Читать книгу Le neveu de Rameau - Дени Дидро, Дені Дідро, Denis Diderot - Страница 1

PRÉSENTATION

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Récit dialogué de Denis Diderot (1713-1784), commencé vers 1761. Plusieurs fois remanié, il fut publié d'après une copie autographe par G. Monval à Paris chez Plon-Nourrit en 1891.

Avant cette date, le texte n'était connu que par une traduction de Goethe (1805), elle-même retraduite en français (1821); puis par une copie autographe, mais défigurée par des interventions de la fille de Diderot, Mme de Vandeul (1823); enfin par les éditions, sensiblement plus fidèles, d'Assézat (1875) et de Tourneux (1884). Le sous-titre de l'oeuvre est Satire seconde parce qu'elle vient après la Satire première sur les caractères et les mots de caractère. Étant donné sa forme, on peut entendre le terme de satire dans son sens antique de pot-pourri de libres propos; mais il est possible aussi de le comprendre dans son acception actuelle de critique mordante de moeurs ou de personnes, puisque le Neveu de Rameau est à l'origine une réaction contre les antiphilosophes, spécialement Palissot, qui en 1760 avait ridiculisé Diderot et ses amis dans la comédie les Philosophes. LE NEVEU DE RAMEAU

Vertumnis, quotquot sunt, natus iniquis (Horat., Lib. II, Satyr. VII)

Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude d'aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C'est moi qu'on voit, toujours seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je m'entretiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût ou de philosophie. J'abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit dans l'allée de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visage riant, à l'oeil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s'attachant à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins. Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence; là je m'amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l'endroit du monde, et le café de la Régence est l'endroit de Paris où l'on joue le mieux à ce jeu. C'est chez Rey que font assaut Légal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot, qu'on voit les coups les plus surprenants, et qu'on entend les plus mauvais propos; car si l'on peut être homme d'esprit et grand joueur d'échecs, comme Légal; on peut être aussi un grand joueur d'échecs, et un sot, comme Foubert et Mayot. Un après-dîner, j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu, et écoutant le moins que je pouvais; lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n'en a pas laissé manquer. C'est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l'honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête; car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu'il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. Au reste il est doué d'une organisation forte, d'une chaleur d'imagination singulière, et d'une vigueur de poumons peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas; ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux, quels terribles poumons. Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un malade au dernier degré de la consomption; on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait qu'il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu'il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme s'il n'avait pas quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd'hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l'appeler, pour lui donner l'aumône. Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre et vous le prendriez au peu prés pour un honnête homme. Il vit au jour la journée. Triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est de savoir où il dînera; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son inquiétude. Ou il regagne, à pied, un petit grenier qu'il habite, à moins que l'hôtesse ennuyée d'attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il attend le jour, entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n'a pas six sols dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit au cocher d'un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin, il a encore une partie de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit, le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour, à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je n'estime pas ces originaux-là. D'autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils m'arrêtent une fois l'an, quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu'ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d'usage ont introduite. S'il en paraît un dans une compagnie; c'est un grain de levain qui fermente qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite; il fait approuver ou blâmer; il fait sortir la vérité; il fait connaître les gens de bien; il démasque les coquins; c'est alors que l'homme de bon sens écoute, et démêle son monde. Je connaissais celui-ci de longue main. Il fréquentait dans une maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une fille unique. Il jurait au père et à la mère qu'il épouserait leur fille. Ceux-ci haussaient les épaules, lui riaient au nez; lui disaient qu'il était fou, et je vis le moment que la chose était faite. Il m'empruntait quelques écus que je lui donnais. Il s'était introduit, je ne sais comment, dans quelques maisons honnêtes, où il avait son couvert, mais à la condition qu'il ne parlerait pas, sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait, et mangeait de rage. Il était excellent à voir dans cette contrainte. S'il lui prenait envie de manquer au traité, et qu'il ouvrit la bouche; au premier mot, tous les convives s'écriaient, ô Rameau! Alors la fureur étincelait dans ses yeux, et il se remettait à manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de savoir le nom de l'homme, et vous le savez. C'est le neveu de ce musicien célèbre qui nous a délivrés du plain-chant de Lulli que nous psalmodions depuis plus de cent ans; qui a tant écrit de visions inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne n'entendit jamais rien, et de qui nous avons un certain nombre d'opéras où il y a de l'harmonie, des bouts de chants, des idées décousues, du fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perte d'haleine; des airs de danse qui dureront éternellement, et qui, après avoir enterré le Florentin sera enterré par les virtuoses italiens, ce qu'il pressentait et le rendait sombre, triste, hargneux; car personne n'a autant d'humeur, pas même une jolie femme qui se lève avec un bouton sur le nez, qu'un auteur menacé de survivre à sa réputation; témoins Marivaux et Crébillon le fils.

Il m'aborde… Ah, ah, vous voilà, monsieur le philosophe, et que faites-vous ici parmi ce tas de fainéants? Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser le bois? C'est ainsi qu'on appelle par mépris jouer aux échecs ou aux dames.

MOI. – Non, mais quand je n'ai rien de mieux à faire, je m'amuse à regarder un instant, ceux qui le poussent bien.

LUI. – En ce cas, vous vous amusez rarement; excepté Légal et

Philidor, le reste n'y entend rien.

MOI. – Et monsieur de Bissy donc?

