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IV
Comme quoi le chien est non seulement l'ami de l'homme, mais aussi l'ami de la femme

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Le lendemain, Jacques Mérey reçut un message du château. Dans une lettre tout juste assez polie pour ne pas être blessante, le seigneur de Chazelay, qui cependant à la vue du chien s'était retiré et enfermé chez lui, le seigneur de Chazelay, qui se piquait d'être un esprit fort, témoignait ne point croire au miracle accompli la veille par le docteur, quoique de sa fenêtre il eût pu voir ce miracle s'accomplir.

Un chien s'était en effet glissé dans la ferme du château, et de la première cour était entré dans la seconde, où il avait porté le trouble et le désordre avec lui; mais ce chien était-il réellement enragé?

Là était le doute; que des gens simples et ignorants crussent à la fascination du regard et de la volonté, rien n'était plus naturel; mais des gens instruits et bien nés ne pouvaient raisonnablement admettre de semblables prodiges.

Comme cependant le docteur avait fait preuve d'énergie et de résolution en affrontant la morsure d'un chien qui paraissait être enragé, le châtelain lui envoyait deux pièces d'or, qu'il le priait d'accepter à titre d'honoraires.

Jacques Mérey déchira la lettre et refusa les deux pièces d'or. La science n'était pas la préoccupation morale de Jacques Mérey, on peut même dire qu'il n'aimait la science que par rapport à un but. Ce but vers lequel tendaient toutes les forces de son esprit, tous les mouvements de son cœur, c'était le but de la philosophie du XVIIIe siècle, le bonheur du genre humain.

Il interrogeait avec M. de Condorcet le moment, encore éloigné sans doute (mais qu'importe la distance!) où la raison perfectible de l'homme découvrirait les causes premières des choses, où les nations ne se feraient plus la guerre, et où les hommes, délivrés des maux qu'engendrent la misère et l'ignorance, accompliraient sur la terre une existence indéfinie. L'Écriture sainte n'avoue-t-elle pas elle-même que la mort est la dette du péché, c'est-à-dire la violation des lois naturelles? Or, le jour où l'homme connaîtrait ces lois et où il les observerait, l'homme s'affranchirait de sa dette, et, comme cette dette, c'était la mort, l'homme ne mourrait plus.

Créer et ne plus mourir, n'est-ce point l'idéal de la science? Car la science est la rivale de Dieu. L'homme connût-il les mystères de toutes les choses de ce monde, l'homme arrivât-il à exposer devant Dieu lui-même d'irréfutables théories, Dieu lui répondra:

– Si tu sais tout, tu n'es qu'à la moitié de ta route; maintenant, crée un ver ou une étoile, et tu seras mon égal.

Abîmé dans ces rêves de bonheur lointain, dans cet espoir de puissance indéfinie, dans cet âge d'or de l'humanité que les poètes avaient placé au commencement du monde, parce que les poètes sont les sublimes enfants de la nature, Jacques Mérey voyait avec un frémissement d'impatience les obstacles moraux et les barrières matérielles qu'opposait la classe des privilégiés à l'accomplissement des destinées de l'homme sur la terre.

Nature douce et sensible, comme on disait alors, il était venu à la haine par l'amour.

C'est parce qu'il aimait les opprimés qu'il détestait les oppresseurs.

À part les deux ou trois fois qu'il l'avait croisé sur son chemin, le seigneur de Chazelay lui était personnellement inconnu. Il est vrai que Jacques Mérey, esprit supérieur, n'en voulait point aux hommes, mais aux abus et aux inégalités sociales dont les nobles étaient la vivante incarnation. Il refusa l'or du château avec le même dédain qu'il eût refusé les présents d'un ennemi.

