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EDOUARD

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Je suis le fils d'un célèbre avocat au parlement de Paris; ma famille est de Lyon, et depuis plusieurs générations elle a occupé les utiles emplois réservés à la haute bourgeoisie de cette ville. Un de mes grands-pères mourut victime de son dévouement dans la maladie épidémique qui désola Lyon en 1748. Son nom révéré devint dans sa patrie le synonyme du courage et de l'honneur. Mon père fut de bonne heure destiné au barreau; il s'y distingua et acquit une telle considération qu'il devint d'usage de ne se décider sur aucune affaire de quelque importance sans la lui avoir soumise. Il se maria, déjà vieux, à une femme qu'il aimait depuis longtemps; je fus leur unique enfant. Mon père voulut m'élever lui-même, et lorsque j'eus dix ans accomplis il se retira avec ma mère à Lyon et se consacra tout entier à mon éducation. Je satisfaisais mon père sous quelques points; je l'inquiétais sous d'autres. Apprenant avec une extrême facilité, je ne faisais aucun usage de ce que je savais. Réservé, silencieux, peu confiant, tout s'entassait dans mon esprit et ne produisait qu'une fermentation inutile et de continuelles rêveries. J'aimais la solitude, j'aimais à voir le soleil couchant; je serais resté des journées entières, assis sur cette petite pointe de sable qui termine la presqu'île où Lyon est bâti, à regarder se mêler les eaux de la Saône et du Rhône, et à sentir ma pensée et ma vie comme entraînées dans leur courant. On m'envoyait chercher; je rentrais, je me mettais à l'étude sans humeur et sans dégoût; mais on aurait dit que je vivais de deux vies, tant mes occupations et mes pensées étaient de nature différente. Mon père essayait quelquefois de me faire parler; mais c'était ma mémoire seule qui lui répondait. Ma mère s'efforçait de pénétrer dans mon âme par la tendresse; je l'embrassais, mais je sentais, même dans ces douces caresses, quelque chose d'incomplet au fond de mon âme.

Mon père possédait au milieu des montagnes du Forez, entre Boën et Saint-Etienne, des forges et une maison. Nous allions chaque année passer à ces forges les deux mois de vacances. Ce temps désiré et savouré avec délices s'écoulait toujours trop vite. La position de ce lieu avait quelque beauté: la rivière qui faisait aller la forge descendait d'un cours rapide et souvent brisé par les rochers; elle formait au-dessous de la forge une grande nappe d'eau plus tranquille; puis elle se détournait brusquement et disparaissait entre deux hautes montagnes recouvertes de sapins. La maison d'habitation était petite; elle était située au-dessus de la forge, de l'autre côté du chemin, et placée à peu près au tiers de la hauteur de la montagne. Environnée d'une vieille forêt de sapins, elle ne possédait pour tout jardin qu'une petite plate-forme dessinée avec des buis, ornée de quelques fleurs, et d'où l'on avait la vue de la forge, des montagnes et de la rivière. Il n'y avait point là de village; il était situé à un quart de lieue plus haut, sur le bord du torrent, et chaque matin la population, qui travaillait aux forges presque tout entière, passait sous la plate-forme en se rendant aux travaux. Les visages noirs et enfumés des habitants, leurs vêtements en lambeaux, faisaient un triste contraste avec leur vive gaieté, leurs chants, leurs danses et leurs chapeaux ornés de rubans. Cette forge était pour moi, à la campagne, ce qu'étaient à Lyon la petite pointe de sable et le cour majestueux du Rhône: le mouvement me jetait dans les mêmes rêveries que le repos. Le soir, quand la nuit était sombre, on ne pouvait m'arracher de la plate-forme: la forge était alors dans toute sa beauté; les torrents de feu qui s'échappaient de ses fourneaux éclairaient ce seul point d'une lumière rouge sur laquelle tous les objets se dessinaient comme des spectres; les ouvriers, dans l'activité de leurs travaux, armés de leurs grands pieux aigus, ressemblaient aux démons de cette espèce d'enfer; des ruisseaux d'un feu liquide coulaient au dehors; des fantômes noirs coupaient ce feu et en emportaient des morceaux au bout de leur baguette magique, et bientôt le feu lui-même prenait entre leurs mains une nouvelle forme. La variété des attitudes, l'éclat de cette lumière terrible dans un seul point du paysage, la lune qui se levait derrière les sapins et qui argentait à peine l'extrémité de leur feuillage, tout ce spectacle me ravissait. J'étais fixé sur cette plate-forme comme par l'effet d'un enchantement, et, quand on venait m'en tirer, on me réveillait comme d'un songe.

