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I

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En face de la chapelle Saint-Sébalt, à Nuremberg, s’élève une petite auberge, étroite et haute, le pignon dentelé, les vitres poudreuses, le toit surmonté d’une Vierge en plâtre. C’est là que j’ai passé les plus tristes jours de ma vie. J’étais allé à Nuremberg pour étudier les vieux maîtres allemands; mais, faute d’espèces sonnantes, il me fallut faire des portraits…et quels portraits! De grosses commères, leur chat sur les genoux, des échevins en perruque, des bourgmestres en tricorne, le tout enluminé d’ocre et de vermillon à plein godet.

Des portraits je descendis aux croquis, et des croquis aux silhouettes.

Rien de pitoyable comme d’avoir constamment sur le dos un maître d’hôtel, les lèvres pincées, la voix criarde, l’air impudent, qui vient vous dire chaque jour: «Ah, çà! Me payerez-vous bientôt, monsieur? savez-vous à combien se monte votre note? Non, cela ne vous inquiète pas… Monsieur mange, boit et dort tranquillement… Aux petits oiseaux le Seigneur donne la pâture. La note de Monsieur se monte à deux cents florins et dix kreutzer… ce n’est pas la peine qu’on en parle.»

Ceux qui n’ont pas entendu chanter cette gamme ne peuvent s’en faire une idée; l’amour de l’art, l’imagination, l’enthousiasme sacré du beau se dessèchent au souffle d’un pareil drôle… Vous devenez gauche, timide; toute votre énergie se perd, aussi bien que le sentiment de votre dignité personnelle.

Une nuit, n’ayant pas le sou, comme d’habitude, et menacé de la prison par ce digne maître Rap, je résolus de lui faire banqueroute en me coupant la gorge. Dans cette agréable pensée, assis sur mon grabat en face de la fenêtre, je me livrais à mille réflexions philosophiques, plus ou moins réjouissantes. Je n’osais ouvrir mon rasoir, de peur que la force invincible de ma logique ne m’inspirât le courage d’en finir. Après avoir bien argumenté de la sorte, je soufflai ma chandelle, renvoyant la suite au lendemain.

Cet abominable Rap m’avait complètement abruti. Je ne voyais plus, en fait d’art, que des silhouettes, et mon seul désir était d’avoir de l'argent, pour me débarrasser de son odieuse présence. Mais cette nuit-là, il se fit une singulière révolution dans mon esprit. Je m’éveillai vers une heure, je rallumai ma lampe, et, m’enveloppant de ma souquenille grise, je jetai sur le papier une rapide esquisse dans le genre hollandais…quelque chose d’étrange, de bizarre, et qui n’avait aucun rapport avec mes conceptions habituelles.

Figurez-vous une cour sombre, encaissée entre de hautes murailles décrépites… Ces murailles sont garnies de crocs, à sept ou huit pieds du sol. On devine, au premier aspect, une boucherie.

A gauche s’étend un treillage en lattes; vous apercevez à travers un bœuf écartelé, suspendu à la voûte par d’énormes poulies. De larges mares de sang coulent sur les dalles et vont se réunir dans une rigole pleine de débris informes.

La lumière vient de haut, entre les cheminées, dont les girouettes se découpent dans un angle du ciel grand comme la main, et les toits des maisons voisines échafaudent vigoureusement leurs ombres d’étage en étage.

Au fond de ce réduit se trouve un hangar…sous le hangar un bûcher, sur le bûcher des échelles, quelques bottes de paille, des paquets de corde, une cage à poules et une vieille cabane à lapins hors de service.

Comment ces détails hétéroclites s’offraient-ils à mon imagination? … Je l’ignore; je n’avais nulle réminiscence analogue, et pourtant, chaque coup de crayon était un fait d’observation fantastique à force d’être vrai. Rien n’y manquait!

Mais à droite un coin de l’esquisse restait blanc…je ne savais qu’y mettre… Là quelque chose s’agitait, se mouvait… Tout à coup j’y vis un pied, un pied renversé, détaché du sol. Malgré cette position improbable, je suivis l’inspiration sans me rendre compte de ma propre pensée. Ce pied aboutit à une jambe…sur la jambe, étendue avec effort, flotta bientôt un pan de robe… Bref, une vieille femme, hâve, défaite, échevelée, apparut successivement, renversée au bord d’un puits, et luttant contre un poing qui lui serrait la gorge…

C’était une scène de meurtre que je dessinais. Le crayon me tomba de la main.

Cette femme, dans l’attitude la plus hardie, les reins pliés sur la margelle du puits, la face contractée par la terreur, les deux mains crispées au bras du meurtrier, me faisait peur… Je n’osais la regarder. Mais l’homme, lui, le personnage de ce bras, je ne le voyais pas… Il me fut impossible de le terminer.

«Je suis fatigué, me dis-je, le front baigné de sueur, il ne me reste que cette figure à faire, je terminerai demain… Ce sera facile.»

Et je me recouchai, tout effrayé de ma vision. Cinq minutes après je dormais profondément.

Le lendemain j’étais debout au petit jour. Je venais de m’habiller, et je m’apprêtais à reprendre l’œuvre interrompue, quand deux petits coups retentirent à la porte.

«Entrez!»

La porte s’ouvrit. Un homme déjà vieux, grand, maigre, vêtu de noir, apparut sur le seuil. La physionomie de cet homme, ses yeux rapprochés, son grand nez en bec d’aigle surmonté d’un front large, osseux, avait quelque chose de sévère. Il me salua gravement.

«M. Christian Vénius, le peintre?» dit-il.

«C’est moi, monsieur.»

Il s’inclina de nouveau, ajoutant:

«Le baron Frédéric Van Spreckdal.»

L’apparition, dans mon pauvre taudis, du riche amateur Van Spreckdal, juge au tribunal criminel, m’impressionna vivement. Je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil dérobé sur mes vieux meubles vermoulus, sur mes tapisseries humides et sur mon plancher poudreux. Je me sentais humilié d’un tel délabrement… Mais Van Spreckdal ne parut pas faire attention à ces détails, et s’asseyant devant ma petite table:

«Maître Vénius, reprit-il, je viens…»

Mais, au même instant, ses yeux s’arrêtèrent sur l’esquisse inachevée… il ne termina point sa phrase. Je m’étais assis au bord du grabat, et l’attention subite que ce personnage accordait à l’une de mes productions, faisait battre mon cœur d’une appréhension indéfinissable.

Au bout d’une minute, Van Spreckdal levant la tête:

«Êtes-vous l’auteur de cette esquisse?» me dit-il le regard attentif.

«Oui, monsieur.»

«Quel en est le prix?»

«Je ne vends pas mes esquisses… C’est le projet d’un tableau.»

«Ah!» fit-il, en levant le papier du bout de ses longs doigts jaunes.

Il sortit une lentille de son gilet, et se mit à étudier le dessin en silence.

Le soleil arrivait alors obliquement dans la mansarde. Van Spreckdal ne murmurait pas un mot; son grand nez se recourbait en griffe, ses larges sourcils se contractaient, et son menton, se relevant en galoche, creusait mille petites rides dans ses longues joues maigres. Le silence était si profond que j’entendais distinctement le bourdonnement plaintif d’une mouche, prise dans une toile d’araignée.

L'esquisse mystérieuse

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