est âgé, il peut mourir ; je me trouverai du bien, et nous serons alors au-dessus de toutes nos autres craintes. »
Cet arrangement n’eût pas été la plus folle action de ma vie, si nous eussions été assez sages pour nous y assujettir constamment ; mais nos résolutions ne durèrent guère plus d’un mois. Manon était passionnée pour le plaisir ; je l’étais pour elle : il nous naissait à tous moments de nouvelles occasions de dépense ; et, loin de regretter les sommes qu’elle employait quelquefois avec profusion, je fus le premier à lui procurer tout ce que je croyais propre à lui plaire. Notre demeure de Chaillot commença même à lui devenir à charge.
L’hiver approchait, tout le monde retournait à la ville, et la campagne devenait déserte. Elle me proposa de reprendre une maison à Paris. Je n’y consentis point ; mais, pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublé, et que nous y passerions la nuit lorsqu’il nous arriverait de quitter trop tard l’assemblée où nous allions plusieurs fois la semaine ; car l’incommodité de revenir si tard à Chaillot était le prétexte qu’elle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donnâmes ainsi deux logements, l’un à la ville et l’autre à la campagne. Ce changement mit bientôt le dernier désordre dans nos affaires, en faisant naître deux aventures qui causèrent notre ruine.
Manon avait un frère qui était garde du corps. Il se trouva malheureusement logé, à Paris, dans la même rue que nous. Il reconnut sa sœur en la voyant le matin à sa fenêtre. Il accourut aussitôt chez nous. C’était un homme brutal et sans principes d’honneur. Il entra dans notre chambre en jurant horriblement ; et comme il savait une partie des aventures de sa sœur, il l’accabla d’injures et de reproches.
J’étais sorti un moment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui ou pour moi, qui n’étais rien moins que disposé à souffrir une insulte. Je ne retournai au logis qu’après son départ. La tristesse de Manon me fit juger qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire. Elle me raconta la scène fâcheuse qu’elle venait d’essuyer et les menaces brutales de son frère. J’en eus tant de ressentiment, que j’eusse couru sur-le-champ à la vengeance, si elle ne m’eût arrêté par ses larmes.
Pendant que je m’entretenais avec elle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre où nous étions, sans s’être fait annoncer. Je ne l’aurais pas reçu aussi civilement que je le fis, si je l’eusse connu ; mais, nous ayant salués d’un air riant, il eut le temps de dire à Manon qu’il venait lui faire des excuses de son emportement ; qu’il l’avait crue dans le désordre, et que cette opinion avait allumé sa colère ; mais que s’étant informé qui j’étais d’un de nos domestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses, qu’elles lui faisaient désirer de bien vivre avec nous.
Quoique cette information qui lui venait d’un de mes laquais, eût quelque chose de bizarre et de choquant, je reçus son compliment avec honnêteté ; je crus faire plaisir à Manon ; elle paraissait charmée de le voir porté à se réconcilier. Nous le retînmes à dîner.
Il se rendit en peu de moments si familier que, nous ayant entendus parler de notre retour à Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession ; car il s’accoutuma bientôt à nous voir avec tant de plaisir qu’il fit sa maison de la nôtre, et qu’il se rendit le maître, en quelque sorte, de tout ce qui nous appartenait. Il m’appelait son frère, et, sous prétexte de la liberté fraternelle, il se mit sur le pied d’amener tous ses amis dans notre maison de Chaillot et de les y traiter à nos dépens. Il se fit habiller magnifiquement à nos frais, il nous engagea même à payer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie, pour ne pas déplaire à Manon, jusqu’à feindre de ne pas m’apercevoir qu’il tirait d’elle, de temps en temps, des sommes considérables. Il est vrai qu’étant grand joueur, il avait la fidélité de lui en remettre une partie lorsque la fortune le favorisait ; mais la nôtre était trop médiocre pour fournir longtemps à des dépenses si peu modérées.
J’étais sur le point de m’expliquer fortement avec lui, pour nous délivrer de ses importunités, lorsqu’un funeste accident m’épargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous abîma sans ressource.
Nous étions demeurés un jour à Paris pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule à Chaillot dans ces occasions, vint m’avertir le matin que le feu avait pris pendant la nuit dans ma maison et qu’on avait eu beaucoup de difficulté à l’éteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage : elle me répondit qu’il y avait eu une si grande confusion, causée par la multitude d’étrangers qui étaient venus au secours, qu’elle ne pouvait être assurée de rien. Je tremblai pour notre argent qui était renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement à Chaillot. Diligence inutile ; la caisse avait déjà disparu.
J’éprouvai alors qu’on peut aimer l’argent sans être avare. Cette perte me pénétra d’une si vive douleur, que j’en pensai perdre la raison. Je compris tout d’un coup à quels nouveaux malheurs j’allais me trouver exposé : l’indigence était le moindre. Je connaissais Manon ; je n’avais déjà que trop éprouvé que, quelque fidèle et quelque attachée qu’elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère : elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Je la perdrai ! m’écriai-je. Malheureux chevalier ! tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes ! Cette pensée me jeta dans un trouble si affreux, que je balançai pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort.
Cependant je conservai assez de présence d’esprit pour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulle ressource. Le ciel me fit naître une idée qui arrêta mon désespoir ; je crus qu’il ne me serait pas impossible de cacher notre perte à Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honnêtement à son entretien pour l’empêcher de sentir la nécessité.
Je résolus d’abord d’aller consulter M. Lescaut, frère de Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je n’avais eu que trop d’occasions de reconnaître que ce n’était ni de son bien, ni de la paye du roi qu’il tirait son plus clair revenu. Il me restait à peine vingt pistoles, qui s’étaient trouvées heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur et mes craintes, et je lui demandai s’il y avait pour moi un parti à choisir entre celui de mourir de faim ou de me casser la tête de désespoir. Il me répondit que se casser la tête était la ressource des sots ; pour mourir de faim, qu’il y avait quantité de gens d’esprit qui s’y voyaient réduits, quand ils ne voulaient pas faire usage de leurs talents ; que c’était à moi d’examiner de quoi j’étais capable ; qu’il m’assurait de son secours et de ses conseils dans toutes mes entreprises.
« Cela est bien vague, monsieur Lescaut, lui dis-je ; mes besoins demanderaient un remède plus présent, car que voulez-vous que je dise à Manon ? – A propos de Manon, reprit-il, qu’est-ce qui vous embarrasse ? N’avez-vous pas toujours, avec elle, de quoi finir vos inquiétudes quand vous le voudrez ? Une fille comme elle devrait nous entretenir, vous, elle et moi. » Il me coupa la réponse que cette impertinence méritait, pour continuer de me dire qu’il me garantissait avant le soir mille écus à partager entre nous, si je voulais suivre son conseil ; qu’il connaissait un seigneur si libéral sur le chapitre des plaisirs, qu’il était sûr que mille écus ne lui coûteraient rien pour obtenir les faveurs d’une fille telle que Manon.
Je l’arrêtai. « J’avais meilleure opinion de vous, lui répondis-je ; je m’étais figuré que le motif que vous aviez eu pour m’accorder votre amitié était un sentiment tout opposé à celui où vous êtes maintenant. » Il me confessa impudemment qu’il avait toujours pensé de même, et que sa sœur ayant une fois violé les lois de son sexe, quoique en faveur de l’homme qu’il aimait le plus, il ne s’était réconcilié avec elle que dans l’espérance de tirer parti de sa mauvaise conduite.
Il me fut aisé de juger que jusqu’alors nous avions été ses dupes. Quelque émotion, néanmoins, que ce discours m’eût causée, le besoin que j’avais de lui m’obligea de répondre en riant que son conseil était une dernière ressource qu’il fallait remettre à l’extrémité. Je le priai de m’ouvrir quelque autre voie.
Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de la figure avantageuse que j’avais reçue de la nature pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et libérale. Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui m’aurait rendu infidèle à Manon.
Je lui parlai du jeu comme du moyen le plus facile et le plus convenable à ma situation. Il me dit que le jeu, à la vérité, était une ressource, mais que cela demandait d’être expliqué qu’entreprendre de jouer simplement avec les espérances communes, c’était le vrai moyen d’achever ma perte que de prétendre exercer seul, et sans être soutenu, les petits moyens qu’un habile homme emploie pour corriger la fortune, était un métier trop dangereux ; qu’il y avait une troisième voie, qui était celle de l’association ; mais que ma jeunesse lui faisait craindre que messieurs les confédérés ne me jugeassent point encore les qualités propres à la ligue. Il me promit néanmoins ses bons offices auprès d’eux ; et, de que je n’aurais pas attendu de lui, il m’offrit quelque argent lorsque je me trouverais pressé du besoin. L’unique grâce que je lui demandai, dans les circonstances, fut de ne rien apprendre à Manon de la perte que j’avais faite et du sujet de notre conversation.
Je sortis de chez lui moins satisfait encore que je n’y étais entré ; je me repentis même de lui avoir confié mon secret.
