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LES VOLONTAIRES DE 92

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C’était l’autre soir.

La journée finie, nous étions tous réunis, amis et voisins, chez les Coutanceau, et nous devisions – les fenêtres ouvertes, à cause de la grande chaleur.

De braves gens, ces Coutanceau, depuis l’aïeul, le capitaine, un homme de fer qui passera la centaine, jusqu’au dernier des mioches.

Des gens d’une probité antique, bien connus dans notre quartier, qu’ils habitent de père en fils depuis plus d’un siècle, si aimés et si respectés que c’est un honneur dont on est fier que d’être admis chez eux.

Mais l’autre soir, nous n’étions point gais comme de coutume.

Des nouvelles circulaient, depuis une semaine, qui faisaient les fronts soucieux.

D’aucuns affirmaient que le roi de Prusse, pendant qu’il passait à cheval devant le front de ses troupes, avait osé publiquement, en plein soleil, à la face de tous, écarter d’un geste dédaigneux notre ambassadeur, le représentant de la France, qui s’avançait vers lui.

– C’est à n’y pas croire, disait M. Dolin, le marchand de bois, c’est à se demander si l’orgueil n’a pas troublé la raison de ces gens-là.

Il commençait à s’animer, lorsqu’à ce moment de grandes clameurs qui montaient de la rue lui coupèrent la parole.

Nous nous précipitâmes aux fenêtres.

Une bande de jeunes gens passait, portant un drapeau et criant:

– A Berlin!.. A Berlin!.. A Berlin!..

Prompt comme l’éclair, un des fils Coutanceau s’élança dehors, et, lorsqu’il reparut l’instant d’après, il tenait un journal du soir.

Il était un peu pâle, et ses narines frissonnantes, comme il arrive quand on est secoué par quelque puissante commotion, mais ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire.

– Ils l’ont voulu! s’écria-t-il, la guerre est déclarée… tenez, lisez…

Il disait vrai.

Un grand silence se fit, solennel, comme si chacun de nous eût eu la soudaine vision de ce que représente de grandeurs et de sacrifices, d’héroïsmes et de souffrances ce mot terrible la guerre.

Mais ce fut l’affaire d’un instant.

Le vieux capitaine Coutanceau, qu’on eût cru assoupi dans son fauteuil, s’était dressé en pied.

Il s’avança jusqu’au milieu de nous, et d’une voix vibrante, de cette voix dont il électrisait l’âme de ses soldats:

– Ah! ils le veulent!.. s’écria-t-il. Ah! ils nous provoquent et nous défient!.. Eh bien! tant mieux!.. A Berlin!

Mais il faudrait connaître le capitaine Coutanceau, pour se faire une juste idée des émotions qu’il remua en nous.

Celui-là est un des derniers, un des rares survivants de ces héroïques bataillons qui firent de leur poitrine un rempart à la France menacée.

Successivement il a vu tomber autour de lui tous ceux de sa génération, et il est resté debout, pareil à ces vieux chênes épargnés par la cognée qu’on aperçoit de loin en loin s’élevant au-dessus des taillis.

Il doit avoir quatre-vingt-seize ou dix-sept ans, mais c’est à peine si on lui en donnerait soixante-dix, lorsqu’il sort pour sa promenade quotidienne, le pied solide encore, la taille droite dans sa longue redingote de gros drap.

Le voir c’est être frappé de respect, tant éclate sur sa physionomie sereine toutes les vertus dont il a honoré sa vie, tant reflète sur son front et la fierté de son âme et la noblesse de son intelligence. Qui n’a pas la conscience nette, doit se troubler sous le regard perspicace de ce vieillard qui jamais, j’en jurerais, n’a eu seulement une pensée dont il eût à rougir.

Et indulgent avec cela, et bon, et faible! Ah! ses petits enfants ont terriblement abusé de lui quelquefois!

Tel est l’homme qui se dressait au milieu de nous, imposant et sublime comme si toutes les gloires de la patrie se fussent incarnées en lui.

– Oui, tant mieux! poursuivait-il. A cette heure, je bénis le ciel de m’avoir accordé une existence si longue… Je verrai donc notre revanche avant de mourir… la revanche de 1815… Ah! si seulement j’avais trente ans de moins!.. Mais vous êtes là, mes petits-fils, vous êtes là, Louis et Henri…

D’un même mouvement enthousiaste, les deux jeunes gens serrèrent la main de leur aïeul.

– Nous comptions te demander la permission de nous engager demain, grand’père, dirent-ils…

Un sourire éclaira le visage du vieillard: il se reconnaissait.

– Bien, cela, fit-il, très-bien!.. Pardieu! il eût fait beau voir qu’on se fût battu sur le Rhin et qu’il ne se fût pas trouvé un Coutanceau à la bataille…

Mais il s’interrompit. Il venait de surprendre une larme dans les yeux de sa fille.

– Pourquoi pleurer Marie-Louise, fit-il d’un ton de reproche… C’est ici une guerre juste, une guerre nationale, le devoir des enfants est de partir…

Et plus doucement:

– Réfléchis donc, chère fille, que plus il partira de volontaires, plus la victoire sera sûre, moins le danger sera grand… La raison et le devoir sont d’accord… Ah! s’ils se levaient en masse, tous ceux qui sont en état de porter les armes et de courir à l’ennemi, la guerre serait finie demain… la Prusse, épouvantée, se rendrait sans combat…

Il ne put s’empêcher de rire à cette idée, et gaiement:

– D’ailleurs, ajouta-t-il, Berlin n’est pas au bout du monde… On y va très-bien, et même on en revient…

Nous savions tous que le capitaine Coutanceau avait fait les guerres de la Révolution et de l’Empire, et même nous nous étions souvent étonnés qu’un homme de sa valeur fût resté dans les grades inférieurs, alors que tant de ses anciens camarades étaient morts généraux et même maréchaux de France.

Cela tenait, disait-on, à un drame terrible auquel le capitaine s’était trouvé mêlé, et qui avait brisé sa carrière – mais personne jamais n’avait osé le questionner à ce sujet.

Ce soir-là on fut plus hardi.

– Ah! capitaine, insinua son ami le docteur, si vous vouliez…

Il comprit et, clignant de l’œil:

– Je vois bien, fit-il, où vous voulez en venir… Eh bien! je ne dis pas non… Mais plus tard. Ce soir, je me dois à ces deux enfants qui, peut-être, avant un mois seront, en face des Prussiens… Je veux leur dire quels sont ces ennemis à qui ils vont avoir affaire…

On avança son fauteuil, il s’assit et commença:

– Pour vous donner, même par à peu près une idée de Paris dans les premiers jours du mois de juin 1792, il faudrait, mes amis, une éloquence que je n’ai pas.

Non, jamais je ne saurais vous rendre la terrible fermentation des esprits, l’exaltation des espérances, cette fièvre qui s’était emparée de nous tous et qui nous transportait hors de nous-mêmes.

Alors, on vivait sur la place publique, aux sections, aux clubs, aux sociétés organisées pour instruire le peuple de ses droits.

Le soir venu, des orateurs s’improvisaient à toutes les bornes des carrefours, ou des lecteurs de bonne volonté qui lisaient les papiers publics à la lueur d’une petite chandelle entourée de papier huilé.

Il y avait foule dans les endroits publics, au café de la Régence, rendez-vous des officiers de la garde nationale; au café de Choiseul, dont le propriétaire, Achille Chrétien, un patriote fougueux, mettait à la porte ceux qui n’étaient pas de son avis; au café Manouri, chez Procope et au Pavillon de Foi.

Le pain était bon marché, mais tout travail ayant cessé et tout commerce, beaucoup souffraient…

Mon père, Jean Coutanceau, qui était maître boulanger, avait sa boutique rue Saint-Honoré, non loin de la maison de Duplay, le menuisier, l’hôte et l’ami de Robespierre.

Mais il ne restait guère chez nous.

Toute la nuit il travaillait au pétrin, nu jusqu’à la ceinture, comme le dernier de ses garçons, mais dès que le pain était défourné, il remettait son habit et partait pour ne reparaître qu’à l’heure du dîner. Le soir, il allait régulièrement aux Jacobins et ne rentrait que pour reprendre sa besogne.

Souvent, je me suis demandé de quel ciment il était bâti, pour résister à de telles fatigues et à une privation presque constante de sommeil.

Eh bien! ils étaient des centaines et des milliers qui vivaient de cette vie là, des hommes de fer trempés pour leur œuvre, que la fièvre de la liberté soutenait.

En d’autres circonstances, ma mère se fût sans doute indignée et révoltée de cet abandon du foyer.

Mais les idées de mon père étaient les siennes, et si parfois elle était inquiète, elle mettait son honneur à cacher ses alarmes.

– Il faut que les hommes fassent leur devoir, disait-elle.

Et chaque soir, elle attendait mon père avec une impatience fébrile, et lorsqu’il arrivait, il fallait qu’il lui racontât toutes les nouvelles, ce qui se passait aux faubourgs et aux Tuileries, les motions des clubs, quels orateurs avaient parlé à l’assemblée et ce qu’ils avaient dit.

Le dimanche, cependant, mon père restait au logis.

Il faisait ses comptes et écrivait des réclamations qu’on portait aux pratiques qui ne nous payaient pas. Il y en avait beaucoup dans ce cas; il y en avait même tant et tant que, bien loin de gagner de l’argent, il nous fallait chaque mois prendre quelque chose de notre petit patrimoine. C’était alors un vilain métier que celui de boulanger.

Ce jour-là, presque toujours, M. Goguereau, le médecin, qui avait été élu député de Paris aux élections de 1791, venait partager notre modeste dîner.

C’était un très-vieil ami de notre famille, presque notre parent, car sa belle-sœur était mariée à un neveu de ma mère, un nommé Moisson, ébéniste au faubourg Saint-Antoine.

Au dessert, invariablement, mon père descendait à la cave chercher une bouteille de vieux vin, et tout en la buvant, c’étaient entre M. Goguereau et lui des discussions interminables. Je ne saisissais pas toujours parfaitement leurs théories, mais de tout ce qu’ils disaient ressortait pour moi éclatante comme le soleil cette vérité que la liberté est le plus précieux des biens et les plus sacrés des droits d’un homme.

J’avais alors dix-sept ans et j’étais si grand et si vigoureux qu’on m’en eût donné vingt, pour le moins.

Cependant, mon père n’avait pas voulu faire de moi un boulanger, comme l’avait été mon grand-père, et comme il l’était lui-même.

Il prétendait me faire donner une éducation supérieure à la sienne, et chaque matin je me rendais à une classe que tenait derrière Saint-Roch un père de l’Oratoire, un vieux brave homme qui ne s’occupait pas de politique, mais seulement de bien bourrer ses élèves de latin, d’histoire et de géographie.

Je mentirais si je disais que je ne souhaitais pas vivement accompagner mon père. Mais il n’entendait pas de cette oreille, et toute la journée il me fallait rester, en tête à tête avec mes livres.

C’est à la seule indulgence de ma mère que je devais de ci et de là quelques heures de liberté.