Cette sombre apparition du Moyen Âge féodal remuait dans son sang plébéien des souvenirs de colère; il voyait dans ces vieux murs le signe d'une domination qui, bien que diminuée, durait encore; il se demandait quelle force pourrait jamais déraciner ces titaniques monuments de la race conquérante. Alors, découragé par la lenteur du progrès, par l'énormité des obstacles que rencontre l'affranchissement d'un peuple, il se plongeait avec désespoir dans l'étude de la nature, seul asile que la société telle qu'elle était faite eût laissé à la science.

Seul, il faisait souvent des promenades au plus profond des bois, et, là, grave, attentif, pareil à Œdipe devant le Sphinx, il semblait interroger l'âme de l'univers.

Le chien qu'il avait sauvé de sa propre fureur était devenu son ami le plus sincère et le plus dévoué; il suivait le docteur dans toutes ses courses; doux et caressant, il lui obéissait comme l'ombre de sa pensée.

Aussi le curé de Chazelay ne manqua-t-il pas de dire qu'il y avait dans l'histoire des sorciers plusieurs exemples de cette accointance d'un esprit familier sous la forme d'un animal domestique. Cet animal à coup sûr devait avoir des cornes, et s'il ne les montrait point, c'était pour mieux cacher son jeu.

Un jour que Jacques Mérey était parti de bonne heure pour herboriser, il se trouva, sans trop savoir comment il était arrivé là, sur la lisière d'un bois touffu, emmêlé, impénétrable, comme il en existe encore dans cette partie du Berri, véritable forêt d'Amérique en petit, où nulle route frayée ne gardait la trace d'un pas humain.

La solitude plaisait au docteur, nous l'avons déjà dit; il aimait à se rapprocher de la nature, nous l'avons dit encore; mais la profonde nuit qui régnait dans ce bois sauvage, l'aspect menaçant des herbes et des broussailles remplies de couleuvres; la masse compacte des rochers qui découpaient leur verdure de mousse sur la sombre verdure des chênes, tout cela saisit le docteur aux entrailles; il hésitait à l'entrée de ce bois comme un initié des mystères d'Eleusis au seuil du temple, où l'attendaient les redoutables épreuves et les ténèbres.

Alors, le chien s'approcha du docteur avec une physionomie étrange; léchant les mains de son maître et le tirant par l'habit, il semblait le conjurer de le suivre dans l'épaisseur du bois.

C'était un de ces points de doctrine sur lesquels Jacques Mérey s'accordait avec les illuminés, les cabalistes et même les historiens, que les animaux sont doués quelquefois d'un esprit de divination. La science des présages et des augures, cette science vieille comme le monde, à laquelle ont cru tous les sages de l'antiquité depuis Homère jusqu'à Cicéron, n'était point une chimère aux yeux du docteur.

Il pensait que les animaux, les plantes, les objets inanimés eux-mêmes, ont un langage, et que ce langage, interprète des éléments de la nature, peut donner à l'homme des avertissements salutaires.

Et, en effet, interrogez à la fois la fable et l'histoire, et vous les trouverez toutes deux d'accord sur ce sujet.

N'est-ce point un bélier qui découvrit à Bacchus, mourant de soif, ces sources du désert autour desquelles verdissent aujourd'hui les oasis d'Ammon? Ne sont-ce point deux colombes qui conduisirent Énée du cap Misène au rameau d'or caché sur les rives du lac Averne? Et n'est-ce point une biche blanche qui fraya le chemin d'Attila à travers les Palus-Méotides?

Jacques Mérey suivi donc le chien, persuadé qu'il le conduisait à un but quelconque.

L'animal s'avança dans le bois; le docteur marchait derrière lui, péniblement, le visage à chaque instant fouetté par les branches, les jambes perdues dans les herbes, ne voyant devant lui que la queue de son chien, boussole vivante, et n'entendant que le froissement des plantes et le bruit des reptiles fuyant sous les orties.

Après un quart d'heure de marche, l'homme et le chien, le chien d'abord, parvinrent à une clairière au milieu de laquelle, appuyée au tronc d'un chêne immense, s'élevait une cabane.

