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Fortuné du Boisgobey
LE CRIME DE L’OMNIBUS
III. Paul Freneuse avait ses raisons pour ne pas trop prolonger avec Binos une conversation qui n’aurait jamais fini…

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Paul Freneuse avait ses raisons pour ne pas trop prolonger avec Binos une conversation qui n’aurait jamais fini, pour peu qu’il eût voulu entrer dans les idées de ce rapin fantaisiste et entreprenant.

Binos ne demandait qu’à l’entraîner avec lui dans la chasse aux criminels qu’il rêvait, mais Paul Freneuse avait moins d’imagination et plus de bon sens que son camarade. Il reconnaissait maintenant que la jeune fille de l’omnibus pouvait avoir été assassinée. L’expérience qui avait coûté la vie à Mirza était décisive. Mais de là à croire qu’il était possible de retrouver les coupables, il y avait loin, et Freneuse ne se souciait nullement de s’embarquer dans une entreprise qui lui aurait pris son temps et qui aurait troublé la tranquillité d’esprit dont il avait besoin pour ses travaux.

Sans être un ambitieux, Freneuse avait la ferme volonté de conquérir une situation indépendante, et il était en bon chemin pour y parvenir. Il possédait déjà cette notoriété qui conduit à la renommée, quelquefois même à la gloire. Il n’était encore qu’un artiste de talent, mais il pouvait devenir un grand peintre, et, en attendant, il gagnait déjà beaucoup d’argent.

Il ne devait, du reste, ses succès qu’à lui-même. Fils unique d’un négociant qui aurait pu lui transmettre un bel héritage, Paul s’était trouvé à dix-neuf ans sans appui et sans ressources. Complètement ruiné par une de ces crises commerciales qui renversent les maisons les plus solides, son père était mort de chagrin et ne lui avait laissé qu’un nom intact, car il avait tout sacrifié pour faire face à ses engagements. Paul, qui avait perdu sa mère en naissant, restait seul au monde, n’ayant d’autre parent qu’un cousin éloigné, qui habitait la province et qui avait cru faire beaucoup pour lui en mettant à sa disposition: une somme de mille francs destinée à lui permettre d’aller chercher fortune à l’étranger.

Paul, qui n’avait aucun goût pour le métier de chercheur d’or en Australie et qui se sentait de grandes dispositions pour la peinture, avait employé cette aumône à se transporter à Rome, où il était resté cinq ans, travaillant pour vivre et surtout pour s’instruire. Parti élève, il était revenu maître, un bien jeune maître, encore contesté, mais très apprécié des artistes et aussi très goûté par le public qui achète.

Tout en le discutant, les critiques comptaient avec lui, et il avait peine de suffire aux commandes des bourgeois, de sorte que l’honneur et l’argent lui étaient venus en même temps.

Il tenait bien davantage à l’honneur, mais il n’oubliait pas qu’en ce monde, c’est l’argent qui assure la liberté, et il cherchait à tout concilier. Quand j’aurai la richesse ou seulement l’aisance, se disait-il, je pourrai me donner tout entier à l’art que je mets bien au-dessus de tout. La fortune n’est pas le but, mais c’est un moyen.

Et pour arriver plus vite à l’indépendance qu’il ambitionnait, Paul Freneuse songeait quelquefois à se marier.

Il avait certainement tout ce qu’il fallait pour plaire à une jeune fille. Il était grand, mince et bien tourné; ses traits manquaient un peu de régularité, mais il avait une physionomie expressive et avenante. Causeur aimable et intelligent, sans l’ombre d’une prétention, et parfaitement élevé, Paul possédait encore bien d’autres avantages: un cœur excellent, un caractère ouvert et gai.

On croira sans peine que les occasions de se caser ne lui avaient pas manqué. Depuis deux ou trois ans surtout, l’hiver ne se passait jamais sans qu’il reçût quelques invitations intéressées: des bals et des dîners où on le présentait à des demoiselles à marier. Il y allait volontiers, et il y tenait fort bien sa place. Il se montrait même assez empressé auprès de quelques jeunes personnes qui étaient ce qu’on appelle de bons partis, mais il n’avait pas encore trouvé ce qu’il cherchait.