Parfois, lorsqu’il s’amassait du monde dans la rue, lorsqu’on entendait battre le tambour, voyant les angoisses de ma curiosité, la pauvre chère femme me disait:

– Allons, va voir! et surtout ne sois pas trop longtemps.

Et bien vite je filais.

C’est ainsi que le 20 juin 1792, je vis la grande manifestation qui se rendait à l’assemblée et qui ensuite envahit les Tuileries.

Ce fut la première émotion terrible et ineffaçable de ma vie, car je n’avais vu aucune des journées glorieuses et néfastes de la Révolution, ni la prise de la Bastille, ni les scènes de l’Hôtel-de-Ville, ni la catastrophe du Champ-de-Mars.

En tête de la première colonne, marchaient Santerre et un homme vêtu en fort de la halle qu’on me dit être le marquis de Saint-Huruge. En arrière, à quelques pas, venaient des invalides, traînant sur un char un haut peuplier tout chargé de feuilles.

Le peuple ne semblait ni irrité, ni menaçant, mais fort gai, au contraire et disposé à rire. Je remarquai beaucoup de femmes avec leurs enfants dans leurs bras.

A plusieurs de ces gens, je demandai où ils allaient et ce qu’ils comptaient faire, ils me répondirent qu’ils n’en savaient rien; mais qu’il fallait amener à la raison, M. et madame Véto, – on appelait ainsi le roi et la reine, – dont la mauvaise volonté perdait la nation.

Jusqu’à quatre heures, je demeurai parmi la foule, et je fus entraîné par le courant lorsqu’on brisa, faute d’issues, les grilles du Carrousel, mais je ne pénétrai pas dans les Tuileries. Quand je vis braquer les canons contre les portes du château, j’eus peur, je vous l’avoue, et je me sauvai.

Mon père était sombre, quand il rentra le soir.

– Tout va mal! nous dit-il. Que font nos armées? Rien. Et cependant l’ennemi est aux frontières!.. Il est vrai qu’il y a sans doute des Français indignes de ce nom qui l’appellent de tous leurs vœux… Ah! malheur aux scélérats qui pactiseraient avec l’étranger!..

Mon père, qui était pourtant un homme humain et honnête, disait cela d’une telle voix et avec de si terribles regards, que je frémis.

C’est que je ne vous ai pas dit encore que depuis le mois d’avril précédent les hostilités étaient commencées entre la France et l’Autriche.

Et, certes, on ne saurait imaginer une guerre entreprise sous des auspices plus désastreux.

La campagne était à peine ouverte, que déjà l’indiscipline de notre armée était à son comble.

Luckner, La Fayette, Rochambeau, nos généraux n’avaient pas la confiance de leurs soldats, on refusait de leur obéir.

Travaillées de sinistres soupçons, nos troupes voyaient la trahison partout, devant et derrière eux. Deux régiments s’étaient repliés sans tirer un coup de feu, en criant: Nous sommes trahis.

De tels débuts devaient emplir l’ennemi de confiance. Le mal était immense, et cependant on ne semblait pas s’occuper d’y porter remède. Et dans Paris on disait que ce n’était pas le succès de nos armes que souhaitaient le roi et la reine, M. et madame Véto.

Voilà où en était l’opinion, quand le bruit se répandait que la Prusse, rompant sa neutralité, s’ébranlait pour marcher contre nous.

Ce fut mon père qui nous apporta cette nouvelle, en sortant d’un club où on avait lu une lettre apportée de Coblentz, quartier général de l’armée prussienne.

Ma mère parut consternée.

– Est-ce bien possible, s’écria-t-elle. Quelle raison auraient ces gens de nous faire la guerre?

– Aucune.

– Alors… pourquoi viendraient-ils?

– Pourquoi! parce qu’ils savent notre frontière dégarnie, parce qu’ils croient que le dur enfantement de notre liberté nous met à leur merci… Parce que la Prusse est une nation de proie et qu’elle espère tirer quelque chose de nous: une forteresse, une ville, une province peut-être!..

Durant quelques jours, on douta, on voulut douter de cette nouvelle. On avait tant besoin qu’elle ne fût pas vraie!

D’un autre côté, beaucoup de gens plus honnêtes que clairvoyants, pensaient que les Prussiens hésiteraient ou même seraient arrêtés par l’impossibilité de justifier leur agression.

L’anxiété n’en allait pas moins grandissant.

Il me semblait sentir Paris bouillonner et frémir comme une chaudière immense dont la vapeur cherche une issue.

C’est à peine, désormais, si je voyais mon père. Il prenait ses repas dehors, ou bien j’étais couché quand il rentrait. Puis c’étaient des patriotes qui venaient le voir. Ils s’enfermaient dans l’arrière boutique pour tenir conseil, et si je prêtais l’oreille, je les entendais répéter d’un ton de fureur concentrée:

– Il faut aviser au moyen de nous sauver nous-mêmes, car le roi et la reine s’entendent avec l’étranger pour nous livrer.

C’était là ce que j’entendais dire partout…

Or, j’en étais venu insensiblement à passer mes journées dehors. Mon vieux professeur avait suspendu ses leçons, ma mère ne me demandait plus compte de mes sorties, j’avais tout mon temps à moi, j’étais mon maître, j’en profitais insoucieusement comme un enfant que j’étais.

Je m’en allais au hasard par la ville, me mêlant aux groupes, suivant les manifestations qui se succédaient à propos de tout et à propos de rien, écoutant, interrogeant, glanant les on-dit.

Mais c’est au Palais-Royal que je finissais toujours par revenir.

Là, sous ces mêmes arbres dont les feuilles, arrachées par Camille Desmoulins, avaient été le premier signe de ralliement de la Révolution, là se pressait, autour des nouvellistes et des politiques en plein vent, une foule haletante de curiosité.

Alors, mes amis, nous n’avions ni les chemins de fer, ni le télégraphe. Alors les dépêches étaient apportées à franc étrier, et il fallait bien des jours et bien des relais à un courrier pour venir de la frontière.

C’est vous dire l’impatience dont on était dévoré, le travail des imaginations et par contre le déluge de nouvelles fausses dont on était inondé.

Fabriquer des nouvelles était une manie. Il y avait des gens qui s’en faisaient une renommée et presque un état. Les plus habiles exerçaient au Palais-Royal, on les connaissait, et dès qu’ils paraissaient, on les hissait sur un banc et on les écoutait.

Et suivant que c’était tel ou tel qui pérorait, on croyait tout perdu ou tout sauvé, et c’était des cris de joie absurdes ou des paniques plus ridicules encore.

Parmi ces beaux donneurs de renseignements, il en est un qu’il me semble voir encore.

C’était un certain Mouchet, haut comme ma botte, bancroche et bossu, noir de peau et le nez en vrille qu’on avait surnommé le Diable boîteux. Il avait une voix si aigre et si perçante qu’on l’entendait sous les galeries de bois et qu’il faisait taire tous les autres. Il ne manquait pas d’une certaine faconde, s’étant exercé longtemps au club des Minimes.

Ce Mouchet avait la spécialité des nouvelles désastreuses.

Il n’était guère d’après-midi qu’il ne nous annonçât que nos soldats venaient d’être mis en pleine déroute. Et si quelqu’un faisait seulement mine de douter, tout de suite il tirait de sa poche et lisait une lettre qu’il venait, jurait-il, de recevoir de l’armée, à l’instant même.

Il s’était, par surcroit, donné l’emploi de dénoncer quotidiennement le général La Fayette, lequel n’était guère en odeur de patriotisme, et qui était bien loin déjà du temps où on arrachait pour s’en faire des reliques les crins de son cheval blanc.

Le malheur est que cet intarissable parleur n’inventait pas toujours.

Il disait vrai, par exemple, en annonçant que le duc de Bade avait mis les Autrichiens dans Kehl, et qu’on craignait un complot pour livrer Strasbourg. Il disait vrai en affirmant que l’Alsace, debout et frémissante, demandait en vain des armes pour marcher à l’ennemi.

C’est de même par Mouchet que j’appris les trop réels malheurs des Flandres.

Là, le vieux Luckner, le général de la Révolution, n’était pas à la hauteur de son rôle. Poussé par Dumouriez, il s’était d’abord avancé et avait pris Courtrai et deux places fortes. Puis, tout à coup, comme s’il eût été effrayé de sa témérité et de son succès, il s’était replié en hâte jusque sous le canon de Lille, après en avoir fait juste assez pour compromettre les amis et les partisans de la France.

– Or, concluait Mouchet, de sa voix glapissante, or, je le demande aux braves sans-culottes qui m’écoutent, pourquoi cette retraite?.. Parce que M. Véto l’a ordonnée. La trahison est visible, on veut donner aux Prussiens le temps d’arriver.

Ce qu’il ne disait pas, ce Mouchet, c’est que, pour tenir tête à tête à l’armée autrichienne, Luckner n’avait pas quarante mille hommes, brûlants d’enthousiasme, c’est vrai, mais sans aucune instruction militaire, à peine organisés, sans vivres, presque sans munitions.

C’est l’objection qui me vint, et le soir, je la soumis à mon père, mais lui, pourpre d’indignation, et les poings crispés.

– Et à qui donc s’en prendre, s’écria-t-il, si notre frontière est ouverte, si les cadres de nos armées sont vides, si nos soldats manquent de tout, si nos généraux sont des poltrons ou des incapables, à qui donc s’en prendre, sinon à celui qui a juré de défendre la France, qui en a les moyens, et qui ne le fait pas?..

C’est pourtant juste, pensais-je, mon père a raison.

Mais lui, s’animant poursuivait:

– On devait établir un camp entre la frontière et Paris. Où est-il ce camp? Ce ne sont cependant pas les soldats qui manquent.

Ah! ce n’était que trop évident; la France était en péril, les plus simples ne s’y trompaient pas. Mais ce péril, comment le prévenir?..

Hélas! comment eût-on été d’accord sur les moyens, quand on ne l’était pas sur les causes, chaque parti accusant l’autre de trahison.

Enfin, le 30 juin, le député Jean Debry lut à l’Assemblée un rapport sur les mesures à prendre en cas de danger de la patrie.

Accueilli par des applaudissements presque unanimes, le rapport fut mis en discussion et ne tarda pas à devenir l’objet d’une lutte passionnée et qui menaçait de durer longtemps.

Mon père, je l’ai compris depuis, ne se rendait pas bien compte de l’énorme gravité des débats; il s’indignait de ces lenteurs.

– A chaque jour qu’on perd, grondait-il, les Prussiens peuvent faire une étape.

Voilà où en étaient les choses, lorsque, le soir du 2 juillet, juste comme j’aidais nos garçons à mettre les volets de la boutique, je vis arriver le vieil ami de mes parents, M. Goguereau, le député.

– Mon cher Coutanceau, dit-il à mon père, je sais que depuis longtemps vous désirez entendre Vergniaud; il doit prendre la parole demain; si vous le voulez, je viendrai vous chercher, ainsi que le jeune citoyen qui est là, – et il me montrait, – et je vous ferai placer.

