Un Coeur de femme

Un Coeur de femme
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Paul Bourget. Un Coeur de femme

I. UN ACCIDENT DE VOITURE

II. L'INCONNU

III. L'AUTRE

IV. LES SENTIMENTALITÉS D'UN VIVEUR

V. PREMIÈRE FAUTE

VI. LA PENTE INSENSIBLE

VII. RESTES VIVANTS D'UN AMOUR MORT

VIII. DUALISME

IX. CASAL JALOUX

X. AVANT LE DUEL

XI. LE DERNIER DÉTOUR DU LABYRINTHE

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Madame de Tillières avait l'habitude, lorsqu'elle ne dînait pas à la maison, de faire sa toilette bien à l'avance, afin d'assister au repas de sa mère, si elle ne pouvait le partager. Mme de Nançay conservait, de ses trente ans de province, le principe de se mettre à table sur le coup de sept heures moins un quart, très exactement. Cette salle à manger du premier étage, où il ne pouvait pas plus de dix personnes, était commune aux deux femmes. Cette mère qui adorait sa fille, pour sa fille et non pour elle-même, – sentiment rare chez les mères comme chez les filles, – s'était appliquée à organiser leur intérieur de façon que leurs deux existences se côtoyassent sans se mêler. Elle avait son étage, son salon, ses domestiques, sa distribution de journée indépendante; – toujours levée à six heures, été comme hiver, pour la messe d'un couvent voisin, couchée à neuf, et ne descendant guère au rez-de-chaussée. Elle voulait que Juliette fût à la fois libre comme si elle vivait seule, et protégée. Dans l'excès de son abnégation, elle se reprochait d'accepter la gâterie que lui faisait Mme de Tillières, avant chacune de ses sorties. Elle l'acceptait pourtant, car elle comprenait qu'en dehors de ces conditions-là, Juliette, qui ne sortait déjà pas beaucoup, ne sortirait plus jamais. Et puis, ce lui était un charme si doux de contempler sa fille dans la primeur de sa parure! Elles passaient là quelquefois, toutes les deux, des minutes d'une si tendre intimité! Il était rare que quelqu'un s'y trouvât en tiers. Dans les premiers temps où Poyanne faisait la cour à Juliette, il inventait sans cesse des prétextes pour venir caresser ses yeux à ce délicat tableau: cette jeune femme en grande toilette servant cette mère toujours en deuil, dans cette salle à manger silencieuse, à la lueur paisible de deux grandes lampes de style Empire juchées sur leurs hautes colonnes. Depuis que ses rapports avec Mme de Tillières avaient changé, il éprouvait comme une pudeur d'affronter les regards de Mme de Nançay. Cet homme de tribune, renommé pour son sang-froid au milieu d'assemblées hostiles, se sentait, dans cette présence vénérée, en proie à ces appréhensions angoissées qu'un secret coupable inflige aux âmes très droites. Il redoutait ces clairs yeux bleus, trop intelligents, – des yeux de vieille femme à demi sourde, – seule jeunesse de ce pâle visage flétri. Quoiqu'elle eût soixante ans à peine, Mme de Nançay en paraissait plus de soixante et dix, tant ses propres chagrins et ceux de sa fille avaient empoisonné chez elle les sources de la vie. Elle avait perdu, coup sur coup, son mari et ses deux fils dans l'année même qui avait précédé le tragique veuvage de Juliette. Cette mère douloureuse, et qui, visiblement, habitait en pensée avec ses chers morts, se ranimait d'une joie émue lorsqu'elle tenait ainsi sa dernière enfant auprès d'elle, parée, souriante et caressante, comme dans la demi-heure qui précéda le départ pour le dîner chez Mme de Candale. Ce soir-là, Juliette portait une robe de dentelle noire sur une jupe de moire rose, avec des nœuds de la même nuance. Dans ses cheveux cendrés et à ses fines oreilles luisaient des perles. Son corsage à peine échancré laissait voir la naissance de sa gorge et de ses souples épaules, tout en dégageant l'attache ferme de son cou et dessinant la sveltesse de son buste. Ainsi vêtue, elle avait en elle les grâces mêlées d'une jeune femme et d'une jeune fille. Ses bras à demi nus allaient et venaient, et ses belles mains, chargées de bagues, s'occupaient sans cesse à rendre quelque menu service à la vieille mère, lui versant à boire, ou bien lui préparant son pain, choisissant un fruit pour le partager. En s'acquittant de ces soins délicats, ses yeux bleus brillaient dans son teint de blonde, plus rosé que d'ordinaire. Un sourire plus gai plissait sa bouche au coin de laquelle une fossette se creusait à droite. Enfin elle avait son air des jours contents. Sa mère considérait avec bonheur cette expression joyeuse de physionomie. Elle savait du premier regard si sa Juliette se préparait à subir une corvée ou à s'amuser véritablement, et cet amusement lui représentait, avec une reprise de goût pour le monde, les chances d'un nouveau mariage pour cette fille qu'elle appréhendait de laisser seule bientôt; et voici qu'après s'être tue quelques minutes, elle lui dit, avec la voix claire et haute des sourds, en approchant de son oreille sa main un peu tremblante, pour mieux saisir la réponse:

– «J'ai presque envie d'être jalouse de Gabrielle, tant on voit que cela t'amuse d'aller chez elle. Et qui doit-il y avoir encore?»

.....

– «Allons donc, mon cher, c'est une insupportable poseuse…»

Ou encore:

.....

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