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IV.

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Ces paroles si mesurées, si sages, sauront-elles calmer Anthime?

Oui, pendant les deux premiers services (au reste le dîner, bon mais simple, n'a que trois plats) et tandis que la conversation familiale musardera le long de sujets non épineux. Par égard pour l'oeil de Marguerite, on parlera d'abord oculistique (les Baraglioul feignent de ne point voir que la loupe d'Anthime a grossi), puis de la cuisine italienne, par gentillesse pour Véronique, avec allusions à l'excellence de son dîner. Puis Anthime demandera des nouvelles des Fleurissoire que les Baraglioul ont été voir dernièrement à Pau, et de la comtesse de Saint-Prix, la soeur de Julius, qui villégiature dans les environs; de Geneviève enfin, l'exquise fille aînée des Baraglioul, que ceux-ci auraient souhaité emmener avec eux à Rome, mais qui jamais n'avait consenti à s'éloigner de l'hôpital des Enfants-Malades, où chaque matin, rue de Sèvres, elle va panser les plaies des petits malheureux. Puis Julius jettera sur le tapis la grave question de l'expropriation des biens d'Anthime: il s'agit de terrains qu'Anthime avait achetés en égypte lors d'un premier voyage qu'il fit, jeune homme, dans ce pays; mal situés, ces terrains n'avaient pas acquis jusqu'à présent grande valeur; mais il était question, depuis peu, que la nouvelle ligne de chemin de fer du Caire à Héliopolis les traversât: certes la bourse des Armand-Dubois, qu'ont surmenées de hasardeuses spéculations, a grand besoin de cette aubaine; pourtant Julius, avant son départ, a pu parler à Maniton, l'ingénieur-expert commis à l'étude de la ligne, et conseille à son beau-frère de ne point trop dorer son espérance: il pourrait bien rester Gros-Jean. Mais ce qu'Anthime ne dit pas, c'est que l'affaire est entre les mains de la Loge, qui n'abandonne jamais les siens.

Anthime à présent parle à Julius de sa candidature à l'Académie, de ses chances: il en parle en souriant, parce qu'il n'y croit guère; et Julius, lui-même, feint une indifférence tranquille et comme renoncée: à quoi bon raconter que sa soeur, la comtesse Guy de Saint-Prix, tient le cardinal André dans sa manche et, partant, les quinze immortels qui toujours votent avec lui? Anthime esquisse un compliment très léger, sur le dernier roman de Baraglioul: L'Air des Cimes. Le fait est qu'il a trouvé le livre exécrable; et Julius, qui ne s'y méprend pas, se hâte de dire, pour mettre son amour-propre à couvert:

— Je pensais bien qu'un tel livre ne pourrait pas vous plaire.

Anthime consentirait encore à excuser le livre, mais cette allusion à ses opinions le chatouille; il proteste que celles-ci n'inclinent en rien les jugements qu'il porte sur les oeuvres d'art en général, et sur les livres de son beau-frère en particulier. Julius sourit avec une accommodante condescendance et, pour changer de sujet, demande à son beau-frère des nouvelles de sa sciatique, qu'il appelle par erreur: son lumbago. Ah! pourquoi Julius ne s'est-il pas plutôt enquis de ses recherches scientifiques? On aurait eu beau jeu de lui répondre. Son lumbago! Pourquoi pas sa loupe, bientôt? Mais ses recherches scientifiques, apparemment son beau-frère les ignore: il préfère les ignorer... Anthime, tout échauffé déjà et que précisément le "lumbago" fait souffrir, ricane et répond hargneux:

— Si je vais mieux?... Ah! ah! ah! vous en seriez bien fâché!

Julius s'étonne et prie son beau-frère de lui apprendre ce qui lui vaut le prêt d'aussi peu charitables sentiments.

— Parbleu! vous aussi vous savez appeler le médecin sitôt qu'un des vôtres est malade; mais, quand votre malade guérit, la médecine n'y est plus pour rien: c'est à cause des prières que vous avez faites pendant que le médecin vous soignait. Celui-là qui n'a point fait ses Pâques, parbleu! vous trouveriez bien impertinent qu'il guérît!

— Plutôt que de prier, vous préférez rester malade? dit d'un ton pénétré Marguerite.

De quoi vient-elle se mêler? D'ordinaire elle ne prend jamais part aux conversations d'intérêt général et fait la supprimée dès que Julius ouvre la bouche. C'est entre hommes qu'ils causent; foin des ménagements! Il se tourne abruptement vers elle:

— Ma charmante, sachez que si la guérison était là, là, vous m'entendez bien, — et il désigne éperdument la salière, — tout près, mais que je dusse, pour avoir le droit de m'en saisir, implorer Monsieur le Principal (c'est ainsi qu'il s'amuse, dans ses jours d'humeur, à appeler l'étre Suprême) ou le prier d'intervenir, de renverser pour moi l'ordre établi, l'ordre naturel des effets et des causes, l'ordre vénérable, eh bien! je n'en voudrais pas, de sa guérison; je lui dirais, au Principal: Fichez-moi la paix avec votre miracle: je n'en veux pas.

Il scande les mots, les syllabes; il a haussé la voix au diapason de sa colère; il est affreux.