Si mon père fut content, et remercia, il ne faut pas le demander.

Dès huit heures, le lendemain, il avait fait faire sa barbe et avait passé son plus bel habit. J’avais mis pareillement mes plus beaux effets, avec une chemise à gros jabot selon la mode d’alors.

A l’heure dite M. Goguereau arriva, et nous partîmes.

Ah! bien nous en prit, d’être avec un député. Jamais je n’ai vu affluence de monde comme celle qui se pressait autour de l’Assemblée. Le bruit s’était répandu la veille que Vergniaud devait prononcer un discours, et c’était à qui pourrait entendre le grand orateur de la Gironde. Mais il y avait des gardes à toutes les portes, qui barraient le passage…

La consigne n’était pas pour nous. M. Goguereau se nommait, en disant: «Ces citoyens sont avec moi,» et on s’empressait de nous laisser passer.

Ainsi il nous guida le long des couloirs, puis il nous ouvrit la porte d’un petit escalier, et finalement il nous introduisit dans les tribunes.

Elles étaient pleines à crouler d’auditeurs – de femmes surtout – et ce n’est pas sans soulever une tempête de récriminations, que nous réussîmes, mon père et moi, à conquérir – c’est bien l’expression – deux pauvres petites places au bout d’une banquette.

J’étais horriblement mal à l’aise, et surtout martyrisé par un chapiteau de colonne qui me meurtrissait les reins dès que je me dressais. Mais je ne souffrais de rien, tant j’étais saisi de la majesté du spectacle que j’avais sous les yeux pour la première fois.

Quels hommes siégeaient dans cette assemblée, mes amis, il est inutile, n’est-ce pas, que je vous le dise. Leurs noms sont dans toutes les mémoires, et ils vivront autant que leur œuvre, – œuvre immense, qui nous a fait ce que nous sommes, et que presque tous, hélas! ont scellée de leur sang.

De ma place, je planais au-dessus d’eux tous.

Je voyais les députés de la gauche – de la Montagne – échanger des regards enflammés, des paroles irritées et des gestes menaçants, avec ceux de la droite. Je voyais ceux du centre – du Marais, comme on disait alors – essayer de s’interposer entre des rancunes implacables.

Je n’avais pas assez d’yeux pour regarder le président, immobile sur son fauteuil comme une statue, la main sur le manche d’ébène de sa sonnette.

Derrière lui, dans un réduit grillé d’une douzaine de pieds carrés il me semblait apercevoir des ombres qui s’agitaient. Là, se tenaient des journalistes qui venaient de trouver le secret d’écrire aussi vite que l’on parle et qu’on appelait, pour cette raison, des logotachygraphes.

C’est dans cette loge que quelques jours plus tard, le 10 août, Louis XVI, chassé des Tuileries, devait venir chercher un refuge.

A la tribune où on montait par un escalier assez roide, était alors un petit homme maigre, qui parlait avec des gestes de convulsionnaire du salut public, l’unique et la suprême loi, disait-il.

On ne l’écoutait guère.

A tout bout de phrases les autres députés l’interrompaient, et dans les tribunes les conversations continuaient tout haut, comme à la Halle… Même, non loin de mon père et de moi, il y avait des gens qui buvaient et mangeaient, sans façon, comme s’ils eussent été chez eux.

A la fin, cependant, cet orateur si peu écouté descendit de la tribune.

Et je vis s’avancer pour le remplacer, un homme tout jeune encore, au regard doux, à la physionomie pensive.

Autour de moi on chuchotait:

Vergniaud! Vergniaud!..

Ce qui me frappait en lui, c’était la grâce familière de sa démarche, une certaine nonchalance d’attitude et je ne sais quel inexprimable charme qui vous attirait vers lui et faisait qu’on l’aimait et qu’on souhaitait d’être son ami.

Mais quand son pied frappa le parquet de la tribune, comme pour en prendre possession, il fut transfiguré… L’orateur surgissait de l’homme… Il m’apparut tel qu’un dieu, sur le Sinaï de la liberté, le front éblouissant d’éclairs.

Le silence s’était fait, profond, intense.

Au-dehors, même, les grondements sourds de la foule se taisaient.

Lui, un peu pâle d’abord, et violemment ému d’une virile émotion, il promena son regard autour de la salle… son bras se leva d’un geste impérieux, ses lèvres s’entr’ouvrirent… Il parla.

Le discours qu’il prononça ce jour-là, mes amis, marque une date dans les fastes de l’éloquence humaine – une date dans l’histoire de notre Révolution.

Vous le trouverez, ce discours, dans tous les livres.

Mais ce que les livres ne vous diront pas, c’est cette parole inspirée, cette voix puissante et grave, qui avait des caresses divines, quand il adjurait ses collègues de s’unir pour le salut de la patrie, et qui vibrait comme le métal des cloches quand montait son indignation.

Dédaigneux des ménagements de la prudence, il alla droit au fait.

Ce que la France pensait et disait tout bas, il le cria d’une voix si forte que le trône chancelant de Louis XVI en fut renversé…

Après avoir déroulé l’effrayant tableau des calamités de la France, il disait l’immensité et l’imminence du péril, et aussi l’incurie criminelle du pouvoir. Il montrait l’ennemi à nos portes, les émigrés en armes à la frontière, l’invasion menaçante, et le roi paralysant de son veto toutes les mesures de salut public, le roi n’osant défendre formellement à ses généraux de vaincre, mais leur enlevant hypocritement les moyens de vaincre.

«Appelez, ô mes collègues, disait-il, appelez, tous les Français à sauver la patrie… Montrez leur l’immensité du gouffre… Ce n’est que par un effort extraordinaire qu’ils pourront le franchir!..»

Un frisson électrique parcourait l’Assemblée, à ces accents inspirés du grand orateur… Chacun avait cru entendre sonner le glas de la patrie agonisante.

Alors il me fut donné de connaître l’empire de la parole humaine.

Dans cette assemblée, l’instant d’avant si divisée, et agitée de tant de passions contraires, on eût dit que tous les cœurs battaient à l’unisson pour un même désir, pour une seule pensée.

Sur les bancs de la gauche, à droite, au centre, dans les galeries, on applaudissait avec une sorte de frénésie.

Pâle, les dents serrées, les yeux brillants de larmes, mon père m’étreignit le bras à le briser.

– Ce n’est pas un homme qui parle, me disait-il, j’ai entendu la voix de la patrie elle-même… Maintenant, j’ai bon espoir.

Et cependant, à trois ou quatre places de moi, j’avais remarqué un auditeur dont la contenance contrastait singulièrement avec l’enthousiasme de tous.

C’était un très jeune homme, vêtu comme les ouvriers de la plus pauvre condition.

Il était assis au premier rang, et, chaque fois qu’on prononçait le nom du roi, je voyais parfaitement ses doigts se crisper de rage contre le bois de balustrade.

Par moments, il bondissait, se levait à demi et se penchait vers la salle comme pour jeter une insulte à la face de l’orateur.

D’autre fois, il portait la main droite sous ses habits, d’un geste si convulsif, qu’on eût dit qu’il y cherchait une arme.

Si extraordinaire était son manége que, malgré moi-même, je me pris à l’examiner avec toute l’attention dont j’étais capable.

Évidemment les habits misérables qu’il portait n’étaient pas ses habits ordinaires. La blancheur de ses mains, les soins que trahissaient ses cheveux blonds, la finesse du peu qu’on apercevait de son linge, tout en lui trahissait l’aristocrate.

Mais qu’était-il venu faire là? Pourquoi ce déguisement et ces gestes désordonnés?

A une époque où les plus noires défiances empoisonnaient toutes les relations, où il n’était question que de trahisons et de complots, où on ne parlait que d’ennemis du peuple, d’espions de l’étranger et d’émissaires des émigrés, il y avait là de quoi me faire travailler prodigieusement l’esprit.

J’allais peut-être faire part de mes soupçons à mon père, quand le jeune homme se retourna. Sa figure qui respirait l’audace et l’énergie, était de celles qu’on n’oublie pas. Nos yeux se rencontrèrent, et il me semble éprouver encore l’étrange sensation que je ressentis au choc de son regard. J’eus comme la certitude que cet individu se trouverait mêlé à ma vie, et serait pour quelque chose dans ma destinée.

Si forte fut la sensation que je me tus.

D’ailleurs les galeries se vidaient.

Vergniaud venait de descendre de la tribune et de quitter la salle, et tout le monde se précipitait dehors pour l’attendre et l’acclamer au passage. Mon père m’entraîna.

Mais c’est en vain qu’à l’exemple de plusieurs milliers de personnes, nous restâmes plantés sur nos jambes devant la grande porte, l’orateur de la Gironde avait dû s’échapper par quelque porte latérale.

Beaucoup pour se dédommager de ce contre-temps, se donnèrent rendez-vous à la comédie française, où on fit une ovation à mademoiselle Candeille, qui était la maîtresse de Vergniaud.

Le lendemain, 4 juillet, l’Assemblée décréta:

Que dès que le péril deviendrait extrême, le Corps législatif le déclarerait lui-même, par cette formule solennelle: La patrie est en danger.

Qu’à cette déclaration tous les citoyens seraient tenus de remettre aux autorités les armes par eux possédées, pour qu’il en fût fait une distribution convenable.

Que tous les hommes, jeunes ou vieux, en état de servir, seraient enrôlés…

Une immense acclamation de Paris entier salua le décret de l’Assemblée.

La nouvelle s’en était répandue avec la rapidité d’une traînée de poudre jusqu’à l’extrémité des faubourgs. Le soir, au coin des rues, les groupes étaient plus animés que de coutume, et les marchands de journaux chargés de leurs feuilles encore humides, partaient en criant:

«Achetez, pour lire le décret qui sauve la patrie!..»

Était-elle donc sauvée, en effet? Il y en avait qui le croyaient, attribuant ainsi à l’Assemblée le pouvoir de changer, par la seule manifestation de sa volonté, une situation terrible.

Comme il arrive dans toutes les crises violentes, je voyais, non sans un étonnement profond, les gens passer soudainement de l’abattement le plus extrême à une confiance presque sans bornes.

Mon père ne se possédait pas de contentement.

– Il faudra mettre un gigot au four, commanda-t-il à ma mère, j’amènerai souper quelques bons patriotes, et nous viderons une bouteille au bonheur de la nation…

Le soir, en effet, il arriva avec trois de ses amis, dont le grand Fortier, le marchand de toiles, qui fut tué un mois plus tard, à la prise des Tuileries, le 10 août.

Leur persuasion était que les Prussiens, quand ils sauraient la ferme attitude de l’Assemblée, et l’impossibilité où serait le roi de favoriser leur invasion, s’arrêteraient.

C’est ce dont ne semblait nullement convaincu M. Goguereau, le représentant, qui était de ce souper.

– Ne nous hâtons pas de chanter victoire, disait-il, de peur d’être obligés de déchanter.

Cependant tout ce qu’il nous apprit n’était pas fait pour diminuer notre assurance.