La queue du chien remua de joie.

Cette cabane devait appartenir soit à un bûcheron, soit à un braconnier; peut-être celui qui l'habitait exerçait-il ces deux états.

Elle était située au centre d'une forêt appartenant à M. de Chazelay. Comment M. de Chazelay, si grand amateur de la chasse, permettait-il qu'un braconnier, dont il était impossible qu'il ignorât l'existence, s'établît ainsi sur ses terres?

Jacques Mérey s'adressa vaguement toutes ces questions; mais l'habitude où il était de sacrifier les choses importantes aux choses secondaires fit qu'il laissa de côté la cause et ne s'occupa que de l'effet.

Le chien se dressa contre la porte; puis, comme la pression n'était pas assez forte, il laissa retomber ses deux pattes de devant à terre et poussa la porte avec son museau.

La porte céda assez à temps pour que de sa main le docteur l'empêchât de se refermer. Une vieille femme assise sur un escabeau filait tranquillement sa quenouille, tandis qu'un homme d'une trentaine d'années, qui devait être le fils de cette femme, nettoyait les pièces démontées de la batterie d'un fusil. Devant la cheminée, où flambaient des branches sèches, un quartier de chevreuil était en train de rôtir et répandait ce fumet à la fois aromatique et appétissant de la venaison.

Au moment où le chien entra, la vieille femme poussa un cri de plaisir et l'homme bondit de joie. Jamais on ne vit reconnaissance plus touchante; c'étaient des caresses, des embrassements, des transports à n'en pas finir.

Puis des dialogues auxquels le chien répondait par des modulations qui eussent fait croire qu'il entendait les reproches qu'on lui faisait et qu'il essayait de se disculper.

– D'où viens-tu, misérable bandit? d'où viens-tu, affreux vagabond? disait l'homme.

– Qu'as-tu fait pendant quinze grands jours que tu nous a laissés dans l'inquiétude? demandait la femme.

– Nous t'avons cru mort ou enragé, ce qui revient au même, reprenait l'homme.

– Mais, non, Dieu merci! Il se porte bien; pauvre Scipion! il a l'œil limpide comme une goutte d'eau et vif comme un ver luisant.

– Tu dois avoir faim, mauvais drôle! tiens, mords là-dedans.

Et l'enfant prodigue, fêté, caressé à son retour au logis, se voyait offrir le reste du déjeuner ou du souper de la vieille avec le même empressement et les mêmes excitations que s'il eût été un véritable convive.

Alors seulement Scipion, dont le docteur venait d'apprendre le véritable nom – nom qu'il devait sans doute à un parrain plus lettré que ne l'était son maître – , Scipion, qui avait déjeuné avant de quitter la maison du docteur, ayant tout dédaigné, le bûcheron releva la tête et s'aperçut de la présence de Jacques Mérey.

La vue de cet étranger parut lui déplaire; l'homme fronça le sourcil, et la femme eût pâli si sa peau n'eût pas été depuis longtemps tannée par l'âge et par le soleil.

Jacques Mérey, voyant l'effet désagréable que causait à ses hôtes son apparition inattendue, s'empressa de leur raconter l'histoire de Scipion, et comment il l'avait sauvé des fourches et des fléaux des garçons d'écurie du château de Chazelay.

Une larme se forma lentement dans l'œil aride de la vieille femme, et mouilla le lin de sa quenouille.

Quant au bûcheron, il éprouva le même sentiment de reconnaissance sans doute pour l'homme qui avait sauvé son chien; cependant, un nuage sombre ne resta pas moins sur son front.