Freneuse s’était mis en tête de n’épouser qu’une femme qu’il aimerait, et il ne voulait s’éprendre qu’à bon escient. Or, il tenait à une foule de qualités morales, et, de plus, il avait sur la beauté des idées particulières, des idées d’artiste.

Il avait remarqué pourtant, à l’entrée de la saison, la fille d’un monsieur qui avait été autrefois en relations d’affaires avec M. Freneuse père et qui accueillait le fils avec empressement, depuis que ce fils était en passe de devenir riche et célèbre.

Et certes Mlle Marguerite Paulet méritait bien qu’on la remarquât et même qu’on s’occupât d’elle. D’abord, elle était merveilleusement belle, aussi belle que Pia, quoiqu’elle ne lui ressemblât pas plus que le jour ne ressemble à la nuit.

Pia était pâle et brune; Mlle Paulet était blonde et rose. Pia était plutôt petite, et ses formes délicates n’étaient encore que des promesses; Mlle Paulet était grande, et, quoiqu’elle eût à peine vingt ans, son opulente beauté avait acquis tout son développement.

Pia ressemblait à une vierge de Raphaël; Mlle Paulet ressemblait à une Flamande de Rubens.

Et Paul Freneuse, qui aimait les maîtres de toutes les écoles, quoiqu’il préférât les maîtres italiens, Paul Freneuse admirait vivement les charmes de la splendide héritière qui lui avait fait l’honneur de lui accorder beaucoup de valses depuis le commencement de l’hiver.

Car Mlle Marguerite était une héritière. Après avoir été dans les affaires – c’est l’expression consacrée pour désigner un homme qui s’est enrichi par la spéculation, – son père jouissait d’une belle fortune, honorablement acquise, disait-on, et n’avait pas d’autre enfant. Sa mère était morte en lui laissant deux cent mille francs dont elle devait entrer en possession à sa majorité.

M. Paulet, propriétaire de trois maisons à Paris, passait pour avoir soixante-dix mille livres de rente, et devait en laisser davantage après lui, car il faisait chaque année des économies, quoiqu’il vécût sur un pied très respectable.

Sa fille aimait le monde; il l’y menait souvent, et il aimait aussi à recevoir. Il donnait notamment des dîners exquis, et il y invitait Paul Freneuse, qui les acceptait avec plaisir, moins pour la supériorité de la cuisine que par goût pour la beauté de Mlle Marguerite.

Et il y était allé si souvent cet hiver-là, que, ne pouvant pas les rendre, puisqu’il vivait en garçon, il cherchait depuis longtemps une occasion de faire à Monsieur et aussi à Mlle Paulet ce que l’on nomme une politesse.

Or, au dernier dîner, mademoiselle, qui était placée à table à côté de Paul Freneuse, avait exprimé le désir de voir les Chevaliers du brouillard, un drame qu’on venait de reprendre à la Porte-Saint-Martin.

Et Paul Freneuse, qui savait que les plus riches bourgeois de Paris ne dédaignent nullement d’aller gratis au spectacle, Paul Freneuse avait pensé tout de suite à envoyer une loge. Il s’était bien gardé de l’offrir, mais il s’était renseigné adroitement sur l’emploi que M. Paulet comptait faire de ses prochaines soirées, et ayant su que celle du surlendemain n’était pas prise par une invitation mondaine, il s’était procuré une belle loge de premières, non pas en la payant, ce qui aurait pu froisser la délicatesse de M. Paulet, mais en la demandant à un journaliste de ses amis.

Et cette soirée était précisément celle du jour de la mort de l’infortuné Mirza. Binos, son assassin, venait à peine de sortir de l’atelier, lorsque Freneuse reçut un gracieux billet de M. Paulet qui le remerciait et le priait instamment de venir le rejoindre dans la loge où il comptait amener sa fille.

L’artiste n’était guère en disposition de goûter le plaisir de passer quelques heures en la charmante compagnie de mademoiselle Marguerite.

La tragédie de l’omnibus l’avait attristé; les projets de Binos l’inquiétaient. Il se reprochait déjà de lui avoir promis de se taire sur la découverte de cette épingle empoisonnée qu’il aurait dû remettre au commissaire de police avec explications à l’appui. Il commençait même à craindre de se trouver compromis tôt ou tard par quelque indiscrétion de son imprudent camarade.