C’est de lui que nous sûmes positivement que, de tous les points de la province, des gardes nationaux fédérés se mettaient en marche, en armes et avec du canon, pour aller former un camp aux environs de Soissons.

On en attendait cinq cents de Marseille et trois cents de Brest, qui devaient déjà être en route.

Tous devaient passer par Paris et y assister à la grande fête patriotique qui se préparait pour le 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille.

– Vous voyez donc bien, disait mon père, que tout s’arrangera… Allons, allons, le commerce va reprendre et l’argent va reparaître… et ma foi! je n’en serai pas fâché, car j’ai des pratiques dont la «taille» s’allonge à faire trembler.

A l’air dont M. Goguereau secouait la tête, je voyais bien qu’il ne disait pas tout ce qu’il pensait, lui qui connaissait le dessous des cartes.

Mais à quoi bon désoler les gens à l’avance!..

L’aveuglement de mon père était si obstiné, qu’il nous annonça la résolution où il était de partir en tournée pour acheter du blé, comme il faisait tous les ans à l’époque de la moisson.

Et, en effet, le lendemain, quoi que pût lui dire ma mère, il voulut se mettre en route, et je l’accompagnai jusqu’à la rue du Coq, où était le bureau de la voiture qui faisait le service entre Paris et Chartres, où il se rendait.

Je puis vous affirmer, mes amis, que vous ririez bien si j’avais le pouvoir de vous mettre tout à coup en présence de cette diligence, qui excitait alors mon admiration, et dont on disait qu’il ne se ferait rien de mieux, ni de plus commode, ni de plus rapide.

C’était un grand coffre carré, haut huché sur roues, peint en bleu clair et percé de petits guichets larges comme les deux mains.

Cela mettait quatorze heures à faire le trajet. On partait de la rue du Coq à trois heures de l’après-midi, et on arrivait à Chartres sur les cinq heures du matin. C’était un voyage.

Resté seul à Paris avec ma mère, et plus que jamais libre de ma personne, je m’étais bien promis de devenir un des auditeurs assidus de l’Assemblée nationale, ce qui devait m’être facile, avec la protection de M. Goguereau…

Hélas! le jour où j’y retournai, je pus reconnaître combien avaient été chimériques les espérances de mon père et de ses amis.

La question de savoir en quelles formes la déclaration du danger de la patrie serait faite avait été résolue, c’est vrai.

Mais il restait à décider s’il y avait ou non lieu de proclamer sur-le-champ la patrie en danger.

Et sur cette question qui ne me semblait pas à moi, naïf, présenter l’ombre d’un doute, la discussion avait repris avec une âpreté toute nouvelle. Deux députés, surtout, qu’on me dit être, l’un l’évêque du Cher, Torné, l’autre Pastoret, représentant de Paris, faisaient assaut de violence.

L’irritation grandissait, quand soudain arriva un message du roi annonçant à l’Assemblée que les hostilités de la Prusse étaient imminentes et qu’une armée de cinquante-deux mille Prussiens s’avançait vers notre frontière…

Je renonce, mes amis, à vous donner une idée de la tempête de ricanements et de huées qui accueillit cette notification.

– C’est encore un piége, criait un député, l’armée prussienne n’est pas de cinquante-deux mille, mais de cent mille hommes.

– Sans compter vingt mille émigrés disait un autre.

– Et c’est quand ils sont à Coblentz que le roi avertit les représentants de la nation!..

Il est de fait que, dans mon âme et conscience, je ne savais comment qualifier cette communication tardive, d’un fait connu de l’Europe entière, qui était l’unique sujet d’entretien de Paris, qui avait motivé le foudroyant discours de Vergniaud et le décret qui en avait été la suite…

L’Assemblée ne daigna pas s’en occuper, et les débats continuaient, quand un orateur nouveau parut à la tribune.

C’était un vieillard de la figure la plus noble, avec cet air de mansuétude que l’imagination prête aux Apôtres.

Je demandai son nom. On me répondit que ce député n’était autre que Lamourette, ancien grand vicaire de l’évêque d’Arras et alors évêque constitutionnel de Lyon.

Vénéré de ses collègues, il obtint le silence, et, d’une voix émue:

«On vous a proposé, commença-t-il, on vous proposera encore des mesures extraordinaires, pour parer aux dangers de la France… A quoi bon! si vous ne savez pas rétablir dans votre propre sein la paix et l’union… J’entends dire que ce rapprochement est impossible… Ces mots me font frémir; ils sont une injure à cette Assemblée… Les honnêtes gens ont beau être divisés d’opinion, il est un terrain de patriotisme et d’honneur où ils se rencontrent toujours… Ah! celui qui réussirait à vous réunir tous, serait le véritable vainqueur de la Prusse et de Coblentz!..»

Après bientôt un siècle, mes amis, je suis sûr de vous citer textuellement les paroles de cet homme de bien, tant elles se gravèrent profondément dans ma mémoire…

– Celui-ci a grandement raison, pensais-je, et il songe aux intérêts de la France et non à ceux de ses rancunes ou de son ambition.

Et l’émotion qui s’était emparée de moi, je voyais bien que tout le monde la partageait.

Lui, cependant, d’un accent irrésistible poursuivait:

«Jurons de n’avoir qu’un seul esprit, qu’un seul sentiment; jurons de nous confondre en une seule et même masse d’hommes libres. Le moment où l’étranger verra que ce que nous voulons nous le voulons tous, sera le moment où la liberté triomphera, et où la France sera sauvée!..»

Il n’avait pas achevé que tous les députés étaient debouts et, la main étendue, prêtaient le serment proposé.

Toutes les rancunes s’étaient fondues à la chaleur de ce patriotisme.

Puis, un cri de concorde et de fraternité se fait entendre, et d’un mouvement spontané, tous les partis se mêlent et se confondent. Les hommes des factions les plus opposées se jettent dans les bras de leurs ennemis. Condorcet, en ce moment, entrait dans la salle, Pastoret qui le haïssait, court à lui et l’embrasse. Il n’y a plus de côté gauche, ni de côté droit, ni de centre, il n’y a plus que l’Assemblée nationale…

Cependant, une députation, ayant à sa tête Lamourette, s’était hâtée d’aller porter au roi un extrait du procès-verbal.

Il se hâta d’accourir et je le vis entrer, précédé de ses ministres, pâle, attendri, ému, pouvant à peine croire à cette incroyable et soudaine réconciliation.

– Je ne fais qu’un avec vous, balbutia-t-il, notre union sauvera la France…

Et dans les tribunes publiques et au dehors, mille cris d’allégresse répondaient; tout le monde avait des larmes dans les yeux…

La séance levée, cependant, lorsque je traversai la terrasse des Feuillants pour regagner la maison paternelle, je fus croisé par deux hommes dont l’un disait à l’autre:

– On s’embrassait aussi la veille de la Saint-Barthélemy.

L’exclamation de ces deux hommes me révolta si fort que, pour un peu, je leur aurais cherché querelle.

– Ceux-là, pensais-je, sont de ces êtres haineux qui jugent les autres d’après eux.

Et, en effet, comment ne pas se sentir véritablement réjoui après ce que je venais de voir et en présence du spectacle que j’avais sous les yeux.

Le roi, de retour aux Tuileries, s’est empressé de faire ouvrir le jardin qu’il tenait fermé depuis les scènes du 20 juin, et un peuple immense s’y était précipité et se pressait sous les fenêtres du château en criant à pleins poumons: Vive le roi!..

Je vous le demande, mes amis, n’était-ce pas à s’y méprendre!

Et la preuve, c’est que ma mère, à qui je racontai en rentrant ce qui se passait, me dit, la pauvre femme:

– Il faut écrire à ton père, il verra que la tranquillité va revenir, et il fera des achats plus considérables.

J’écrivis, en effet, à l’adresse que mon père nous avait assignée, à l’hôtel de la Nation, tenu par un nommé Servan, qui descendait toujours chez nous, quand il venait à Paris faire ses provisions.

Niais que j’étais!.. Mon père n’avait pas reçu ma lettre que déjà tout était changé et redevenu pire qu’avant.

Ce beau rêve de concorde avait duré ce que durent les rêves, une nuit.

Paris, à son réveil, bafoua d’un éclat de rire immense un projet qu’il jugea beaucoup trop beau pour être réalisable.

Dès le matin, des crieurs s’étaient répandus dans les rues, offrant pour deux sous la Grande Pantalonnade sentimentale de ces Messieurs de l’Assemblée, pamphlet plus injurieux que spirituel, composé par les rédacteurs du Journal du Diable.

Les chansons ne tardèrent pas à s’en mêler, car en aucun temps on ne rima davantage.

Il me semble voir encore un grand vieux tout dépenaillé, qui se tenait devant Saint-Roch, abrité sous un large parapluie, et qui chantait une longue complainte dont le refrain était:

Encore un baiser, Lamourette,

Encore un baiser!..

Enfin, des députés que j’avais vu de mes yeux, dans les bras l’un de l’autre, s’embrassant comme du pain, écrivirent aux journaux pour démentir le fait.

Cette scène de réconciliation n’avait-elle donc été qu’une hypocrisie préméditée des partis, désireux d’endormir leurs mutuelles défiances?..

N’était-elle, comme d’aucuns l’insinuaient, qu’une comédie convenue entre le roi et l’évêque de Lyon pour détourner les esprits de la discussion de la loi du danger de la patrie, et laisser ainsi aux Prussiens le temps d’arriver?

M. Goguereau, que je me permis d’interroger, m’affirma que ce n’était ni l’un ni l’autre.

– Pourquoi donc, me dit-il, n’aurions-nous pas été sincères!.. La haine n’est pas si douce!.. Nous avons été émus et entraînés… Toutes les assemblées sont exposées à des surprises sentimentales de ce genre…

Je vous donne l’explication telle qu’elle m’a été donnée. Ce qui n’empêche qu’une célébrité de ridicule est demeurée attachée à cette scène, qui m’avait tiré des larmes… Encore aujourd’hui, un «baiser Lamourette» est le synonyme de comédie et de trahison.

Mais précisément parce qu’ils étaient furieux d’avoir été dupes d’un mouvement de leur cœur, les partis n’en étaient devenus que plus acharnés.

Une mesure qu’on ne manqua pas de dire provoquée par la cour devait d’ailleurs attiser encore les colères.

Je l’appris, au matin, d’un ouvrier, qui était entré dans notre boutique acheter un pain. Comme il me semblait exaspéré, je lui demandai ce qu’il avait:

– J’ai, me répondit-il, que le directoire de Paris vient de suspendre Pétion de ses fonctions, et veut le poursuivre comme organisateur de la manifestation du 20 juin.

C’était si grave que, tout d’abord, je crus à une de ces fausses nouvelles comme on en lançait dix par jour dans la circulation.

Frapper Pétion, le maire de Paris, l’homme le plus populaire du moment… était-ce possible.

C’était vrai. Le premier passant m’apprit que le roi, au lieu d’annuler, comme il le pouvait, cette décision, venait de la notifier à l’Assemblée, en lui laissant «le soin de statuer sur l’événement.»