Enfin cette confusion de pensées en produisit une qui remit le calme tout d’un coup dans mon esprit, et que je m’étonnai de n’avoir pas eue plus tôt : ce fut de recourir à mon ami Tiberge, dans lequel j’étais bien certain de retrouver toujours le même fonds de zèle et d’amitié.
Je regardai comme un effet de la protection du ciel de m’être souvenu si à propos de Tiberge, et je résolus de chercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournai sur-le-champ au logis, pour lui écrire un mot et lui marquer un lieu propre à notre entretien. Je lui recommandai le silence et la discrétion comme un des plus importants services qu’il pût me rendre dans la situation de mes affaires.
Une heure après, je reçus la réponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieu de l’assignation. J’y courus avec impatience. Je sentais néanmoins quelque honte d’aller paraître aux yeux d’un ami dont la seule présence devait être un reproche de mes désordres : mais l’opinion que j’avais de la bonté de son cœur et l’intérêt de Manon soutinrent ma hardiesse.
Je l’avais prié de se trouver au jardin du Palais-Royal. Il y était avant moi. Il vint m’embrasser aussitôt qu’il m’eut aperçu.
Nous nous assîmes sur un banc. Il me demanda, comme une marque d’amitié, de lui raconter sans déguisement ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Saint-Sulpice. Je le satisfis ; et, loin d’altérer quelque chose à la vérité, ou de diminuer mes fautes pour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passion avec toute la force qu’elle m’inspirait. Je la lui représentai comme un de ces coups particuliers du destin qui s’attache à la ruine d’un misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre qu’il l’a été à la sagesse de les prévoir. Je lui fis une vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du désespoir où j’étais deux heures avant que de le voir, et de celui dans lequel j’allais retomber, si j’étais abandonné par mes amis aussi impitoyablement que par la fortune ; enfin j’attendris tellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligé par la compassion que je l’étais par le sentiment de mes peines.
Il ne se lassait point de m’embrasser et de m’exhorter à prendre du courage et de la consolation ; mais comme il supposait toujours qu’il fallait me séparer de Manon, je lui fis entendre nettement que c’était cette séparation même que je regardais comme la plus grande de mes infortunes, et que j’étais disposé à souffrir non seulement le dernier excès de la misère, mais la mort la plus cruelle, avant que de recevoir un remède plus insupportable que tous mes maux ensemble.
« Expliquez-vous donc, me dit-il ; quelle espèce de secours suis-je capable de vous donner, si vous vous révoltez contre toutes mes propositions ? » Je n’osais lui déclarer que c’était de sa bourse que j’avais besoin. Il le comprit pourtant à la fin ; et, m’ayant confessé qu’il croyait m’entendre, il demeura quelque temps suspendu, avec l’air d’une personne qui balance. « Ne croyez pas, reprit-il bientôt, que ma rêverie vienne d’un refroidissement de zèle et d’amitié ; mais à quelle alternative me réduisez-vous, s’il faut que je vous refuse le seul secours que vous voulez accepter, ou que je blesse mon devoir en vous l’accordant ? car n’est-ce pas prendre part à votre désordre que de vous y faire persévérer ?
« Cependant, continua-t-il après avoir réfléchi un moment, je m’imagine que c’est peut-être l’état violent où l’indigence vous jette qui ne vous laisse pas assez de liberté pour choisir le meilleur parti. Il faut un esprit tranquille pour goûter la sagesse et la vérité. Je trouverai le moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettez-moi, mon cher chevalier, ajouta-t-il en m’embrassant, d’y mettre seulement une condition : c’est que vous m’apprendrez le lieu de votre demeure, et que vous souffrirez que je fasse du moins mes efforts pour vous ramener à la vertu, que je sais que vous aimez, et dont il n’y a que la violence de vos passions qui vous écarte. »
Je lui accordai sincèrement tout ce qu’il souhaitait, et je le priai de plaindre la malignité de mon sort, qui me faisait profiter si mal des conseils d’un ami si vertueux. Il me mena aussitôt chez un banquier de sa connaissance, qui m’avança cent pistoles sur son billet ; car il n’était rien moins qu’en argent comptant. J’ai déjà dit qu’il n’était pas riche : son bénéfice valait mille écus ; mais, comme c’était la première année qu’il le possédait, il n’avait encore rien touché du revenu ; c’était sur les fruits futurs qu’il me faisait cette avance.
Je sentis tout le prix de sa générosité : j’en fus touché jusqu’au point de déplorer l’aveuglement d’un amour fatal qui me faisait violer tous les devoirs ; la vertu eut assez de force pendant quelques moments pour s’élever dans mon cœur contre ma passion, et j’aperçus, du moins dans cet instant de lumière, la honte et l’indignité de mes chaînes. Mais ce combat fut léger et dura peu. La vue de Manon m’aurait fait précipiter du ciel ; et je m’étonnai, en me retrouvant près d’elle, que j’eusse pu traiter un moment de honteuse une tendresse si juste pour un objet si charmant.
Manon était une créature d’un caractère extraordinaire. Jamais fille n’eut moins d’attachement qu’elle pour l’argent ; mais elle ne pouvait être tranquille un moment avec la crainte d’en manquer. C’était du plaisir et des passe-temps qu’il lui fallait. Elle n’eût jamais voulu toucher un sou, si l’on pouvait se divertir sans qu’il en coûte ; elle ne s’informait pas même quel était le fonds de nos richesses, pourvu qu’elle pût passer agréablement la journée ; de sorte que, n’étant ni excessivement livrée au jeu, ni capable d’être éblouie par le faste des grandes dépenses, rien n’était plus facile que de la satisfaire, en lui faisant naître tous les jours des amusements de son goût. Mais c’était une chose si nécessaire pour elle d’être ainsi occupée par le plaisir, qu’il n’y avait pas le moindre fond à faire sans cela sur son humeur et sur ses inclinations. Quoiqu’elle m’aimât tendrement, et que je fusse le seul, comme elle en convenait volontiers, qui pût lui faire goûter parfaitement les douceurs de l’amour, j’étais presque certain que sa tendresse ne tiendrait point contre de certaines craintes. Elle m’aurait préféré à toute la terre avec une fortune médiocre, mais je ne doutais nullement qu’elle ne m’abandonnât pour quelque nouveau de B***, lorsqu’il ne me resterait que de la constance et de la fidélité à lui offrir.
Je résolus donc de régler si bien ma dépense particulière, que je fusse toujours en état de fournir aux siennes, et de me priver plutôt de mille choses nécessaires que de la borner même pour le superflu. Le carrosse m’effrayait plus que tout le reste ; car il n’y avait point d’apparence de pouvoir entretenir des chevaux et un cocher.
Je découvris ma peine à M. Lescaut. Je ne lui avais point caché que j’eusse reçu cent pistoles d’un ami. Il me répéta que si je voulais tenter le hasard du jeu, il ne désespérait point qu’en sacrifiant de bonne grâce une centaine de francs pour traiter ses associés, je ne pusse être admis, à sa recommandation, dans la ligue de l’industrie. Quelque répugnance que j’eusse à tromper, je me laissai entraîner par une cruelle nécessité.
M. Lescaut me présenta, le soir même, comme un de ses parents. Il ajouta que j’étais d’autant mieux disposé à réussir, que j’avais besoin de plus grandes faveurs de la fortune. Cependant pour faire connaître que ma misère n’était pas celle d’un homme de néant, il leur dit que j’étais dans le dessein de leur donner à souper. L’offre fut acceptée. Je les traitai magnifiquement. On s’entretînt longtemps de la gentillesse de ma figure et de mes heureuses dispositions ; on prétendit qu’il y avait beaucoup à espérer de moi, parce qu’ayant quelque chose dans la physionomie qui sentait l’honnête homme, personne ne se défierait de mes artifices ; enfin on rendit grâce à M. Lescaut d’avoir procuré à l’ordre un novice de mon mérite, et l’on chargea un des chevaliers de me donner, pendant quelques jours, les instructions nécessaires.
Le principal théâtre de mes exploits devait être l’hôtel de Transylvanie, où il y avait une table de pharaon dans une salle, et divers autres jeux de cartes et de dés dans la galerie. Cette académie se tenait au profit de monsieur le prince de R***, qui demeurait alors à Clagny, et la plupart de ses officiers étaient de notre société. Le dirai-je à ma honte ? Je profitai en peu de temps des leçons de mon maître ; j’acquis surtout beaucoup d’habileté à faire une volte-face, a filer la carte ; et m’aidant fort bien d’une longue paire de manchettes, j’escamotais assez légèrement pour tromper les yeux des plus habiles et ruiner sans affectation quantité d’honnêtes joueurs. Cette adresse extraordinaire hâta si fort les progrès de ma fortune, que je me trouvai en peu de semaines des sommes considérables, outre celles que je partageais de bonne foi avec mes associés.
J’avais fait au jeu des gains si considérables, que je pensais à placer une partie de mon argent. Mes domestiques n’ignoraient pas mes succès, surtout mon valet de chambre et la suivante de Manon, devant lesquels nous nous entretenions souvent sans défiance. Cette fille était jolie ; mon valet en était amoureux. Ils avaient affaire à des maîtres jeunes et faciles, qu’ils s’imaginèrent pouvoir tromper aisément. Ils en conçurent le dessein, et ils l’exécutèrent si malheureusement pour nous, qu’ils nous mirent dans un état dont il ne nous a jamais été possible de nous relever.