LUI. – Celui-là est en joueur d'échecs, ce que mademoiselle Clairon est en acteur. Ils savent de ces jeux, l'un et l'autre, tout ce qu'on en peut apprendre.

MOI. – Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu'aux hommes sublimes.

LUI. – Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique, et autres fadaises comme cela. A quoi bon la médiocrité dans ces genres.

MOI. – A peu de chose, j'en conviens. Mais c'est qu'il faut qu'il y ait un grand nombre d'hommes qui s'y appliquent, pour faire sortir l'homme de génie. Il est un dans la multitude. Mais laissons cela. Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je ne pense guère à vous, quand je ne vous vois pas. Mais vous me plaisez toujours à revoir. Qu'avez-vous fait?

LUI. – Ce que vous, moi et tous les autres font; du bien, du mal et rien. Et puis j'ai eu faim, et j'ai mangé, quand l'occasion s'en est présentée; après avoir mangé, j'ai eu soif, et j'ai bu quelquefois. Cependant la barbe me venait; et quand elle a été venue, je l'ai fait raser.

MOI. – Vous avez mal fait. C'est la seule chose qui vous manque, pour être un sage.

LUI. – Oui-da. J'ai le front grand et ridé; l'oeil ardent; le nez saillant; les joues larges; le sourcil noir et fourni; la bouche bien fendue; la lèvre rebordée; et la face carrée. Si ce vaste menton était couvert d'une longue barbe; savez-vous que cela figurerait très bien en bronze ou en marbre.

MOI. – A côté d'un César, d'un Marc-Aurèle, d'un Socrate.

LUI. – Non, je serais mieux entre Diogène et Phryné. Je suis effronté comme l'un, et je fréquente volontiers chez les autres.

MOI. – Vous portez-vous toujours bien?

LUI. – Oui, ordinairement; mais pas merveilleusement aujourd'hui.

MOI. – Comment? Vous voilà avec un ventre de Silène; et un visage…

LUI. – Un visage qu'on prendrait pour son antagoniste. C'est que l'humeur qui fait sécher mon cher oncle engraisse apparemment son cher neveu.

MOI. – A propos de cet oncle, le voyez-vous quelquefois?

LUI. – Oui, passer dans la rue.

MOI. – Est-ce qu'il ne vous fait aucun bien?

LUI. – S'il en fait à quelqu'un, c'est sans s'en douter. C'est un philosophe dans son espèce. Il ne pense qu'à lui; le reste de l'univers lui est comme d'un clou à soufflet. Sa fille et sa femme n'ont qu'à mourir, quand elles voudront; pourvu que les cloches de la paroisse, qu'on sonnera pour elles, continuent de résonner la douzième et la dix-septième tout sera bien. Cela est heureux pour lui. Et c'est ce que je prise particulièrement dans les gens de génie. Ils ne sont bons qu'à une chose. Passé cela, rien. Ils ne savent ce que c'est d'être citoyens, pères, mères, frères, parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de tout point; mais ne pas désirer que la graine en soit commune. Il faut des hommes; mais pour des hommes de génie; point. Non, ma foi, il n'en faut point. Ce sont eux qui changent la face du globe; et dans les plus petites choses, la sottise est si commune et si puissante qu'on ne la réforme pas sans charivari. Il s'établit partie de ce qu'ils ont imaginé. Partie reste comme il était; de là deux évangiles; un habit d'Arlequin. La sagesse du moine de Rabelais, est la vraie sagesse, pour son repos et pour celui des autres: faire son devoir, tellement quelle ment; toujours dire du bien de Monsieur le prieur; et laisser aller le monde à sa fantaisie. Il va bien, puisque la multitude en est contente. Si je savais l'histoire, je vous montrerais que le mal est toujours venu ici- bas, par quelque homme de génie. Mais je ne sais pas l'histoire, parce que je ne sais rien. Le diable m'emporte, si j'ai jamais rien appris; et si pour n'avoir rien appris, je m'en trouve plus mal. J'étais un jour à la table d'un ministre du roi de France qui a de l'esprit comme quatre; eh bien, il nous démontra clair comme un et un font deux, que rien n'était plus utile aux peuples que le mensonge; rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me rappelle pas bien ses preuves; mais il s'ensuivait évidemment que les gens de génie sont détestables, et que si un enfant apportait en naissant, sur son front, la caractéristique de ce dangereux présent de la nature, il faudrait ou l'étouffer, ou le jeter au cagnard.

MOI. – Cependant ces personnages-là, si ennemis du génie, prétendent tous en avoir.

LUI. – Je crois bien qu'ils le pensent au-dedans d'eux-mêmes; mais je ne crois pas qu'ils osassent l'avouer.

MOI. – C'est par modestie. Vous conçûtes donc là, une terrible haine contre le génie.

LUI. – A n'en jamais revenir.