— Vous n'en voudriez pas... pourquoi? demanda Julius très calme.

— Parce que cela me forcerait de croire à Celui qui n'existe pas.

Ce disant, il donne du poing sur la table.

Marguerite et Véronique, inquiètes, ont échangé un clin d'oeil, puis toutes deux reporté le regard vers Julie.

— Je crois qu'il est temps d'aller se coucher, ma fillette, dit la mère. Fais vite; nous viendrons te dire adieu dans ton lit.

L'enfant, que les atroces propos et l'aspect démoniaque de son oncle épouvantent, s'enfuit.

— Je veux, si je guéris, n'en être obligé qu'à moi-même. Suffit.

— Eh bien! et le médecin alors? hasarda Marguerite.

— Je paie ses soins, et je suis quitte.

Mais Julius, sur son registre le plus grave:

— Tandis que de la reconnaissance envers Dieu vous lierait...

— Oui, mon frère; et voilà pourquoi je ne prie pas.

— D'autres ont prié pour toi, mon ami.

C'est Véronique qui parle; elle n'avait jusqu'à présent rien dit. Au son de cette douce voix connue, Anthime sursaute, perd toute retenue. Des propositions contradictoires se bousculent sur se lèvres: D'abord on n'a pas le droit de prier pour quelqu'un contre son gré, de demander une faveur pour lui sans qu'il en sache; c'est une trahison. Elle n'a rien obtenu; tant mieux! ça lui apprendra ce qu'elles valent, ses prières! Il y a de quoi être fier!... Mais peut-être, après tout, qu'elle n'a pas prié suffisamment?

— Soyez tranquille: je continue, reprend, aussi doucement que devant, Véronique. Puis toute souriante, et comme hors du vent de cette colère, elle raconte à Marguerite que, chaque soir, et sans en manquer un, elle brûle, au nom d'Anthime, deux cierges, aux côtés de la Madone triviale, à l'angle nord de la maison, celle-là même devant qui Véronique avait jadis surpris Beppo se signant. L'enfant gîtait, nichait, tout auprès dans un renfoncement du mur, où Véronique était sûre de le trouver à heure dite. Elle n'eût pu atteindre à la niche, placée hors de la porte des passants; Beppo (c'était à présent un svelte adolescent de quinze ans), s'agrippant aux pierres et à un anneau de métal), posait les cierges tout flambants devant la sainte image... Et la conversation, insensiblement se détournait d'Anthime, se refermait par-dessus lui, les deux soeurs à présent parlant de la piété populaire si touchante, par quoi la plus fruste statue est aussi la plus honorée... Anthime était tout submergé. Quoi! ne suffisait-il pas que, ce matin déjà, derrière son dos, Véronique eût nourri ses rats? A présent, elle brûle des cierges! pour lui! sa femme! et compromet Beppo dans cette inepte simagrée... Ah! nous allons bien voir!...

Le sang monte au cerveau d'Anthime; il étouffe; à ses tempes bat un tocsin. Dans un immense effort il se dresse en culbutant une chaise; il renverse sur sa serviette un verre d'eau; il éponge son front... Va-t-il se trouver mal? Véronique s'empresse: il la repousse d'une main brutale, s'échappe vers la porte qu'il claque; et déjà dans le corridor on entend sa marche inégale s'éloigner avec l'accompagnement de la béquille sourd et clopant.

Ce départ brusque laisse nos convives attristés et perplexes. Quelques instants ils demeurent silencieux.

— Ma pauvre amie! dit enfin Marguerite. Mais à cette occasion s'affirme une fois de plus la différence entre le caractère des deux soeurs. L'âme de Marguerite est taillée dans cette étoffe admirable dont Dieu fait proprement ses martyrs. Elle le sait et aspire à souffrir. La vie malheureusement ne lui accorde aucun dommage; comblée de toutes parts, sa faculté de bon support en est réduite à chercher dans de menues vexations son emploi; elle met à profit les moindres choses pour en tirer égratignure; elle s'accroche et se raccroche à tout. Certes elle sait s'arranger de manière à ce qu'on lui manque; mais Julius semble travailler à désoeuvrer toujours plus sa vertu; comment s'étonner, dès lors, qu'elle se montre auprès de lui toujours insatisfaite et quinteuse? Avec un mari comme Anthime, quelle belle carrière! Elle se pique à voir sa soeur savoir en profiter si peu; Véronique, en effet, se dérobe aux griefs; sur son indéfectible onction souriante tout glisse, sarcasme, moquerie — et sans doute elle a pris son parti depuis longtemps de l'isolement de sa vie; Anthime au demeurant n'est pas méchant pour elle, et peut bien dire ce qu'il veut! Elle explique que s'il parle fort, c'est qu'il est empêché de remuer; il s'emporterait moins s'il était plus ingambe; et comme Julius demande où il peut être allé?

— A son laboratoire, répond-elle; et à Marguerite qui demande si l'on ne ferait pas bien d'y passer voir — car il pourrait être souffrant, après une telle colère! — elle assure qu'il vaut mieux le laisser se calmer tout seul et ne pas prêter trop d'attention à sa sortie.

— Achevons de dîner tranquillement, conclut-elle.

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