Cependant je n'étais pas aussi étranger aux jeux de l'enfance que cette disposition pourrait le faire croire; mais c'était surtout le danger qui me plaisait. Je gravissais les rochers les plus inaccessibles, je grimpais sur les arbres les plus élevés; je croyais toujours poursuivre je ne sais quel but que je n'avais encore pu atteindre, mais que je trouverais au delà de ce qui m'était déjà connu. Je m'associais d'autres enfants dans mes entreprises; mais j'étais leur chef, et je me plaisais à les surpasser en témérité. Souvent je leur défendais de me suivre, et ce sentiment du danger perdait tout son charme pour moi si je le voyais partagé.

J'allais avoir quatorze ans; mes études étaient fort avancées, mais je restais toujours au même point pour le fruit que je pouvais en tirer, et mon père désespérait d'éveiller en moi ce feu de l'âme sans lequel tout ce que l'esprit peut acquérir n'est qu'une richesse stérile, lorsqu'une circonstance, légère en apparence, vint faire vibrer cette corde cachée au fond de mon âme et commença pour moi une existence nouvelle. J'ai parlé de mes jeux: un de ceux qui me plaisaient le plus était de traverser la rivière en sautant de rocher en rocher par-dessus ses ondes bouillonnantes; souvent même je prolongeais ce jeu périlleux, et, non content de traverser la rivière, je la remontais ou je la descendais de la même façon. Le danger était grand, car, en approchant de la forge, la rivière encaissée se précipitait violemment sous les lourds marteaux qui broyaient la mine et sous les roues que le courant faisait mouvoir. Un jour, un enfant un peu plus jeune que moi me dit: "Ce que tu fais n'est pas difficile. – Essaye donc," répondis-je. Il saute, fait quelques pas, glisse et disparaît dans les flots. Je n'eus pas le temps de la réflexion: je me précipite, je me cramponne aux rochers, et l'enfant, entraîné par le courant, vient s'arrêter contre l'obstacle que je lui présente. Nous étions à deux pas des roues, et, les forces me manquant, nous allions périr, lorsqu'on vint à notre secours. Je fondis en larmes quand le danger fut passé. Mon père, ma mère accoururent et m'embrassèrent; mon coeur palpita de joie en recevant leurs caresses. Le lendemain, en étudiant, je croyais lire des choses nouvelles; je comprenais ce que jusque-là je n'avais fait qu'apprendre; j'avais acquis la faculté d'admirer; j'étais ému de ce qui était bien, enflammé de ce qui était grand. L'esprit de mon père me frappait comme si je ne l'eusse jamais entendu: je ne sais quel voile s'était déchiré dans les profondeurs de mon âme. Mon coeur battait dans les bras de ma mère, et je comprenais son regard. Ainsi un jeune arbre, après avoir langui longtemps, prend tout à coup l'essor; il pousse des branches vigoureuses, et on s'étonne de la beauté de son feuillage: c'est que sa racine a enfin rencontré le filon de terre qui convient à sa substance; j'avais rencontré aussi le terrain qui m'était propre, j'avais dévoué ma vie pour un autre!

De ce moment je sortis de l'enfance. Mon père, encouragé par le succès, m'ouvrit les voies nouvelles qu'on ne parcourt qu'avec l'imagination. En me faisant appliquer les sentiments aux faits, il forma à la fois mon coeur et mon jugement. "Savoir et sentir, disait-il souvent, voilà toute l'éducation."

Les lois furent ma principale étude; mais, par la manière dont cette étude était conduite, elle embrassait toutes les autres. Les lois furent faites en effet pour les hommes et pour les moeurs de tous les temps; elles suivirent les besoins. Compagnes de l'histoire, elles sont le mot de toutes les difficultés, le flambeau de tous les mystères; elles n'ont point de secret pour qui sait les étudier, point de contradiction pour qui sait les comprendre.

Mon père était le plus aimable des hommes; son esprit servait à tout, et il n'en avait jamais que ce qu'il fallait; il possédait au suprême degré l'art de faire sortir la plaisanterie de la raison. L'opposition du bon sens aux idées fausses est presque toujours comique: mon père m'apprit à trouver ridicule ce qui manquait de vérité. Il ne pouvait mieux en conjurer le danger.

C'est un danger pourtant et un grand malheur que la passion dans l'appréciation des choses de la vie, même quand les principes les plus purs et la raison la plus saine sont vos guides. On ne peut haïr fortement ce qui est mal sans adorer ce qui est bien, et ces mouvements violents sont-ils faits pour le coeur de l'homme? Hélas! ils le laissent vide et dévasté comme une ruine, et cet accroissement momentané de la vie amène et produit la mort.

