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DOCILITÉ MERVEILLEUSE DE CHARLES. LES VISIÈRES

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Charles très content de son nouveau projet, sortit sans que sa cousine osât le rappeler en présence du juge; il descendit à la cuisine, fit part à Betty de ce qu'avait dit le juge de paix et de l'idée que lui-même avait conçue.

Betty-:—Non, Charlot, pas encore; attendons. Puisque les visières te garantiront des coups de ta cousine, tu ne pourras pas prouver que tu en portes les marques. Ils enverront un médecin pour t'examiner, et ce médecin ne trouvera rien; tu passeras pour un menteur, et ce sera encore elle qui triomphera. Attendons; je trouverai bien quelque chose pour te garantir quand les visières seront usées.»

Charles comprit la justesse du raisonnement de Betty, mais il ne renonça pas pour cela à la douce espérance de mettre sa cousine en colère sans en souffrir lui-même.

«Seulement, pensa-t-il, j'attendrai à demain, quand ma culotte sera doublée.»

Il alla, suivant son habitude, chez Juliette, qui l'accueillit comme toujours avec un doux et aimable sourire.

Juliette:—Eh bien, Charles, quelles nouvelles apportes-tu?

Charles:—De très bonnes. A peine rentré, ma cousine m'a battu avec une telle fureur, que j'en suis tout meurtri, et que Betty m'a mis un cataplasme de chandelle.

Juliette, interdite:—C'est cela que tu appelles de bonnes nouvelles? Pauvre Charles! Tu as donc résisté avec insolence, tu lui as dit des injures?

Charles:—Je n'ai rien dit, je n'ai pas bougé; je l'ai laissée faire; elle m'a donné deux coups de baguette, et, voyant que je ne résistais pas, puisque je te l'avais promis, elle m'a battu comme une enragée qu'elle est.

Juliette, les larmes aux yeux:—Mon pauvre Charles! Mais c'est affreux! Je suis désolée! Et tu as été en colère contre moi et mon conseil?

Charles:—Contre toi, jamais! Je savais que c'était pour mon bien que tu m'avais fait promettre ça... Mais contre elle, j'étais d'une colère! oh! d'une colère! Dans ma chambre, je me suis roulé, j'ai sangloté, crié; et puis j'ai été mieux, je me suis senti content de t'avoir obéi.

Juliette, attendrie:—Bon Charles! Comme tu serais bon si tu voulais!

Charles:—Ça viendra, ça viendra! Donne-moi le temps. Il faut que tu me permettes de corriger ma cousine.

Juliette:—Comment la corrigeras-tu? Cela me semble impossible!

Charles:—Non, non; laisse-moi faire; tu verras!

Juliette:—Que veux-tu faire, Charles? Quelque sottise, bien sûr!

Charles:—Du tout, du tout; tu verras, je te dis; tu verras!»

Charles ne voulut pas expliquer à Juliette quels seraient les moyens de correction qu'il emploierait; il lui promit seulement de continuer à être docile et poli; il fallut que Juliette se contentât de cette promesse. Charles resta encore quelques instants; il sortit au moment où Marianne. soeur de Juliette, rentrait de son travail.

Marianne avait vingt-cinq ans; elle remplaçait, près de sa soeur aveugle, les parents qu'elles avaient perdus. Leur mère était morte depuis cinq ans dans la maison qu'elles habitaient; leur fortune eût été plus que suffisante pour faire mener aux deux soeurs une existence agréable, mais leurs parents avaient laissé des dettes; il fallait des années de travail et de privations pour les acquitter sans rien vendre de leur propriété. Juliette n'avait que dix ans à l'époque de la mort de leur mère; Marianne prit la courageuse résolution de gagner, par son travail, sa vie et celle de sa soeur aveugle, jusqu'au jour où toutes leurs dettes seraient payées. Elle travaillait soit en journées, soit à la maison. Juliette, tout aveugle qu'elle était, contribuait un peu au bien-être de son petit ménage; elle tricotait vite et bien et ne manquait pas de commandes; chacun voulait avoir soit un jupon, soit une camisole, soit un châle ou des bas tricotés par la jeune aveugle. Tout le monde l'aimait dans ce petit bourg catholique; sa bonté, sa douceur, sa résignation, son humeur toujours égale, et par-dessus tout sa grande piété, lui donnaient une heureuse influence, non seulement sur les enfants, mais encore sur les parents. Mme Mac'Miche était la seule qui n'eût pas subi cette influence: elle ne voyait presque jamais Juliette, et n'y venait que pour lui dire des choses insolentes, ou tout au moins désagréables. Mme Mac'Miche aurait pu facilement venir en aide à ses cousines, mais elle n'en avait garde et réservait pour elle-même les dix mille francs de revenu qu'elle avait amassés et qu'elle augmentait tous les ans à force de privations qu'elle s'imposait et qu'elle imposait à Charles et à Betty. Nous verrons plus tard qu'elle avait une autre source de richesses que personne ne lui connaissait; elle le croyait du moins. Il y avait trois ans qu'elle avait Charles à sa charge. Betty était dans la maison depuis quelque temps; elle s'était attachée à Charles, qui lui avait, dès l'origine, témoigné une vive reconnaissance de la protection qu'elle lui accordait; elle eût quitté Mme Mac'Miche depuis longtemps sans ce lien de coeur qu'elle s'était créé.

Charles laissa donc Juliette avec sa coeur Marianne, et il courut à la maison pour s'y trouver à l'appel de sa vieille cousine.

«Il ne faut pas que je la mette en colère aujourd'hui, dit-il; demain, à la bonne heure!»