M. Lescaut nous ayant un jour donné à souper, il était environ minuit lorsque nous retournâmes au logis. J’appelai mon valet, et Manon sa femme de chambre ; ni l’un ni l’autre ne parurent. On nous dit qu’ils n’avaient point été vus dans la maison depuis huit heures, et qu’ils étaient partis après avoir fait transporter quelques caisses, suivant les ordres qu’ils disaient avoir reçus de moi. Je pressentis une partie de la vérité ; mais je ne formai point de soupçons qui ne fussent surpassés par ce que j’aperçus en entrant dans ma chambre. La serrure de mon cabinet avait été forcée et mon argent enlevé avec tous mes habits. Dans le temps que je réfléchissais seul sur cet accident, Manon vint, tout effrayée, m’apprendre qu’on avait fait le même ravage dans son appartement.
Je pris le parti d’envoyer chercher sur-le-champ monsieur Lescaut. Il me conseilla d’aller à l’heure même chez monsieur le lieutenant de police et monsieur le grand prévôt de Paris. J’y allai, mais ce fut pour mon plus grand malheur ; car, outre que cette démarche et celles que je fis faire à ces deux officiers de justice ne produisirent rien, je donnai le temps à Lescaut d’entretenir sa sœur et de lui inspirer, pendant mon absence, une horrible résolution. Il lui parla de monsieur de G*** M***, vieux voluptueux qui payait prodigalement ses plaisirs, et lui fit envisager tant d’avantages à se mettre à sa solde, que, troublée comme elle était par notre disgrâce, elle entra dans tout ce qu’il entreprit de lui persuader. Cet honorable marché fut conclu avant mon retour, et l’exécution remise au lendemain, après que Lescaut aurait prévenu monsieur de G*** M***.
Je le trouvai qui m’attendait au logis ; mais Manon s’était couchée dans son appartement, et elle avait donné ordre à son laquais de me dire qu’ayant besoin d’un peu de repos, elle me priait de la laisser seule pendant cette nuit. Lescaut me quitta après m’avoir offert quelques pistoles que j’acceptai.
Il était près de quatre heures quand je me mis au lit ; et m’y étant encore occupé longtemps des moyens de rétablir ma fortune, je m’endormis si tard, que je ne pus me réveiller que vers les onze heures ou midi. Je me levai promptement pour aller m’informer de la santé de Manon : on me dit qu’elle était sortie une heure auparavant avec son frère, qui l’était venu prendre dans un carrosse de louage. Quoiqu’une telle partie faite avec Lescaut me parût mystérieuse, je me fis violence pour suspendre mes soupçons. Je laissai couler quelques heures que je passai à lire. Enfin, n’étant plus le maître de mon inquiétude, je me promenai à grands pas dans nos appartements. J’aperçus dans celui de Manon une lettre cachetée qui était sur la table. L’adresse était à moi, et l’écriture de sa main. Je l’ouvris avec un frisson mortel ; elle était dans ces termes :
« Je te jure, mon cher chevalier, que tu es l’idole de mon cœur, et qu’il n’y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t’aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que dans l’état où nous sommes réduits, c’est une sotte vertu que la fidélité ? Crois-tu qu’on puisse être bien tendre lorsqu’on manque de pain ? La faim me causerait quelque méprise fatale ; je rendrais quelque jour le dernier soupir en croyant en pousser un d’amour. Je t’adore, compte là-dessus ; mais laisse-moi pour quelque temps le ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ! Je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. Mon frère l’apprendra des nou-velles de ta Manon ; il te dira qu’elle a pleuré de la nécessité de te quitter. »
Elle m’aime, je le veux croire ; mais ne faudrait-il pas, m’écriai-je, qu’elle fût un monstre pour me haïr ? Quels droits eut-on jamais sur un cœur que je n’aie pas sur le sien ? Que me reste-t-il à faire pour elle, après tout ce que je lui ai sacrifié ? Cependant elle m’abandonne ! et l’ingrate se croit à couvert de mes reproches en me disant qu’elle ne cesse pas de m’aimer ! Elle appréhende la faim ! Dieu d’amour ! quelle grossièreté de sentiments, et que c’est répondre mal à ma délicatesse ! Je ne l’ai pas appréhendée, moi qui m’y expose si volontiers pour elle en renonçant à ma fortune et aux douceurs de la maison de mon père ; moi qui me suis retranché jusqu’au nécessaire pour satisfaire ses petites humeurs et ses caprices ! Elle m’adore, dit-elle. Si tu m’adorais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris des conseils ; tu ne m’aurais pas quitté, du moins, sans me dire adieu. C’est à moi qu’il faut demander quelles peines cruelles on sent de se séparer de ce qu’on adore. Il faudrait avoir perdu l’esprit pour s’y exposer volontairement.
Mes plaintes furent interrompues par une visite à laquelle je ne m’attendais pas ; ce fut celle de Lescaut. « Bourreau ! lui dis-je en mettant l’épée à la main, où est Manon ? qu’en as-tu fait ? Ce mouvement l’effraya. Il me répondit que si c’était ainsi que je le recevais, lorsqu’il venait me rendre compte du service le plus considérable qu’il eût pu me rendre, il allait se retirer et ne remettrait jamais le pied chez moi. Je courus à la porte de la chambre, que je fermai soigneusement. « Ne t’imagine pas, lui dis-je en me tournant vers lui, que tu puisses me prendre encore une fois pour dupe et me tromper par des fables. Il faut défendre ta vie ou me faire retrouver Manon. – Là, que vous êtes vif ! repartit-il ; c’est l’unique sujet qui m’amène. Je viens vous annoncer un bonheur auquel vous ne pensez pas, et pour lequel vous reconnaîtrez peut-être que vous m’avez quelque obligation. » Je voulus être éclairci sur-le-champ.
Il me raconta que Manon, ne pouvant soutenir la crainte de la misère, et surtout l’idée d’être obligée tout d’un coup à la réforme de notre équipage, l’avait prié de lui procurer la connaissance de M. de G*** M***, qui passait pour un homme généreux. Il n’eut garde de me dire que le conseil était venu de lui, ni qu’il eût préparé les voies avant que de l’y conduire. « Je l’y ai menée ce matin, continua-t-il, et cet honnête homme a été si charmé de son mérite, qu’il l’a invitée d’abord à lui tenir compagnie à sa maison de campagne, où il est allé passer quelques jours. Moi, ajouta Lescaut, qui ai pénétré tout d’un coup de quel avantage cela pouvait être pour vous, je lui ai fait entendre adroitement que Manon avait essuyé des pertes considérables ; et j’ai tellement piqué sa générosité, qu’il a commencé par lui faire un présent de deux cents pistoles. Je lui ai dit que cela était honnête pour le présent, mais que l’avenir amènerait à ma sœur de grands besoins ; qu’elle s’était chargée d’ailleurs du soin d’un jeune frère qui nous était resté sur les bras après la mort de nos père et mère, et que s’il la croyait digne de son estime, il ne la laisserait pas souffrir dans ce pauvre enfant qu’elle regardait comme la moitié d’elle-même. Ce récit n’a pas manqué de l’attendrir. Il s’est engagé à louer une maison commode pour vous et pour Manon ; car c’est vous-même qui êtes ce pauvre petit frère orphelin. Il a promis de vous meubler proprement et de vous fournir tous les mois quatre cents bonnes livres, qui en feront, si je compte bien, quatre mille huit cents à la fin de chaque année. Il a laissé ordre à son intendant, avant que de partir pour sa campagne, de chercher une maison et de la tenir prête pour son retour. Vous reverrez alors Manon, qui m’a chargé de vous embrasser mille fois pour elle, et de vous assurer qu’elle vous aime plus que jamais. »
Revers funeste ! Quel est l’infâme personnage qu’on vient ici me proposer ? Quoi ! j’irai partager… Mais y a-t-il à balancer, si c’est Manon qui l’a réglé et si je la perds sans cette complaisance ? « Monsieur Lescaut, m’écriai-je en fermant les yeux, comme pour écarter de si chagrinantes réflexions, si vous avez eu dessein de me servir, je vous en rends grâces. Vous auriez pu prendre une voie plus honnête ; mais c’est une chose finie, n’est-ce pas ? ne pensons donc plus qu’à profiter de vos soins et à remplir votre promesse. »
Lescaut, à qui ma colère suivie d’un fort long silence avait causé de l’embarras, fut ravi de me voir prendre un parti tout différent de celui qu’il avait appréhendé sans doute ; il n’était rien moins que brave, et j’en eus de meilleures preuves dans la suite. « Oui, oui, se hâta-t-il de me répondre, c’est un fort bon service que je vous ai rendu, et vous verrez que nous en tirerons plus d’avantage que vous ne vous y attendiez. » Nous concertâmes de quelle manière nous pourrions prévenir les défiances que M. de G*** M*** pouvait concevoir de notre fraternité en me voyant plus grand et un peu plus âgé peut-être qu’il ne se l’imaginait. Nous ne trouvâmes point d’autre moyen que de prendre devant lui un air simple et provincial, et de lui faire croire que j’étais dans le dessein d’entrer dans l’état ecclésiastique, et que j’allais pour cela tous les jours au collège. Nous résolûmes aussi que je me mettrais fort mal la première fois que je serais admis à l’honneur de le saluer.
