Читать книгу Madame Corentine - Bazin René - Страница 1
I
ОглавлениеChaque dimanche, elles prenaient le petit chemin de fer de Saint-Aubin ou celui de Gorey, descendaient à une station au hasard, le long de la mer, et s'enfonçaient dans la fraîche campagne de Jersey. Elles faisaient un peu de toilette ce jour-là, par coquetterie d'abord, et aussi par une sorte d'amour-propre national, pour ne pas être confondues avec ces troupes de jeunes Anglaises, vêtues d'une taille ronde et d'une robe de satinette. On les voyait toujours seules. Elles passaient la journée dehors, doucement, à causer, à se sentir occupées l'une de l'autre. Madame L'Héréec admirait l'éclosion rapide de cette grande Simone, presque une femme, quinze ans bientôt, et dont elle avait toute la tendresse, tous les sourires, toute la grâce naissante. Elle se disait que rien ne lui manquait, puisqu'elle avait cela. Elle croyait se confier, parce qu'elle lui parlait sérieusement, par moments, de choses peu sérieuses. Simone, de son côté, éprouvait la fierté intime des êtres qui sont la joie, et qui la donnent aux autres. Elle se sentait grandir, au ton que sa mère prenait avec elle, à la surveillance plus étroite sous l'apparence de la même liberté; elle devinait quelque chose, pas tout, heureusement, du bien qu'elle faisait à ce cœur blessé. Et quand le soir venait, et qu'elles s'étaient vues ainsi, l'après-midi entière, sans témoins, elle avait conscience que sa mère, lasse et silencieuse, avait l'âme plus calme, plus oublieuse, une sorte d'âme d'enfant comme elle.
Un dimanche de la fin de juillet, elles étaient parties, comme d'habitude, s'étaient arrêtées pour déjeuner dans une auberge de Saint-Aubin, et, tantôt par la falaise, tantôt par la route, sous le soleil chaud, avaient gagné la baie de Sainte-Brelade, la plus merveilleusement faite et lumineuse de Jersey. Depuis plus d'une heure, madame L'Héréec se reposait, assise en haut de la plage, sur la dune couverte d'herbes. Elle portait un deuil élégant. Des fleurs mauves, très fines, formaient bandeau entre les bords de son chapeau de paille et les frisons de ses cheveux blonds. L'enfant d'un voisin lui avait dit: «Oh! madame, on dirait que tes cheveux poussent en fleurs!» Depuis lors, elle mettait plus volontiers ce chapeau-là. En ce moment, elle regardait, immobile, sous l'abri de son ombrelle à long manche, que le soleil éclaboussait de rayons.
Que regardait-elle? Une nature plus artiste que la sienne eût été séduite par le paysage: ces deux falaises, roses de bruyères, enfermant une baie d'un bleu tendre, la plage d'une courbe si aisée, le village, dans un coin, avec son église gothique en granit rouge et ses chênes dont les grandes marées mouillent les branches, et en arrière, dans la verdure des collines, des villas qui s'étagent. Mais elle ne s'intéressait pas longtemps à la beauté d'un site. Dans ce cadre d'une splendeur molle, comme une grève de Sicile embrumée, elle ne voyait qu'un fourreau gris, un col marin, une aile blanche au-dessus: sa fille, très loin d'elle, marchant au bord de la mer et buvant la brise qui venait de l'est. Elle la contemplait, les yeux mi-clos, dans une attitude de bien-être et d'orgueil satisfait, se contentant de penser: «Elle se baisse. Elle se relève. A-t-elle des mouvements jeunes! Est-elle grande, ma fille, ma Simone!» Ce flux de tendresse, régulier et monotone comme celui de la vague, suffisait à l'occuper.
Mais les mères qui sont loin ne voient pas tout ce qui se passe.
Simone, partie du milieu de la plage, avait, en suivant le bord, atteint l'extrémité gauche de la baie, où le sable s'amincit et se perd, près des assises rousses des falaises que la mer ne quitte pas. C'était une belle enfant, en effet, qui deviendrait peut-être une jolie femme: la taille un peu forte, les épaules un peu épaisses, les joues d'un ovale trop plein, encore dans cette période où la poussée de sève et de couleur cache des lignes inconnues. Mais la bouche était large et sérieuse, le nez mince, légèrement courbé, les yeux très francs, très droits, d'un brun qui devenait doré quand elle souriait. A sa robe courte, à la tresse châtain nouée par une agrafe d'écaille, on reconnaissait que sa mère ne tenait pas à la vieillir. L'expression habituellement grave du visage, quelque chose de résolu dans toute sa personne, démentait cette robe courte. Simone allait, grisée d'air salin et de soleil, prise à tout ce qu'elle voyait, la tête levée, ne songeant guère.
A vingt mètres du rocher, elle s'arrêta. Il y avait là, échoué sur le sable, la coque inclinée, un sloop dont la mer commençait à soulever la proue. La jeune fille se pencha, et lut: Edith. Un souvenir classique, implacable, murmura en elle: «au cou de cygne». Et elle trouva tout naturel que le bateau fût peint en blanc, avec un filet d'or, comme un collier.
Au même moment, un marin du bord arrivait du bout de la plage, jeune, le béret sur la tête, le gilet de tricot bleu portant le nom du sloop. En passant près de Simone, qui ne l'entendait pas venir, il salua militairement, et dit, en montrant toutes ses dents:
– Vous embarquez, mademoiselle?
Et il enjamba le bordage.
Simone ne s'effaroucha pas, et demanda:
– Vous êtes du port de Saint-Malo, peut-être?
Le marin, qui dénouait la corde enroulée autour de la voile, s'arrêta un moment:
– Pardon, mademoiselle, nous sommes Lannionnais.
Avec la soudaineté d'impression de son âge, Simone devint sérieuse. Ses yeux s'ouvrirent davantage. Elle enveloppa le bateau, l'homme, le mât, la flamme bleue de là-haut, de ce regard d'attention passionnée que nous donnons indistinctement aux gens et aux choses qui viennent d'un pays lointain et aimé.
– Lannion? dit-elle. Vous y retournez?
– Tout à l'heure, mademoiselle. Ces vents-là, voyez-vous, c'est ce qu'il y a de meilleur pour nous. Quand nous avons doublé la pointe, nous cherchons la Corbière, au plus près, et alors, par grand largue, en cinq heures, cinq heures et demie, nous sommes derrière les Sept-Iles.
– Oh! les Sept-Iles! fit Simone.
Sa voix, qui était son âme de quinze ans parlante, avait pris le ton du rêve. Elle répéta:
– Les Sept-Iles!
– Vous connaissez?
– Oui.
Voyant que cela l'intéressait, le marin continua:
– Alors, vous pouvez calculer vous-même. Le temps d'arriver devant la passe du Guer, avec toutes les pierres qu'il y a par là, il est nuit. Nous avons le jusant contre nous. Faut attendre. Nous ne serons pas à Lannion avant le petit jour. Voilà!
L'homme se remit au travail.
Simone hésitait, toute troublée. Elle se recula, car une petite vague frémissante venait de dépasser la poupe du yacht, tourna la tête pour voir où se trouvait sa mère. Bien qu'elle eût aperçu madame L'Héréec très loin, immobile sur la dune, elle lutta encore, une minute, contre cette idée qui l'envahissait. Puis, presque tout bas, comme si elle avait peur d'être entendue:
– Dites-moi? fit-elle.