Je ne faisais pas alors ces réflexions; le monde s'ouvrait à mes yeux comme un océan sans bornes. Je rêvais la gloire, l'admiration, le bonheur; mais je ne les cherchais pas hors de la profession qui m'était destinée. Noble profession, où l'on prend en main la défense de l'opprimé, où l'on confond le crime et fait triompher l'innocence! Mes rêveries, qui avaient alors quelque chose de moins vague, me représentaient toutes les occasions que j'aurais de me distinguer, et je créais des malheurs et des injustices chimériques pour avoir la gloire et le plaisir de les réparer.

La révolution qui s'était faite dans mon caractère n'avait produit aucun changement dans mes goûts. Comme aux jours de mon enfance, je fuyais la société; je ne sais quelle déplaisance s'attachait pour moi à vivre avec des gens, respectables sans doute, mais dont aucun ne réalisait ce type que je m'étais formé au fond de l'âme, et qui, au vrai, n'avait que mon père pour modèle. Dans l'intimité de notre famille, entre mon père et ma mère, j'étais heureux; mais, dès qu'il arrivait un étranger, je m'en allais dans ma chambre vivre dans ce monde que je m'étais créé, et auquel celui-là ressemblait si peu.

Ma mère avait beaucoup d'esprit, de la douceur et une raison supérieure; elle aimait les idées reçues, peut-être les idées communes, mais elle les défendait par des motifs nouveaux et piquants. La longue habitude de vivre avec mon père et de l'aimer avait fait d'elle comme un reflet de lui; mais ils pensaient souvent les mêmes choses par des motifs différents, et cela rendait leurs entretiens à la fois paisibles et animés. Je ne les vis jamais différer que sur un seul point. Hélas! je vois aujourd'hui que ma mère avait raison.

Mon père avait dû la plus grande partie de son talent et de sa célébrité comme avocat à une profonde connaissance du coeur humain. Je lui ai ouï dire que les pièces d'un procès servaient moins à établir son opinion que le tact qui lui faisait pénétrer jusqu'au fond de l'âme des parties intéressées. Cette sagacité, cette pénétration, cette finesse d'aperçus, étaient des qualités que mon père aurait voulu me donner; peut-être même la solitude habituelle où nous vivions avait-elle pour but de me préparer à être plus frappé du spectacle de la société qu'on ne l'est lorsque graduellement on s'est familiarisé avec ses vices et ses ridicules, et qu'on arrive blasé sur l'impression qu'on en peut recevoir. Mon père voulait montrer le monde à mes yeux, lorsqu'il se serait assuré que le goût du bien, la solidité des principes, et la faculté de l'observation seraient assez mûris en moi pour retirer de ce spectacle le profit qu'il se plaisait à en attendre.

Mon père avait été assez heureux, dans sa jeunesse, pour sauver dans un procès fameux la fortune et l'honneur du maréchal d'Olonne. Les rapports où les avait mis cette affaire avaient créé entre eux une amitié qui depuis trente ans ne s'était jamais démentie. Malgré des destinées si différentes, leur intimité était restée la même: tant il est vrai que la parité de l'âme est le seul lien réel de la vie. Une correspondance fréquente alimentait leur amitié; il ne se passait pas de semaine que mon père ne reçût de lettres de M. le maréchal d'Olonne, et la plus intime confiance régnait entre eux. C'est dans cette maison que mon père comptait me mener quand j'aurais atteint ma vingtième année; c'est là qu'il se flattait de me faire voir la bonne compagnie et de me faire acquérir ces qualités de l'esprit qu'il désirait tant que je possédasse. J'ai vu ma mère s'opposer à ces desseins. "Ne sortons point de notre état, disait-elle à mon père; pourquoi mener Edouard dans un monde où il ne doit pas vivre, et qui le dégoûtera peut-être de notre paisible intérieur? – Un avocat, disait mon père, doit avoir étudié tous les rangs; il faut qu'il se familiarise d'avance avec la politesse des gens de la cour pour n'en être pas ébloui. Ce n'est que dans le monde qu'il peut acquérir la pureté du langage et la grâce de la plaisanterie. La société seule enseigne les convenances et toute cette science de goût qui n'a point de préceptes, et que pourtant on ne vous pardonne pas d'ignorer. – Ce que vous dites est vrai, reprenait ma mère; mais j'aime mieux, je vous l'avoue, qu'Edouard ignore tout cela et qu'il soit heureux. On ne l'est qu'en s'associant avec ses égaux:

_Among unequals no society

Can sort_ [1]. [ (1) Milton.]