Cependant, sous peine de passer pour un malappris, Freneuse ne pouvait guère se dispenser d’entrer au théâtre et d’aller saluer le père et la fille qui exprimaient le désir de l’y voir.

Et d’ailleurs, c’était là une excellente occasion de chasser les papillons noirs qui le tourmentaient.

Il se décida donc à s’habiller, et vers six heures, comme il faisait un temps sec, il sortit à pied pour s’en aller dîner sur les grands boulevards, dans un cercle dont il faisait partie et où on le voyait assez rarement.

Les convives, par hasard, n’étaient pas ennuyeux, et leur gaieté dérida bientôt Freneuse, qui, au fond, n’avait pas de chagrins sérieux. Il causa beaucoup, sur des sujets qui lui plaisaient, et quand vint le moment de s’acheminer vers la Porte-Saint-Martin, il avait complètement oublié ses préoccupations. Il ne pensait plus qu’à Mlle Paulet, et il se préparait à être aimable.

Mais il était écrit que le hasard d’une rencontre lui rappellerait le déplaisant souvenir d’une sombre aventure.

En arrivant devant le péristyle du théâtre, il s’arrêta un instant pour achever un excellent cigare, et il ne fut pas peu surpris de s’entendre interpeller en ces termes:

– Pour sûr, je ne me trompe pas. C’est bien vous.

La personne qui s’adressait à Freneuse était une grosse femme, coiffée d’un foulard et ceinturonnée d’un éventaire chargé d’oranges.

Freneuse ne la reconnut pas tout d’abord, mais elle ne lui laissa pas le temps de chercher.

– Vous ne me remettez pas, reprit-elle d’une voix enrouée. Moi, je vous reconnais bien. C’est vous qui étiez en face de moi, hier soir, dans l’omnibus de la Halle aux vins.

– Ah! très bien, je me souviens maintenant, balbutia l’artiste ébahi. D’ordinaire les gens que le hasard vous donne pour compagnons de voyage dans les voitures de transport en commun ne s’arrêtent pas pour vous adresser la parole quand ils vous rencontrent le lendemain dans la rue.

Évidemment, si cette commère interpellait Freneuse sur le trottoir du boulevard Saint-Martin, c’est qu’elle voulait lui parler du triste événement qui était arrivé pendant le trajet.

Et cependant, elle n’était plus dans l’omnibus quand on s’était aperçu que la jeune fille était morte. Comment se faisait-il donc qu’elle fût si bien informée? Elle ne tarda guère à s’expliquer.

– Dites donc, commença-t-elle, en v’là une histoire… C’te petite, hein? elle avait passé en route. Qui est-ce qui aurait dit ça? Moi, j’aurais mis ma main au feu qu’elle sommeillait. Ça a dû vous faire un drôle d’effet d’avoir porté une morte, sur votre épaule, sans vous en douter.

– Comment! vous savez…

– C’est au bureau de la place Pigalle qu’ils m’ont dit ça, ce matin. Je prends tous les jours la voiture pour aller acheter mes oranges rue des Halles… ça fait que tous les contrôleurs de la station me connaissent… et quand ils m’ont raconté qu’il y avait un grand brun qui avait aidé à descendre le corps, j’ai deviné tout de suite que c’était vous… c’est pas bien malin, vu qu’il n’y avait pas d’autre homme que vous dans l’intérieur.

– Ce qui est plus fort, c’est que vous vous soyez rappelé ma figure, murmura Freneuse.

– Oh! moi, quand j’ai vu une tête, je ne l’oublie jamais. Ainsi, tenez, le particulier qui était assis à côté de la petite et qui a cédé sa place, vous croyez peut-être que je n’ai pas fait attention à lui. Il n’est pas resté avec nous cinq minutes. Eh ben, si je le rencontrais, je n’aurais pas besoin de le regarder beaucoup pour dire: «C’est lui».

Si Binos était là, se dit Freneuse, il se lierait avec cette marchande d’oranges, et il sortirait tous les jours avec elle, dans l’espoir d’utiliser sa mémoire des visages. Je n’ai pas la moindre envie d’en faire autant, mais je suis curieux de savoir ce qu’elle pense de l’aventure d’hier. Et il reprit tout haut:

– Alors vous reconnaîtriez aussi la dame qui a profité de la complaisance de ce monsieur?