– C’est encore une trahison! criaient les sans-culottes, furibonds.

– Quelle épouvantable maladresse! gémissaient les patriotes paisibles.

Mais le sentiment général était que la cour n’eût point hasardé ce coup de partie, si elle n’eût été sûre de l’approche des Prussiens.

Quoi qu’il en soit, c’est au milieu de ce déchaînement de l’opinion, que fut enfin présentée à l’Assemblée par Hérault de Séchelles, la déclaration du danger de la patrie.

C’était le 11 juillet 1792.

Le rapport entendu, les conclusions furent adoptées, et, aussitôt après, le président se levant, prononce d’une voix émue et au milieu d’un silence effrayant, la formule solennelle:

«Citoyens, la patrie est en danger.»

L’effet, je me le rappelle, fut terrible.

Il n’y eut pas un cri dans les tribunes publiques, pas un mot, pas un geste.

Et quand la séance fut levée, la foule, turbulente d’ordinaire, et qui emplissait les escaliers du tumulte de ses discussions, la foule s’écoula muette et consternée.

Cependant, les patriotes étaient satisfaits.

– Voilà enfin un acte, disaient-ils, et qui vaut un peu mieux que les embrassades de l’autre jour… Ça ira, maintenant; il faudra bien que M. Véto marche droit.

Mais c’est en vain que le lendemain on attendit les grandes mesures du salut public.

La déclaration demandée le 30 juin, formulée le 4 juillet et votée le 11, ne devait être proclamée que le 22 juillet. Il fallut tout ce temps pour obtenir du pouvoir exécutif l’autorisation nécessaire.

Je vous laisse à penser si pendant ces onze jours les esprits se montèrent. Je voyais, pour ainsi dire, l’exaltation augmenter d’heure en heure…

La veille, les ministres en masse avaient donné leur démission et avaient été remplacés par d’autres. Bast! on n’y avait pas pris garde. Ce n’est assurément pas sur eux qu’on comptait.

J’avais acheté une carte des frontières, et tous nos voisins venaient la consulter. Et il fallait que je leur montre Coblentz, où était, disait-on, l’armée prussienne, et nous calculions les journées de marche qu’il y a pour une grande troupe de la frontière à Paris.

Les gens, d’ailleurs, répétaient comme un verset d’Evangile, une phrase du dernier discours de Robespierre aux Jacobins.

«Dans des circonstances aussi critiques, avait-il dit, les moyens ordinaires sont dérisoires: Français, sauvez-vous vous-mêmes.»

– Voilà, pensais-je, qui est parler!

Mais la préoccupation de l’étranger ne faisait pas oublier Pétion.

M. Goguereau, qui avait promis à mon père de venir nous voir tous les jours, en son absence, était obligé de se cacher pour tenir sa promesse, tant les gens des environs qui le connaissaient l’assaillaient de questions indiscrètes.

De tous côtés Paris signait des pétitions en faveur de son maire. Il y en eut une, celle des ouvriers du bâtiment, qui réunit quarante mille signatures. On en faisait circuler une dans notre quartier: j’y mis mon nom, et nos trois garçons, ne sachant pas écrire, y apposèrent leur croix.

Pour un empire je n’aurais pas manqué la séance où Pétion parut à la barre de l’Assemblée.

Il s’avança la tête haute. Jamais homme ne ressembla moins à un accusé qui vient se disculper.

«Mon crime, commença-t-il, est d’avoir empêché le sang de couler…»

On ne le laissa pas poursuivre…

Il avait été disgracié par la cour, l’Assemblé l’admit aux honneurs de la séance, et décréta «que le maire de Paris serait rétabli dans ses fonctions, et que le pouvoir exécutif serait tenu d’exécuter le décret dans la journée même.»

C’était le 13 juillet 1792.

Le lendemain allait avoir lieu la fête de la Fédération.

Instituée pour perpétuer le souvenir de la prise de la Bastille, cette fête du 14 juillet inspirait aux meilleurs patriotes les plus vives appréhensions.

Paris était alors comme un baril de poudre, et chacun sentait bien qu’il suffirait de la moindre étincelle pour déterminer une formidable explosion.

Or, quel serait le résultat d’une explosion?.. C’est ce que nul n’était capable de dire avec quelque certitude.

Qui pouvait garantir que l’ivresse ne tournerait pas à la fureur et qu’on ne compromettrait pas en un jour le patrimoine précieux des libertés conquises!

Ce qui augmentait l’anxiété, c’était la présence à Paris d’un certain nombre de Fédérés de la province.

Les cinq cents Marseillais qu’on attendait n’étaient pas arrivés encore, mais il était venu des Bretons et des Lyonnais.

Presque tous étaient jeunes et brûlants d’un enthousiasme chauffé à blanc par les démonstrations patriotiques dont ils avaient été l’objet tout le long de leur route.

Ils étaient logés, quelques-uns chez des patriotes, le plus grand nombre rue de la Pépinière, à l’ancienne caserne des gardes françaises.

Déjà, depuis quelques jours, on les rencontrait par bandes dans les rues. Ils se promenaient, hantaient les clubs et se multipliaient si bien qu’on les eût cru dix mille.

Déjà, même, ils avaient occasionné quelques rires.

Le soir du 13 juillet précisément, huit ou dix d’entre eux voulurent tout casser chez le restaurateur Cerni, dont l’établissement faisait le coin de la rue des Moulins. Il est juste d’ajouter qu’ils avaient été imprudemment provoqués.

Trouvant mauvais le vin qu’on leur servait, ils en avaient demandé de meilleur, et Cerni leur avait répondu qu’il en avait, mais qu’il le gardait pour les Prussiens.

C’est notre voisin l’épicier qui, ayant été témoin de l’algarade, accourut nous la raconter.

Il trouva chez nous cinq ou six commerçants de la rue, qui agitaient la question de savoir s’ils ouvriraient leur boutique le lendemain.

En digne femme de Jean Coutanceau ma mère dit:

– Je ne fermerai pas, quoi qu’il arrive, un boulanger ne doit jamais fermer.

Mais son courage n’alla pas jusqu’à me donner, tout d’abord, la permission d’aller voir la fête.

Elle ne pouvait oublier que l’année précédente, le 27 juillet, le Champ-de-Mars avait été le théâtre d’une collision sanglante.

– Que veux-tu aller faire là, me répétait-elle; tu es encore trop jeune, ce n’est pas ta place…

Cependant, j’insistai tant qu’elle finit par céder, mais à la condition que je me ferais accompagner de notre premier geindre, et que je ne le quitterais pas…

Ce geindre, nommé Fougeroux, âgé d’une quarantaine d’années, était chez nous depuis vingt ans, et faisait en quelque sorte partie de la famille. Il mangeait à notre table, logeait dans notre maison, et c’était ma mère qui raccommodait ses hardes.

C’était un hercule, avec des épaules larges comme un dressoir, et des bras qui, à battre la pâte, avaient pris des proportions véritablement colossales.

Son intelligence n’était pas très développée et il était têtu comme une mule, mais il était honnête et bon.

Dire qu’il nous était dévoué serait dire trop peu. Son affection pour mon père, pour ma mère et pour moi surtout, qu’il avait vu naître, tenait du fanatisme. Quand il avait parlé de son jeune bourgeois, il n’y avait plus qu’à tirer l’échelle. Et malheur à qui se fût avisé de ne me point trouver parfait.

Avec cela, Fougeroux était un déterminé sans-culotte. Les affaires publiques le préoccupaient à un degré d’autant plus étonnant qu’il n’avait pas la plus vague idée de la révolution qui s’opérait. Son incessant désespoir était de n’avoir jamais pu apprendre à épeler ses lettres. Aussi n’était-il sortes de cajoleries qu’il ne me fît pour me déterminer à lui lire le journal.

Je lui lisais souvent, amplement payé de ma peine par le plaisir que j’avais à le voir écouter bouche béante et les yeux écarquillés, tout ces mots qui se suivaient, auxquels il ne comprenait absolument rien mais qui l’enchantaient.

Son autre passion, dès qu’il avait une heure de libre, était de courir à une guinguette du quartier, où on serinait, à raison de deux sous la séance, des chansons patriotiques, la Carmagnole ou Ça ira

L’idée de m’accompagner ne pouvait manquer de ravir Fougeroux.

– Je réponds de lui, bourgeoise, dit-il à ma mère, en retroussant ses manches, pour montrer ses bras d’athlète, geste qui lui était familier.

Et en effet, le lendemain, 14 juillet, sur les six heures du matin, nous nous mîmes en route après avoir mangé une bouchée.

Nous nous attendions à trouver les rues pleines de monde; point. Jamais je n’avais vu Paris si morne.

Nul bruit; pas de marchands comme d’habitude, ni laitières, ni maraîchers, pas un garçon de boutique lavant le seuil de sa maison.

A peine, de loin, en loin, apercevions-nous un petit groupe de bourgeois suivant le même chemin que nous…

Lorsque nous arrivâmes au Champ-de-Mars, ou au Champ de la Fédération, comme on disait alors, il était absolument vide.

Fougeroux n’en revenait pas.

– Et dire, répétait-il, qu’il y a deux ans à pareille date, dès quatre heures du matin, la foule était si drue, que si on eût jeté une épingle en l’air, elle ne serait pas tombée par terre.

Pour la première fois de ma vie, mes amis, j’allais assister à une grande solennité populaire. J’étais ému. Tout, dans cette journée, devait me frapper extraordinairement. Soixante-dix-huit ans se sont écoulés depuis, eh bien! il n’est pas un détail de cette fête de la Fédération qui ne soit présent à ma mémoire, comme si elle datait hier.

Sur des monticules de sable disposés en cercle, on avait monté quatre-vingt-trois petites tentes, ombragées chacune d’un peuplier.

C’était le symbole des quatre-vingt-trois départements, c’était la France entière, campant en présence de l’ennemi.

Deux bourgeois, qui examinaient comme nous, ne comprirent pas cette idée, ou ne l’approuvèrent pas, car il y en eut un qui dit tout haut:

– On aurait dû, pendant qu’on y était, planter quarante-quatre mille peupliers, pour figurer les quarante-quatre mille municipalités…

Il ricanait, et l’intention était si visiblement insultante, que Fougeroux commençait à relever ses manches, et que je jugeai prudent de l’entraîner plus loin.

Au centre du Champ-de-Mars, on avait dressé quatre catafalques, figurant les tombeaux des volontaires qui étaient morts ou qui allaient mourir à la frontière, pour la défense de la patrie.

Sur un des côtés on lisait: Nous les vengerons!

L’autel de la patrie, formé d’une colonne tronquée, était dressé tout en haut des gradins construits en 1790. Sur quatre autels plus petits, on avait placé des urnes funéraires et des brûle-parfums.

A cent toises de l’autel, en allant vers la rivière, s’élevait un grand arbre, l’arbre de la féodalité, dont toutes les branches étaient chargées de couronnes, de tiares, de chapeaux de cardinaux, d’écussons, de mitres d’évêques, de manteaux d’hermine, de casques, d’armoiries et de parchemins… On devait y mettre le feu.