– La citation est exacte, répondit mon père; mais le poëte ne l'entend que de l'égalité morale, et, sur ce point, je suis de son avis: j'ai le droit de l'être. – Oui, sans doute, reprit ma mère; mais le maréchal d'Olonne est une exception. Respectons les convenances sociales; admirons même la hiérarchie des rangs: elle est utile, elle est respectable; d'ailleurs n'y tenons-nous pas notre place? Mais gardons-la, cette place; on se trouve toujours mal d'en sortir." Ces conversations se renouvelaient souvent, et j'avoue que le désir de voir des choses nouvelles, et je ne sais quelle inquiétude cachée au fond de mon âme, me mettaient du parti de mon père et me faisaient ardemment souhaiter d'avoir vingt ans pour aller à Paris et pour voir le maréchal d'Olonne.

Je ne vous parlerai pas des deux années qui s'écoulèrent jusqu'à cette époque. Des études sérieuses occupèrent tout mon temps: le droit, les mathématiques, les langues, employaient toutes les heures de mes journées; et cependant ce travail aride, qui aurait dû fixer mon esprit, me laissa tel que la nature m'avait créé, et tel sans doute que je dois mourir.

A vingt ans, j'attendais un grand bonheur, et la Providence m'envoya la plus grande de toutes les peines: je perdis ma mère. Comme nous allions partir pour Paris, elle tomba malade, et à cette maladie succéda un état de langueur qui se prolongea six mois. Elle expira doucement dans mes bras; elle me bénit, elle me consola. Dieu eut pitié d'elle et de moi; il lui épargna la douleur de me voir malheureux, et à moi celle de déchirer son âme; elle ne me vit pas tomber dans ce piége que sa raison avait su prévoir, et dont elle avait inutilement cherché à me garantir. Hélas! puis-je dire que je regrette la paix que j'ai perdue? voudrais-je aujourd'hui de cette existence tranquille que ma mère rêvait pour moi? Non sans doute. Je ne puis plus être heureux, mais cette douleur que je porte au fond de mon âme m'est plus chère que toutes les joies communes de ce monde; elle fera encore la gloire du dernier de mes jours, après avoir fait le charme de ma jeunesse. A vingt-trois ans, des souvenirs sont tout ce qui me reste; mais qu'importe? ma vie est finie, et je ne demande plus rien à l'avenir.

Dans le premier moment de sa douleur, mon père renonça au voyage de Paris. Nous allâmes en Forez, où nous croyions nous distraire et où nous trouvâmes partout l'image de celle que nous pleurions. Qu'elle est cruelle, l'absence de la mort! absence sans retour! Nous la sentions, même quand nous croyions l'oublier. Toujours seul avec mon père, je ne sais quelle sécheresse se glissait quelquefois dans nos entretiens. C'est par ma mère que la décision de mon père et mes rêveries se rencontraient sans se heurter: elle était comme la nuance harmonieuse qui unit deux couleurs vives et trop tranchées. A présent qu'elle n'y était plus, nous sentions pour la première fois, mon père et moi, que nous n'étions pas toujours d'accord.

Au mois de novembre, nous partîmes pour Paris. Mon père alla loger chez un frère de ma mère, M. d'Herbelot, fermier général fort riche. Il avait une belle maison à la Chaussée-d'Antin, où il nous reçut à merveille. Il nous donna de grands dîners, me mena au spectacle, au bal, me fit voir toutes les curiosités de Paris. Mais c'était M. le maréchal d'Olonne que je désirais voir, et il était à Fontainebleau, d'où il ne devait revenir que dans quinze jours. Ce temps se passa dans des fêtes continuelles. Mon oncle ne me faisait grâce d'aucune façon de s'amuser: les pique-niques, les parties de toute espèce, les comédies, les concerts, Géliot, et Mlle Arnould. J'étais déjà fatigué de Paris, quand mon père reçut un billet de M. le maréchal d'Olonne, qui lui mandait qu'il était arrivé et qu'il l'invitait à dîner pour ce même jour. "Amenez votre Edouard," disait-il. Combien cette expression me toucha!

Je vous raconterai ma première visite à l'hôtel d'Olonne, parce qu'elle me frappa singulièrement. J'étais accoutumé à la magnificence chez mon oncle M. d'Herbelot; mais tout le luxe de la maison d'un fermier général fort riche ne ressemblait en rien à la noble simplicité de la maison de M. le maréchal d'Olonne. Le passé, dans cette maison, servait d'ornement au présent: des tableaux de famille, qui portaient des noms historiques et chers à la France, décoraient la plupart des pièces; de vieux valets de chambre marchaient devant vous pour vous annoncer. Je ne sais quel sentiment de respect vous saisissait en parcourant cette vaste maison, où plusieurs générations s'étaient succédé, faisant honneur à la fortune et à la puissance plutôt qu'elles n'en étaient honorées. Je me rappelle jusqu'au moindre détail de cette première visite; plus tard, tout est confondu dans un seul souvenir. Mais alors j'examinais avec une vive curiosité ce qui avait fait si souvent le sujet des conversations de mon père et cette société dont il m'avait parlé tant de fois.