L'homme se redressa, et parut à mi-corps au-dessus du trou de l'écoutille où il travaillait.
– Connaissez-vous, à Lannion, M. L'Héréec?
– Parbleu! M. Guillaume, de la rue du Pavé-Neuf?
– Oui.
– Si je le connais! Je le vois, plus de trois fois la semaine, qui rentre de l'usine. Un bon homme, sûr! qui n'a pas eu de chance!
Il avait dit les derniers mots en sourdine, comme une réflexion intime. Simone rougit jusqu'aux frisons de son cou.
– Voulez-vous lui faire une commission? demanda-t-elle.
Sans attendre la réponse, elle tira de sa poche un carnet long d'un doigt, écrivit au crayon: «Simone, 20 juillet 1891», déchira la page, et la tendit pliée vers le bateau.
– Ceci, voulez-vous?
Déjà la marée avait gagné plus d'un mètre. La jeune fille fit un pas en avant, mouilla sa bottine jusqu'à la cheville, pour remettre le billet au marin, puis se rejeta en arrière.
– Merci… dit-elle. Puisque vous le voyez, vous, je voudrais savoir… A-t-il beaucoup vieilli?
Elle le regardait maintenant avec des yeux pleins de larmes.
Il comprit vaguement, et leva son béret.
– Un peu, mademoiselle, le chagrin, vous savez…
– Tout blanc, peut-être?
– Oh! pas encore! un peu gris, là, aux tempes. Un bien bon homme, M. Guillaume.
– Et sa mère?
– Blanche comme une neige, celle-là.
– A-t-elle encore les deux domestiques?
– Oui, mademoiselle; Gote et Fantic, toujours les mêmes.
– Alors, presque rien n'a changé, là-bas? J'avais peur…
Elle se tut un peu, et ajouta:
– Ma grand'mère n'a pas fait couper les grands lilas, le long de la rue?
L'homme se gratta la tête, tâchant de se souvenir, puis il dit, avec une espèce de joie:
– Non, mademoiselle, non. Je me rappelle maintenant que je suis passé là, en mai. Ils étaient fleuris.
Simone aurait voulu demander autre chose. Les questions se pressaient dans son esprit. Mais tout cela l'avait trop émue. Elle se détourna, et s'éloigna, suffoquée de sanglots, tâchant de se maîtriser, tandis que l'homme la suivait du regard, et remettait son béret en disant:
– Pauvre petit cœur! Ça doit être la fille de M. Guillaume.
Simone marcha doucement, la tête basse, jusqu'à la moitié de la plage. Arrivée là, elle s'était déjà ressaisie. Elle ne pleurait plus. Même, elle éprouvait un contentement et comme un orgueil de ce qu'elle avait fait. Cela dépassait les initiatives ordinaires d'une enfant. Elle le sentait, et, ce qui lui était plus doux encore, c'était de songer à la joie qu'il aurait, lui, son père, en recevant cette ligne écrite par elle, cette ligne qui disait: «Je pense à vous. Je ne vous connais plus guère. Il y a si longtemps que je vous ai quitté! Mais je vous aime. Vous tenez une place très grande dans mes rêves de toute jeune fille. Je voudrais vous revoir. Je voudrais…» Oh! ils en disaient long, les quatre mots au crayon! Et le père comprendrait tout, n'est-ce pas, tout ce qu'elle avait voulu y mettre…
Elle éprouva un peu de gêne pourtant, quand elle vit, sous l'ombrelle à raies noires, sa mère, blonde et fine, qui lui souriait comme d'habitude.
– Eh bien, mignonne?
– Eh bien, maman?
– Plus d'une heure toute seule! A quoi rêvais-tu?
– Vous savez bien que je ne rêve pas.
– Et ce bateau, qu'est-ce que c'est?
– L'Edith. Très joli, n'est-ce pas?
Elle avait rougi en parlant. Madame L'Héréec l'avait remarqué.
– Un anglais? demanda-t-elle.
– Non, maman.
Et, détournée à demi vers la baie, pour avoir plus de courage, décidée, d'ailleurs, à tout dire, Simone reprit, très vite:
– Il va partir. Tenez, vous voyez, là-bas, près de Sainte-Brelade, un canot avec trois hommes, deux rameurs, un qui gouverne. C'est le propriétaire qui rejoint le bord. La brise est bonne, paraît-il. Quand ils auront doublé la pointe, ils iront grand largue aux Sept-Iles.
– Ah!
– C'est le marin qui me l'a dit. Et demain, au petit jour, ils seront à Lannion.
– Lannion?
– Mais oui, maman, Lannion, répondit Simone en se retournant.
La petite madame L'Héréec ne riait plus. Surprise, inquiète, elle cherchait à lire sur le visage de Simone, qui paraissait très calme, et qui la regardait. Elle n'eut pas besoin d'un long interrogatoire.
– Je t'ai vue causer, en effet. Tu connaissais l'homme?
– Non.
– Et il t'a raconté?..
– Rien, dit Simone. C'est moi qui lui demandais de remettre un billet à mon père.
Madame L'Héréec eut un mouvement de recul.
– Un billet à ton père? Mais, c'est une…
Elle n'acheva pas. Son instinct de femme malheureuse l'avertit à temps. Elle savait le danger des violences qui poussent l'enfant vers l'autre époux. Que pourrait-elle dire d'ailleurs? Avait-elle le droit strict d'empêcher Simone d'écrire à son père? Elle se contint. Mais ses mains tremblaient en fermant l'ombrelle. Elle se leva, frappa de petits coups sur les plis de sa robe, pour faire tomber le sable et pour se donner le temps de réfléchir, puis elle dit, avec une résignation affectée, en traçant un cercle, du bout du manche d'ébène, parmi les herbes:
– Je n'aurais pas cru cela de toi, Simone. Tu avais donc quelque chose à lui apprendre?
– Non, maman.
– Alors, qu'as-tu écrit, mon enfant?
– Mon nom.
– Rien que ton nom?
– Avec la date.
Un imperceptible sourire brida les yeux de madame L'Héréec.
– Et tu crois qu'on sera heureux, là-bas?
Elle releva la tête, et s'aperçut qu'elle avait encore dépassé la mesure. Simone s'était détournée. Le regard fixe et dur, les lèvres serrées, elle suivait la manœuvre du sloop qui levait l'ancre. Elle aussi se retenait de parler. Mais elle pensait, dans un frisson de révolte: «Pas heureux! Mon père pourrait ne pas être heureux de savoir que je l'aime? Vous vous trompez! Vous le calomniez! Vous n'avez pas le droit de me dire cela!»
La pauvre enfant comprit peut-être que sa mère regrettait déjà la question. Après un silence, elle dit avec effort, la voix toute mouillée:
– Comme il va vite, n'est-ce pas, ce petit sloop?
– Oui, très vite.