Une statue de la loi et une statue de la liberté, de grandeur colossale, et montées sur des roulettes, étaient près de l’arbre.

A droite et à gauche ou avait établi deux tentes très-vastes, destinées, celle de droite au roi et à l’Assemblée nationale, celle de gauche aux corps administratifs de Paris.

Enfin, cinquante-quatre pièces de canon bordaient le Champ-de-Mars du côté de la Seine, et tous les arbres étaient surmontés du bonnet rouge…

Nous avions tout vu, et cependant l’espace immense où s’élevait le décor que je vous décris continuait à rester désert…

Ce n’est guère que vers neuf heures que les curieux commencèrent à arriver. Parmi eux se trouvait un sans-culotte, ami de Fougeroux, lequel nous apprit que tout le peuple était à la Bastille, où soixante députés posaient la première pierre d’un monument qu’on devait élever sur les ruines de la forteresse maudite.

Mon premier mouvement fut de m’écrier:

– Courons à la Bastille!.. Courons voir!..

Mais Fougeroux m’arrêta.

– Il est trop tard maintenant, me dit-il, visiblement dépité d’avoir manqué cette cérémonie. Et, puisque nous sommes ici les premiers profitons-en pour nous choisir une bonne place d’où nous verrons tout.

Tout à côté des bâtiments de l’École militaire se trouvaient accumulés des matériaux de construction, destinés à des écuries dont on apercevait les fondations à fleur de terre.

C’est là que Fougeroux et moi prîmes position, au grand détriment de nos mains et de nos habits, sur un énorme tas de briques, qui s’élevait bien à la hauteur d’un premier étage.

Nous finissions de consolider notre installation, quand un petit homme à figure chafouine, tout de noir habillé, et que je pris pour un clerc de procureur, vint poliment nous demander une petite place à nos côtés. Pour toute réponse, je lui tendis la main et il grimpa.

De ce poste, nous dominions si entièrement le Champ-de-Mars, que je distinguais jusqu’aux canonniers, qui, tout à l’extrémité, sur le bord de la Seine, s’empressaient autour de leurs pièces.

On avait annoncé que le serment serait prêté sur l’autel de la patrie, à midi précis.

Onze heures sonnaient, lorsque des salves d’artillerie et des roulements de tambours annoncèrent l’arrivée du roi.

Il ne tarda pas à paraître… Il était dans un immense carrosse tout doré, avec la reine, ses enfants et la princesse de Lamballe.

Aux portières, de chaque côté, marchaient les ministres, et ce détail parut révolter notre compagnon, le petit homme maigre.

– N’est-ce pas une honte, me dit-il, de voir les ministres de la nation à pied, dans la crotte, confondus parmi les palefreniers et les laquais!.. Il est vrai que c’est l’étiquette!

Je ne répondis pas, car nous étions à une époque où on ne s’ouvrait pas volontiers à des inconnus, mais j’avoue que j’étais choqué. Et je compris comment les plus misérables questions de cérémonial peuvent engendrer des haines atroces.

Du reste, notre inconnu, à nous, semblait connaître la cour sur le bout du doigt. Il nous nomma toutes les personnes qui suivaient la famille royale dans deux voitures superbes. Il nous montra le prince de Poix et M. de Brézé, madame de La Roche-Aymon, madame de Maillé et madame de Tarente. Les hommes portaient des costumes brodés sur toutes les coutures, et les femmes étaient en grand habit de gala avec les coiffures très hautes.

Le cortége, fort imposant, était composé de cavalerie et de troupes de ligne.

Des grenadiers, volontaires nationaux, escortaient les voitures, et la marche était fermée par quatre compagnies des grenadiers suisses.

Le roi me parut accablé de lassitude. Il était affaissé plutôt qu’assis dans le fond de la voiture, ses traits étaient extraordinairement boursoufflés, on eût dit qu’il dormait… La reine, au contraire, qui avait une toilette très brillante, redressait la tête d’un air fier, et ses yeux erraient dans la foule comme pour y compter ses amis et ses ennemis. On voyait qu’elle avait pleuré.

Une partie des troupes traversa l’Ecole-Militaire, sous le portique du milieu, pour aller se former dans le Champ-de-Mars.

Le roi et la reine mirent pied à terre, et un moment après nous les vîmes paraître au balcon, qui était tendu d’un riche tapis de velours cramoisi brodé d’or.

C’est de là qu’ils devaient assister au défilé du cortége national.

– Nous serons aussi bien qu’eux, me disait Fougeroux ravi.

Mais déjà les canons recommençaient à tonner, les tambours s’étaient remis à battre, le cortége national approchait.

Presque au même moment, de tous les côtés à la fois et par toutes les issues, des flots de peuple se ruèrent dans le champ de la Fédération. Il n’y a que la mer rompant ses digues qui puisse donner idée d’un pareil spectacle. En un clin d’œil, l’immense espace, presque vide jusqu’alors, se trouva plein d’une foule compacte, se poussant, se pressant, se tassant…

Et de toutes les poitrines un même cri sortait, incessant, obstiné, furieux:

– Vive Pétion!..

Fougeroux se frottait les mains; notre compagnon dit:

– C’est la revanche du maire de Paris.

Je n’écoutais pas, je n’avais pas assez d’yeux pour voir.

Le cortége entrait par la grille de la rue de Grenelle, défilait devant le balcon de l’Ecole et allait se ranger autour de l’autel de la patrie.

Des gendarmes nationaux ouvraient la marche, immédiatement suivis de deux ou trois cents musiciens jouant avec une sorte de frénésie l’air de: Ça ira!… Puis, venait un bataillon de volontaires nationaux, puis deux compagnies de fédérés des départements traînant un canon, puis un régiment d’hommes armés de piques, puis… plus rien qu’une foule en délire, où les rangs, les âges, les sexes se confondaient et se mêlaient en une inexprimable cohue…

– Jamais tous ces gens ne trouveront de place, répétait Fougeroux, inquiet pour notre fragile édifice de briques…

Et cependant, il en arrivait toujours… C’étaient des bataillons de sans-culottes, coiffés de bonnets rouges, brandissant des miches au bout de leurs piques… des groupes de petites filles en blanc, couronnées de fleurs… des troupes de femmes portant des bannières où on lisait: Honneur aux braves morts à la prise de la Bastille, ou encore Aux armes! Vengeons ceux qui meurent à la frontière!..

Et les tambours battaient toujours, les cuivres mugissaient, les canons tiraient à coups si précipités que leur fumée fermait l’horizon… Et au-dessus de tout, s’élevait de plus en plus formidable le même cri:

– Vive Pétion!..

C’était comme le mot d’ordre de la journée…

On le voyait sur tous les drapeaux. Des milliers d’hommes avaient écrit à la craie sur leur bonnet ou sur leur chapeau: Pétion ou la mort!..

D’où j’étais, en me penchant, je pouvais apercevoir le roi.

Il était immobile comme une statue, regardant d’un œil morne cette marée humaine qui montait toujours…

C’étaient les sections qui défilaient… Le 104e régiment passa, précédant des fédérés qui portaient les tables de la loi et un modèle en plâtre de la Bastille… Puis vint la section Saint-Marceau, dont la musique jouait: Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille…

Enfin, le triomphateur de la journée, Pétion lui-même, parut à la tête de la municipalité.

Ses habits étaient en désordre, sa coiffure dérangée, il était pâle comme la mort et semblait près de défaillir, écrasé sous le poids de son triomphe…

Il s’appuyait au bras d’un ami, et par moments faisait un geste de la main, comme pour dire: «Grâce!.. assez!..» Mais ce geste, loin de calmer les acclamations, redoublait leur violence.

Quand il passa devant notre tas de briques, Fougeroux se dressa, et agitant son chapeau, clama d’une voix de tonnerre! «Pétion ou la mort!..» Puis, se retournant vers moi:

– Ah! on se ferait tuer pour cet homme-là, me dit-il.

J’étais bouleversé; cependant je ne pus m’empêcher de sourire et je lui demandai:

– Pourquoi?..

Il parut embarrassé, puis haussant les épaules:

– Je ne sais pas, me répondit-il, mais n’importe: Vive Pétion!..

Le tour était venu de l’Assemblée nationale. Elle s’avançait, formant un bataillon compacte de huit cents hommes, ayant à sa tête son président, qui était, ce jour-là, Aubert-Dubayer.

L’Assemblée s’arrêta, devant le portique de l’Ecole-Militaire, et le roi descendit, pour se rendre, au milieu d’elle, jusqu’à l’autel de la patrie…

Lorsque les députés se remirent en marche, la reine quitta le balcon, et quand elle reparut l’instant d’après, elle tenait une longue vue, dont elle se servit pour suivre le roi…

De notre tas de briques, nous le distinguions à son habit brodé… Il avançait péniblement, ballotté par la foule comme une coquille de noix par les vagues… Deux fois je le perdis de vue… puis enfin il apparut au sommet de l’autel de la patrie.

Je le vis lever la main pour prêter serment…

Tous les canons éclatèrent à la fois, les tambours roulèrent et une acclamation s’éleva, formidable, à faire crouler le ciel.

L’instant d’après, le roi avait disparu, et je crus apercevoir comme une mêlée au bas des gradins…

Je sus, le soir, ce que c’était: Le président de l’Assemblée avait proposé au roi de mettre le feu à l’arbre de la Féodalité, et le roi avait refusé en disant:

– C’est inutile… Il n’y a plus de féodalité en France.

N’importe! le programme était rempli… ou à peu près.

Un escadron de cavalerie se mit en mouvement au pas, et cette manœuvre permit au roi de regagner sans encombre l’Ecole-Militaire.

Il se montra au balcon, et quelques timides: Vive le roi! le saluèrent, aussitôt étouffés sous des: Vive Pétion! plus furieux que jamais.

L’instant d’après, nous le vîmes remonter en carrosse et s’éloigner…

Il s’agissait de nous retirer nous-mêmes, et en vérité ce n’était pas chose aisée, que de traverser diagonalement le Champ de Mars, pour gagner une des grilles.

Le départ du roi n’avait en rien diminué la cohue, et l’exaltation, s’il est possible, augmentait.

A défaut du roi, quatre députés, Jean Debry, Gensonné, Antonelle et Garreau, étaient allés mettre le feu aux matières inflammables dont on avait entouré l’arbre de la Féodalité, et le peuple s’étouffait pour le voir brûler, battant des mains chaque fois que la flamme atteignait un des emblèmes dont il était chargé.

De notre place, nous ne distinguions qu’un tourbillon de fumée noire et d’étincelles; mais cela suffisait pour transporter Fougeroux.

– Très-bien! criait-il. Ça ira, ça ira..

Mais notre compagnon, le petit bonhomme au nez pointu, était plus difficile à contenter.

– Imbéciles! grommelait-il, qui croient, en brûlant le simulacre, anéantir la réalité!..

Moi qui savait combien le salpêtre était rare, et qu’on organisait des explorations dans les caves de Paris pour s’en procurer, je pensais:

– Toute cette poudre qu’on brûle, on ferait bien mieux de la réserver pour les Prussiens!..

