Читать книгу Courrier sud - Антуан де Сент-Экзюпери, Antoine De Saint-exupéry - Страница 8

IV

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La terre, de là-haut, paraissait nue et morte ; l’avion descend : elle s’habille. Les bois de nouveau la capitonnent, les vallées, les coteaux impriment en elle une houle : elle respire. Une montagne qu’il survole, poitrine de géant couché, se gonfle presque jusqu’à lui.

Maintenant proche, comme le torrent sous un pont, le cours des choses s’accélère. C’est la débâcle de ce monde uni. Arbres, maisons, villages se séparent d’un horizon lisse, sont emportés derrière lui à la dérive.

Le terrain d’Alicante monte, bascule, se place, les roues le frôlent, s’en rapprochent comme d’un laminoir, s’y aiguisent...

Bernis descend de la carlingue, les jambes lourdes. Une seconde, il ferme les yeux ; la tête pleine encore du bruit de son moteur et d’images vives, les membres encore comme chargés par les vibrations de l’appareil. Puis il entre dans le bureau où il s’assied avec lenteur, repousse du coude l’encrier, quelques livres, et tire à lui le carnet de route du 612.

Toulouse-Alicante : 5 h 15 de vol.

Il s’interrompt, se laisse dominer par la fatigue et par le rêve. Il lui parvient un bruit confus. Une commère crie quelque part. Le chauffeur de la Ford ouvre la porte, s’excuse, sourit. Bernis considère gravement ces murs, cette porte et ce chauffeur grandeur nature. Il est mêlé pour dix minutes à une discussion qu’il ne comprend pas, à des gestes que l’on achève, que l’on commence. Cette vision est irréelle. Un arbre planté devant la porte dure pourtant depuis trente ans. Depuis trente ans repère l’image.

Moteur : Rien à signaler.

Avion : Penche à droite.

Il dépose le porte-plume, pense simplement : « J’ai sommeil », et le rêve qui serre ses tempes s’impose encore.

Une lumière couleur d’ambre sur un paysage si clair. Des champs bien ratissés et des prairies. Un village posé à droite, à gauche un troupeau minuscule et, l’enfermant, la voûte d’un ciel bleu. « Une maison », pense Bernis. Il se souvient d’avoir ressenti avec une évidence soudaine que ce paysage, ce ciel, cette terre étaient bâtis à la manière d’une demeure. Demeure familière, bien en ordre. Chaque chose si verticale. Nulle menace, nulle fissure dans cette vision unie : il était comme à l’intérieur du paysage.

Ainsi les vieilles dames se sentent éternelles à la fenêtre de leur salon. La pelouse est fraîche, le jardinier lent arrose les fleurs. Elles suivent des yeux son dos rassurant. Une odeur d’encaustique monte du parquet luisant et les ravit. L’ordre dans la maison est doux : le jour a passé traînant son vent et son soleil et ses averses pour user à peine quelques roses.

« C’est l’heure. Adieu. » Bernis repart.

Bernis entre dans la tempête. Elle s’acharne sur l’avion comme les coups de pioche du démolisseur : on en a vu d’autres, on passera. Bernis n’a plus que des pensées rudimentaires, les pensées qui dirigent l’action : sortir de ce cirque de montagnes où la tornade descendante le plonge, où la pluie en rafales est si drue qu’il fait nuit, sauter ce mur, gagner la mer.

Un choc ! Une rupture ? L’avion tout à coup pèse vers la gauche. Bernis le retient d’une main, puis des deux mains, puis de tout son corps. « Nom de Dieu ! » L’avion a repris son poids vers la terre. Voici Bernis ruiné. Une seconde encore, et de cette maison bousculée, et qu’il vient à peine de comprendre, il sera rejeté pour toujours. Plaines, forêts, villages, jailliront vers lui en spirale. Fumée des apparences, spirales de fumée, fumée ! Bergerie culbutée aux quatre coins du ciel...

« Ah ! J’ai eu peur... » Un coup de talon libère un câble. Commande coincée. Quoi ? Sabotage ? Non. Trois fois rien : un coup de talon rétablit le monde. Quelle aventure !

Une aventure ? Il ne reste de cette seconde qu’un goût dans la bouche, une aigreur de la chair. Eh ! mais cette faille entrevue ! Tout n’était là qu’en trompe-l’œil : routes, canaux, maisons, jouets des hommes !...

Passé. Fini. Ici le ciel est clair. La météo l’avait prédit. « Ciel un quart couvert de cirrus. » La météo ? Les isobares ? Les « Systèmes nuageux » du professeur Borjsen ? Un ciel de fête populaire : oui. Un ciel de 14 Juillet. Il fallait dire : « À Malaga c’est jour de fête ! » Chaque habitant possède dix mille mètres de ciel pur sur lui. Un ciel qui va jusqu’aux cirrus. Jamais l’aquarium ne fut si lumineux, si vaste. Ainsi dans le golfe, un soir de régates : ciel bleu, mer bleu, col bleu et les yeux bleu du capitaine. Congé lumineux.

Fini. Trente mille lettres ont passé.

La Compagnie prêchait : courrier précieux, courrier plus précieux que la vie. Oui. De quoi faire vivre trente mille amants... Patience, amants ! Dans les feux du soir on vous arrive. Derrière Bernis les nuages épais, brassés dans une cuve par la tornade. Devant lui une terre vêtue de soleil, l’étoffe claire des prés, la laine des bois, le voile froncé de la mer.

À la hauteur de Gibraltar il fera nuit. Alors un virage à gauche vers Tanger détachera de Bernis l’Europe, banquise énorme, à la dérive...

Encore quelques villes nourries de terre brune puis l’Afrique. Encore quelques villes nourries de pâte noire puis le Sahara. Bernis assistera ce soir au déshabiller de la terre.

Bernis est las. Deux mois plus tôt, il montait vers Paris à la conquête de Geneviève. Il rentrait hier à la Compagnie, ayant mis de l’ordre dans sa défaite. Ces plaines, ces villes, ces lumières qui s’en vont, c’est bien lui qui les abandonne. Qui s’en dévêt. Dans une heure le phare de Tanger luira : Jacques Bernis, jusqu’au phare de Tanger, va se souvenir.

Courrier sud

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