Читать книгу Le morne au diable - Эжен Сю - Страница 4
TOME PREMIER
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE IV.
LA MAISON CURIALE
ОглавлениеLa Licorne était mouillée à la Martinique depuis trois jours.
Le père Griffon, ayant quelques affaires à terminer avant que de retourner dans sa paroisse du Macouba, n’avait pas encore quitté le Fort-Saint-Pierre.
Le chevalier de Croustillac se trouvait transplanté aux colonies avec trois écus dans sa poche. Le capitaine et les passagers avaient regardé comme une fanfaronnade l’engagement pris par l’aventurier d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.
Loin d’avoir abandonné ce projet, le chevalier y persistait de plus en plus depuis son arrivée à la Martinique; il avait pu s’informer des richesses de la Barbe-Bleue, et se convaincre que si l’existence de cette femme bizarre était entourée du plus profond mystère et le sujet des plus folles exagérations, il était du moins avéré qu’elle était colossalement riche.
Quant à sa figure, à son âge, à son origine, comme personne n’était à cet égard aussi instruit que le père Griffon, on n’en pouvait rien dire. Elle était étrangère à la colonie. Son intendant l’avait précédée dans l’île pour acheter une plantation magnifique et faire bâtir l’habitation du Morne-au-Diable, située au nord et dans la partie la plus inaccessible et la plus déserte de la Martinique.
Au bout de quelques mois, on apprit que le nouvel habitant et sa femme étaient arrivés; un ou deux colons, poussés par la curiosité, s’aventurèrent dans les solitudes du Morne-au-Diable; ils furent reçus avec une hospitalité royale, mais ils ne purent voir les maîtres de la maison.
Six mois après cette visite, on apprit la mort de ce premier mari, mort qui eut lieu pendant un petit voyage que les deux époux avaient fait à la Terre-Ferme.
Au bout d’une année d’absence et de veuvage, la Barbe-Bleue revint à la Martinique avec un second époux.
Ce dernier mari fut, dit-on, tué par accident, au milieu d’une promenade qu’il faisait tête-à-tête avec sa femme; le pied lui avait manqué, et il était tombé dans un de ces abîmes sans fond qu’on rencontre fréquemment au milieu du sol volcanisé des Antilles.
Telle était du moins l’explication que sa femme avait donnée de cette mort mystérieuse.
L’on ne savait rien de très positif sur le troisième mari de la Barbe-Bleue et sur sa mort.
Ces trois morts si rapprochées, si fatales, les bruits étranges qui commençaient à courir sur cette femme, éveillèrent l’attention du gouverneur de la Martinique, qui était alors M. le chevalier de Crussol: il partit avec une escorte pour le Morne-au-Diable; arrivé au pied de la montagne boisée, au sommet de laquelle s’élevait la maison d’habitation, il trouva un mulâtre qui lui remit une lettre.
Après l’avoir lue, M. de Crussol parut saisi d’étonnement; puis, ordonnant à son escorte de l’attendre, il suivit seul l’esclave.
Au bout de quatre heures, le gouverneur revint avec son guide, et reprit immédiatement le chemin de Saint-Pierre. Quelques personnes de son escorte remarquèrent qu’il était très pâle, très agité. Depuis ce moment jusqu’à sa mort, qui arriva treize mois, jour pour jour, après sa visite au Morne-au-Diable, on ne lui entendit pas prononcer une fois le nom de la Barbe-Bleue.
M. de Crussol se confessa très longuement au père Griffon, qu’il avait fait venir du Macouba…
On observa qu’en quittant le pénitent, le père Griffon avait la figure bouleversée.
Depuis ce temps, l’espèce de fatale et mystérieuse renommée de la Barbe-Bleue augmenta de jour en jour. La superstition vint se joindre à la terreur qu’elle inspirait, et l’on ne prononça plus son nom qu’avec épouvante; on croyait fermement qu’elle avait assassiné ses trois maris, et qu’elle n’échappait à la vindicte des lois qu’à force d’or, en achetant par de riches présents l’appui des différents gouverneurs qui se succédèrent.
Personne n’était donc tenté d’aller troubler la Barbe-Bleue au milieu des sites sauvages et solitaires qu’elle habitait, surtout depuis que le Caraïbe, le boucanier et le flibustier étaient devenus, disaient-on, les commensaux, ou même les consolateurs de la veuve.
Quoique ces hommes n’eussent légalement commis aucun crime, on faisait des récits fabuleux sur leur férocité; ils avaient, dit-on, déclaré qu’ils poursuivraient d’une haine et d’une vengeance implacables tous ceux qui tenteraient de parvenir auprès de la Barbe-Bleue.
A force d’être répétées et exagérées, ces menaces portèrent leur fruit. Les habitants se soucièrent peu d’aller, peut-être au péril de leur vie, pénétrer les mystères du Morne-au-Diable. Il fallait avoir l’audace désespérée d’un Gascon aux abois pour essayer de surprendre le secret de la Barbe-Bleue, et de prétendre l’épouser.