Il n'y avait que cinq ou six personnes dans le salon lorsque nous arrivâmes. M. le maréchal d'Olonne causait debout auprès de la cheminée; il vint au-devant de mon père et lui prit les mains. "Mon ami, lui dit-il, mon excellent ami! enfin vous voilà! Vous m'amenez Edouard… Savez-vous, Edouard, que vous venez chez l'homme qui aime le mieux votre père, qui honore le plus ses vertus et qui lui doit une reconnaissance éternelle?" Je répondis qu'on m'avait accoutumé de bonne heure aux bontés de M. le maréchal. "Vous a-t-on dit que je devais vous servir de père si vous n'eussiez pas conservé le vôtre? – Je n'ai pas eu besoin de ce malheur pour sentir la reconnaissance," répondis-je. Il prit occasion de ce peu de mots pour faire mon éloge. "Qu'il est bien! dit-il; qu'il est beau! qu'il a l'air modeste et spirituel!" Il savait qu'en me louant ainsi il réjouissait le coeur de mon père. On reprit la conversation. J'entendis nommer les personnes qui m'entouraient: c'étaient les hommes les plus distingués dans les sciences et dans les lettres, et un Anglais, membre fameux de l'opposition. On parlait, je m'en souviens, de la jurisprudence criminelle en Angleterre et de l'institution du jury. Je sentis, je vous l'avoue, un mouvement inexprimable d'orgueil en voyant combien, dans ces questions intéressantes, l'opinion de mon père était comptée. On l'écoutait avec attention, presque avec respect. La supériorité de son esprit semblait l'avoir placé tout à coup au-dessus de ceux qui l'entouraient, et ses beaux cheveux blancs ajoutaient encore l'autorité et la dignité à tout ce qu'il disait. C'est la mode d'admirer l'Angleterre. M. le maréchal d'Olonne soutenait le côté de la question qui était favorable aux institutions anglaises, et les personnes qui se montraient d'une opinion opposée s'étaient placées sur un mauvais terrain pour la défendre. Mon père, en un instant, mit la question dans son véritable jour; il présenta le jury comme un monument vénérable des anciennes coutumes germaniques, et montra l'esprit conservateur des Anglais et leur respect pour le passé dans l'existence de ces institutions, qu'ils reçurent de leurs ancêtres presque dans le même état où ils les possèdent encore aujourd'hui; mais mon père fit voir dans notre système judiciaire l'ouvrage perfectionné de la civilisation. "Notre magistrature, dit-il, a pour fondement l'honneur et la considération, ces grands mobiles des monarchies (1) [(1) Montesquieu.]; elle est comme un sacerdoce dont la fonction est le maintien de la morale à l'extérieur de la société, et elle n'a au-dessus d'elle que les ministres d'une religion qui, réglant cette société dans la conscience de l'homme, en attaque les désordres à leur seule et véritable source." Mon père alla jusqu'à défendre la vénalité des charges, que l'Anglais attaquait toujours. "Admirable institution, dit mon père, que celle qui est parvenue à faire payer si cher le droit de sacrifier tous les plaisirs de la vie et d'embrasser la vertu comme une convenance d'état. Ne nous calomnions pas nous-mêmes, dit encore mon père; la magistrature qui a produit Molé, Lamoignon, d'Aguesseau, n'a rien à envier à personne; et, si le jury anglais se distingue par l'équité de ses jugements, c'est que la classe qui le compose en Angleterre est remarquable surtout par ses lumières et son intégrité. En Angleterre l'institution repose sur les individus; ici les individus tirent leur lustre et leur valeur de l'institution. – Mais il se peut, ajouta mon père en finissant cette conversation, que ces institutions conviennent mieux à l'Angleterre que ne feraient les nôtres. Cela doit être: les nations produisent leurs lois, et ces lois sont tellement le fruit des moeurs et du génie des peuples qu'ils y tiennent plus qu'à tout le reste; ils perdent leur indépendance, leur nom même, avant leurs lois. Je suis persuadé que cette expression: subir la loi du vainqueur, a un sens plus étendu qu'on ne lui le donne en général: c'est le dernier degré de la conquête que de subir la loi d'un autre peuple, et les Normands, qui en Angleterre ont presque conquis la langue, n'ont jamais pu conquérir la loi."