Toutes deux debout, l'une près de l'autre, elles regardèrent un peu de temps l'ouverture lumineuse de la baie, par où glissait la haute fléchure de l'Edith, au-dessus de la coque presque invisible. Puis elles traversèrent la dune, pour rejoindre la route de Saint-Aubin. Elles marchaient côte à côte, mais séparées d'âmes. Chacune devinait de la pensée de l'autre juste ce qu'il en fallait pour se trouver gênée. Elles ne se laissaient pas aller tout bonnement aux premières idées venues, comme d'habitude. Ce qu'elles se disaient était apprêté. La ligne d'écriture se dressait entre elles comme une barrière. Elles essayaient de bonne foi de se retrouver, d'être ordinaires, et n'y réussissaient pas.
La dune franchie, les deux femmes suivirent la route qui monte à droite. Des groupes d'Anglais et d'Anglaises s'échelonnaient sur la pente, les uns échappés des mail-coaches Fauvel ou Royal-Blue, et dépensant en conscience la dernière halte, les autres gagnant à pied la gare de Saint-Aubin ou celle de Don-Bridge. Parmi eux, Simone et sa mère étaient bien d'une espèce à part. Les misses leur jetaient, au passage, des regards d'envie mal déguisée, jalousant en secret ces tailles souples et cette allure élégante, un peu ailée. Madame L'Héréec et sa fille ne s'en émouvaient guère. Il leur arrivait même, dans leurs promenades du dimanche, de ralentir le pas, pour surprendre ce qu'on disait d'elles. On les prenait souvent pour deux sœurs, tant elles avaient la même cadence de marche et le même air de jeunesse. Cela les faisait rire. Aujourd'hui elles se hâtaient. La route leur était indifférente. Elles n'éprouvaient pas même ce besoin de se retourner et de regarder en arrière, comme lorsqu'elles emportaient le regret d'une journée heureuse.
Une fois pourtant, au moment où la baie de Sainte-Brelade allait disparaître, la jeune fille s'arrêta, et chercha, près de la ligne d'horizon, un point blanc, déjà estompé par la brume. Sentant qu'on l'épiait, et qu'une âme inquiète suivait la direction de son regard, elle le ramena vers les villas espacées, au fond de la grève, et dont les façades peintes en gris clair, en bleu, en rose, en jaune pâle, luisaient si doucement parmi les arbres.
– Vous rappelez-vous, dit-elle, que nous avions songé à louer ici, l'an dernier?
Madame L'Héréec laissa tomber la question, et dit:
– Je ne t'ai cependant jamais empêchée d'écrire, Simone?
La jeune fille répondit, de cet air distrait qui ponctue la conversation comme une ligne de points:
– Non, maman.
– Jamais, tu le sais bien. Alors pourquoi, sans me prévenir, tout à coup?
Elles se remirent à marcher, sans plus rien se dire, peinées de ne plus s'entendre, et poussant chacune ses réflexions dans un sens différent, avec la conviction grandissante d'avoir raison.
Aux approches de Saint-Aubin, le premier mouvement des promeneurs débouchant de tous les vallons voisins, la corne d'un mail sonnant sous les branches, je ne sais quoi de frais qui se lève le soir et porte à l'action, ranimèrent la causerie interrompue. Simone redevint gaie, confiante, volontiers rieuse. Madame L'Héréec elle-même semblait avoir oublié l'incident de l'après-midi, et se plaignait seulement d'être lasse.
Quand les deux femmes descendirent du train, à Saint-Hélier, le soleil était déjà couché. Elles tournèrent à gauche, par Conway Street, embrumée, morne, marquée de la désolation des dimanches anglais, s'engagèrent dans King Street, et s'arrêtèrent devant une maison assez jolie, plus blanche que les voisines, ornée de fenêtres géminées. Un magasin, fermé comme les autres, barrait de noir le rez-de-chaussée. Au-dessus, on lisait: «A la Lande fleurie», et, en lettres plus petites, de chaque côté: «Bijoux et émaux, souvenirs et articles de Jersey.» Elles entrèrent. Une servante jersiaise, toute jeune, coiffée d'un bonnet qui faisait pyramide sur sa face rose, vint à leur rencontre, un bougeoir à la main.
– Personne n'est venu me demander, Anie?
– Non, madame. Une lettre seulement, ce matin, après le départ du train.
Madame L'Héréec examina rapidement l'enveloppe, timbrée de Perros-Guirec, reconnut l'écriture, et mit la lettre dans sa poche, avec un mouvement de tête qui signifiait: «Oui, je vois ce que c'est. J'ai le temps de la lire.» Elle monta au premier, suivie de Simone, soupa légèrement de thé et de gâteaux, et s'installa aussitôt dans sa chambre, devant son métier à tapisserie, tandis que la jeune fille s'asseyait en face, et posait un livre sur ses genoux. Leurs places étaient celles de tous les soirs, devant la fenêtre; leurs deux visages, inclinés sous le grand abat-jour crème de la lampe, avaient cette fixité sérieuse que donnent les veillées, quand personne n'est attendu. Madame L'Héréec, ne voulant pas travailler ce soir-là, avait pris une plume, et s'était mise à repasser à l'encre de Chine des parties à demi effacées du dessin, pour occuper l'activité de ses mains adroites et fines.
Elle faisait deux ou trois traits, à petits coups, et se renversait en arrière, pour juger de l'effet. Simone lisait, les paupières baissées, sans hâte, marquant d'un sourire aussitôt effacé des passages qui lui plaisaient.
Pauvre madame Corentine L'Héréec! ceux qui l'avaient vue autrefois l'auraient facilement reconnue. Elle avait à peine vieilli: toujours le même teint de blonde, la même mine chiffonnée, dont l'expression naturelle était le rire, les lèvres minces, mobiles sur de petites dents blanches, le nez court, et ces jolis yeux bleus, peu profonds, mais si vivants! C'étaient les mêmes cheveux ondés, de couleur cendrée, presque trop abondants, qu'elle tordait et attachait très bas sur la nuque. La finesse du cou ne s'en voyait que mieux, un cou d'enfant, d'une pâleur bleuissante par endroits, et qui sortait élégamment de la robe noire échancrée, comme jadis du col blanc de la Perrosienne.
Oui, ceux de Perros-Guirec et de Lannion, les gens de son enfance et de sa première jeunesse l'auraient retrouvée: mais ils auraient perdu sans doute quelques-unes de leurs préventions, en voyant cette chambre de King Street. La propriétaire de la Lande fleurie, arrivée dans l'île avec le mince capital de sa dot restituée, avait su, grâce à une entente parfaite du goût moyen, du caprice banal et limité du touriste, monter une sorte de bazar qui avait réussi, chose étonnante, près du double public anglais et français. On ne venait pas à Jersey, de Southampton ou de Saint-Malo, sans acheter un bijou en granit de l'île ou une canne de chou à la Lande fleurie. Elle passait pour riche. On l'avait connue dépensière. Et cependant, autour d'elle, aucune recherche d'ameublement. Les chaises, l'armoire à glace, la table à ouvrage en tuya qui portait la lampe, étaient celles mêmes qui ornaient sa chambre de jeune fille, et que le notaire avait inventoriées, après la séparation de corps, parmi les «reprises» de la femme. Le tapis qui couvrait la table du milieu, un cachemire démodé, avait fait partie de sa corbeille de noces. Il était là, intact et comme neuf, rappelant une période dont les séparés, d'ordinaire, ne collectionnent pas les reliques. Elle ne l'avait pas remplacé, par économie. Aurait-on cru cela de cette petite évaporée, qui avait fait pousser des cris de paon à toutes les respectables bourgeoises de Lannion? Aucun luxe pour elle-même. La chambre de Simone, qui ouvrait sur celle où veillaient les deux femmes, avait tout pris, parce qu'elle enfermait tout l'amour et toute la joie de la maison. Par l'entre-bâillement de la porte, on apercevait un lit à rideaux de satin bleu, traversés de bandes de guipure, et une glace biseautée où se reflétaient un monde de bibelots, à peine distincts dans la demi-obscurité, mais qu'on devinait jolis et bien rangés.