Tel était pourtant l’irrévocable dessein du chevalier de Croustillac; il n’était pas homme à renoncer si facilement à l’espoir, si insulté qu’il fût, de se marier à une femme riche à millions; belle ou laide, jeune ou vieille, peu lui importait.
Pour réussir, il comptait sur sa bonne mine, sur son esprit, sur son amabilité, sur son air à la fois galant et fier, car le chevalier continuait d’avoir de lui-même une excellente opinion; il comptait encore sur son adresse, sur sa ruse, et son courage.
En effet, un homme alerte et déterminé, qui n’a rien et qui ne craint rien, qui croit en lui et son étoile, qui se dit comme disait Croustillac: – «En risquant de mourir pendant une minute, car la mort ne dure que cela, je puis vivre dans le luxe et l’opulence;» un tel homme peut opérer des miracles, surtout lorsqu’il se propose un but aussi magnifique, aussi stimulant que celui que se proposait Croustillac.
Selon ce qu’il s’était proposé, le père Griffon après avoir terminé quelques affaires qui le retenaient à Saint-Pierre, offrit au chevalier de l’accompagner au Macouba et d’y rester jusqu’au moment où la Licorne ferait voile pour la France. Le Macouba n’étant éloigné que de quatre ou cinq lieues du Morne-au-Diable, le chevalier, qui avait dépensé ses trois écus et qui se trouvait sans ressources, accepta l’offre du révérend, sans toutefois l’informer encore de sa résolution à l’égard de la Barbe-Bleue; il ne voulait la lui révéler qu’au moment de l’exécuter.
Après avoir pris congé du capitaine Daniel, le chevalier et le prêtre s’embarquèrent dans une pirogue. Favorisés par une bonne brise du sud, ils firent voile pour le Macouba.
Croustillac paraissait indifférent aux sites magnifiques et nouveaux pour lui qu’offraient les côtes de la Martinique, vues de la mer; cette végétation tropicale, dont la verdure, d’une crudité de ton presque métallique, se détachait sur un ciel enflammé, le touchait peu.
L’aventurier, les yeux machinalement fixés sur le sillage scintillant que la pirogue laissait après elle, croyait y voir pétiller les vives étincelles des diamants de la Barbe-Bleue; les petites herbes vertes et brillantes, détachées des prairies sous-marines que paissent les grandes tortues et les lamentins, rappelaient au Gascon les émeraudes de la veuve; tandis que quelques gouttes d’eau qui s’irisaient au soleil en tombant des rames, lui faisaient songer aux sacs de perles fines que possédait la terrible habitante du Morne-au-Diable.
Le père Griffon était aussi profondément absorbé: après avoir songé à ses amis du Morne-au-Diable, il pensait, avec un mélange d’inquiétude et de joie, à son petit troupeau de fidèles, à son jardin, à sa simple et pauvre église, à sa maison, à sa vieille haquenée favorite, à son chien, à ses deux nègres, auxquels il rendait la servitude presque douce. Et puis, faut-il le dire? il pensait aussi à certaines conserves de ramiers qu’il avait faites quelques jours avant son départ, et dont il ignorait le sort.
En trois heures le canot arriva au Macouba.
Le père Griffon n’était pas attendu; la pirogue mouilla dans une petite anse, non loin de la rivière qui arrose ce quartier, l’un des plus fertiles de la Martinique.
Le père Griffon s’appuya sur le bras du chevalier.
Après avoir quelque temps suivi la grève où venaient se rouler les hautes et pesantes lames de la mer des Antilles, ils arrivèrent au bourg du Macouba, à peine composé d’une centaine de maisons construites en bois, et couvertes de roseaux ou de planchettes de palmier.
Le bourg s’élevait sur un plan demi-circulaire qui suivait la courbure de l’anse du Macouba, petit port où venaient mouiller plusieurs pirogues et bateaux de pêche.
L’église, long bâtiment en bois, du milieu duquel s’élevaient quatre poutres surmontées d’un petit auvent où pendait la cloche; l’église, disons-nous, dominait le bourg et était elle-même dominée par des mornes immenses, recouverts d’une puissante végétation, qui s’élevaient en amphithéâtre de verdure.
Le soleil commençait à décliner rapidement.
Le prêtre gravit la seule rue qui coupât le bourg de Macouba dans sa largeur et qui conduisit à l’église. Quelques petits nègres absolument nus se roulaient dans la poussière, ils s’enfuirent à l’aspect du père Griffon en poussant de grands cris; plusieurs femmes créoles, blanches ou métisses, vêtues de longues robes d’indienne et de madras de couleurs tranchantes, accoururent aux portes; en reconnaissant le père Griffon, elles témoignèrent leur surprise et leur joie; jeunes et vieilles vinrent lui baiser respectueusement les mains en lui disant en créole:
– Bien béni soit votre retour, bon père, vous manquiez au Macouba.
Quelques hommes sortirent ensuite et entourèrent le père Griffon des mêmes témoignages d’attachement et de respect.