– Ah! celle-là, non, par exemple. Elle n’a pas seulement montré le bout de son nez. Avec les voiles qu’elles se mettent à présent, c’est pire que si elles étaient masquées. Ça devrait être défendu de se cacher comme ça… parce que… une supposition qu’une femme aurait fait un mauvais coup… une fois partie, pas moyen de mettre la main dessus… Tiens! ça me rappelle que l’employé m’a dit que, sur le moment, vous vous étiez mis dans le toupet que la petite avait été tuée en route; avec quoi donc qu’on l’aurait tuée, je vous demande un peu? Paraît qu’elle n’avait pas seulement une écorchure.

– Oui… mais cette mort m’avait paru si extraordinaire…

– C’est vrai qu’elle n’a pas fait beaucoup de bruit. Qu’est-ce que vous voulez! À cet âge-là on n’a pas la vie dure.

– Alors, vous ne croyez pas que sa voisine…

– La dame dont personne n’a reluqué la frimousse? Allons donc! si elle lui avait fait du mal, nous l’aurions bien vu. Et puis, c’est pas tout ça. Les médecins ont examiné le corps de la petite, et ils n’ont rien trouvé. Moi, ça ne m’étonne pas qu’elle ait fini sans souffler. Sa figure de papier mâché disait bien qu’elle était malade.

– Sa figure… vous l’avez donc vue?… Elle était pourtant voilée aussi.

– C’est vrai, je ne vous ai pas encore conté que je suis entrée à la Morgue… je savais qu’elle y était… et de la pointe Sainte-Eustache à la pointe Notre-Dame, il n’y a pas loin… pour lors donc, j’ai été regarder comme les autres… on faisait queue à la porte… dame! ça se comprend… on n’y expose guère que des noyés, et ça n’est pas joli, un noyé… tandis que la petite était belle comme le jour, et la mort ne l’a pas changée… elle a l’air de dormir.

«Aussi, je l’ai reconnue… ça n’a pas été long.

– Vous la connaissiez donc? s’écria Freneuse.

– Je crois bien que je la connaissais! dit la grosse femme. Je l’ai rencontrée dix fois au marché de la place Saint-Pierre, à Montmartre. Faut vous dire que moi, je reste chaussée Clignancourt.

– Alors vous savez qui elle était?

– Pour ça, non, vu que je ne lui ai jamais parlé. Vous comprenez qu’à mon âge on ne potine pas avec des jeunesses… surtout quand on ne sait pas à qui on a affaire. Mais pour ce qui est de l’avoir vue, ah! oui… et je vivrais cent ans, que je n’oublierais jamais sa binette. Elle vous avait des yeux noirs qui brillaient… que ça vous aurait donné envie d’y allumer votre cigare… et une peau veloutée comme du satin blanc… pas de couleurs, par exemple… on aurait dit qu’elle n’avait pas une goutte de sang dans les veines…

Freneuse avait eu un instant d’émotion. Il ne s’était pas, comme son ami Binos, passionné pour le métier de chercheur, mais le mystère de l’omnibus le préoccupait beaucoup plus qu’il ne se l’avouait à lui-même, et il avait cru que la marchande d’oranges allait l’éclaircir. Mais le renseignement qu’il espérait n’était pas venu.

Il se dit cependant qu’il y avait peut-être quelques utiles informations à tirer de cette dondon, et il reprit:

– Mais si elle venait souvent à ce marché de Montmartre, c’est qu’elle habitait le quartier.

– Oh! ça, c’est sûr, répondit la commère.

– Et peut-être que, parmi les marchands qui lui vendaient, quelques-uns pourraient dire dans quelle rue et même dans quelle maison elle demeurait.

– C’est bien possible, mais pourtant ça m’étonnerait. Ils n’ont pas dû faire attention à elle, car elle ne leur achetait pas grand-chose. Des œufs, des légumes, de la salade. Elle ne dépensait pas trente sous par jour. Alors, vous comprenez, une pratique comme celle-là, ça ne comptait pas. Et, avec ça, elle était fière comme une petite reine. Elle ne leur parlait que pour leur demander: «Combien?» Et quand elle trouvait que c’était trop cher, elle ne marchandait pas; elle s’en allait sans dire un mot.