MOI. – Mais j'ai vu un temps que vous vous désespériez de n'être qu'un homme commun. Vous ne serez jamais heureux, si le pour et le contre vous afflige également. Il faudrait prendre son parti, et y demeurer attaché. Tout en convenant avec vous que les hommes de génie sont communément singuliers, ou comme dit le proverbe, qu'il n'y a point de grands esprits sans un grain de folie, on n'en reviendra pas. On méprisera les siècles qui n'en auront pas produit. Ils feront l'honneur des peuples chez lesquels ils auront existé; tôt ou tard, on leur élève des statues, et on les regarde comme les bienfaiteurs du genre humain. N'en déplaise au ministre sublime que vous m'avez cité, je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue; et qu'au contraire, la vérité sert nécessairement à la longue; bien qu'il puisse arriver qu'elle nuise dans le moment. D'où je serais tenté de conclure que l'homme de génie qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours un être digne de notre vénération. Il peut arriver que cet être soit la victime du préjugé et des lois; mais il y a deux sortes de lois, les unes d'une équité, d'une généralité absolues; d'autres bizarres qui ne doivent leur sanction qu'à l'aveuglement ou la nécessité des circonstances. Celles-ci ne couvrent le coupable qui les enfreint que d'une ignominie passagère; ignominie que le temps reverse sur les juges et sur les nations, pour y rester à jamais. De Socrate, ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est aujourd'hui le déshonoré?

LUI. – Le voilà bien avancé! en a-t-il été moins condamné? en a- t-il moins été mis à mort? en a-t-il moins été un citoyen turbulent? par le mépris d'une mauvaise loi, en a-t-il moins encouragé les fous au mépris des bonnes? en a-t-il moins été un particulier audacieux et bizarre? Vous n'étiez pas éloigné tout à l'heure d'un aveu peu favorable aux hommes de génie.

MOI. – Écoutez-moi, cher homme. Une société ne devrait point avoir de mauvaises lois; et si elle n'en avait que de bonnes, elle ne serait jamais dans le cas de persécuter un homme de génie. Je ne vous ai pas dit que le génie fût indivisiblement attaché à la méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot sera plus souvent un méchant qu'un homme d'esprit. Quand un homme de génie serait communément d'un commerce dur, difficile, épineux, insupportable, quand même ce serait un méchant, qu'en concluriez-vous? LUI. – Qu'il est bon à noyer.

MOI. – Doucement; cher homme. Ça, dites-moi; je ne prendrai pas votre oncle pour exemple; c'est un homme dur; c'est un brutal; il est sans humanité; il est avare. Il est mauvais père, mauvais époux; mauvais oncle; mais il n'est pas assez décidé que ce soit un homme de génie; qu'il ait poussé son art fort loin, et qu'il soit question de ses ouvrages dans dix ans. Mais Racine? Celui-là certes avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon homme. Mais de Voltaire?

LUI. – Ne me pressez pas; car je suis conséquent.

MOI. – Lequel des deux préféreriez-vous? Ou qu'il eût été un bon homme, identifié avec son comptoir comme Briasson ou avec son aune, comme Barbier, faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus; ou qu'il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant; mais auteur d'Andromaque, de Britannicus, d'Iphigénie, de Phèdre, d'Athalie.

LUI. – Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût mieux valu qu'il eût été le premier.

MOI. – Cela est même infiniment plus vrai que vous ne le sentez.

LUI. – Oh! vous voilà, vous autres! Si nous disons quelque chose de bien, c'est comme des fous, ou des inspirés; par hasard. Il n'y a que vous autres qui vous entendiez. Oui, monsieur le philosophe. Je m'entends; et je m'entends ainsi que vous vous entendez.

MOI. – Voyons; eh bien, pourquoi pour lui?

LUI. – C'est que toutes ces belles choses-là qu'il a faites ne lui ont pas rendu vingt mille francs; et que s'il eût été un bon marchand en soie de la rue Saint-Denis ou Saint-Honoré, un bon épicier en gros, un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une fortune immense, et qu'en l'amassant, il n'y aurait eu sorte de plaisirs dont il n'eût joui; qu'il aurait donné de temps en temps la pistole à un pauvre diable de bouffon comme moi qui l'aurait fait rire, qui lui aurait procuré dans l'occasion une jeune fille qui l'aurait désennuyé de l'éternelle cohabitation avec sa femme; que nous aurions fait d'excellents repas chez lui, joué gros jeu; bu d'excellents vins, d'excellentes liqueurs, d'excellents cafés, fait des parties de campagne; et vous voyez que je m'entendais. Vous riez. Mais laissez-moi dire. Il eût été mieux pour ses entours.

MOI. – Sans contredit; pourvu qu'il n'eût pas employé d'une façon déshonnête l'opulence qu'il aurait acquise par un commerce légitime; qu'il eût éloigné de sa maison tous ces joueurs; tous ces parasites; tous ces fades complaisants; tous ces fainéants, tous ces pervers inutiles; et qu'il eût fait assommer à coups de bâtons, par ses garçons de boutique, l'homme officieux qui soulage, par la variété, les maris, du dégoût d'une cohabitation habituelle avec leurs femmes.

LUI. – Assommer! monsieur, assommer! on n'assomme personne dans une ville bien policée. C'est un état honnête. Beaucoup de gens, même titrés, s'en mêlent. Et à quoi diable, voulez-vous donc qu'on emploie son argent, si ce n'est à avoir bonne table, bonne compagnie, bons vins, belles femmes, plaisirs de toutes les couleurs, amusements de toutes les espèces. J'aimerais autant être gueux que de posséder une grande fortune, sans aucune de ces jouissances. Mais revenons à Racine. Cet homme n'a été bon que pour des inconnus, et que pour le temps où il n'était plus.