C'était l'exil, en somme, et presque le désert, cette vie à Saint-Hélier. Il était facile de voir que l'appartement ne recevait pas de visites, qu'il abritait deux existences et non une famille. Quelque chose y manquait: la présence d'un homme, ou du moins ces portraits, ces photographies souvent communes, jaunes, presque ridicules, mais qui disent le passé honorable, et reconstituent l'ensemble providentiel autour de la veuve et des orphelins.
Les deux femmes se taisaient. Dehors il faisait triste. Sur les vitres, car les contrevents n'étaient pas fermés, la brume pesait. Elle glissait, en masses lentes et lourdes, chassées dans le sens de la rue, et les lumières des maisons en face semblaient entourées de ouate. Pas une rumeur ne montait de la ville. Jusque dans la chambre close une sorte d'humidité énervante et malsaine se glissait. Oh! cette brume jersiaise, comme elles étaient lasses de la respirer! Et voilà que, dans l'universelle torpeur du soir, les cloches d'un temple voisin se mirent à carillonner. Elles chantaient bien, alternant ou fondant leurs sons qui s'atténuaient dans l'air humide, et arrivaient comme une musique, comme un de ces appels imprévus de la vie extérieure qui rompent le rêve.
Madame L'Héréec posa un coude sur le bois du métier, et regarda sa fille qui lisait. Ses pensées l'avaient sans doute conduite vers des lointains douloureux de passé ou d'avenir.
– Ma Simone! dit-elle tendrement.
La jeune fille leva les yeux, et sourit. C'était sa réponse accoutumée aux avances maternelles. Elle souriait, et toutes deux reprenaient leur travail, s'étant dit, une fois de plus, qu'elles s'aimaient.
Seulement il y a des jours où cela ne suffit pas.
– Ma Simone, répéta madame L'Héréec, viens m'embrasser, j'en ai besoin, ce soir… là, tout près…
Simone se redressa, d'un mouvement souple, posa le livre sur la table, et vint s'asseoir tout près de madame L'Héréec, sur une chaise basse. Et la mère attira cette belle tête brune, l'enveloppa de ses bras, l'appuya contre sa poitrine que soulevait une émotion longtemps contenue, se pencha toute blonde au-dessus, et la baisa, la caressa, s'interrompant pour dire:
– Dis, ma Simone, tu m'aimes bien?
– Oh! oui, maman!
– Beaucoup?
– De tout mon cœur.
– Tu ne veux pas me quitter?
– Mais non!
– Répète-le-moi. Dis-moi que tu te trouves bien ici, dans notre maison, avec ta mère.
– Sans doute, maman, je suis très heureuse. D'où vous viennent des idées pareilles?
Elle aurait voulu se dégager, mais sa mère la retenait, s'attendrissant sur elle-même et pleurant de grosses larmes.
– Non, reste! Si tu savais! si tu savais! Ma Simone, tu m'as fait de la peine tantôt… Tu n'aurais pas dû écrire en cachette.
– En cachette! Je vous l'ai dit tout de suite!
– Sans me prévenir, si tu veux… C'est cela qui m'a fait de la peine.
Simone, sentant l'étreinte se relâcher, passa la main sur ses cheveux que les caresses de sa mère avaient mis en désordre, et, redressée, tournée vers madame L'Héréec:
– Voyons, maman, si j'avais demandé la permission d'écrire, surtout d'écrire mon nom, vous me l'auriez donnée? Il est bien naturel que je songe quelquefois à mon père.
– Mais certainement, naturel…
– Alors, je ne comprends pas.
Pouvait-elle comprendre le tourment de jalousie qui agitait le cœur de sa mère? Et la mère pouvait-elle expliquer pourquoi cet acte innocent, en effet, un mot de souvenir adressé au père à demi inconnu, la blessait, elle, et l'inquiétait comme une atteinte portée à ses droits, une menace, un commencement d'abandon? C'était cela justement qui la faisait trembler, à chaque heure, depuis la séparation: la crainte de voir la pensée du mari s'insinuer, grandir dans l'âme de la petite, prévaloir peut-être, et briser pour la dernière fois une existence désespérément liée à la possession de l'enfant. Elle avait peur de ce plaidoyer pour l'absent, tout d'amour et de pitié, qui se bâtit au fond de ces êtres sans soupçon, qui met à profit mille circonstances insaisissables, interprète le silence comme un regret, s'exalte dans la contradiction, et qu'on ne peut pas combattre, parce qu'il faudrait le réfuter. Madame L'Héréec laissa tomber ses mains blanches sur ses genoux, comme découragée.
– Oh! ma Simone! que je suis malheureuse, ce soir!
L'accent de cette voix, pénétrée d'une souffrance vraie, émut tout de suite Simone. Elle tendit ses deux mains vers celles de madame L'Héréec, elle lui répondit d'un de ces regards que les enfants seuls peuvent lever sur une mère ou sur une madone.
– Sais-tu bien, continua madame L'Héréec, que sans toi je n'aurais pas eu le courage de supporter la vie? Tu ne te rappelles pas, toi. Tu étais trop petite. Ç'a été si dur les débuts de notre existence à Jersey! Je pleurais, le soir, quand tu étais endormie. Je pensais que je devais être tout pour toi, que tu me rendrais un jour en tendresse tout ce que je faisais, et cela me redonnait de la force pour supporter les refus, les démarches inutiles, les désillusions, quand je croyais avoir trouvé une idée heureuse et que je la sentais impossible… jusqu'au jour où j'ai eu l'inspiration de monter la maison de la Lande fleurie. Oh! chère! chère! depuis lors, j'ai travaillé comme une ouvrière, – et je n'en suis pas encore déshabituée, tu le sais bien, – pour te faire plus belle, t'acheter de jolies choses, te donner une chambre de jeune fille, te rendre tout ce que tu aurais eu, et plus encore!
Simone souriait. Madame L'Héréec la sentait bien à elle, et cependant, en ce moment même, la tentation lui revint, irrésistible, affolante, de savoir jusqu'à quel point l'enfant était aussi à «l'autre».
– Nous avons eu raison de nous suffire et d'être heureuses l'une par l'autre, dit-elle en touchant le canevas distraitement, du bout de sa plume, oui, nous avons eu raison, car personne ne se souciait plus de nous…
Elle attendit une seconde, et, n'ayant pas de réponse:
– Personne. Nous aurions pu tomber dans la misère, mourir même… qui s'en serait préoccupé?
Elle écouta de nouveau, en tenant sa plume levée. Et Simone répondit:
– Mais, d'abord, maman, mon grand-père Guen.