Il revint à la ville trois ou quatre jours après. Il conduisit lui-même Manon dans la maison que son intendant avait eu soin de préparer. Elle fit avertir aussitôt Lescaut de son retour, et celui-ci m’en ayant donné avis, nous nous rendîmes tous deux chez elle. Le vieil amant en était déjà sorti.
Malgré la résignation avec laquelle je m’étais soumis à ses volontés, je ne pus réprimer le murmure de mon cœur en la revoyant. Je lui parus triste et languissant. La joie de la retrouver ne l’emportait pas tout à fait sur le chagrin de son infidélité ; elle, au contraire, paraissait transportée du plaisir de me revoir. Elle me fit des reproches de ma froideur. Je ne pus m’empêcher de laisser échapper les noms de perfide et d’infidèle, que j’accompagnai d’autant de soupirs.
Elle me railla d’abord de ma simplicité ; mais lorsqu’elle vit mes regards s’attacher toujours tristement sur elle, et la peine que j’avais à digérer un changement si contraire à mon humeur et à mes désirs, elle passa seule dans son cabinet. Je la suivis un moment après. Je l’y trouvai tout en pleurs. Je lui demandai ce qui les causait. « Il t’est bien aisé de le voir, me dit-elle : comment veux-tu que je vive, si ma vue n’est plus propre qu’à te causer un air sombre et chagrin ? Tu ne m’as pas fait une seule caresse depuis une heure que tu es ici, et tu as reçu les miennes avec la majesté du Grand Turc au sérail.
« Écoutez, Manon, lui répondis-je en l’embrassant, je ne puis vous cacher que j’ai le cœur mortellement affligé. Je ne parle point à présent des alarmes où votre fuite imprévue m’a jeté, ni de la cruauté que vous avez eue de m’abandonner sans un mot de consolation, après avoir passé la nuit dans un autre lit que moi ; le charme de votre présence m’en ferait bien oublier davantage. Mais croyez-vous que je puisse penser sans soupirs et même sans verser des larmes, continuai-je en en versant quelques unes, à la triste et malheureuse vie que vous voulez que je mène dans cette maison ? Laissons ma naissance et mon honneur à part ; ce ne sont plus des raisons si faibles qui doivent entrer en concurrence avec un amour tel que le mien ; mais cet amour même, ne vous imaginez-vous pas qu’il gémit de se voir si mal récompensé ou plutôt traité si cruellement par une ingrate et dure maîtresse ?… »
Elle m’interrompit : « Tenez, dit-elle, mon chevalier, il est inutile de me tourmenter par des reproches qui me percent le cœur lorsqu’ils viennent de vous. Je vois ce qui vous blesse. J’avais espéré que vous consentiriez au projet que j’avais fait pour rétablir un peu notre fortune, et c’était pour ménager votre délicatesse que j’avais commencé à l’exécuter sans votre participation ; mais j’y renonce, puisque vous ne l’approuvez pas. » Elle ajouta qu’elle ne me demandait qu’un peu de complaisance pour le reste du jour ; qu’elle avait déjà reçu deux cents pistoles de son vieil amant, et qu’il lui avait promis de lui apporter le soir un beau collier de perles avec d’autres bijoux, et par-dessus cela la moitié de la pension annuelle qu’il lui avait promise.
L’heure du souper étant venue, monsieur de G*** M*** ne se fit pas attendre longtemps. Lescaut était avec sa sœur dans la salle. Le premier compliment du vieillard fut d’offrir à sa belle un collier, des bracelets et des pendants de perles qui valaient au moins mille écus. Il lui compta ensuite en beaux louis d’or la somme de deux mille quatre cents livres, qui faisait la moitié de la pension. Il assaisonna son présent de quantité de douceurs dans le goût de la vieille cour. Manon ne put lui refuser quelques baisers ; c’était autant de droits qu’elle acquérait sur l’argent qu’il lui mettait entre les mains. J’étais à la porte, où je prêtais l’oreille en attendant que Lescaut m’avertît d’entrer.
Il vint me prendre par la main, lorsque Manon eut serré l’argent et les bijoux ; et me conduisant vers monsieur de G*** M***, il m’ordonna de lui faire la révérence. J’en fis deux ou trois des plus profondes. « Excusez, monsieur, lui dit Lescaut, c’est un enfant fort neuf. Il est bien éloigné, comme vous le voyez, d’avoir les airs de Paris ; mais nous espérons qu’un peu d’usage le façonnera. Vous aurez l’honneur de voir ici souvent monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi ; faites bien votre profit d’un si bon modèle. »
Le vieil amant parut prendre plaisir à me voir. Il me donna deux ou trois petits coups sur la joue, en me disant que j’étais un joli garçon, mais qu’il fallait être sur mes gardes à Paris, où les jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche. Lescaut l’assura que j’étais naturellement si sage, que je ne parlais que de me faire prêtre, et que tout mon plaisir était à faire des petites chapelles. « Je lui trouve l’air de Manon, » reprit le vieillard en me haussant le menton avec la main. Je répondis d’un air niais : « Monsieur, c’est que nos deux chairs se touchent de bien proche ; aussi j’aime ma sœur comme un autre moi-même. – L’entendez-vous ? dit-il à Lescaut ; il a de l’esprit. C’est dommage que cet enfant-là n’ait pas un peu plus de monde. – Ho ! monsieur, repris-je, j’en ai vu beaucoup chez nous dans les églises, et je crois bien que j’en trouverai à Paris de plus sots que moi. – Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant de province. »
Toute notre conversation fut à peu près du même goût pendant le souper. Manon, qui était badine, fut plusieurs fois sur le point de gâter tout par ses éclats de rire. Je trouvai l’occasion, en soupant, de lui raconter sa propre histoire et le mauvais sort qui le menaçait. Lescaut et Manon tremblaient pendant mon récit, surtout lorsque je faisais son portrait au naturel ; mais l’amour-propre l’empêcha de s’y reconnaître, et je l’achevai si adroitement qu’il fut le premier à le trouver fort risible. Vous verrez que ce n’est pas sans raison que je me suis étendu sur cette ridicule scène.
Enfin, l’heure du sommeil étant arrivée, il parla d’amour et d’impatience. Nous nous retirâmes, Lescaut et moi. On le conduisit à sa chambre ; et Manon, étant sortie sous prétexte d’un besoin, nous vint rejoindre à la porte. Le carrosse, qui nous attendait trois ou quatre maisons plus bas, s’avança pour nous recevoir. Nous nous éloignâmes en un instant du quartier.
Quoiqu’à mes propres yeux cette action fût une véritable friponnerie, ce n’était pas la plus injuste que je crusse avoir à me reprocher. J’avais plus de scrupule sur l’argent que j’avais acquis au jeu. Cependant nous profitâmes aussi peu de l’un que de l’autre, et le ciel permit que la plus légère de ces deux injustices fût la plus rigoureusement punie.
Monsieur de G*** M*** ne tarda pas longtemps à s’apercevoir qu’il était dupé. Je ne sais s’il fit dès le soir même quelques démarches pour nous découvrir ; mais il eut assez de crédit pour n’en pas faire longtemps d’inutiles, et nous assez d’imprudence pour compter trop sur la grandeur de Paris et sur l’éloignement qu’il y avait de notre quartier au sien. Non seulement il fut informé de notre demeure et de nos affaires présentes, mais il apprit aussi qui j’étais, la vie que j’avais menée à Paris, l’ancienne liaison de Manon avec de B***, la tromperie qu’elle lui avait faite ; en un mot, toutes les parties scandaleuses de notre histoire. Il prit là-dessus la résolution de nous faire arrêter, et de nous traiter moins comme des criminels que comme de fieffés libertins. Nous étions encore au lit lorsqu’un exempt de police entra dans notre chambre avec une demi-douzaine de gardes. Ils se saisirent d’abord de notre argent, ou plutôt de celui de monsieur de G*** M*** ; et, nous ayant fait lever brusquement, il nous conduisirent à la porte, où nous trouvâmes deux carrosses, dans l’un desquels la pauvre Manon fut enlevée sans explication, et moi traîné dans l’autre à Saint-Lazare.
Mes gardes ne m’ayant point averti non plus du lieu où ils avaient ordre de me conduire, je ne connus mon destin qu’à la porte de Saint-Lazare. J’aurais préféré la mort, dans ce moment, à l’état où je me crus près de tomber ; j’avais de terribles idées de cette maison. Ma frayeur augmenta lorsqu’en entrant les gardes visitèrent une seconde fois mes poches, pour s’assurer qu’il ne me restait ni armes ni moyens de défense.