MOI. – D'accord. Mais pesez le mal et le bien. Dans mille ans d'ici, il fera verser des larmes; il sera l'admiration des hommes. Dans toutes les contrées de la terre il inspirera l'humanité, la commisération, la tendresse; on demandera qui il était, de quel pays, et on l'enviera à la France. Il a fait souffrir quelques êtres qui ne sont plus; auxquels nous ne prenons presque aucun intérêt; nous n'avons rien à redouter ni de ses vices ni de ses défauts. Il eût été mieux sans doute qu'il eût reçu de la nature les vertus d'un homme de bien, avec les talents d'un grand homme. C'est un arbre qui a fait sécher quelques arbres plantés dans son voisinage; qui a étouffé les plantes qui croissaient à ses pieds; mais il a porté sa cime jusque dans la nue; ses branches se sont étendues au loin; il a prêté son ombre à ceux qui venaient, qui viennent et qui viendront se reposer autour de son tronc majestueux; il a produit des fruits d'un goût exquis et qui se renouvellent sans cesse. Il serait à souhaiter que de Voltaire eût encore la douceur de Duclos, l'ingénuité de l'abbé Trublet, la droiture de l'abbé d'Olivet; mais puisque cela ne se peut; regardons la chose du côté vraiment intéressant; oublions pour un moment le point que nous occupons dans l'espace et dans la durée; et étendons notre vue sur les siècles à venir, les régions les plus éloignées, et les peuples à naître. Songeons au bien de notre espèce. Si nous ne sommes pas assez généreux; pardonnons au moins à la nature d'avoir été plus sage que nous. Si vous jetez de l'eau froide sur la tête de Greuze, vous éteindrez peut-être son talent avec sa vanité. Si vous rendez de Voltaire moins sensible à la critique, il ne saura plus descendre dans l'âme de Mérope. Il ne vous touchera plus.

LUI. – Mais si la nature était aussi puissante que sage; pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi bons qu'elle les a faits grands?

MOI. – Mais ne voyez-vous pas qu'avec un pareil raisonnement vous renversez l'ordre général, et que si tout ici-bas était excellent, il n'y aurait rien d'excellent.

LUI. – Vous avez raison. Le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi. Que tout aille d'ailleurs comme il pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon avis, est celui où je devais être; et foin du plus parfait des mondes, si je n'en suis pas. l'aime mieux être, et même être impertinent raisonneur que de n'être pas.

MOI. – Il n'y a personne qui ne pense comme vous, et qui ne fasse le procès à l'ordre qui est; sans s'apercevoir qu'il renonce à sa propre existence.

LUI. – Il est vrai.

MOI. – Acceptons donc les choses comme elles sont. Voyons ce qu'elles nous coûtent et ce qu'elles nous rendent; et laissons là le tout que nous ne connaissons pas assez pour le louer ou le blâmer; et qui n'est peut-être ni bien ni mal; s'il est nécessaire, comme beaucoup d'honnêtes gens l'imaginent.

LUI. – Je n'entends pas grand-chose à tout ce que vous me débitez là. C'est apparemment de la philosophie; je vous préviens que je ne m'en mêle pas. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais bien être un autre, au hasard d'être un homme de génie, un grand homme. Oui, il faut que j'en convienne, il y a là quelque chose qui me le dit. Je n'en ai jamais entendu louer un seul que son éloge ne m'ait fait secrètement enrager. le suis envieux. Lorsque j'apprends de leur vie privée quelque trait qui les dégrade, je l'écoute avec plaisir. Cela nous rapproche: j'en supporte plus aisément ma médiocrité. Je me dis: certes tu n'aurais jamais fait Mahomet; mais ni l'éloge du Maupeou. J'ai donc été; je suis donc fâché d'être médiocre. Oui, oui, je suis médiocre et fâché. Je n'ai jamais entendu jouer l'ouverture des Indes galantes; jamais entendu chanter, Profonds Abîmes du Ténare, Nuit, éternelle Nuit, sans me dire avec douleur; voilà ce que tu ne feras jamais. J'étais donc jaloux de mon oncle, et s'il y avait eu à sa mort, quelques belles pièces de clavecin, dans son portefeuille, je n'aurais pas balancé à rester moi, et à être lui.

MOI. – S'il n'y a que cela qui vous chagrine, cela n'en vaut pas trop la peine.

LUI. – Ce n'est rien. Ce sont des moments qui passent.

Puis il se remettait à chanter l'ouverture des Indes galantes, et l'air Profonds Abîmes; et il ajoutait:

Le quelque chose qui est là et qui me parle, me dit: Rameau, tu voudrais bien avoir fait ces deux morceaux-là; si tu avais fait ces deux morceaux-là, tu en ferais bien deux autres; et quand tu en aurais fait un certain nombre, on te jouerait, on te chanterait partout; quand tu marcherais, tu aurais la tête droite; la conscience te rendrait témoignage à toi-même de ton propre mérite; les autres, te désigneraient du doigt. On dirait, c'est lui qui a fait les jolies gavottes et il chantait les gavottes; puis avec l'air d'un homme touché, qui nage dans la joie, et qui en a les yeux humides, il ajoutait, en se frottant les mains; tu aurais une bonne maison, et il en mesurait l'étendue avec ses bras, un bon lit, et il s'y étendait nonchalamment, de bons vins, qu'il goûtait en faisant claquer sa langue contre son palais, un bon équipage et il levait le pied pour y monter, de jolies femmes à qui il prenait déjà la gorge et qu'il regardait voluptueusement, cent faquins me viendraient encenser tous les jours; et il croyait les voir autour de lui; il voyait Palissot, Poincinet, les Frérons père et fils, La Porte; il les entendait, il se rengorgeait, les approuvait, leur souriait, les dédaignait, les méprisait, les chassait, les rappelait; puis il continuait: et c'est ainsi que l'on te dirait le matin que tu es un grand homme; tu lirais dans l'histoire des Trois Siècles que tu es un grand homme; tu serais convaincu le soir que tu es un grand homme; et le grand homme, Rameau le neveu s'endormirait au doux murmure de l'éloge qui retentirait dans son oreille; même en dormant, il aurait l'air satisfait; sa poitrine se dilaterait, s'élèverait, s'abaisserait avec aisance; il ronflerait, comme un grand homme; et en parlant ainsi; il se laissait aller mollement sur une banquette; il fermait les yeux, et il imitait le sommeil heureux qu'il imaginait. Après avoir goûté quelques instants la douceur de ce repos, il se réveillait, étendait ses bras, bâillait, se frottait les yeux, et cherchait encore autour de lui ses adulateurs insipides.

MOI. – Vous croyez donc que l'homme heureux a son sommeil?

LUI. – Si je le crois! Moi, pauvre hère, lorsque le soir j'ai regagné mon grenier et que je me suis fourré dans mon grabat, je suis ratatiné sous ma couverture; j'ai la poitrine étroite et la respiration gênée; c'est une espèce de plainte faible qu'on entend à peine; au lieu qu'un financier fait retentir son appartement, et étonne toute sa rue. Mais ce qui m'afflige aujourd'hui, ce n'est pas de ronfler et de dormir mesquinement, comme un misérable.

MOI. – Cela est pourtant triste.

LUI. – Ce qui m'est arrivé l'est bien davantage.

MOI. – Qu'est-ce donc?

LUI. – Vous avez toujours pris quelque intérêt à moi, parce que je suis un bon diable que vous méprisez dans le fond, mais qui vous amuse.

MOI. – C'est la vérité.

LUI. – Et je vais vous le dire.

Avant que de commencer, il pousse un profond soupir et porte ses deux mains à son front. Ensuite, il reprend un air tranquille, et me dit:

Vous savez que je suis un ignorant, un sot, un fou, un impertinent, un paresseux, ce que nos Bourguignons appellent un fieffé truand, un escroc, un gourmand…

MOI. – Quel panégyrique!

LUI. – Il est vrai de tout point. Il n'y en a pas un mot à rabattre. Point de contestation là-dessus, s'il vous plaît. Personne ne me connaît mieux que moi; et je ne dis pas tout.

MOI. – Je ne veux point vous fâcher; et je conviendrai de tout.

LUI. – Eh bien, je vivais avec des gens qui m'avaient pris en gré, précisément parce que j'étais doué, à un rare degré, de toutes ces qualités.

MOI. – Cela est singulier. Jusqu'à présent j'avais cru ou qu'on se les cachait à soi-même, ou qu'on se les pardonnait, et qu'on les méprisait dans les autres.

LUI. – Se les cacher, est-ce qu'on le peut? Soyez sûr que, quand Palissot est seul et qu'il revient sur lui-même, il se dit bien d'autres choses. Soyez sûr qu'en tête à tête avec son collègue, ils s'avouent franchement qu'ils ne sont que deux insignes maroufles. Les mépriser dans les autres! mes gens étaient plus équitables, et leur caractère me réussissait merveilleusement auprès d'eux. J'étais comme un coq en pâte. On me fêtait. On ne me perdait pas un moment, sans me regretter. J'étais leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou l'impertinent, l'ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête. Il n'y avait pas une de ces épithètes familières qui ne me valût un sourire, une caresse, un petit coup sur l'épaule, un soufflet, un coup de pied, à table un bon morceau qu'on me jetait sur mon assiette, hors de table une liberté que je prenais sans conséquence, car moi, je suis sans conséquence. On fait de moi, avec moi, devant moi, tout ce qu'on veut, sans que je m'en formalise; et les petits présents qui me pleuvaient? Le grand chien que je suis; j'ai tout perdu! J'ai tout perdu pour avoir eu le sens commun, une fois, une seule fois en ma vie; ah, si cela m'arrive jamais!

MOI. – De quoi s'agissait-il donc?

LUI. – C'est une sottise incomparable, incompréhensible, irrémissible.

MOI. – Quelle sottise encore?

LUI. – Rameau, Rameau, vous avait-on pris pour cela! La sottise d'avoir eu un peu de goût, un peu d'esprit, un peu de raison. Rameau, mon ami, cela vous apprendra à rester ce que Dieu vous fit et ce que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l'on vous a pris par les épaules, on vous a conduit à la porte; on vous a dit, «Faquin, tirez; ne reparaissez plus. Cela veut avoir du sens, de la raison, je crois! Tirez. Nous avons de ces qualités là, de reste.» Vous vous en êtes allé en vous mordant les doigts; c'est votre langue maudite qu'il fallait mordre auparavant. Pour ne vous en être pas avisé, vous voilà sur le pavé, sans le sol, et ne sachant où donner de la tête. Vous étiez nourri à bouche que veux- tu, et vous retournerez au regrat; bien logé, et vous serez trop heureux si l'on vous rend votre grenier; bien couché, et la paille vous attend entre le cocher de Monsieur de Soubise et l'ami Robbé. Au lieu d'un sommeil doux et tranquille, comme vous l'aviez, vous entendrez d'une oreille le hennissement et le piétinement des chevaux, de l'autre, le bruit mille fois plus insupportable des vers secs, durs et barbares. Malheureux, malavisé, possédé d'un million de diables!