C’est que Dieu sait ce que l’on en perdait… Aux sourdes détonations des canons du bord de l’eau, se joignaient de tous côtés les pétillements de la mousqueterie. Tous les hommes armés de fusils, volontaires nationaux ou fédérés des départements, déchargeaient leurs armes en l’air. On ne s’entendait plus; on se serait cru au fort d’une bataille. L’odeur de la poudre vous saisissait à la gorge, et au-dessus du Champ de la Fédération, planait un nuage immense de poussière et de fumée, dans lequel tourbillonnaient comme des papillons blancs les enveloppes des cartouches.

A vingt-cinq toises de nous était arrêtée une charrette, sur laquelle on avait établi une presse, et des ouvriers en manche de chemise, coiffés du bonnet rouge, imprimaient et distribuaient à profusion des chansons patriotiques.

En face de l’Ecole Militaire, des volontaires avaient, je ne sais comment, déblayé un assez large espace, et on y dansait des rondes, au son de musiques véritablement enragées…

Jamais je n’avais vu, jamais je n’ai vu depuis chose pareille… Paris entier était là, Paris saisi de vertige, délirant, fou.

Alors je compris la contagion des grandes passions qui bouleversent les masses… Je sentais la fièvre me gagner, mes idées se brouillaient; j’éprouvais comme un vague besoin d’imiter tous ces gens que je voyais là, de crier, de me démener…

Malheureusement, je me sentais aussi défaillir… Il était quatre heures, et je n’avais rien pris de la journée qu’une croûte de pain et un doigt de vin blanc.

Fougeroux me vit si blême qu’il s’en inquiéta.

– Il faut rentrer coûte que coûte, me déclara-t-il résolument, la bourgeoise doit être inquiète.

C’était bien mon avis, mais mesurant de l’œil la distance à parcourir et l’effroyable épaisseur de la foule, je me sentais découragé.

– Si nous nous engageons dans cette cohue, répondis-je, nous serons peut-être des heures pour nous en tirer.

– Essayons toujours, gronda Fougeroux, en retournant ses manches et en faisant mine de descendre de notre tas de briques.

Mais notre compagnon à mine chafouine l’arrêta en nous disant:

– Permettez, citoyens… un service en vaut un autre. Grâce à vous, j’ai très-bien vu, je vais, en échange, vous tirer d’ici… Le peuple, voyez-vous, ça me connaît… Laissez-moi seulement passer devant.

Il se laissa glisser à terre, et nous l’imitâmes, mais sans avoir grande confiance en ses promesses…

Même Fougeroux me dit:

– C’est un farceur, ce citoyen, vous verrez qu’il compte tout simplement sur mes coudes.

Il se trompait.

A peine nous étions-nous jetés dans la foule, qui se referma sur nous, que se manifesta le singulier pouvoir de ce petit homme, que j’avais pris pour un clerc de procureur.

Il glissait dans la mêlée, comme une anguille dans la vase, sans effort, pour ainsi dire, échangeant à tout moment des signes de reconnaissance avec des gens qu’il trouvait sur son passage.

Apercevait-il un groupe où l’exaltation paraissait plus grande, vite il s’y faufilait, et là, on lui faisait place, on s’écartait autant que s’écarter était possible, et même, on le saluait…

Fougeroux, sur les talons de qui je marchais, en était confondu, et il se retournait en grommelant:

– Ah ça! bourgeois, qu’est-ce que ce citoyen?

Nous ne tardâmes pas à l’apprendre.

Au moment où nous traversions un bataillon de sectionnaires, huit ou dix se mirent à crier, et tous les autres répétèrent:

– Vive Goudril!..

Tout nous était expliqué. Je le connaissais ce Goudril, maintes fois j’avais vu son nom dans les journaux, et j’avais entendu cent fois mon père en parler comme d’un scélérat fort dangereux.

C’était un ancien clerc de Danton, chassé par Danton, qui avait été un moment au service de Marat et qui, pour le moment, rédigeait une espèce de journal dépassant de beaucoup en ignominie le Père Duchêne, l’immonde feuille d’Hébert.

Il s’était en outre improvisé tribun, et s’était fait une sorte de renom, par la violence ordurière de son langage et l’excentricité de ses motions.

En ce moment, il me parut jouir délicieusement de ce renom, et je m’ébahissais à voir de quel air superbe il distribuait des poignées de main.

Puis, comme on le priait de parler, il avisa les épaules d’un énorme sectionnaire, s’y hissa et commença un discours…

Et positivement, on en entendait quelque chose, malgré l’effroyable vacarme, tant il forçait sa voix aigre et perçante comme un fifre.

Il n’était pas d’ailleurs le seul à se livrer à cet exercice étrange, et, en me haussant sur la pointe des pieds, je pouvais apercevoir à quelque distance cinq ou six orateurs qui péroraient pareillement du haut de ce qu’on appelait alors une «tribune patriotique…»

Mais nous ne restâmes pas longtemps à l’écouter.

Voyant que bien décidément il nous oubliait:

– Mettez-vous derrière moi, bourgeois, me dit Fougeroux, tenez-moi solidement, et en route.

Durant un moment, grâce aux puissantes épaules de mon compagnon, tout alla bien. Mais quand nous arrivâmes aux grilles, comme beaucoup de gens voulaient sortir, et se précipitaient, je crus qu’il nous faudrait battre en retraite. Littéralement on s’y étouffait, et par moments nous entendions des cris déchirants.

Enfin, une vigoureuse poussée nous dégagea, et nous nous trouvâmes sains et saufs rue de Grenelle, Fougeroux avec ses vêtements tout déchirés, moi ayant perdu mon chapeau dans la bagarre.

Nous avançâmes assez loin dans la rue, pour nous mettre à l’abri de la foule, et n’en pouvant plus, nous nous assîmes sur les marches d’une maison pour reprendre haleine.

Nous y étions bien depuis cinq minutes, quand tout à coup, d’une rue qui nous faisait presque face, nous vîmes sortir en courant de toutes ses forces, une femme toute jeune – une jeune fille, plutôt, vêtue comme l’étaient alors les cuisinières.

Dix ou douze hommes déguenillés, armés de piques pour la plupart, et dont quelques-uns avaient des figures atroces, la poursuivaient…

La malheureuse avait bien une quinzaine de pas d’avance, mais la frayeur troublait sa raison et l’aveuglait, car au lieu de tourner d’un côté ou de l’autre de la rue de Grenelle, elle poursuivit sa course tout droit, et vînt donner et s’abattre contre la maison devant laquelle nous étions assis…

Les hommes aussitôt l’entourèrent, en l’accablant d’injures et en proférant les plus terribles menaces.

Je dois en convenir, mes amis, à cette époque héroïque, mais étrangement troublée que j’essaie de vous faire connaître, il ne se passait guère de jour que la rue ne fût le théâtre de quelque scène de désordre ou de violences.

Et on y était si bien accoutumé, que les gens qui revenaient du Champ de la Fédération ne daignaient seulement pas s’arrêter pour voir ce dont il s’agissait.

Plus curieux et moins blasé, je m’étais vivement approché.

Déjà la jeune fille s’était redressée et appuyée fortement au mur, comme si elle eût espéré qu’il s’ouvrirait miraculeusement pour lui livrer passage, elle faisait face à ses ennemis. Bien qu’elle fût d’une pâleur mortelle et que ses cheveux s’échappassent en désordre de son bonnet de linge, elle me parut d’une beauté merveilleuse, et ses grands yeux noirs rencontrant les miens, je me sentis bouleversé.

Aux injures dont l’accablaient les misérables qui l’entouraient elle ne répondait rien.

Et l’un d’eux lui ayant mis le poing sous le nez pendant qu’un autre brandissait une pique au dessus de sa tête, pas un des muscles de son visage ne bougea.

Mais je n’en pus pas supporter davantage, et m’adressant à ces malheureux:

– N’avez-vous pas honte, m’écriai-je, vibrant d’indignation, de vous mettre à dix pour outrager une femme!..

Tous se retournèrent, surpris, et l’un d’eux, qui semblait le chef de la bande, peut-être parce qu’il avait une plus mauvaise figure que les autres, me toisa d’un air furieux, en disant:

– Toi, citoyen joli-cœur, j’ai un conseil à te donner… Passe ton chemin!..

Je n’ai jamais été très-endurant, et à ce moment-là, après toutes les émotions qui me secouaient depuis le matin, j’étais dans une exaltation qui me transportait hors de moi-même.

Saisissant donc à la poitrine le grossier sans-culotte, je le secouai rudement en criant de ma plus grosse voix:

– Et moi je vous préviens que le premier qui manquera de respect à mademoiselle, aura affaire à moi!..

Toute la colère de ces gens aussitôt se tourna contre moi.

– Qu’est-ce que c’est, clamaient-ils, qu’est-ce que c’est que cet aristocrate, qui vient insulter d’honnêtes patriotes?..

– Ne voyez-vous pas, hurlait le chef, que je tenais toujours, ne voyez-vous pas qu’il arrive de Coblentz! C’est un émissaire des Prussiens…

De pareilles accusations, en ce temps-là, suffisaient pour vous conduire droit au fond de la Seine avec une pierre au cou.

Je n’y songeai même pas.

Écartant d’un vigoureux effort les enragés qui m’entouraient, je me jetai devant la jeune fille, en appelant:

– A moi! Fougeroux…

Il n’avait pas attendu mon appel, le brave garçon, pour retrousser ses manches, et il guettait le moment d’intervenir.

Me voyant menacé, il se rua sur le groupe, qu’il rompit d’un seul coup d’épaules, pendant que ses formidables poings s’abattant sur les deux plus hargneux de la bande les envoyaient prendre la mesure du pavé.

– Ah! on veut toucher à mon jeune bourgeois!.. ricanait-il.

Il y eut parmi les assaillants dix secondes de stupeur… C’est d’un œil hésitant qu’ils considéraient le torse du formidable champion qui semblait me tomber du ciel.

Lui, calme autant que s’il eût été devant son pétrin, en profita pour passer sous mon bras le bras de la jeune fille, et nous poussant:

– Allez, nous dit-il, m’attendre au coin de la rue du Bac… j’en ai pour une minute à régler le compte de ces braves sans-culottes.

Mais ils étaient déjà revenus de leur surprise, et les trois plus vigoureux se précipitèrent sur Fougeroux, s’accrochant à ses vêtements… Il s’en débarrassa d’un tour de reins, aussi aisément qu’un lion qui secouerait des roquets acharnés à sa peau. Et comme je revenais à son aide:

– Mais, allez-vous en donc, jarniguié! jura-t-il, vous voyez bien que vous nous empêchez de nous entendre, les citoyens et moi.

A l’attitude de nos adversaires, je compris que Fougeroux les avait dégoûtés de la bataille, et que toute leur fureur se passait en criailleries.

Reprenant donc le bras de la jeune fille, je l’entraînai rapidement le long de la rue de Grenelle.