– Oui, pauvre père, il nous écrit assez régulièrement… Il nous donne des nouvelles de Perros… Je suis persuadée qu'il referait, au besoin, le voyage qu'il a fait une fois pour nous voir, il y a cinq ans… Mais je ne pouvais pas lui demander davantage, surtout de nous prendre à sa charge… Crois-moi, va, on s'est absolument désintéressé de nous. Tout ce qu'on désire, c'est de ne plus entendre parler de moi, ni de toi.
Encore ces attaques, encore cet «on» qui désignait une seule et même personne, et qui revenait sans cesse dans les conversations de madame L'Héréec! Simone le redoutait, ce pronom méchant. Elle souffrait d'être invoquée comme juge, sans cesse, contre son père.
– Comment pouvez-vous supposer cela? dit-elle douloureusement.
– Mais je ne le suppose pas: je l'ai éprouvé. Ce sont des faits. En as-tu de contraires?
Sa voix était devenue provocante, comme elle devait l'être dans les discussions d'autrefois, comme si, derrière Simone, il y avait eu le mari.
– Mon Dieu! maman, dit Simone, vous n'avez eu besoin de personne, grâce à votre activité, grâce à votre adresse. Il n'est pas étonnant que personne ne soit venu à votre aide. Mais des preuves d'intérêt, j'en ai eu.
– Toi? Lesquelles? Je serais curieuse…
– L'accueil que je recevais, quand j'allais passer les vacances à Lannion.
– Et il y a de cela combien d'années?
– Cinq ans, dit plus bas Simone.
– Bientôt six, ma chère. C'est-à-dire que ton père, après avoir usé de son droit au début, – il le faisait sonner assez haut, son droit de t'avoir au mois de septembre! – s'est lassé de toi. Ton dernier séjour à Lannion date de ta neuvième année. Tu as quinze ans. Je ne trouve pas, pour ma part, que l'intérêt soit vif.
– Il y a peut-être des raisons que je ne sais pas.
– Des raisons? Des raisons de ne plus recevoir sa fille? Laisse donc! Ce qu'il y a, c'est, chez toi, un parti pris de tout excuser.
Madame L'Héréec avait tourné la tête en parlant, irritée de cette contradiction très nette sous sa forme respectueuse, et qu'elle rencontrait pour la deuxième fois de la journée. Ses yeux fixèrent ceux de Simone, qui était un peu pâle, mais dont la physionomie ne portait aucune trace d'irrésolution ou d'intimidation, et elle dit, accentuant et séparant les mots:
– De sorte que, Simone, tu serais toute prête à te rendre à Lannion, si on t'invitait?
– Oui.
– Ce serait une joie pour toi? une grande joie?
La pauvre enfant, ne voulant ni mentir, ni blesser, répondit:
– Je le crois, mais si on m'invitait.
– Eh bien! Tu peux attendre l'invitation! répliqua madame L'Héréec avec un rire forcé; elle mettra du temps à venir! Pour le moment, tu feras bien de te mettre au lit. Tu es lasse, et tu déraisonnes…
Simone se leva aussitôt, se pencha au-dessus de sa mère, l'embrassa en appuyant les lèvres, comme pour demander pardon de sa hardiesse.
– Bonsoir, dit-elle. Et vous?
– Oh! moi, je n'ai pas sommeil.
Elle la suivit du regard, qui s'en allait, dans le jour décroissant de la lampe. Une traînée fauve courut jusqu'à la pointe de la tresse brune, quand la jeune fille passa la porte. Madame L'Héréec continua de regarder. Simone invisible était encore présente. Elle fit plusieurs tours dans sa chambre, déplaça deux ou trois objets menus, on ne sait quoi, sur la cheminée, peut-être par plaisir de toucher à des choses taillées et froides. La mère entendit le bruit d'un ruban dénoué, des genoux ployés et touchant le tapis de fourrure, un murmure de prière rapide, et la chute soyeuse des vêtements posés sur une chaise, un à un. Puis elle entrevit une forme de femme, vague et toute mousseuse de dentelles, qui se glissait dans le lit. Un profil de vierge se posa, l'œil clos déjà, sur le nimbe indécis de l'oreiller. Et, dans la pénombre de la chambre, il n'y eut plus qu'un mouvement régulier, qui soulevait le drap et l'abaissait, et une seule lueur, d'or adouci, que faisait le rayon de la lampe sur une torsade de cheveux échappée de la résille de Simone.
Madame L'Héréec la contempla un peu de temps. Elle eut un sourire de fierté. Chez elle, les moindres circonstances avaient un pouvoir incroyable de diversion. Elles ne détruisaient pas, mais elles écartaient pour un temps les préoccupations même les plus vives. Toutes les douleurs, sur cette nature nerveuse et mobile, n'agissaient que par accès. La pensée lui vint, en regardant Simone, de sa propre jeunesse.
«Elle ne me ressemble pas du tout, songea-t-elle. Nos caractères sont si différents! Elle a un air de madone, comme cela, dormant. Moi, je riais toujours.»
Elle se pencha sur le métier, tâchant de reprendre le dessin interrompu. Mais la comparaison de leurs deux jeunesses l'avait emportée au loin, et, à la place des mailles du canevas, elle revoyait la maison de son père le capitaine, une vieille maison en retraite dans un enfoncement du quai de Perros-Guirec. Qu'on était bien là, garanti du vent et de la curiosité des voisins! Et cela n'empêchait pas d'apercevoir la rade entre ses deux rives de collines élargies. On les suivait, les vertes collines, jusqu'à la pointe rocheuse du château, jusqu'à l'île Thomé, ronde comme une tortue et, de l'autre côté, jusqu'à ces longs écueils pâles qui s'émiettent à l'infini dans la mer, et qu'on prendrait, aux beaux jours, pour des monceaux de roses thé flottant là sur l'eau bleue. Tout ce large pays, aux vallées pleines d'arbres et de fermes, aux falaises à moitié couvertes de fougères et rousses de goëmons à leur base, comme si elles portaient une double moisson, les gens du bourg, ceux des roches roses de Ploumanac'h, les jeux auxquels on jouait sur le port, entre deux passées de voitures, les retours du père qui apportait toujours des cadeaux, après chaque voyage, des objets de toilette pour Corentine, des médailles bénites ou des albums pour Marie-Anne, tout revivait, reconnaissable, dans la brume fine des étés bretons. Le rire des petites filles qui se tiennent par le bras et vont en bandes, barrant la jetée, montait encore si clair! Les vieux cherchaient à deviner de quoi riait cette jeunesse. Ils s'épanouissaient un peu, sans comprendre. Hélas! on riait de vivre et de se sentir jolies jusque dans leurs yeux morts. Corentine Guen était plus rieuse que les autres.
Un second regard vers Simone, presque aussitôt détourné, levé dans le vague.
«Blonde, murmura-t-elle, blonde comme on ne l'est guère en Bretagne. Avec cela, j'avais des cheveux ondés qu'on aurait dit frisés au petit fer. Simone est bien, très bien, d'une autre manière, en brun. Et pas coquette! Moi je l'étais. On me disait trop que j'étais jolie… Le père me gâtait. Des soirs, je croyais que les vagues du port chantaient pour moi: «Jolie, la Corentine, jolie, jolie.»