MOI. – Mais n'y aurait-il pas moyen de se rapatrier? La faute que vous avez commise est-elle si impardonnable? A votre place, j'irais retrouver mes gens. Vous leur êtes plus nécessaire que vous ne croyez.

LUI. – Oh, je suis sûr qu'à présent qu'ils ne m'ont pas, pour les faire rire, ils s'ennuient comme des chiens.

MOI. – J'irais donc les retrouver. Je ne leur laisserais pas le temps de se passer de moi; de se tourner vers quelque amusement honnête: car qui sait ce qui peut arriver?

LUI. – Ce n'est pas là ce que je crains. Cela n'arrivera pas.

MOI. – Quelque sublime que vous soyez, un autre peut vous remplacer.

LUI. – Difficilement.

MOI. – D'accord. Cependant j'irais avec ce visage défait, ces yeux égarés, ce col débraillé, ces cheveux ébouriffés, dans l'état vraiment tragique où vous voilà. Je me jetterais aux pieds de la divinité. Je me collerais la face contre terre; et sans me relever, je lui dirais d'une voix basse et sanglotante: «Pardon, madame! pardon! je suis un indigne, un infâme. Ce fut un malheureux instant; car vous savez que je ne suis pas sujet à avoir du sens commun, et je vous promets de n'en avoir de ma vie.»

Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, tandis que je lui tenais ce discours, il en exécutait la pantomime. Il s'était prosterné; il avait collé son visage contre terre; il paraissait tenir entre ses deux mains le bout d'une pantoufle; il pleurait; il sanglotait; il disait, «oui, ma petite reine; oui, je le promets; je n'en aurai de ma vie, de ma vie». Puis se relevant brusquement, il ajouta d'un ton sérieux et réfléchi:

LUI. – Oui: vous avez raison. Je crois que c'est le mieux. Elle est bonne. Monsieur Viellard dit qu'elle est si bonne. Moi, je sais un peu qu'elle l'est. Mais cependant aller s'humilier devant une guenon! Crier miséricorde aux pieds d'une misérable petite histrionne que les sifflets du parterre ne cessent de poursuivre! Moi, Rameau! fils de Monsieur Rameau, apothicaire de Dijon, qui est un homme de bien et qui n'a jamais fléchi le genou devant qui que ce soit! Moi, Rameau, le neveu de celui qu'on appelle le grand Rameau, qu'on voit se promener droit et les bras en l'air, au Palais-Royal, depuis que monsieur Carmontelle l'a dessiné courbé, et les mains sous les basques de son habit! Moi qui ai composé des pièces de clavecins que personne ne joue, mais qui seront peut- être les seules qui passeront à la postérité qui les jouera; moi! moi enfin! J'irais!.. Tenez, Monsieur, cela ne se peut. Et mettant sa main droite sur sa poitrine, il ajoutait: le me sens là quelque chose qui s'élève et qui me dit, «Rameau, tu n'en feras rien». Il faut qu'il y ait une certaine dignité attachée à la nature de l'homme, que rien ne peut étouffer. Cela se réveille à propos de bottes. Oui, à propos de bottes; car il y a d'autres jours où il ne m'en coûterait rien pour être vil tant qu'on voudrait; ces jours-là, pour un liard, je baiserais le cul à la petite Hus.

MOI. – Hé, mais, l'ami; elle est blanche, jolie, jeune, douce, potelée; et c'est un acte d'humilité auquel un plus délicat que vous pourrait quelquefois s'abaisser.

LUI. – Entendons-nous; c'est qu'il y a baiser le cul au simple, et baiser le cul au figuré. Demandez au gros Bergier qui baise le cul de madame de La Marck au simple et au figuré; et ma foi, le simple et le figuré me déplairaient également là.

MOI. – Si l'expédient que je vous suggère ne vous convient pas; ayez donc le courage d'être gueux.

LUI. – Il est dur d'être gueux, tandis qu'il y a tant de sots opulents aux dépens desquels on peut vivre. Et puis le mépris de soi; il est insupportable.

MOI. – Est-ce que vous connaissez ce sentiment-là?