Le docteur se croyait tombé, nous l'avons dit, dans une cabane de braconnier; il attribua le trouble de ces gens au métier qu'ils faisaient et à la crainte d'être découverts. Mais, avec le sourire d'un patriarche et les lèvres d'un jeune homme:

– Rassurez-vous, mes amis, leur dit-il, je ne suis point un espion du château; le Seigneur, qui est au-dessus des seigneurs de la terre, a donné les animaux à l'homme pour que l'homme en fît sa nourriture. Or, Dieu n'a point établi de distinction entre le noble et le roturier; nos mauvaises lois sociales ont seules fait cela; elles ont donné le droit de chasse aux uns et l'ont refusé aux autres, et les nobles, qui ne respectent rien, pas même la parole de Dieu, ont violé la promesse que Jéhovah avait faite à Noé et à ses successeurs dans la personne de Noé. «Tout ce qui se meut sur la terre et dans les eaux vous appartient,» a dit le Seigneur.

Mais, au moment où le docteur achevait sa démonstration du droit de chasse, droit universel, droit indestructible, puisqu'il est basé sur les Saintes Écritures, un spectacle aussi nouveau qu'inattendu frappa ses yeux.

Une espèce d'alcôve pratiquée au fond de la cabane était voilée par des rideaux de serge; le chien venait de soulever et d'écarter ce rideau avec sa tête, et, dans la pénombre, Jacques Mérey distingua comme un paquet inerte de membres humains appartenant évidemment à un enfant qui avait l'air de vivre.

– Qu'est cela? s'écria-t-il.

Et il saisit le rideau pour l'écarter.

Mais le braconnier se leva d'un air solennel.

– Monsieur, lui dit-il, pour avoir vu ce que vous venez de voir, tout autre que vous ne sortirait pas vivant d'ici; mais je m'aperçois que mon chien vous aime; il vous doit de n'avoir pas été tué à coups de fourche et de ne pas être mort de la rage; or, mon chien, voyez-vous, c'est mon seul ami; en considération de mon chien, je vous fais grâce; mais jurez-moi que vous ne raconterez à personne ce que vous avez cru voir.

– Monsieur, dit Jacques Mérey en lâchant le rideau, mais en croisant les bras en homme décidé à aller jusqu'au bout, vous oubliez que je suis médecin et qu'un médecin est le confesseur du corps: je veux savoir ce que c'est que cet enfant.

Les yeux du bûcheron, qui avaient d'abord jeté une flamme, s'adoucirent.

– Vous êtes médecin!.. dit-il en devenant pensif. En effet, vous avez rendu la vie et la raison à mon chien qui avait déjà perdu l'une et qui allait perdre l'autre.

Puis, tout à coup:

– Oh! s'écria-t-il, quelle idée! si ce que vous avez pu pour un animal, vous le pouviez…

Il secoua la tête avec découragement.

– Mais non, dit-il, c'est impossible!

– Rien n'est impossible à la science, mon ami, répondit le docteur d'un ton radouci! Jésus-Christ n'a-t-il pas dit: «Si vous avez la foi seulement gros comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne: "Remue-toi et jette-toi dans la mer," et la montagne se remuera et se jettera dans la mer.» Oh! s'écria le docteur, la foi n'est que le premier âge de la science; le second, c'est la volonté. Vouloir, c'est pouvoir. Jésus n'a-t-il pas ajouté: «Les œuvres que je fais, celui qui croit en moi les fera?» Or, brave homme, vous êtes chrétien: je le vois à ce crucifix placé à la tête de votre lit. Mais ou votre christianisme est faux, ou vous devez admettre que tout chrétien a le droit de faire ce qu'on appelle des miracles, et ce que moi, qui ne crois pas aux miracles, j'appelle le produit de la souveraineté de l'intelligence sur la matière.

Ces paroles n'étaient pas très compréhensibles pour le braconnier; aussi, après avoir réfléchi un instant:

– Je ne comprends rien à vos beaux raisonnements, monsieur, dit-il; mais je me dis comme ça à moi-même que ce serait une fière providence qui vous aurait amené.

Il s'arrêta et toussa plusieurs fois comme si ce qu'il allait dire ne pouvait passer par sa gorge.

Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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