Ce qui ne laissait pas que de me surprendre, c’est que durant toute cette scène, elle était demeurée muette et impassible.

Était-ce sang-froid, était-ce au contraire stupeur? Je ne savais.

Tout en marchant, je l’observais du coin de l’œil. Les couleurs étaient revenues à ses joues, elle allait d’un pas aisé; jamais, à voir son calme, on n’eût soupçonné le danger qu’elle venait de courir…

Comme de raison, mille questions se pressaient dans mon esprit.

Qu’était cette jeune fille, et quels étaient ces hommes?.. Qu’avait-elle fait? comment s’était-elle attiré leur colère, et que voulaient-ils d’elle?

Mais je n’osais interroger… De nous deux, maintenant celui qui tremblait, c’était moi.

De ma vie, je n’avais approché une femme si belle!.. Qu’était près d’elle la fille de M. Despois, l’armurier, notre voisin, qui avait dans tout le quartier Saint-Honoré un immense renom de beauté!.. J’aurais passé des siècles près de mademoiselle Despois, sans que mon cœur battît plus vite à un moment qu’à l’autre, tandis que près de celle-ci!.. Puis, celle-ci me semblait extraordinairement imposante, en dépit de ses vêtements plus que simples. Il y avait en elle tant de noblesse et tant de grâce en ses moindres mouvements, que près d’elle, mademoiselle Despois, dont on disait qu’elle avait «un port de reine,» aurait eu l’air d’une laveuse de vaisselle.

Si je puis aujourd’hui vous dire si exactement mes sensations, jugez de ce que je dus éprouver alors!..

Je mourais d’envie de lui parler, et je n’osais pas… Je sentais très bien que je devais dire quelque chose, et ma langue était comme collée à mon palais… Et plus j’avais conscience du ridicule de ma situation, plus mon embarras redoublait.

Bien certainement, nous serions allés jusqu’à la rue du Bac sans échanger une parole, si elle n’eût rompu le silence.

Elle appuya légèrement la main sur mon bras, pour me faire ralentir le pas, et d’une voix qui me parut douce comme une musique céleste:

– Je vous dois la vie, monsieur, me dit-elle… plus encore, peut-être: l’honneur. Comment pourrai-je jamais m’acquitter envers vous!..

Je me sentais plus rouge que le feu, et c’est d’une voix étranglée que je balbutiai quelque chose comme ceci:

– Je suis trop payé, déjà, mademoiselle, par le bonheur d’avoir pu vous être utile en quelque chose… Ce que j’ai fait n’est rien…

– Comment, rien!.. Vous avez risqué votre vie, monsieur.

– Ne le croyez pas, mademoiselle…

– Pardonnez-moi. Ces misérables vous auraient bel et bien massacré, sans ce robuste… citoyen qui nous est venu en aide.

– Non, mademoiselle, non… Ces gens étaient fort exaltés, c’est vrai, mais croyez bien qu’au fond ils ne sont pas méchants.

Elle s’arrêta court, et m’examinant attentivement:

– Croyez-vous vraiment ce que vous dites? me demanda-t-elle.

– Assurément.

Pour parler vrai, je ne le croyais qu’à demi et mon accent devait manquer d’assurance. Elle eût cependant l’air de me croire, et se remettant à marcher.

– Du moins, poursuivit-elle d’un ton moitié plaisant et moitié attendri, du moins vous me direz, je l’espère, le nom de mon sauveur pour que je puisse le joindre à mes prières… Comment vous nommez-vous, monsieur?

– Justin Coutanceau, mademoiselle…

Et poussé par un mouvement de vanité:

– Le prénom de Justin, ajoutai-je, est celui de mon parrain, M. Goguereau, le député de Paris.

Je sentis que son bras tressaillait sous le mien, et avec une vivacité singulière:

– Quoi! s’écria-t-elle, vous êtes le filleul de Goguereau!.. C’est bien l’ami de Vergniaud, n’est-ce pas? de Gensonné, de l’ancien ministre Roland, et de tous les Girondins!..

– Oui, mademoiselle, répondis-je, confondu d’entendre une jeune fille, une ouvrière, parler de tels hommes comme si elle les eût connus.

Pour la première fois, ma protégée daigna prendre attention à mon humble personne, et elle m’examina d’un rapide et subtil coup-d’œil.

Mais elle devait être, et fut déroutée, par ma mise, plus recherchée que celle des jeunes gens de ma condition, et aussi par ma taille et ma figure, qui me faisaient paraître quatre ou cinq bonnes années de plus que mon âge.

– Et vous… citoyen, reprit-elle, vous étudiez sans doute pour devenir un avocat célèbre, comme ces messieurs de l’Assemblée?

Elle ne disait plus: «monsieur,» elle disait: «citoyen.»

L’ironie était palpable, elle se moquait de l’Assemblée nationale, et de Justin Coutanceau, par la même occasion.

– Je n’ai pas une ambition si haute, mademoiselle, répondis-je d’un ton vexé.

Elle avança dédaigneusement les lèvres et murmura:

– Oh! si haute!.. si haute!..

– Je vis chez mon père, ajoutai-je, et je n’ai pas encore de profession.

– Et que fait votre père!

– Il est boulanger, mademoiselle.

– Et… patriote, n’est-ce pas?.. C’est-à-dire grand partisan des idées nouvelles; hantant les clubs et les sections.

C’était, à ce qu’il me parut, une superbe occasion de prendre ma revanche de ses sarcasmes.

Me drapant donc de toute la dignité dont j’étais capable:

– Vous l’avez dit, mademoiselle, répondis-je, mon père est patriote… Mon père est de ceux qui pensent que «tous les citoyens sont égaux, et que s’ils doivent être distingués entre eux, c’est par la vertu et non par la naissance… Mon père croit que chaque citoyen a des droits et doit mourir plutôt que de les abandonner…»

Je puis bien vous dire, mes amis, que cette belle phrase, qui était du citoyen Robespierre, et non de moi, parut égayer singulièrement ma compagne.

Elle m’interrompit d’un éclat de rire, en disant:

– A merveille!.. Je vois que j’ai eu ce rare bonheur d’être secourue par un philosophe… Je doute seulement, citoyen, que vos beaux principes eussent suffi à me tirer des mains des patriotes qui voulaient m’écharper… Les poings du robuste sans-culotte qui est venu à notre secours m’inspireraient plus de confiance… Vous le connaissez beaucoup, ce sans-culotte?

– C’est un des geindres… je veux dire un des garçons de mon père.

– Et il vous est dévoué.

– Aveuglément.

– De sorte que, si vous lui commandiez quelque chose, n’importe quoi, il ne réfléchirait ni ne discuterait… il obéirait.

– Je le crois, mademoiselle…

Elle parut réfléchir, et moi j’essayai de mettre un peu d’ordre dans mes idées en déroute.

Si naïf que je fusse, je comprenais bien, désormais, que ce n’était pas une ouvrière que j’avais au bras, et je n’en admirais que plus son sang-froid, son courage, et jusqu’à son aisance superbe à se moquer de moi.

Cependant, nous étions arrivés au coin de la rue du Bac, et je cherchais des yeux quelque établissement où ma protégée pût réparer le désordre de sa toilette, désordre dont elle ne s’apercevait pas, mais qui provoquait les quolibets des passants.

J’allais me décider à la conduire chez un petit traiteur de la rue de Grenelle, quand j’aperçus de loin Fougeroux, qui arrivait en se dandinant lourdement selon sa coutume.

J’en eus un mouvement de joie, car, malgré ma confiance en sa force prodigieuse, songeant au nombre de ses adversaires, et qu’ils pouvaient se raviser, j’étais inquiet.

J’entraînai donc vivement ma protégée à sa rencontre, et dès qu’il fut à portée de la voix:

– Eh bien!.. lui criai-je.

Il haussa dédaigneusement les épaules, et riant de son large rire, qui lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles:

– Les citoyens ont compris que j’avais raison, répondit-il, et ils m’ont payé une bouteille.

Puis, s’adressant à notre inconnue:

– Maintenant, toi, citoyenne, lui dit-il, voudrais-tu nous faire le plaisir de nous dire pourquoi ces braves patriotes t’en voulaient si fort?

Elle rougit un peu, mais c’est du ton le plus dégagé qu’elle répondit:

– C’est ce qu’ils ont oublié de m’apprendre.

A l’air capable dont Fougeroux hocha la tête, je vis bien que ses adversaires avaient dû parler, et qu’il était travaillé de défiances.

– A d’autres!.. grogna-t-il. Des patriotes sont incapables de malmener, sans raison, une jeune fille comme toi… Je les ai interrogés, ils prétendent que tu n’es qu’une aristocrate déguisée, une émissaire de Coblentz et des Prussiens…

– Ah! ils prétendent cela.

– Mais, oui… Au moment où la reine quittait le champ de la Fédération, ils t’ont vue te faufiler jusqu’à son carrosse et lui jeter un billet…

Je pensais qu’elle allait essayer de nier: point.

– Et après!.. fit-elle audacieusement. Existe-t-il donc une loi qui défende de remettre un placet à la reine de France!..

Je voyais que la colère la gagnait et je sentais son bras se dégager peu à peu du mien.

Je frémis à l’idée qu’elle pouvait nous planter là, que je ne saurais rien d’elle, que je ne la reverrais plus…

Imposant donc silence à Fougeroux, dont la grossièreté me révoltait, je me retournai vers la jeune fille, et du ton le plus humble:

– Croyez, mademoiselle, dis-je, que ce citoyen n’a nullement eu l’intention de vous offenser… Et la preuve c’est qu’il sera, de même que moi, trop heureux de vous escorter jusqu’à votre domicile…

Visiblement elle hésita.

– En vérité, citoyen, me dit-elle, je ne sais si je dois accepter votre offre… je ne vous ai déjà causé que trop d’embarras.

– Je vous en prie, insistai-je.

– Vous le voulez, fit-elle, soit, venez.

Et reprenant mon bras, elle m’entraîna du côté du Pont-Royal, si rapidement qu’on eût dit qu’elle essayait de distancer Fougeroux, lequel, les mains dans les poches et sifflant la Carmagnole, marchait obstinément sur nos talons.

Mais, comme bien vous le pensez, je ne remarquais pas ce détail. Je ne pouvais détacher mon esprit de cette idée que j’allais être séparé de cette étrange jeune fille. Et la douleur que j’en ressentais me donnait du courage.

– Ne saurai-je donc pas, mademoiselle, demandai-je, à qui j’ai eu le bonheur de rendre service.

– On vous l’a dit, répondit-elle en souriant, à une aristocrate déguisée.

– Ainsi, vous ne me laisserez même pas l’espérance de vous revoir.

– A quoi bon!..

– Qui sait… je pourrais peut-être vous être utile encore.

Elle s’arrêta, et arrêtant sur moi un regard si intense que tout mon sang afflua à mon visage:

– Bien vrai, monsieur Justin, murmura-t-elle d’une voix d’une douceur infinie, bien vrai; si je vous demandais quelque chose, vous me l’accorderiez…

Le capitaine Coutanceau

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