LUI. – Si je le connais; combien de fois, je me suis dit: «Comment, Rameau, il y a dix mille bonnes tables à Paris, à quinze ou vingt couverts chacune; et de ces couverts-là, il n'y en a pas un pour toi! Il y a des bourses pleines d'or qui se versent de droite et de gauche, et il n'en tombe pas une pièce sur toi! Mille petits beaux esprits, sans talent, sans mérite; mille petites créatures, sans charmes; mille plats intrigants, sont bien vêtus, et tu irais tout nu? Et tu serais imbécile à ce point? est-ce que tu ne saurais pas mentir, jurer, parjurer, promettre, tenir ou manquer comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas te mettre à quatre pattes, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas favoriser l'intrigue de Madame, et porter le billet doux de Monsieur, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas encourager ce jeune homme à parler à Mademoiselle, et persuader à Mademoiselle de l'écouter, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas faire entendre à la fille d'un de nos bourgeois, qu'elle est mal mise; que de belles boucles d'oreilles, un peu de rouge, des dentelles, une robe à la polonaise, lui siéraient à ravir? que ces petits pieds-là ne sont pas faits pour marcher dans la rue? qu'il y a un beau monsieur, jeune et riche, qui a un habit galonné d'or, un superbe équipage, six grands laquais, qui l'a vue en passant, qui la trouve charmante; et que depuis ce jour-là il en a perdu le boire et le manger; qu'il n'en dort plus, et qu'il en mourra?» Mais mon papa. – Bon, bon; votre papa! il s'en fâchera d'abord un peu. – Et maman qui me recommande tant d'être honnête fille? qui me dit qu'il n'y a rien dans ce monde que l'honneur? – Vieux propos qui ne signifient rien. – Et mon confesseur? – Vous ne le verrez plus; ou si vous persistez dans la fantaisie d'aller lui faire l'histoire de vos amusements; il vous en coûtera quelques livres de sucre et de café. – C'est un homme sévère qui m'a déjà refusé l'absolution, pour la chanson, viens dans ma cellule. – C'est que vous n'aviez rien à lui donner… Mais quand vous lui apparaîtrez en dentelles. – J'aurai donc des dentelles? – Sans doute et de toutes les sortes… en belles boucles de diamants. – J'aurai donc de belles boucles de diamants? – Oui. – Comme celles de cette marquise qui vient quelquefois prendre des gants, dans notre boutique? – Précisément. Dans un bel équipage, avec des chevaux gris pommelés; deux grands laquais, un petit nègre, et le coureur en avant, du rouge, des mouches, la queue portée. – Au bal? – Au bal… à l'Opéra, à la Comédie…» Déjà le coeur lui tressaillit de joie. Tu joues avec un papier entre tes doigts.» Qu'est cela? – Ce n'est rien – Il me semble que si. – C'est un billet. – Et pour qui? – Pour vous, si vous étiez un peu curieuse. – Curieuse, je le suis beaucoup. Voyons.» Elle lit.» Une entrevue, cela ne se peut. – En allant à la messe. – Maman m'accompagne toujours; mais s'il venait ici, un peu matin; je me lève la première; et je suis au comptoir, avant qu'on soit levé.» Il vient: il plaît; un beau jour, à la brune, la petite disparaît, et l'on me compte mes deux mille écus… Et quoi tu possèdes ce talent-là; et tu manques de pain! N'as-tu pas de honte, malheureux? Je me rappelais un tas de coquins, qui né m'allaient pas à la cheville et qui regorgeaient de richesses. J'étais en surtout de baracan, et ils étaient couverts de velours; ils s'appuyaient sur la canne à pomme d'or et en bec de corbin; et ils avaient l'Aristote ou le Platon au doigt. Qu'étaient-ce pourtant? la plupart de misérables croque- notes, aujourd'hui ce sont des espèces de seigneurs. Alors je me sentais du courage; l'âme élevée; l'esprit subtil, et capable de tout. Mais ces heureuses dispositions apparemment ne duraient pas; car jusqu'à présent, je n'ai pu faire un certain chemin. Quoi qu'il en soit, voilà le texte de mes fréquents soliloques que vous pouvez paraphraser à votre fantaisie; pourvu que vous en concluiez que je connais le mépris de soi-même, ou ce tourment de la conscience qui naît de l'inutilité des dons que le Ciel nous a départis; c'est le plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant que l'homme ne fût pas né.

Je l'écoutais, et à mesure qu'il faisait la scène du proxénète et de la jeune fille qu'il séduisait; l'âme agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si je m'abandonnerais à l'envie de rire, ou au transport de l'indignation. le souffrais. Vingt fois un éclat de rire empêcha ma colère d'éclater; vingt fois la colère qui s'élevait au fond de mon coeur se termina par un éclat de rire. l'étais confondu de tant de sagacité, et de tant de bassesse; d'idées si justes et alternativement si fausses; d'une perversité si générale de sentiments, d'une turpitude si complète, et d'une franchise si peu commune. Il s'aperçut du conflit qui se passait en moi.

Qu'avez-vous? me dit-il.

MOI. – Rien.

LUI. – Vous me paraissez troublé.

MOI. – Je le suis aussi.

LUI. – Mais enfin que me conseillez-vous?

MOI. – De changer de propos. Ah, malheureux, dans quel état d'abjection, vous êtes né ou tombé.

LUI. – J'en conviens. Mais cependant que mon état ne vous touche pas trop. Mon projet, en m'ouvrant à vous, n'était point de vous affliger. Je me suis fait chez ces gens quelque épargne. Songez que je n'avais besoin de rien, mais de rien absolument; et que l'on m'accordait tant pour mes menus plaisirs.

Alors il recommença à se frapper le front, avec un de ses poings, à se mordre la lèvre, et rouler au plafond ses yeux égarés; ajoutant, mais c'est une affaire faite. l'ai mis quelque chose de côté. Le temps s'est écoulé; et c'est toujours autant d'amassé.

MOI. – Vous voulez dire de perdu.