Ces matières étaient sérieuses, mais elles ne le paraissaient pas. Ce n'est pas la frivolité qui produit la légèreté de la conversation: c'est cette justesse qui, comme l'éclair, jette une lumière vive et prompte sur tous les objets. Je sentis, en écoutant mon père, qu'il n'y a rien de si piquant que le bon sens d'un homme d'esprit.

Je me suis étendu sur cette première visite pour vous montrer ce qu'était mon père dans la société de M. le maréchal d'Olonne. Ne devais-je pas me plaire dans un lieu où je le voyais respecté, honoré comme il l'était de moi-même? Je me rappelais les paroles de ma mère: "sortir de son état!" Je ne leur trouvais point de sens… Rien ne m'était étranger dans la maison de M. le maréchal d'Olonne: peut-être même je me trouvais chez lui plus à l'aise que chez M. d'Herbelot. Je ne sais quelle simplicité, quelle facilité dans les habitudes de la vie me rendait la maison de M. le maréchal d'Olonne comme le toit paternel. Hélas! elle allait bientôt me devenir plus chère encore.

"Natalie est restée à Fontainebleau, dit M. le maréchal d'Olonne à mon père; je l'attends ce soir. Vous la trouverez un peu grandie, ajouta-t-il en souriant. Vous rappelez-vous le temps où vous disiez qu'elle ne ressemblerait à nulle autre et qu'elle plairait plus que toute autre? Elle avait neuf ans alors. – Mme la duchesse de Nevers promettait, dès ce temps-là, tout ce qu'elle est devenue depuis, dit mon père. – Oui, reprit le maréchal, elle est charmante; mais elle ne veut pas se remarier, et cela me désole. Je vous ai parlé de mes derniers chagrins à ce sujet; rien ne peut vaincre son obstination." Mon père répondit quelques mots, et nous partîmes. "Je suis du parti de Mme de Nevers, me dit mon père. Mariée à douze ans, elle n'a jamais vu qu'à l'autel ce mari, qui, dit-on, méritait peu une personne aussi accomplie. Il est mort pendant ses voyages. Veuve à vingt ans, libre et charmante, elle peut épouser qui elle voudra; elle a raison de ne pas se presser, de bien choisir et de ne pas se laisser sacrifier une seconde fois à l'ambition." Je me récriai sur ces mariages d'enfants. "L'usage les autorise, dit mon père; mais je n'ai jamais pu les approuver."

Ce fut le lendemain de ce jour que je vis pour la première fois Mme la duchesse de Nevers! Ah! mon ami! comment vous la peindre? Si elle n'était que belle, si elle n'était qu'aimable, je trouverais des expressions dignes de cette femme céleste; mais comment décrire ce qui tout ensemble formait une séduction irrésistible? Je me sentis troublé en la voyant, j'entrevis mon sort; mais je ne vous dirai pas que je doutai un instant si je l'aimerais: cet ange pénétra mon âme de toute part, et je ne m'étonnai point de ce qu'elle me faisait éprouver. Une émotion de bonheur inexprimable s'empara de moi; je sentis s'évanouir l'ennui, le vide, l'inquiétude qui dévoraient mon coeur depuis si long-temps; j'avais trouvé ce que je cherchais, et j'étais heureux. Ne me parlez ni de ma folie ni de mon imprudence; je ne défends rien. Je paye de ma vie d'avoir osé l'aimer: eh bien, je ne m'en repens pas; j'ai au fond de mon âme un trésor de douleur et de délices que je conserverai jusqu'à la mort. Ma destinée m'a séparé d'elle: je n'étais pas son égal, elle se fût abaissée en se donnant à moi; un souffle de blâme eût terni sa vie; mais du moins je l'ai aimée comme nul autre que moi ne pouvait l'aimer, et je mourrai pour elle, puisque rien ne m'engage plus à vivre.

Cette première journée que je passai avec elle, et qui devait être suivie de tant d'autres, a laissé comme une trace lumineuse dans mon souvenir. Elle s'occupa de mon père avec la grâce qu'elle met à tout; elle voulait lui prouver qu'elle se souvenait de ce qu'il lui avait autrefois enseigné; elle répétait les graves leçons de mon père, et le choix de ses expressions semblait en faire des pensées nouvelles. Mon père le remarqua et parla du charme que les mots ajoutent aux idées. "Tout a été dit, assurait mon père; mais la manière de dire est inépuisable." Mme de Nevers se mêlait à cette conversation. Je me souviens qu'elle dit qu'elle était née défiante, et qu'elle ne croyait que l'accent et la physionomie de ceux qui lui parlaient. Elle me regarda en disant ces mots: je me sentis rougir, elle sourit; peut-être vit-elle en ce moment en moi la preuve de la vérité de sa remarque.