Pendant que le curé causait avec les habitants des événements qui avaient pu arriver au Macouba depuis son départ, et qu’il donnait des nouvelles de France à ses paroissiens, les ménagères, craignant que le père ne trouvât pas de provision au presbytère, étaient rentrées choisir, l’une, un beau poisson; l’autre, une belle volaille; celle-là, un quartier de chevreau bien gras; celle-ci, des fruits ou des légumes, et plusieurs négrillons avaient été chargés de porter à la maison curiale cette dîme volontaire.
Le prêtre regagna son logis, situé à mi-côte, à quelque distance du bourg dominant la mer.
Rien de plus simple que sa modeste case de bois, recouverte en roseaux et élevée seulement d’un rez-de-chaussée. Des stores de toile très claire garnissaient les fenêtres et remplaçaient les vitres, qui étaient d’un grand luxe aux colonies.
Une vaste pièce, formant à la fois salon et salle a manger, communiquait avec la cuisine, bâtie en retour; à gauche de cette pièce principale, était la chambre à coucher du père Griffon, ainsi que deux autres petits réduits s’ouvrant sur le jardin, et destinés aux étrangers ou aux autres curés de la Martinique, qui venaient quelquefois demander l’hospitalité à leur confrère.
Un poulailler, une écurie pour la haquenée, le logement des deux nègres, et quelques autres hangars, complétaient cette habitation, meublée avec une simplicité rustique.
Le jardin avait été soigneusement entretenu. Quatre grandes allées le partageaient en autant de carrés, dont les bordures se composaient de thym, de lavande, de serpolet, d’hysope et autres herbes odoriférantes.
Ces quatre carrés principaux étaient subdivisés en plusieurs planches destinées aux légumes et aux fruits, mais entourées de larges plates-bandes de fleurs d’agrément.
Enfin, de deux petits cabinets de verdure couverts de jasmin d’Arabie et de lianes odorantes, on découvrait à l’horizon la mer et les terres élevées des autres Antilles.
On ne pouvait rien voir de plus frais, de plus charmant que ce jardin, dans lequel les plus belles fleurs se mêlaient à des fruits et à des légumes magnifiques.
Ici une couche de melons côtelés, couleur d’ambre, était entourée d’une bordure de grenadiers nains, taillés comme du buis à un pied de terre, et couverts à la fois de fleurs pourpres et de fruits si lourds et si abondants qu’ils touchaient à terre.
Plus loin, une planche de bois d’Angole aux longues gousses vertes, aux fleurs bleues, était entourée d’un rang de frangipaniers blancs et roses d’une odeur suave; des plants de carottes, d’oseille de Guinée, de guingambo, de pourpier, étaient encadrés d’un quadruple rang de tubéreuses des plus riches couleurs; enfin, un carré d’ananas qui parfumaient l’air, avait pour bordure une haie de magnifiques cactus à calices orange à longs pistils d’argent.
Derrière la maison s’étendait un verger composé de cocotiers, de bananiers, de goyaviers, d’avocatiers, de tamariniers et d’orangers, dont les branches courbaient sous le poids des fleurs et des fruits.
Le père Griffon parcourait les allées de son jardin avec un bonheur indicible, interrogeant du regard chaque fleur, chaque plante, chaque arbre.
Ses deux nègres le suivaient: l’un s’appelait Monsieur, l’autre Jean. Ces deux bonnes créatures pleuraient de joie en revoyant leur maître, ne répondaient à aucune de ses questions, tant ils étaient émus, et ne pouvaient que se dire l’un à l’autre en levant les mains au ciel:
– Bon Dieu! li ici, li ici!
Le chevalier, insensible à ces joies naïves, suivait machinalement le curé; il brûlait du désir de demander à son hôte si, à travers les bois qui s’élevaient au loin en amphithéâtre, on pouvait apercevoir le chemin du Morne-au-Diable.
Après avoir examiné son jardin, le bon prêtre alla voir sa haquenée, qu’il appelait Grenadille, et son gros dogue anglais, qu’il appelait Snog; lorsqu’il ouvrit la porte de l’écurie, Snog manqua de renverser son maître en sautant autour de lui. Ce n’étaient pas des aboiements, c’étaient des hurlements de joie, des emportements de tendresse si violents, que le nègre Monsieur fut obligé de prendre le chien par son collier et de le retenir à grand’peine pendant que le prêtre caressait Grenadille, dont la robe luisante, dont le ferme embonpoint témoignaient des bons soins de Monsieur, particulièrement chargé de l’écurie.
Après cette visite minutieuse de son petit domaine, le père Griffon conduisit le chevalier dans la chambre qui lui était destinée; un lit entouré d’une moustiquaire de gaze, un canapé de paille, un grand coffre de bois d’acajou, une table, tel était l’ameublement de cette chambre, qui s’ouvrait sur le jardin.
Pour tout ornement, on voyait un Christ suspendu au milieu de la boiserie à peine dégrossie.
– Vous trouverez ici une pauvre et modeste hospitalité, dit le père Griffon au chevalier; mais elle vous est offerte de grand cœur.
– Et je l’accepte avec reconnaissance, mon père, dit Croustillac.
A ce moment, Monsieur vint avertir le curé qu’il était servi, et le père Griffon précéda le chevalier dans la salle à manger.