Le supérieur parut à l’instant ; il était prévenu sur mon arrivée. Il me salua avec beaucoup de douceur. « Mon père, lui dis-je, point d’indignités ; je perdrai mille vies avant que d’en souffrir une. – Non, non, monsieur, me répondit-il ; vous prendrez une conduite sage, et nous serons contents l’un de l’autre. » Il me pria de monter dans une chambre haute. Je le suivis sans résistance. Les archers nous accompagnèrent jusqu’à la porte, et le supérieur, y étant entré, leur fit signe de se retirer.
« Je suis donc votre prisonnier ? lui dis-je. Eh bien, mon père, que prétendez-vous faire de moi ? » Il me dit qu’il était charmé de me voir prendre un ton raisonnable ; que son devoir serait de travailler à m’inspirer le goût de la vertu et de la religion, et le mien de profiter de ses exhortations et de ses conseils ; que pour peu que je voulusse repondre aux attentions qu’il aurait pour moi, je ne trouverais que du plaisir dans ma solitude. « Ah ! du plaisir ! repris-je ; vous ne savez pas, mon père , l’unique chose qui est capable de m’en faire goûter, » – Je le sais, reprit-il ; mais j’espère que votre inclination changera. » Sa réponse me lit comprendre qu’il était instruit de mes aventures, et peut-être de mon nom. Je le priai de m’éclaircir. Il me dit naturellement qu’on l’avait informé de tout.
Cette connaissance fut le plus rude de tous mes châtiments. Je me mis à verser un ruisseau de larmes, avec toutes les marques d’un affreux désespoir. Je ne pouvais me consoler d’une humiliation qui allait me rendre la fable de toutes les personnes de ma connaissance et la honte de ma famille. Je passai ainsi huit jours dans le plus profond abattement, sans être capable de rien entendre, ni de m’occuper d’autre chose que de mon opprobre. Le souvenir même de Manon n’ajoutait rien à ma douleur. Il n’y entrait du moins que comme un sentiment qui avait précédé cette nouvelle peine , et la passion dominante de mon âme était la honte et la confusion.
Il y a peu de personnes qui connaissent la force de ces mouvements particuliers du cœur. Le commun des hommes n’est sensible qu’à cinq ou six passions dans le cercle desquelles leur vie se passe et où toutes leurs agitations se réduisent. Otez-leur l’amour et la haine, le plaisir et la douleur, l’espérance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d’un caractère plus noble peuvent être remuées de mille façons différentes : il semble qu’elles aient plus de cinq sens, et qu’elles puissent recevoir des idées et des sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature. Et comme elles ont un sentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire, il n’y a rien dont elles soient plus jalouses. De là vient qu’elles souffrent si impatiemment le mépris et la risée, et que la honte est une de leurs plus violentes passions.
J’avais ce triste avantage à Saint-Lazare. Ma tristesse parut si excessive au supérieur, qu’en appréhendant les suites, il crut devoir me traiter avec beaucoup de douceur et d’indulgence. Il me visitait deux ou trois fois le jour. Il me prenait souvent avec lui pour faire un tour de jardin, et son zèle s’épuisait en exhortations et en avis salutaires. Je les recevais avec douceur, je lui marquais même de la reconnaissance : il en tirait l’espoir de ma conversion.
Je pris un jour la hardiesse de lui demander si c’était de lui que mon élargissement dépendait. Il me dit qu’il n’en était pas absolument le maître, mais que, sur son témoignage, il espérait que monsieur de G*** M***, à la sollicitation duquel monsieur le lieutenant général de police m’avait fait renfermer, consentirait à me rendre la liberté. « Puis-je me flatter, repris-je doucement, que deux mois de prison que j’ai déjà essuyés lui paraîtront une expiation suffisante ? » Il me promit de lui en parler si je le souhaitais. Je le priai instamment de me rendre ce bon office.
Il m’apprit, deux jours après, que monsieur de G*** M*** avait été si touché du bien qu’il avait entendu dire de moi, que non seulement il paraissait être dans le dessein de me laisser voir le jour, mais qu’il avait même marqué beaucoup d’envie de me connaître plus particulièrement, et qu’il se proposait de me rendre une visite dans ma prison. Quoique sa présence ne pût m’être agréable, je la regardai comme un acheminement prochain à ma liberté.
Il vint effectivement à Saint-Lazare. Je lui trouvai l’air plus grave et moins sot qu’il ne l’avait eu dans la maison de Manon. Il me tint quelques discours de bon sens sur ma mauvaise conduite. Il ajouta, pour justifier apparemment ses propres désordres, qu’il était permis à la faiblesse des hommes de se procurer certains plaisirs que la nature exige, mais que la friponnerie et les artifices honteux méritaient d’être punis.
Je l’écoutai avec un air de soumission dont il parut satisfait. Je ne m’offensai pas même de lui entendre lâcher quelques railleries sur ma fraternité avec Lescaut et Manon, et sur les petites chapelles dont il supposait, me dit-il, que j’avais dû faire un grand nombre à Saint-Lazare, puisque je trouvais tant de plaisir à cette pieuse occupation. Mais il lui échappa, malheureusement pour lui et pour moi-même, de me dire que Manon en aurait fait aussi sans doute de fort jolies à l’hôpital. Malgré le frémissement que le nom d’hôpital me causa, j’eus encore le pouvoir de le prier avec douceur de s’expliquer : « Hé oui ! reprit-il, il y a deux mois qu’elle apprend la sagesse à l’Hôpital Général, et je souhaite qu’elle en ait tiré autant de profit que vous à Saint-Lazare. »
Quand j’aurais eu une prison éternelle ou la mort même présente à mes yeux, je n’aurais pas été le maître de mon transport à cette furieuse nouvelle. Je me jetai sur lui avec une si affreuse rage, que j’en perdis la moitié de mes forces. J’en eus assez néanmoins pour le renverser par terre et pour le prendre à la gorge. Je l’étranglais, lorsque le bruit de sa chute et quelques cris aigus que je lui laissais à peine la liberté de pousser attirèrent le supérieur et plusieurs religieux dans ma chambre. On le délivra de mes mains.
Le supérieur, ayant ordonné à ses religieux de le conduire, demeura seul avec moi. Il me conjura de lui apprendre promptement d’où venait ce désordre. « O mon père ! lui dis-je, en continuant de pleurer comme un enfant, figurez-vous la plus horrible cruauté, imaginez-vous la plus détestable de toutes les barbaries, c’est l’action que l’indigne G*** M*** a eu la lâcheté de commettre. Oh ! il m’a percé le cœur. Je n’en reviendrai jamais. Je veux vous raconter tout, ajoutai-je en sanglatant. Vous êtes bon, vous aurez pitié de moi. »
Je lui fis un récit abrégé de la longue et insurmontable passion que j’avais pour Manon, de la situation florissante de notre fortune avant que nous eussions été dépouillés par nos propres domestiques, des offres que G*** M*** avait faites à ma maîtresse, de lа conclusion de leur marché, et de la manière dont il avait été rompu. Je lui représentai les choses, à la vérité, du côté le plus favorable pour nous. « Voilà, continuai-je, de quelle source est venu le zèle de M. de G*** M*** pour ma conversion. Il a eu le crédit de me faire renfermer ici par un pur motif de vengeance. Je le lui pardonne ; mais, mon père, ce n’est pas tout : il a fait enlever cruellement la plus chère moitié de moi-même ; il l’a fait mettre honteusement à l’hôpital ; il a eu l’impudence de me l’annoncer aujourd’hui de sa propre bouche. A l’hôpital, mon père ! O ciel ! ma charmante maîtresse, ma chère reine à l’hôpital, comme la plus infâme de toutes les créatures ! Où trouverai-je assez de force pour ne pas mourir de douleur et de honte ? »
Le bon père, me voyant dans cet excès d’affliction, entreprit de me consoler. Il me dit qu’il n’avait jamais compris mon aventure de la manière dont je la racontais ; qu’il avait su, à la vérité, que je vivais dans le désordre, mais qu’il s’était figuré que ce qui avait obligé monsieur de G*** M*** d’y prendre intérêt était quelque liaison d’estime et d’amitié avec ma famille ; qu’il ne s’en était expliqué à lui-même que sur ce pied ; que ce que je venais de lui apprendre mettrait beaucoup de changement dans mes affaires, et qu’il ne doutait pas que le récit fidèle qu’il avait dessein d’en faire à monsieur le lieutenant général de police ne pût contribuer à ma liberté.
Il me demanda ensuite pourquoi je n’avais pas encore pensé à donner de mes nouvelles à ma famille, puisqu’elle n’avait point eu de part à ma captivité. Je satisfis à cette objection par quelques raisons prises de la douleur que j’avais appréhendé de causer à mon père et de la honte que j’en aurais ressentie moi-même. Enfin il me promit d’aller de ce pas chez le lieutenant général de police : « Ne fût-ce, ajouta-t-il, que pour prévenir quelque chose de pis de la part de M. de G*** M***, qui est sorti de cette maison fort mal satisfait, et qui est assez considéré pour se faire redouter. »
J’attendis le retour du père avec toutes les agitations d’un malheureux qui touche au moment de sa sentence. Il ne tarda point à revenir. Je ne vis pas sur son visage les marques de joie qui accompagnent une bonne nouvelle. « J’ai parlé, me dit-il, à monsieur le lieutenant général de police, mais je lui ai parlé trop tard. Monsieur de G*** M*** l’est allé voir en sortant d’ici, et l’a si fort prévenu contre vous, qu’il était sur le point de m’envoyer de nouveaux ordres pour vous resserrer davantage.