Depuis ce jour, je retournai chaque jour à l'hôtel d'Olonne. Habituellement peu confiant, je n'eus pas à dissimuler: l'idée que je pusse aimer Mme de Nevers était si loin de mon père qu'il n'eut pas le moindre soupçon; il croyait que je me plaisais chez M. le maréchal d'Olonne, où se réunissait la société la plus spirituelle de Paris, et il s'en réjouissait. Mon père, assurément, ne manquait ni de sagacité ni de finesse d'observation; mais il avait passé l'âge des passions, il n'avait jamais eu d'imagination, et le respect des convenances régnait en lui à l'égal de la religion, de la morale et de l'honneur; je sentais aussi quel serait le ridicule de paraître occupé de Mme de Nevers, et je renfermais au fond de mon âme une passion qui prenait chaque jour de nouvelles forces.

Je ne sais si d'autres femmes sont plus belles que Mme de Nevers, mais je n'ai vu qu'à elle cette réunion complète de tout ce qui plaît: la finesse de l'esprit et la simplicité du coeur, la dignité du maintien et la bienveillance des manières; Partout la première, elle n'inspirait point l'envie; elle avait cette supériorité que personne ne conteste, qui semble servir d'appui et exclut la rivalité. Les fées semblaient l'avoir douée de tous les talents et de tous les charmes. Sa voix venait jusqu'au fond de mon âme y porter je ne sais quelles délices qui m'étaient inconnues. Ah! mon ami! qu'importe la vie quand on a senti ce qu'elle m'a fait éprouver! Quelle longue carrière pourrait me rendre le bonheur d'un tel amour?

Il convenait à ma position dans le monde de me mêler peu de la conversation. M. le maréchal d'Olonne, par bonté pour mon père, me reprochait quelquefois le silence que je préférais garder, et je ne résistais pas toujours à montrer devant Mme de Nevers que j'avais une âme et que j'étais peut-être digne de comprendre la sienne; mais habituellement c'est elle que j'aimais à entendre: je l'écoutais avec délices, je devinais ce qu'elle allait dire, ma pensée achevait la sienne, je voyais se réfléchir sur son front l'impression que je recevais moi-même, et cependant elle m'était toujours nouvelle, quoique je la devinasse toujours.

Un des rapports les plus doux que la société puisse créer, c'est la certitude qu'on est ainsi deviné. Je ne tardai pas à m'apercevoir que Mme de Nevers sentait que rien n'était perdu pour moi de tout ce qu'elle disait. Elle m'adressait rarement la parole, mais elle m'adressait presque toujours la conversation. Je voyais qu'elle évitait de la laisser tomber sur des sujets qui m'étaient étrangers, sur un monde que je ne connaissais pas; elle parlait littérature; elle parlait quelquefois de la France, de Lyon, de l'Auvergne; elle me questionnait sur nos montagnes et sur la vérité des descriptions de d'Urfé. Je ne sais pourquoi il m'était pénible qu'elle s'occupât ainsi de moi. Les jeunes gens qui l'entouraient étaient aussi d'une extrême politesse, et j'en étais involontairement blessé; j'aurais voulu qu'ils fussent moins polis, ou qu'il me fût permis de l'être davantage. Une espèce de souffrance sans nom s'emparait de moi dès que je me voyais l'objet de l'attention. J'aurais voulu qu'on me laissât seul, dans mon silence, entendre et admirer Mme de Nevers.

Parmi les jeunes gens qui lui rendaient des soins et qui venaient assidûment à l'hôtel d'Olonne, il y en avait deux qui fixaient plus particulièrement mon attention: le duc de L… et le prince d'Enrichemont. Ce dernier était de la maison de Béthune et descendait du grand Sully; il possédait une fortune immense, une bonne réputation, et je savais que M. le maréchal d'Olonne désirait qu'il épousât sa fille. Je ne sais ce qu'on pouvait reprendre dans le prince d'Enrichemont, mais je ne vois pas non plus qu'il y eût rien à admirer. J'avais appris un mot nouveau depuis que j'étais dans le monde, et je vais m'en servir pour lui: ses formes étaient parfaites. Jamais il ne disait rien qui ne fût convenable et agréablement tourné; mais aussi jamais rien d'involontaire ne trahissait qu'il eût dans l'âme autre chose que ce que l'éducation et l'usage du monde y avaient mis. Cet acquis était fort étendu et comprenait tout ce qu'on ne croirait pas de son ressort. Le prince d'Enrichemont ne se serait jamais trompé sur le jugement qu'il fallait porter d'une belle action ou d'une grande faute; mais, jusqu'à son admiration, tout était factice: il savait les sentiments, il ne les éprouvait pas, et l'on restait froid devant sa passion et sérieux devant sa plaisanterie, parce que la vérité seule touche, et que le coeur méconnaît tout pouvoir qui n'émane pas de lui.