Oui, le père la gâtait. Il était fier de la montrer, car nulle fille de Perros ou de Lannion n'avait la peau si blanche, le cou si fin, les yeux plus malicieux ou plus doux, selon qu'elle le voulait. Elle n'aimait pas les gros travaux, qu'elle laissait à Marie-Anne, la cadette. Elle préférait coudre, repasser, broder, ou s'en aller rendre visite à des amies moins jolies qu'elle. Son sang léger de Lannionnaise la poussait au plaisir. Elle adorait danser. Et quand approchait l'époque des pardons, de celui de la Clarté, ou même de ceux de Pleumeur, de Trébeurden, de Locquivy, elle y songeait des semaines d'avance, et demandait: «Si nous allions?» Et ils allaient, tous deux, elle et le père, lui, serré dans sa veste bleue de marin, qui avait des boutons marqués d'une ancre, et elle, en robe claire, avec son châle long, gris pâle, à frange de soie, sa coiffe de fête qu'elle portait si bien, sa chevelure d'or nattée sous les deux bandeaux de mousseline qui encadrent le visage des Perrosiennes et se redressent en touchant l'épaule, comme un bord de coquille. Ils allaient pour ne rentrer qu'à la nuit, presque les derniers. Le père grondait un peu. Corentine suppliait pour rester. Elle sortait du bal très lasse, enivrée des compliments, des regards, des mouvements de jalousie qu'elle avait provoqués. Elle revenait, dans un abattement délicieux, bercée par le roulis de la voiture, derrière le capitaine qui conduisait le cheval, bien droit au vent de la nuit, comme à la manœuvre. Et à la maison, au premier coup frappé, Marie-Anne, qui n'accompagnait jamais sa sœur aux pardons, accourait en jupon, épeurée, les yeux battants de sommeil. Une bouffée d'air entrait par la porte, et faisait voler les cendres du foyer.
C'était une de ces nuits-là qui avait décidé de sa vie. Corentine Guen ne pouvait manquer aux fêtes de Lannion, qui durent deux jours chaque année, le dernier dimanche d'août et le lendemain. Le dimanche soir surtout, il y a un vrai bal, sous les ormeaux du Guer, avec des bancs en gradins enveloppant une allée, des cordons de lanternes vénitiennes et de verres de couleurs pendus aux arbres, un orchestre, un peuple de curieux autour des palissades qui défendent l'entrée. Le dessous des branches est tout blond de lumière. Les bateaux ont mis leurs pavillons dehors. Tout le pays est là: les châtelaines avec leurs maris, accourus des vieux châteaux perdus dans les blés noirs, les officiers de marine en uniforme, beaucoup de maîtres de la flotte aux manches galonnées, car la maistrance se marie volontiers en Lannion, et les bourgeois et bourgeoises, et les jeunes filles de la ville ou des landes voisines, folles de danse et de toilette, qui viennent chercher un fiancé ou montrer leurs bijoux d'accordailles. C'est là qu'il faut voir, sous la coiffe d'apparat, deux rouleaux de mousseline allongés en cornets, les jolis cous bretons, minces comme des tiges de fleurs, et les grandes boucles d'oreilles d'or, et les tabliers de soie, et cette manière de marcher qu'ont les belles Lannionnaises, en balançant les franges de leurs châles et la tête en arrière.
Corentine Guen se trouvait parmi elles, au premier rang, la plus jolie, la plus regardée de toutes. Elle avait seize ans. Jamais elle ne s'était sentie si heureuse ni si bonne.
Et voilà qu'au moment où plus de cent jeunes hommes vont inviter autant de jeunes femmes et ouvrir le bal, un homme s'était avancé pour l'inviter, non pas quelqu'un de la maistrance, mais un monsieur, grand, jeune, avec toute sa barbe noire en carré et l'air grave. Au premier coup d'œil, elle avait deviné qu'il était venu pour elle, pour elle seule. Il la considérait, en approchant, avec une sorte d'admiration pieuse, comme une petite statuette de sainte. Elle en était troublée avant même qu'il lui parlât.
– Mademoiselle Corentine Guen, je crois?
– Oui, monsieur.
– Je n'ai personne pour me présenter. Mais ma famille connaît la vôtre. Je suis Guillaume L'Héréec, de Tréguier.
Sans rien dire de plus, il avait offert son bras. Elle l'avait pris, sans rien trouver à répondre, intimidée, presque effrayée, sans savoir pourquoi. Il avait bien un peu causé en dansant, mais de choses banales, comme avec les autres. Il prenait un soin extrême de ne pas froisser la robe grise ou la coiffe brodée. Il touchait à peine sa danseuse, comme une chose trop frêle. Mais elle lisait dans son âme, étant comme lui Bretonne et connaissant les songes que font les âmes silencieuses de ce pays-là.
Quand il l'eut reconduite à son banc, elle eût voulu ne plus danser de toute la soirée. Il revint l'inviter encore. Elle ne savait plus rire. La seule phrase hardie qu'il risqua, ce fut: «Je vous ai vue au dernier pardon de Pleumeur, et je n'ai pas osé vous inviter.» Qu'y avait-il là qu'elle n'eût dix fois entendu? Elle se sentait troublée au son de cette parole froide en apparence et au fond passionnée…
Madame L'Héréec se laissait rarement emporter, dans ses souvenirs, au delà de cette période de sa vie. La vanité heureuse et flattée avait fait autrefois sa gaieté exubérante. Sa vanité blessée la protégeait maintenant contre les retours offensifs des années pénibles. Elle s'interdisait d'y penser. Elle aimait mieux ne songer qu'à l'enfance, à la mignonne Corentine, à qui la vie et les passants souriaient dans les rues de Perros et de Lannion. Ce soir, la lassitude avait-elle affaibli sa volonté, ou bien l'occasion de ce retour en arrière avait-elle plus puissamment agi sur cette imagination toujours jeune? Madame L'Héréec abandonna sa pensée au cours qu'elle avait pris. Elle revit cet au delà des fêtes de Lannion, l'amour déclaré de Guillaume L'Héréec, l'opposition immédiate, violente, persévérante de madame Jeanne, la mère de Guillaume, une Bretonne de Tréguier, froide et tenace.
Oh! certes, si le mariage avait eu lieu, c'était bien malgré madame Jeanne. Elle avait lutté jusqu'au bout contre son fils, et dit tout ce qu'on pouvait dire: l'inégalité des fortunes, car les L'Héréec étaient riches et de vieille souche bourgeoise, la coquetterie de la jeune fille, l'humeur légère de toutes ces femmes de Lannion. Elle détestait Lannion d'une haine de clocher, méprisante et aveugle. Tous ses ancêtres étaient nés, s'étaient mariés, avaient dormi leur dernier sommeil à l'ombre de la cathédrale noire de Tréguier. L'honneur de leur vieux nom, leur réputation d'aisance et de probité commerciale avaient grandi lentement, sur ce sol rocheux, le long des rives profondes du Jaudy. Et il allait falloir quitter la patrie familiale, ne plus voir la tour d'Hastings, d'où tombait le soir le couvre-feu sur la ville endormie déjà, se transplanter, à plus de cinquante ans, pour suivre le caprice d'une enfant qui tenait le cœur, le cœur faible de Guillaume.