LUI. – Non, non, d'amassé. On s'enrichit à chaque instant. Un jour de moins à vivre, ou un écu de plus; c'est tout un. Le point important est d'aller aisément, librement, agréablement, copieusement, tous les soirs à la garde-robe. O stercus pretiosum! Voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. Au dernier moment, tous sont également riches; et Samuel Bernard qui à force de vols, de pillages, de banqueroutes laisse vingt-sept millions en or, et Rameau qui ne laissera rien; Rameau à qui la charité fournira la serpillière dont on l'enveloppera. Le mort n'entend pas sonner les cloches. C'est en vain que cent prêtres s'égosillent pour lui: qu'il est précédé et suivi d'une longue file de torches ardentes; son âme ne marche pas à côté du maître des cérémonies. Pourrir sous du marbre, pourrir sous de la terre, c'est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil les Enfants rouges, et les Enfants bleus, ou n'avoir personne, qu'est-ce que cela fait. Et puis vous voyez bien ce poignet; il était raide comme un diable. Ces dix doigts, c'étaient autant de bâtons fichés dans un métacarpe de bois; et ces tendons, c'étaient de vieilles cordes à boyau plus sèches, plus raides, plus inflexibles que celles qui ont servi à la roue d'un tourneur. Mais je vous les ai tant tourmentées, tant brisées, tant rompues. Tu ne veux pas aller; et moi, mordieu, je dis que tu iras; et cela sera.

Et tout en disant cela, de la main droite, il s'était saisi les doigts et le poignet de la main gauche; et il les renversait en dessus; en dessous; l'extrémité des doigts touchait au bras; les jointures en craquaient; je craignais que les os n'en demeurassent disloqués.

MOI. – Prenez garde, lui dis-je; vous allez vous estropier.

LUI. – Ne craignez rien. Ils y sont faits; depuis dix ans, je leur en ai bien donné d'une autre façon. Malgré qu'ils en eussent, il a bien fallu que les bougres s'y accoutumassent, et qu'ils apprissent à se placer sur les touches et à voltiger sur les cordes. Aussi à présent cela va. Oui, cela va.

En même temps, il se met dans l'attitude d'un joueur de violon; il fredonne de la voix un allegro de Locatelli, son bras droit imite le mouvement de l'archet; sa main gauche et ses doigts semblent se promener sur la longueur du manche; s'il fait un ton faux; il s'arrête; il remonte ou baisse la corde; il la pince de l'ongle, pour s'assurer qu'elle est juste; il reprend le morceau où il l'a laissé; il bat la mesure du pied; il se démène de la tête, des pieds, des mains, des bras, du corps. Comme vous avez vu quelquefois au Concert spirituel, Ferrari ou Chiabran, ou quelque autre virtuose, dans les mêmes convulsions, m'offrant l'image du même supplice, et me causant à peu près la même peine; car n'est- ce pas une chose pénible à voir que le tourment, dans celui qui s'occupe à me peindre le plaisir; tirez entre cet homme et moi, un rideau qui me le cache, s'il faut qu'il me montre un patient appliqué à la question. Au milieu de ses agitations et de ses cris, s'il se présentait une tenue, un de ces endroits harmonieux où l'archet se meut lentement sur plusieurs cordes à la fois, son visage prenait l'air de l'extase sa voix s'adoucissait, il s'écoutait avec ravissement. Il est sûr que les accords résonnaient dans ses oreilles et dans les miennes. Puis, remettant son instrument sous son bras gauche, de la même main dont il le tenait, et laissant tomber sa main droite, avec son archet. Eh bien, me disait-il, qu'en pensez-vous?

MOI. – A merveille.

LUI. – Cela va, ce me semble; cela résonne à peu près, comme les autres.

Et aussitôt, il s'accroupit, comme un musicien qui se met au clavecin. le vous demande grâce, pour vous et pour moi, lui dis- je.

LUI. – Non, non; puisque je vous tiens, vous m'entendrez. Je ne veux point d'un suffrage qu'on m'accorde sans savoir pourquoi. Vous me louerez d'un ton plus assuré, et cela me vaudra quelque écolier.

MOI. – Je suis si peu répandu, et vous allez vous fatiguer en pure perte.

LUI. – Je ne me fatigue jamais.

Comme je vis que je voudrais inutilement avoir pitié de mon homme, car la sonate sur le violon l'avait mis tout en eau, je pris le parti de le laisser faire. Le voilà donc assis au clavecin; les jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond où l'on eût dit qu'il voyait une partition notée, chantant; préludant, exécutant une pièce d'Alberti, ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les touches; tantôt laissant le dessus, pour prendre la basse; tantôt quittant la partie d'accompagnement, pour revenir au-dessus. Les passions se succédaient sur son visage. On y distinguait la tendresse, la colère, le plaisir, la douleur. On sentait les piano, les forte. Et je suis sûr qu'un plus habile que moi, aurait reconnu le morceau, au mouvement, au caractère, à ses mines et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais ce qu'il y avait de bizarre; c'est que de temps en temps, il tâtonnait; se reprenait; comme s'il eût manqué et se dépitait dé n'avoir plus la pièce dans les doigts. Enfin, vous voyez, dit-il, en se redressant et en essuyant les gouttes de sueur qui descendaient le long de ses joues, que nous savons aussi placer un triton, une quinte superflue, et que l'enchaînement des dominantes nous est familier. Ces passages enharmoniques dont le cher oncle a fait tant de train, ce n'est pas la mer à boire, nous nous en tirons.

Le neveu de Rameau

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