Cependant, lorsque je lui ai appris le fond de vos affaires, il a paru s’adoucir beaucoup ; et, riant un peu de l’incontinence du vieux monsieur de G*** M***, il m’a dit qu’il fallait vous laisser ici six mois pour le satisfaire : d’autant mieux, a-t-il dit, que cette demeure ne saurait vous être inutile. Il m’a recommandé de vous traiter honnêtement, et je vous réponds que vous ne vous plaindrez point de mes manières. »
Cette explication du bon supérieur fut assez longue pour me donner le temps de faire une sage réflexion. Je conçus que je m’exposerais à renverser mes desseins, si je lui marquais trop d’empressement, pour ma liberté. Je lui témoignai, au contraire, que, dans la nécessité de demeurer, c’était une douce consolation pour moi d’avoir quelque part à son estime. Je le priai ensuite, sans affectation, de m’accorder une grâce qui n’était de nulle importance pour personne, et qui servirait beaucoup à ma tranquillité : c’était de faire avertir un de mes amis, un saint ecclésiastique qui demeurait à Saint-Sulpice, que j’étais à Saint-Lazare, et de permettre que je reçusse quelquefois sa visite. Cette faveur me fut accordée sans délibérer.
C’était mon ami Tiberge dont il était question, non que j’espérasse de lui des secours nécessaires pour ma liberté, mais je voulais l’y faire servir comme un instrument éloigné, sans qu’il en eût même connaissance. En un mot, voici mon projet : je voulais écrire à Lescaut, et le charger, lui et nos amis communs, du soin de me délivrer. La première difficulté était de lui faire tenir ma lettre ; ce devait être l’office de Tiberge. Cependant, comme il le connaissait pour le frère de ma maîtresse, je craignais qu’il n’eût peine à se charger de cette commission. Mon dessein était de renfermer ma lettre à Lescaut dans une autre lettre que je devais adressera un honnête homme de ma connaissance, en le priant de rendre promptement la première à son adresse ; et comme il était nécessaire que je visse Lescaut pour nous accorder dans nos mesures, je voulais lui marquer de venir à Saint-Lazare, et de demander à me voir sous le nom de mon frère aîné, qui était venu exprès à Paris pour prendre connaissance de mes affaires. Je remettais à convenir avec lui des moyens qui nous paraîtraient les plus expéditifs et les plus sûrs. Le père supérieur fit avertir Tiberge du désir que j’avais de l’entretenir. Ce fidèle ami ne m’avait pas tellement perdu de vue qu’il ignorât mon aventure ; il savait que j’étais à Saint-Lazare, et peut-être n’avait-il pas été fâché de cette disgrâce, qu’il croyait capable de me ramener au devoir. Il accourut aussitôt à ma chambre.
Notre entretien fut plein d’amitié. Il voulut être informé de mes dispositions. Je lui ouvris mon cœur sans réserve, excepté sur le dessein de ma fuite. « Ce n’est pas à vos yeux, cher ami, lui-dis-je, que je veux paraître ce que je ne suis point. Si vous avez cru trouver ici un ami sage et réglé dans ses désirs, un libertin réveillé par les châtiments du ciel, en un mot, un cœur dégagé de l’amour et revenu des charmes de Manon, vous avez jugé trop favorablement de moi. Vous me revoyez tel que vous me laissâtes il y a quatre mois, toujours tendre et toujours malheureux par cette fatale tendresse dans laquelle je ne me lasse point de chercher mon bonheur. »
Cette conversation servit du moins à renouveler la pitié de mon ami. Il comprit qu’il y avait plus de faiblesse que de malignité dans mes désordres. Son amitié en fut plus disposée, dans la suite, à me donner des secours, sans lesquels j’aurais péri infailliblement de misère. Cependant, je ne lui fis pas la moindre ouverture du dessein que j’avais de m’échapper de Saint-Lazare. Je le priai seulement de se charger de ma lettre. Je l’avais préparée, avant qu’il fût venu, et je ne manquai point de prétextes pour colorer la nécessité où j’étais d’écrire. Il eut la fidélité de la porter exactement, et Lescaut reçut, avant la fin du jour, celle qui était pour lui.
Il vint me voir le lendemain, et il passa heureusement sous le nom de mon frère. Ma joie fut extrême en l’apercevant dans ma chambre. J’en fermai la porte avec soin. « Ne perdons pas un seul moment, lui dis-je ; apprenez-moi d’abord des nouvelles de Manon, et donnez-moi ensuite un bon conseil pour rompre mes fers. » Il m’assura qu’il n’avait pas vu sa sœur depuis le jour qui avait précédé mon emprisonnement ; qu’il n’avait appris son sort et le mien qu’à force d’informations et de soins ; que s’étant présenté deux ou trois fois à l’hôpital, on lui avait refusé la liberté de lui parler. « Malheureux G*** M***, m’écriai-je, que tu me le payeras cher !
« Pour ce qui regarde votre délivrance, continua Lescaut, c’est une entreprise moins facile que vous ne pensez. Nous passâmes hier la soirée, deux de mes amis et moi, à observer toutes les parties extérieures de cette maison, et nous jugeâmes que, vos fenêtres donnant sur une cour entourée de bâtiments, comme vous nous l’aviez marqué, il y aurait bien de la difficulté à vous tirer de là. Vous êtes d’ailleurs au troisième étage, et nous ne pouvons introduire ici ni cordes ni échelles. Je ne vois donc nulle ressource du côté du dehors. C’est dans la maison même qu’il faudrait imaginer quelque artifice. »
« Non, repris-je ; j’ai tout examiné, surtout depuis que ma clôture est un peu moins rigoureuse par l’indulgence du supérieur. La porte de ma chambre ne se ferme plus avec la clef ; j’ai la liberté de me promener dans les galeries des religieux ; mais tous les escaliers sont bouchés par des portes épaisses, qu’on a soin de tenir fermées la nuit et le jour, de sorte qu’il est impossible que la seule adresse puisse me sauver. »
« Attendez, repris-je après avoir un peu réfléchi sur une idée qui me parut excellente, pourriez-vous m’apporter un pistolet ? – Aisément, me dit Lescaut ; mais voulez-vous tuer quelqu’un ? » Je l’assurai que j’avais si peu dessein de tuer, qu’il n’était pas même nécessaire que le pistolet fût chargé. « Apportez-le-moi demain, ajoutai-je, et ne manquez pas de vous trouver le soir, à onze heures, vis-à-vis la porte de cette maison, avec deux ou trois de nos amis: j’espère que je pourrai vous y rejoindre. » Il me pressa en vain de lui en apprendre davantage.
Je lui dis qu’une entreprise telle que je la méditais ne pouvait paraître raisonnable qu’après avoir réussi. Je le priai d’abréger sa visite, afin qu’il trouvât plus de facilité à me revoir le lendemain. Il fut admis avec aussi peu de peine que la première fois. Son air était grave, il n’y a personne qui ne l’eût pris pour un homme d’honneur.
Lorsque je me trouvai muni de l’instrument de ma liberté, je ne doutai presque plus du succès de mon projet. Il était bizarre et hardi ; mais de quoi n’étais-je pas capable avec les motifs qui m’animaient ? J’avais remarqué, depuis qu’il m’était permis de sortir de ma chambre et de me promener dans les galeries, que le portier apportait chaque soir les clefs de toutes les portes au supérieur, et qu’il régnait ensuite un profond silence dans la maison, qui marquait que tout le monde était retiré. Je pouvais aller sans obstacle, par une galerie de communication, de ma chambre à celle de ce père. Ma résolution était de lui prendre ses clefs, en l’épouvantant avec mon pistolet s’il faisait difficulté de me les donner, et de m’en servir pour gagner la rue. J’en attendis le temps avec impatience. Le portier vint à l’heure ordinaire, c’est-à-dire un peu après neuf heures. J’en laissai passer encore une, pour m’assurer que tous les religieux et les domestiques étaient endormis. Je partis enfin, avec mon arme et une chandelle allumée. Je frappai d’abord doucement à la porte du père, pour l’éveiller sans bruit. Il m’entendit au second coup ; et, s’imaginant sans doute que c’était quelque religieux qui se trouvait mal et qui avait besoin de secours, il se leva pour m’ouvrir. Il eut néanmoins la précaution de demander au travers de la porte qui c’était et ce qu’on voulait de lui. Je fus obligé de me nommer ; mais j’affectai un ton plaintif, pour lui faire comprendre que je ne me trouvais pas bien. « Ha ! c’est vous, mon cher fils ? me dit-il en ouvrant la porte ; qu’est-ce donc qui vous amène si tard ? » J’entrai dans sa chambre ; et l’ayant tiré à l’autre bout opposé à la porte, je lui déclarai qu’il m’était impossible de demeurer plus longtemps à Saint-Lazare ; que la nuit était un temps commode pour sortir sans être aperçu, et que j’attendais de son amitié qu’il consentirait à m’ouvrir les portes ou à me prêter ses clefs pour les ouvrir moi-même.