Ç'avait été la grande faute de Corentine, d'exiger que son mari vînt habiter Lannion. Elle avait déclaré qu'elle mourrait d'ennui dans cette ville sombre de Tréguier, plaisanté les gens de là-bas, leur vie contrainte et morne à son gré. Guillaume avait cédé, malgré tous, parce que les deux yeux bleus de sa fiancée le demandaient. Il avait vendu le moulin à huile, où s'était faite la fortune des aïeux, pour en acheter un autre, plus vieux et moins près de la mer, tout à côté de Lannion. Lui, très soumis à sa mère, Breton songeur et timide, il s'était trouvé intransigeant, presque dur, quand il s'était agi de ce départ qui coûtait tant à madame Jeanne.
Rapidement madame Jeanne avait eu sa revanche. Elle s'était vite révélée dépensière et frivole, la petite Corentine. Jolie comme elle était, pouvait-on lui refuser de la présenter dans le monde breton, qui s'ouvrait volontiers devant le nom des L'Héréec? Les invitations n'avaient pas tardé à venir, ni les succès pour la jeune femme, ni les médisances d'une petite bourgeoisie jalouse et caquetant autour d'elle. Elle avait trop d'esprit, elle riait trop, elle ne savait pas, pauvre fille de seize ans, ce que lui coûteraient son amour du bal et ses dîners chez les bourgeois riches de la contrée, dans les petits manoirs où elle se rendait avec Guillaume, dans le cabriolet remis à neuf du grand-père Jobic.
Pendant leurs absences qui duraient parfois plusieurs jours, madame Jeanne, qui s'était occupée de commerce depuis son enfance, gouvernait l'usine, et prenait, par devoir autant que par besoin de domination, la place de son fils. Dans l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, elle était maîtresse aussi, l'ayant acheté de ses deniers. Guillaume, au retour, la trouvait mécontente. Elle lui montrait que ce train de vie était trop lourd, que ces relations trop hautes absorberaient et au delà les revenus du ménage, que les affaires se ressentaient de la négligence de l'homme. Elle répétait les médisances qu'on racontait, dans le cercle étroit de vieilles gens qu'elle s'était créé; elle se préoccupait, sincèrement, mue par la passion maternelle qui emplissait tout son cœur depuis la mort de M. Jobic, de savoir si les mots risqués, les inconséquences de langage ou de conduite qu'on prêtait à sa bru, pouvaient être démentis. Guillaume, très amoureux, excusait Corentine, assurait qu'on la calomniait, et malgré lui, pourtant, il retenait quelque chose des propos auxquels il ne croyait pas. Il continuait à mener sans goût, pour plaire à Corentine, la même vie que madame Jeanne appelait une vie de dissipation, et qui était simplement coûteuse et vaine: mais sa jalousie soupçonneuse de Breton, lente à éclater, avait reçu l'éveil.
La naissance de l'enfant aurait pu tout changer. Et Guillaume espéra un moment qu'il en serait ainsi. Mais quand sa femme, heureuse d'être mère, voulut prendre dans la maison la place qui lui revenait, elle se heurta à madame Jeanne. Entre elles deux l'opposition des caractères et des éducations était complète. Elles ne s'entendaient sur rien. Les plus petites décisions prises par madame Corentine étaient blâmées par madame Jeanne, ses ordres désavoués, ses désirs prévenus en sens contraire. A propos de ce nom de Simone, inusité au pays breton, à propos du choix d'une nourrice, que l'une voulait Lannionnaise et que l'autre s'entêtait à faire venir de Tréguier, et quand madame Corentine déclara qu'elle tutoierait sa fille, ce qui ne s'était jamais fait dans la famille L'Héréec, où les enfants étaient tenus à distance par le «vous» moins tendre, il y eut des scènes violentes, des reproches, des rappels blessants de l'humble condition des Guen.
Alors la jeune femme, se sentant à l'étroit dans l'hôtel de Lannion, surveillée, blâmée dans les choses les plus innocentes, annihilée par madame Jeanne, n'eut plus de repos que son mari n'eût consenti à reprendre l'existence mondaine de la première année.
Et les germes de désaccord, semés entre les époux, avaient levé et grandi. Prévenu par sa mère contre la Lannionnaise, fatigué de ces luttes dont il n'était guère que le témoin attristé et trop faible, Guillaume avait mieux aperçu les défauts de sa femme, sa vanité d'enfant gâtée, son désir excessif de plaire, le vide de cette petite tête uniquement occupée des regards qui se tournaient vers elle. Il avait souffert de la voir mal jugée par les vieux bourgeois de Lannion. Ses affaires avaient pris une tournure inquiétante. Les dettes affluaient, entamant la fortune des L'Héréec, modeste en somme et considérable seulement pour le petit pays pauvre de là-bas. Et il s'était plaint, à son tour, amèrement, cruellement, comme s'il se repentait d'une patience trop longue, entêté désormais et partial comme sa mère.
Madame Corentine revoyait, dans la chambre silencieuse de King Street, ces scènes d'autrefois, la lente désaffection, les discussions toujours renaissantes, les emportements de son mari, les hontes qu'elle avait reçues, devant les domestiques, devant l'enfant, jusqu'à cette dernière, jusqu'à ce soir où elle avait été injuriée, jetée violemment et à demi renversée sur l'angle d'un meuble, au retour d'un dîner chez les de Couëdan, où elle s'était montrée trop libre, au dire de cet homme de Tréguier, mal marié à une fille de Lannion.
Oh! cette brutalité! la fin de tout, la fuite, le pays à demi soulevé, la retraite chez le père, l'enfant disputée en justice, Perros même devenu inhabitable, le refuge à Jersey pour vivre et pour cacher Simone! Tout ce drame rapide, elle le revécut, et sa figure s'empourpra, et tout son cœur se souleva de colère, et ses petites mains se mirent à trembler sur le bois du métier qu'elle serrait.
Il y avait bien longtemps que madame Corentine ne s'était animée ainsi. Toute l'ancienne colère, comme elle était vive encore! Comme elle se retrouvait! Comme les mots accouraient, véhéments, contre cet homme brutal avec sa femme et faible devant sa mère!
L'excès même de son trouble avertit madame Corentine que cette pente d'esprit était mauvaise. Elle se renversa en arrière, passa les mains sur ses yeux, soupira, et, cherchant à quoi penser pour se tirer de là, se souvint tout à coup de la lettre qu'elle avait reçue en rentrant. Elle prit l'enveloppe froissée, la déchira lentement, voulant faire durer la distraction et s'y complaisant. C'était bien une lettre de son père.
«Perros, le 24 juillet.
«Ma chère fille,
«Tout va bien en Perros. Sauf que la vieille mère Gode Tiec, qui mendiait son pain, n'en a plus besoin parce qu'elle est morte, il n'y a pas eu de malheur. Les terriens sont contents de leur froment, et on dit que les blés noirs sont jolis. Le fait est qu'en passant près du Hédrou, j'ai vu un morceau de lande où il pousse bien des douzaines de galettes pour la saison. Tu sais que ça ne m'intéresse qu'un peu, ces choses-là, et seulement à cause des voisins qui ont du bien au grand air.
«Moi je n'ai pas fait belle pêche, ces jours. Je crois que le bar se fatigue de nos côtes. Il faut aller jusqu'aux îles pour le trouver, et encore! Ça m'oblige à mettre un peu plus de toile sur mon canot, qui est vieux comme moi.