Je préférais le duc de L… quoiqu'il eût mille défauts. Inconsidéré, moqueur, léger dans ses propos, imprudent dans ses plaisanteries, il aimait pourtant ce qui était bien, et sa physionomie exprimait avec fidélité les impressions qu'il recevait. Mobiles à l'excès, elles n'étaient pas de longue durée; mais enfin il avait une âme, et c'était assez pour comprendre celle des autres. On aurait cru qu'il prenait la vie pour un jour de fête, tant il se livrait à ses plaisirs; toujours en mouvement, il mettait autant de prix à la rapidité de ses courses que s'il eût eu les affaires les plus importantes. Il arrivait toujours trop tard, et cependant il n'avait jamais mis que cinquante minutes pour venir de Versailles; il entrait sa montre à la main, en racontant une histoire ridicule ou je ne sais quelle folie qui faisait rire tout le monde. Généreux, magnifique, le duc de L… méprisait l'argent et la vie; et, quoiqu'il prodiguât l'un et l'autre d'une manière souvent indigne du prix du sacrifice, j'avoue à ma honte que j'étais séduit par cette sorte de dédain de ce que les hommes prisent le plus. Il y a de la grâce dans un homme à ne reconnaître aucun obstacle, et, quand on expose gaiement sa vie dans une course de chevaux ou qu'on risque sa fortune sur une carte, il est difficile de croire qu'on n'exposerait pas l'une et l'autre avec encore plus de plaisir dans une occasion sérieuse. L'élégance du duc de L… me convenait donc beaucoup plus que les manières un peu compassées du prince d'Enrichemont; mais je n'avais qu'à me louer de tous deux. Les bontés de M. le maréchal d'Olonne m'avaient établi dans sa société de la manière qui pouvait le moins me faire sentir l'infériorité de la place que j'y occupais. Je n'avais presque pas senti cette infériorité dans les premiers jours; maintenant elle commençait à peser sur moi. Je me défendais par le raisonnement, mais le souvenir de Mme de Nevers était encore un meilleur préservatif: il m'était bien facile de m'oublier quand je pensais à elle, et j'y pensais à chaque instant.

Un jour, on avait parlé longtemps dans le salon du dévouement de Mme de B… qui s'était enfermée avec son amie intime, Mme d'Anville, malade et mourante de la petite vérole. Tout le monde avait loué cette action, et l'on avait cité plusieurs amitiés de jeunes femmes dignes d'être comparées à celle-là. J'étais debout devant la cheminée et près du fauteuil de Mme de Nevers. "Je ne vous vois point d'amie intime, lui dis-je. – J'en ai une qui m'est bien chère, me répondit-elle: c'est la soeur du duc de L… Nous sommes liées depuis l'enfance, mais je crains que nous ne soyons séparées pour bien longtemps: le marquis de C… son mari, est ministre en Hollande, et elle est à La Haye depuis six mois. – Ressemble-t-elle à son frère? demandai-je. – Pas du tout, reprit Mme de Nevers; elle est aussi calme qu'il est étourdi. C'est un grand chagrin pour moi que son absence, dit Mme de Nevers. Personne ne m'est nécessaire que Madame de C…: elle est ma raison; je ne me suis jamais mise en peine d'en avoir d'autre, et à présent que je suis seule je ne sais plus me décider à rien. – Je ne vous aurais jamais cru cette indécision dans le caractère, lui dis-je. – Ah! reprit-elle, il est si facile de cacher ses défauts dans le monde! Chacun met à peu près le même habit, et ceux qui passent n'ont pas le temps de voir que les visages sont différents. – Je rends grâces au Ciel d'avoir été élevé comme un sauvage, repris-je: cela me préserve de voir le monde dans cette ennuyeuse uniformité; je suis frappé, au contraire, de ce que personne ne se ressemble. – C'est, dit-elle, que vous avez le temps d'y regarder; mais, quand on vient de Versailles en cinquante minutes, comment voulez-vous qu'on puisse voir autre chose que la superficie des objets? – Mais quand c'est vous qu'on voit, lui dis-je, on devrait s'arrêter en chemin. – Voilà de la galanterie, dit-elle. – Ah! m'écriai-je, vous savez bien le contraire!" Elle ne répondit rien et se mit à causer avec d'autres personnes. Je fus ému toute la soirée du souvenir de ce que j'avais dit; il me semblait que tout le monde allait me deviner.

Edouard

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