Ce compliment devait le surprendre. Il demeura quelque temps à me considérer sans me répondre. Comme je n’en avais pas à perdre, je repris la parole pour lui dire que j’étais fort touché de toutes ses bontés, mais que la liberté étant le plus cher de tous les biens, surtout pour moi à qui on la ravissait si injustement, j’étais résolu de me la procurer cette nuit même, à quelque prix que ce fût ; et, de peur qu’il ne lui prît envie d’élever la voix pour appeler du secours, je lui fis voir une honnête raison de silence, que je tenais sous mon just-au-corps. « Un pistolet ! me dit-il. Quoi ! mon fils, vous voulez m’ôter la vie pour reconnaître la considération que j’ai eue pour vous ? – Dieu ne plaise ! lui répondis-je. Vous avez trop d’esprit et de raison pour me mettre dans cette nécessité ; mais je veux être libre, et j’y suis si résolu, que si mon projet manque par votre faute, c’est fait de vous absolument. – Mais, mon cher fils, reprit-il d’un air pâle et effrayé, que vous ai-je fait ? quelle raison avez-vous de vouloir ma mort ? – Eh, non ! répliquai-je avec impatience. Je n’ai pas dessein de vous tuer : si vous voulez vivre, ouvrez-moi la porte, et je suis le meilleur de vos amis. » J’aperçus les clés qui étaient sur la table ; je les pris, et je le priai de me suivre en faisant le moins de bruit qu’il pourrait.
Il fut obligé de s’y résoudre. A mesure que nous avancions et qu’il ouvrait une porte, il me répétait avec un soupir : « Ah ! mon fils, ah ! qui l’aurait jamais cru ? – Point de bruit, mon père, » répétais-je de mon côté à tout moment. Enfin nous arrivâmes à une espèce de barrière qui est avant la grande porte de la rue. Je me croyais déjà libre, et j’étais derrière le père, tenant ma chandelle d’une main et mon pistolet de l’autre.
Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir, un domestique qui couchait dans une petite chambre voisine, entendant le bruit de quelques verrous, se lève et met la tête à sa porte. Le bon père le crut apparemment capable de m’arrêter. Il lui ordonna avec beaucoup d’imprudence de venir à son secours. C’était un puissant coquin, qui s’élança sur moi sans balancer. Je ne le marchandai point, je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine. « Voilà de quoi vous êtes cause, mon père, dis-je assez fièrement à mon guide. Mais que cela ne vous empêche point d’achever, » ajoutai-je en le poussant vers la dernière porte. Il n’osa refuser de l’ouvrir. Je sortis heureusement, et je trouvai à quatre pas Lescaut qui m’attendait avec deux amis, suivant sa promesse.
Nous nous éloignâmes. Lescaut me demanda s’il n’avait pas entendu tirer un pistolet. « C’est votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? » Cependant je le remerciai d’avoir eu cette précaution, sans laquelle j’étais sans doute à Saint-Lazare pour longtemps. Nous allâmes passer la nuit chez un traiteur, où je me remis un peu de la mauvaise chère que j’avais faite depuis près de trois mois. Je ne pus néanmoins m’y livrer au plaisir ; je souffrais mortellement sans Manon. « Il faut la délivrer, disais-je à mes amis. Je n’ai souhaité la liberté que dans cette vue. Je vous demande le secours de votre adresse: pour moi, j’y emploierai jusqu’à ma vie. »
Lescaut, qui ne manquait pas d’esprit et de prudence, me représenta qu’il fallait aller bride en main ; que mon évasion de Saint-Lazare et le malheur qui m’était arrivé en sortant causeraient infailliblement du bruit ; que le lieutenant général de police me ferait chercher, et qu’il avait le bras longs ; enfin que si je ne voulais pas être exposé à quelque chose de pis que Saint-Lazare, il était à propos de me tenir couvert et renfermé pendant quelques jours, pour laisser au premier feu de mes ennemis le temps de s’éteindre. Son conseil était sage ; mais il aurait fallu l’être aussi pour le suivrе. Tant de lenteur et de ménagements ne s’accordaient pas avec ma passion. Toute ma complaisance se réduisit à lui promettre que je passerais le jour suivant à dormir. Il m’enferma dans sa chambre, où je demeurai jusqu’au soir.
J’employai une partie de ce temps à former des projets et des expédients pour secourir Manon. J’étais bien persuadé que sa prison était encore plus impénétrable que n’avait été la mienne. Il n’était pas question de force et de violence, il fallait de l’artifice ; mais la déesse même de l’invention n’aurait pas su par où commencer. J’y vis si peu de jour, que je remis à considérer mieux les choses lorsque j’aurais pris quelques informations sur l’arrangement intérieur de l’hôpital.
Aussitôt que la nuit m’eût rendu la liberté, je priai Lescaut de m’accompagner. Nous liâmes conversation avec un des portiers, qui nous parut homme de bon sens. Je feignis d’être un étranger qui avait entendu parler avec admiration de l’Hôpital Général et de l’ordre qui s’y observe. Je l’interrogeai sur les plus minces détails, et de circonstance en circonstance nous tombâmes sur les administrateurs, dont je le priai de m’apprendre les noms et les qualités. Les réponses qu’il me fit sur ce dernier article me firent naître une pensée dont je m’applaudis aussitôt, et que je ne tardai point à mettre en œuvre. Je lui demandai, comme une chose essentielle à mon dessein, si ces messieurs avait des enfants. Il me dit qu’il ne pouvait pas m’en rendre un compte certain, mais que pour monsieur de T***, qui était un des principaux, il lui connaissait un fils en âge d’être marié, qui était venu plusieurs fois à l’hôpital avec son père. Cette assurance me suffisait.
Je rompis presque aussitôt notre entretien, et je fis part à Lescaut, en retournant chez lui, du dessein que j’avais conçu. « Je m’imagine, lui dis-je, que monsieur de T*** le fils, qui est riche et de bonne famille, est dans un certain goût de plaisirs, comme la plupart des jeunes gens de son âge. Il ne saurait être ennemi des femmes, ni ridicule au point de refuser ses services pour une affaire d’amour. J’ai formé le dessein de l’intéresser à la liberté de Manon. S’il est honnête homme et qu’il ait des sentiments, il nous accordera son secours par générosité. S’il n’est point capable d’être conduit par ce motif, il fera du moins quelque chose pour une fille aimable, ne fût-ce que par l’espérance d’avoir part à ses faveurs. Je ne veux pas différer de le voir, ajoutai-je, plus longtemps que jusqu’à demain. Je me sens si consolé par ce projet, que j’en tire un bon augure. »
Lescaut convint lui-même qu’il y avait de la vraisemblance dans mes idées, et que nous pouvions espérer quelque chose par cette voie. J’en passai la nuit moins tristement.
Le matin étant venu, je m’habillai le plus proprement qu’il me fut possible dans l’état d’indigence où j’étais et je me fis conduire dans un fiacre à la maison de monsieur de T***. Il fut surpris de recevoir la visite d’un inconnu. J’augurai bien de sa physionomie et de ses civilités. Je m’expliquai naturellement avec lui ; et, pour échauffer ses sentiments naturels, je lui parlai de ma passion et du mérite de ma maîtresse comme de deux choses qui ne pouvaient être égalées que l’une par l’autre. Il me dit que quoiqu’il n’eût jamais vu Manon, il avait entendu parler d’elle, du moins s’il s’agissait de celle qui avait été la maîtresse du vieux G*** M***. Je ne doutai point qu’il ne fût informé de la part que j’avais eue à cette aventure ; et, pour le gagner de plus en plus en me faisant un mérite de ma confiance, je lui racontai le détail de tout ce qui était arrivé à Manon et à moi. « Vous voyez, monsieur, continuai-je, que l’intérêt de ma vie et celui de mon cœur sont entre vos mains. L’un ne m’est pas plus cher que l’autre. Je n’ai point de réserve avec vous, parce que je suis informé de votre générosité, et que la ressemblance de nos âges me fait espérer qu’il s’en trouvera quelqu’une dans nos inclinations. »
Il parut fort sensible à cette marque d’ouverture et de candeur. Sa réponse fut celle d’un homme qui a du monde et des sentiments ; ce que le monde ne donne pas toujours, et qu’il fait perdre souvent. Il me dit qu’il mettait ma visite au rang de ses bonnes fortunes, qu’il regarderait mon amitié comme une de ses plus heureuses acquisitions, et qu’il s’efforcerait de la mériter par l’ardeur de ses services.
Nous ne nous séparâmes qu’après être convenus du temps et du lieu où nous devions nous retrouver. Il eut la complaisance de ne pas me remettre plus loin que l’après-midi du même jour.
Je l’attendis dans un café, où il vint me rejoindre vers les quatre heures, et nous prîmes ensemble le chemin de l’hôpital.