«Je te dirai, ma chère fille, que j'ai chaviré une fois, depuis ton honorée du 30 juin, par le travers de l'île Rougie. Le bateau n'a pas eu de mal, ni ton père non plus. Ceux de Ploumanac'h nous ont relevés tous deux, en moins d'une demi-heure. Ne t'inquiète pas, ça n'est pas encore mon tour, comme tu vois.
«Je te dirai de plus que Marie-Anne va avoir son enfant dans bien peu de jours. Elle ne marche guère. Son mari est en mer, et elle voudrait bien t'avoir pour ce moment-là. Même elle aurait l'idée de te demander d'être marraine. Je sais que cela va te faire réfléchir. Elle n'osait pas t'écrire là-dessus. Moi, je m'en suis chargé, parce que la petite avait de la peine, depuis dix ans qu'elle ne t'a pas vue.
«Embrasse ta demoiselle, qui est ma petite-fille tout de même, et crois-moi ton père dévoué.
«Capitaine Guen.»
Madame Corentine relut la fin de la lettre. «Marraine, dit-elle à demi-voix, marraine!» Elle ne s'attendait pas à cette proposition, qui ajoutait à son trouble. Sous la phrase droite et sèche du vieux Guen, elle devinait l'émotion qu'il avait dû éprouver en écrivant cette lettre, elle entendait la conversation qu'il avait eue avec Marie-Anne, timide, épeurée par l'approche de cette maternité, désireuse d'avoir près d'elle sa sœur, «depuis dix ans qu'elle ne l'a pas vue». Et lui! il ne disait rien de lui, mais son sentiment n'était que trop clair. Pauvre père! lui non plus, depuis dix ans, n'avait pas vu sa fille, sauf une fois, à Jersey, en passant, mais sur la terre de Bretagne, chez lui, non, jamais, jamais elle n'avait voulu retourner…
«Marraine, songea la jeune femme en froissant la lettre dépliée, non, cela ne se peut pas. Remettre le pied à Perros, moi!»
L'intense irritation de tout à l'heure lui remontait par bouffées, et lui faisait dire «non!» Non, elle n'irait pas dans ce pays où elle avait trop souffert, d'où la méchanceté et la basse envie ameutées l'avaient fait partir…
Pourtant, la lettre du père, qu'elle tenait serrée entre ses doigts, lui chantait comme un refrain: «Marie-Anne va avoir son enfant… Son mari est en mer… Elle voudrait…» Et cela s'insinuait, elle le sentait bien, dans son cœur de femme, malgré les révoltes de l'amour-propre et les dénégations des lèvres.
Mauvaise soirée! Elle se leva, pour mettre un terme à ce combat intérieur. Il était l'heure de se coucher. Dans la chambre en face, Simone dormait; elle avait joint les mains qui s'allongeaient droites et blanches vers le mur. En écoutant, car le silence de la nuit s'était fait dans la rue, la mère entendait la respiration égale et pleine de l'enfant. Elle sentit un frisson rapide. Elle eut une sorte de vue claire d'un problème redoutable. Cette jeune fille qui dormait avait eu, l'après-midi, une initiative inquiétante. Elle pensait à son père, peut-être bien plus qu'elle ne l'avouait; elle désirait le revoir. Oui, la trop longue séparation avait dû faire éclore, dans cette âme de vierge, une sorte de père idéal qu'elle adorait en le cachant, comme d'autres le fiancé des premiers rêves. N'était-ce pas effrayant de laisser se développer, dans la contrainte où les sentiments s'exaltent, le souvenir embelli du toit paternel et du père? Ne valait-il pas mieux aller au-devant du danger, accepter bravement l'invitation de Guen?
Que répondrait-elle, madame Corentine, le jour où Simone lui dirait: «Mon devoir est de ne pas l'abandonner, je veux revoir mon père»? Que répondrait-elle? Et la question se poserait sûrement. A quoi servirait alors de dire oui? Quelle obligation Simone lui aurait-elle d'un consentement qu'elle aurait arraché, qu'on ne pouvait refuser? Et quelle autorité la mère aurait-elle pour fixer la durée de ce séjour? Une autorité bien diminuée, parce que l'enfant serait partie malgré la mère, parce qu'entre elles deux il y aurait eu une lutte sourde et longue avant d'en arriver là! Et si le père accueillait bien sa fille, – comment douter de l'accueil? – l'enfant très flattée, très adulée là-bas, penserait certainement qu'on avait eu tort de la retenir si longtemps, elle accuserait sa mère, elle ne lui pardonnerait pas, au fond du cœur, de lui avoir disputé cette joie naturelle, et, revenue à Jersey, elle y rapporterait une âme partagée, elle serait changée en une autre fille, qui examinerait curieusement et jugerait la longue jalousie de sa mère…
Peut-être une diversion immédiate, un voyage en Bretagne préviendrait cet avenir menaçant. Oui, passer huit jours à Perros, envoyer Simone à Lannion deux ou trois jours… Elle était maîtresse de limiter la durée d'une faveur que personne n'avait demandée. Elle ramenait sa fille à jour fixe. Elle avait le beau rôle, et Simone serait engagée à revenir, par le sentiment même de générosité qui aurait poussé sa mère à lui dire: «Va!» L'objection, le malaise né entre elles à l'occasion du père disparaîtrait. Il serait évident que madame L'Héréec n'avait pas peur, puisqu'elle envoyait l'enfant vers lui, qu'elle n'avait pas de rancune sauvage…
Hélas! la peur, la rancune, c'était au contraire, en ce moment, le plus vivant de cette âme bouleversée. A peine l'idée se fut-elle formulée dans l'esprit de madame Corentine, de risquer un voyage en Bretagne, la jeune femme se sentit toute défaillante. L'abandon qu'elle avait toujours craint, elle s'y précipiterait donc! Elle irait confier sa fille à ses ennemis! Encore s'il n'y avait eu que le mari, mais la mère, madame Jeanne, qui la détestait! Qui sait quand elle reverrait Simone, si elle la reverrait jamais? Sur un caprice d'enfant, sur une lettre du vieux Guen, elle serait folle, en effet, de risquer tout son bonheur, folle, folle…
Elle répétait le mot, dans la peur de ce silence de tout, dans le vide de son âme, dans l'anxiété de ses contradictions. Qui la délivrerait, qui l'éclairerait, qui la sauverait?
Un instant, elle, alla vers la fenêtre, et appuya son front aux vitres moites, derrière lesquelles la brume allait toujours, soufflée par le vent d'est. Tristesse des rues désertes, morne accablement des maisons où plus rien ne veille! Tout dort, il n'y a même plus un mouvement de passant, pas une étoile qui puisse tirer à soi l'abandonnée qui se débat et voudrait échapper à elle-même.
Alors madame Corentine a traversé la chambre, elle s'est approchée du lit où dormait Simone, et, la fièvre au cœur, elle a pris dans ses mains une poignée des grands cheveux bruns épars sur l'oreiller, elle s'est penchée, elle les a baisés avec passion, puis elle est demeurée debout, immobile, longtemps, à regarder dormir celle qui venait d'écrire au père, là-bas, sur la côte de France.