Charles rentra à temps, écrivit pour Mme Mac'Miche des lettres, qu'elle trouva mal écrites, pas lisibles.

Charles:—Voulez-vous que je les recopie, ma cousine?

Madame Mac'Miche, rudement:—Non, je ne veux pas. Pour gâcher du papier? Pour recommencer à écrire aussi mal et aussi salement? Toujours prêt à faire des dépenses inutiles! Il semblerait que Monsieur ait des rentes! Tu oublies donc que je te nourris par charité, que tu serais un mendiant des rues sans moi? Et au lieu de reconnaître mes bienfaits par une grande économie, tu pousses à la dépense, tu manges comme un loup, tu bois comme un puits, tu déchires tes habits; en un mot, tu es le fléau de ma maison.»

Charles bouillait; il avait sur la langue des paroles poliment insolentes, doucement contrariantes, enfin de quoi la mettre en rage.

«Oh! si j'avais mes visières!» se disait-il.

Mais comme il ne les avait pas encore, il avala son humiliation et sa colère, ne répondit pas et ne bougea pas.

Mme Mac'Miche recommença à s'étonner de la douceur de Charles.

«Je verrai ce que cela veut dire, se dit-elle, et si ce n'est pas une préparation à quelque scélératesse;... il a un air... que je n'aime pas,... quelque chose comme de la rage contenue... Par exemple, si cela dure, c'est autre chose... Mais de qui ça vient-il?... Serait-ce Juliette? Cette petite sainte n'y touche se donne le genre de prêcher, de donner des avis... Je n'aime pas cette petite; elle m'impatiente avec cette figure éternellement calme, douce, souriante. Elle veut nous faire croire qu'elle est heureuse quoique aveugle, qu'elle ne désire rien, qu'elle n'a besoin de rien. Je la crois sans peine! On fait tout pour elle! On la sert comme une princesse... Paresseuse! Sotte! Et quant à ce drôle de Charles, je le fouetterai solidement, puisqu'il ne se défend plus.»

Elle ne s'aperçut pas qu'elle avait parlé haut à partir de: «Je n'aime pas cette petite», etc.; elle releva la tête et vit Charles, toujours immobile, qui la regardait avec surprise et indignation; elle s'écria:

«Eh bien! que fais-tu là à te tourner les pouces et à me regarder avec tes grands bêtes d'yeux effarés, comme si tu voulais me dévorer? Va-t'en à la cuisine pour aider Betty; dis-lui de servir le souper le plus tôt possible; j'ai faim.»

Charles ne se le fit pas dire deux fois et s'esquiva lestement; il raconta à Betty ce que venait de dire sa cousine sans se douter qu'elle eût parlé tout haut.

«Il faut avertir Juliette et te révolter ouvertement, dit Betty.

Charles:—Non, j'ai promis à Juliette d'être poli et docile pendant une semaine; je ne manquerai pas à ma promesse; ce qui ne m'empêchera pas de la faire enrager... innocemment, sans cesser d'être respectueux à l'apparence... quand j'aurai mes visières.

Betty:—Tu les auras demain, mon pauvre Charlot; compte sur moi; je te préserverai tant que je pourrai.

Charles:—Je le sais, ma bonne Betty, et c'est parce que tu m'as toujours protégé, consolé, témoigné de l'amitié, que je t'aime de tout mon coeur comme j'aime Juliette; elle aussi m'a toujours aimé, encouragé et conseillé... Seulement, je n'ai pas souvent suivi ses conseils, je l'avoue.

Betty:—Avec ça qu'ils sont faciles à suivre! Il faut toujours céder, toujours s'humilier, à l'entendre!

Charles:—Il me semble, moi, qu'elle a raison au fond; mais je n'ai pas sa douceur ni sa patience; quand ma cousine m'agace, m'irrite, m'humilie, je m'emporte, je sens comme si tout bouillait au dedans de moi, et si je ne me retenais, je crois en vérité que, dans ces moments là, j'aurais une force plus grande que la sienne, que ce serait elle qui recevrait la rossée et moi qui l'administrerais.

Betty:—Mais il faut dire à Juliette ce que sa cousine pense d'elle.

Charles:—A quoi bon? Ce que j'ai entendu ferait de la peine à la pauvre Juliette et ne servirait à rien; elle sait que ma cousine ne l'aime pas, ça suffit.»

Le souper ne tarda pas à être servi tout en causant; Mme Mac'Miche fut avertie, descendit dans la salle et mangea copieusement, après avoir maigrement servi Charles, qui n'en souffrit pas cette fois, parce que Betty avait eu soin de lui donner un bon acompte avant de servir sur table; il mangea donc sans empressement et ne redemanda de rien; la cousine n'en pouvait croire ses yeux et ses oreilles. Charles modeste et paisible, sobre et satisfait était pour Mme Mac'Miche un Charles nouveau, un Charles métamorphosé, un Charles commode.

Après son souper, Mme Mac'Miche, fatiguée de sa journée accidentée, donna congé à Charles, disant qu'elle allait se coucher. Charles, qui, lui aussi, avait soutenu plus d'une lutte, qui avait souffert dans son coeur et dans son corps, ne fut pas fâché de regagner sa couchette misérable, composée d'une paillasse, d'un vieux drap en loques, d'une vieille couverture de laine râpée et d'un oreiller en paille: mais quel est le lit assez mauvais pour avoir la faculté d'empêcher le sommeil, à l'âge heureux qu'avait Charles? A peine couché et la tête sur la paille, il s'endormit du sommeil, non du juste, car il était loin de mériter cette qualification, mais de l'enfance ou de la première jeunesse.

Un bon petit diable

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