Monsieur de T*** parla à quelques concierges de la maison, qui s’empressèrent de lui offrir tout ce qui dépendait d’eux pour sa satisfaction. Il se fit montrer le quartier où Manon avait sa chambre, et l’on nous y conduisit avec une clef d’une grandeur effroyable qui servit à ouvrir sa porte. Je demandai au valet qui nous menait, et qui était celui qu’on avait chargé du soin de la servir, de quelle manière elle avait passé le temps dans cette demeure. Il nous dit que c’était une douceur angélique ; qu’il n’avait jamais reçu d’elle un mot de dureté ; qu’elle avait versé continuellement des larmes pendant les six premières semaines après son arrivée ; mais que depuis quelque temps elle paraissait prendre son malheur avec plus de patience, et qu’elle était occupée à coudre du matin jusqu’au soir, à la réserve de quelques heures qu’elle employait à la lecture. Je lui demandai encore si elle avait été entretenue proprement. Il m’assura que le nécessaire du moins ne lui avait jamais manqué.
Nous approchâmes de sa porte. Mon cœur battait violemment. Je dis à monsieur de T*** ; « Entrez seul et prévenez-la sur ma visite, car j’appréhende qu’elle ne soit trop saisie en me voyant tout d’un coup. » La porte nous fut ouverte. Je demeurai dans la galerie. J’entendis néanmoins leurs discours. Il lui dit qu’il venait lui apporter un peu de consolation ; qu’il était de mes amis, et qu’il prenait beaucoup d’intérêt à notre bonheur. Elle lui demanda avec le plus vif empressement si elle apprendrait de lui ce que j’étais devenu. Il lui promit de m’amener à ses pieds, aussi tendre, aussi fidèle qu’elle pouvait le désirer. « Quand ? reprit-elle. – Aujourd’hui même, lui dit-il : ce bienheureux moment ne tardera point ; il va paraître à l’instant si vous le souhaitez. » Elle comprît que j’étais à la porte. J’entrai lorsqu’elle y accourait avec précipitation. Nous nous embrassâmes avec cette effusion de tendresse qu’une absence de trois mois fait trouver si charmante à de parfaits amants. Nos soupirs, nos exclamations interrompues, mille noms d’amour répétés languissamment de part et d’autre, formèrent pendant un quart d’heure une scène qui attendrissait monsieur de T***. « Je vous porte envie, me dit-il en nous faisant asseoir ; il n’y a point de sort glorieux auquel je ne préférasse une maîtresse si belle et si passionnée. – Aussi mépriserais-je tous les empires du monde, lui répondis-je, pour m’assurer le bonheur d’être aimé d’elle. »
Tout le reste d’une conversation si désirée ne pouvait manquer d’être infiniment tendre. La pauvre Manon me raconta ses aventures, et je lui appris les miennes. Nous pleurâmes amèrement en nous entretenant de l’état où elle était, et de celui d’où je ne faisais que de sortir. Monsieur de T*** nous consola par de nouvelles promesses de s’employer ardemment pour finir nos misères. Il nous conseilla de ne pas rendre cette première entrevue trop longue, pour lui donner plus de facilité à nous en procurer d’autres. Il eut beaucoup de peine à nous faire goûter ce conseil. Manon surtout ne pouvait se résoudre à me laisser partir. Elle me fit remettre cent fois sur ma chaise. Elle me retenait par les habits et par les mains. « Hélas ! dans quel lieu me laissez vous ! disait-elle. Qui peut m’assurer de vous revoir ? Monsieur de T*** lui promit de la venir voir souvent avec moi. « Pour le lieu, ajouta-t-il agréablement, il ne faut plus l’appeler l’hôpital ; c’est Versailles depuis qu’une personne qui mérité l’empire de tous les cœurs y est renfermée. »
Je fis en sortant quelques libéralités au valet qui la servait, pour l’engager à lui rendre ses soins avec zèle. Ce garçon avait l’âme moins basse et moins dure que ses pareils. Il avait été témoin de notre entrevue. Ce tendre spectacle l’avait touché. Un louis d’or dont je lui fis présent acheva de me l’attacher. Il me prit à l’écart en descendant dans les cours : « Monsieur, me dit-il, si vous me voulez prendre à votre service ou me donner une honnête récompense pour me dédommager de la perte de l’emploi que j’occupe ici, je crois qu’il me sera facile de délivrеr mademoiselle Manon. »
Je voulus savoir quels moyens il avait dessein d’employer. « Nul autre, me dit-il, que de lui ouvrir le soir la porte de sa chambre et de vous la conduire jusqu’à celle de la rue, où il faudra que vous soyez prêt à la recevoir. « Je lui demandai s’il n’était point à craindre qu’elle ne fût reconnue en traversant les galeries et les cours. Il confessa qu’il y avait quelque danger ; mais il me dit qu’il fallait bien risquer quelque chose.
Nous convînmes donc avec le valet de ne pas remettre son entreprise plus loin qu’au jour suivant ; et, pour la rendre aussi certaine qu’il était en notre pouvoir, nous résolûmes d’apporter des habits d’homme, dans la vue de faciliter notre sortie. Il n’était pas aisé de les faire entrer ; mais je ne manquai pas d’invention pour en trouver le moyen. Je priai seulement monsieur de T*** de mettre le lendemain deux vestes légères l’une sur l’autre, et je me chargeai de tout le reste.
Nous retournâmes le matin à l’hôpital. J’avais avec moi, pour Manon, du linge, des bas, etc., et par-dessus mon just-au-corps un surtout qui ne laissait rien voir de trop enflé dans mes poches. Nous ne fûmes qu’un moment dans sa chambre. Monsieur de T*** lui laissa une de ses deux vestes. Je lui donnai mon just-au-corps, le surtout me suffisant pour sortir. Il ne se trouva rien de manque à son ajustement, excepté la culotte, que j’avais malheureusement oubliée.
L’oubli de cette pièce nécessaire nous eût sans doute apprêté à rire, si l’embarras où il nous mettait eût été moins sérieux. J’étais au désespoir qu’une bagatelle de cette nature fût capable de nous arrêter. Cependant je pris mon parti, qui fut de sortir moi-même sans culotte. Je laissai la mienne à Manon. Mon surtout était long, et je me mis, à l’aide de quelques épingles, en état de passer décemment à la porte.
Le reste du jour me parut d’une longueur insupportable. Enfin, la nuit étant venue, nous nous rendîmes dans un carrosse un peu au-dessous de la porte de l’hôpital. Nous n’y fûmes pas longtemps sans voir Manon paraître avec son conducteur. Notre portière étant ouverte, ils montèrent tous deux à l’instant. Je reçus ma chère maîtresse dans mes bras. Elle tremblait comme une feuille. Le cocher me demanda où il fallait toucher : « Touche au bout du monde, lui dis-je, et mène-moi quelque part où je ne puisse jamais être séparé de Manon. »
Ce transport, dont je ne fus pas le maître, faillit de m’atirer un fâcheux embarras. Le cocher fit réflexion à mon langage, et lorsque je lui dis ensuite le nom de la rue où nous voulions être conduits, il me répondit qu’il craignait que je ne l’еngageasse dans une mauvaise affaire ; qu’il voyait bien que ce beau jeune homme qui s’appelait Manon était une fille que j’enlevais de l’hôpital, et qu’il n’était pas d’humeur à se perdre pour l’amour de moi.
La délicatesse de ce coquin n’était qu’une envie de me faire payer la voiture plus cher. Nous étions trop près de l’hôpital pour ne pas filer doux. « Tais-toi, lui dis-je, il y a un louis d’or à gagner pour toi. » Il m’aurait aidé, après cela, à brûler l’hôpital même.
Nous gagnâmes la maison où demeurait Lescaut. Comme il était tard, monsieur de T*** nous quitta en chemin avec promesse de nous revoir le lendemain ; le valet demeura seul avec nous.
Je tenais Manon si étroitement serrée entre mes bras, que nous n’occupions qu’une place dans le carrosse. Elle pleurait de joie et je sentais ses larmes qui mouillaient mon visage.
Lorsqu’il fallut descendre pour entrer chez Lescaut, j’eus avec le cocher un nouveau démêlé dont les suites furent funestes. Je me repentis de lui avoir promis un louis, non seulement parce que le présent était excessif, mais par une autre raison bien plus forte, qui était l’impuissance de le payer. Je fis appeler Lescaut. Il descendit de sa chambre pour venir à la porte. Je lui dis à l’oreille dans quel embarras je me trouvais. Comme il était d’une humeur brusque et nullement accoutumé à ménager un fiacre, il me répondit que je me moquais. « Un louis d’or ! ajouta-t-il ; vingt coups de canne à ce coquin-là ! » J’eus beau lui représenter doucement qu’il allait nous perdre, il m’arracha ma, canne avec l’air d’en vouloir maltraiter le cocher. Celui-ci, à qui il était peut-être arrivé de tomber quelquefois sous la main d’un garde du corps ou d’un mousquetaire, s’enfuit de peur avec son carrosse, en criant que je l’avais trompé, mais que j’aurais de ses nouvelles. Je lui répétai inutilement d’arrêter.