– Cependant elle ne devait pas être riche?

– Riche? oh! non. Je lui voyais toujours le même caraco tout râpé et une robe de laine noire usée jusqu’à la corde.

– Et elle était toujours seule? demanda Freneuse, qui se laissait aller malgré lui à poursuivre l’enquête comme un simple Binos.

– Toujours. Les bonnes qui venaient au marché avec leur connaissance se moquaient d’elle parce qu’elle n’avait pas d’amoureux.

– Jolie et sage… c’est rare… surtout quand une jeune fille n’a pas de fortune, pas de parents, et qu’elle est obligée de travailler pour vivre.

– Des parents, je pense bien qu’elle n’en avait pas… mais j’ai dans l’idée que ce n’était pas une ouvrière.

– Que croyez-vous donc qu’elle faisait?

– Elle devait donner des leçons à vingt sous le cachet… et ce métier-là ne rapporte guère.

– Alors, elle allait chez beaucoup de gens, et il se trouvera bien quelqu’un qui reconnaîtra son corps.

– Savoir! répondit la grosse femme en haussant les épaules. Tout le monde n’entre pas à la Morgue, et l’exposition ne durera que trois jours.

– Mais vous y êtes entrée, vous… et sans doute vous avez dit au greffier tout ce que vous venez de me raconter.

– Moi! Ah! il n’y a pas de danger. J’ai pas de temps à perdre. Faut que je fasse mon commerce. Pensez donc que j’ai mon homme qui est dans son lit depuis quatre mois, avec un rhumatisse qu’il a attrapé en travaillant de son état de débardeur. Si je ne le nourrissais pas, qui donc qui le nourrirait? Et si j’avais conté mon affaire au gardien, j’en aurais eu pour deux heures, et demain j’aurais encore été obligée d’aller causer avec le chien du commissaire… Merci! D’abord, à quoi que ça aurait servi? Je ne sais pas le nom de la petite, ni son adresse.

Freneuse était bien obligé de confesser que la marchande n’avait pas tort. Il avait fait comme elle; il s’était tenu à l’écart, quoiqu’il en sût long sur cette sinistre aventure.

– Ça n’empêche pas que, si vous aviez besoin de moi, reprit la grosse femme, je suis à votre service… Virginie Pilou, chaussée Clignancourt, au coin de la rue Muller… vous n’auriez qu’à demander après moi chez le fruitier… Je vois bien que l’histoire de c’te pauvre fille vous intéresse… et je tâcherai de vous avoir des renseignements… pas plus tard que demain matin, je parlerai d’elle dans tout le quartier. Maintenant, excusez, mon prince; mais, pendant que je bavarde, je ne vends pas mes oranges. C’est pas vous qui me les achèterez, pas vrai? Ma marchandise n’est pas pour les messieurs.

Et laissant là Freneuse, la commère se remit à crier:

– À trois sous, la belle valence! à trois sous!

Paul jugea qu’il serait inutile d’insister. La mère Pilou ne lui aurait rien dit de plus, par l’excellente raison qu’elle n’en savait pas davantage. Et d’ailleurs, il était temps qu’il entrât au théâtre. Le premier acte était joué, et il tenait à arriver pour le second dans la loge où M. Paulet lui réservait une place. En pareil cas, un manque d’empressement est presque une impolitesse. Or, l’entracte tirait à sa fin, et Freneuse trouvait plus convenable de se présenter avant que la toile fût levée.

Il suivit donc les spectateurs qui rentraient après avoir fumé leur cigarette dehors; il donna au contrôle le numéro de la loge, et il monta lentement l’escalier qui conduit au couloir des premières.

Il était sorti de son cercle dans d’excellentes dispositions d’esprit, prêt à prendre tout en bonne part et à déployer son amabilité des grandes occasions. Mais la rencontre de cette marchande d’oranges avait changé son humeur. Elle venait de le remettre en face des problèmes qui charmaient tant Binos et qui l’amusaient si peu. Il semblait en vérité que cette lamentable histoire de l’omnibus le poursuivît partout. Il aurait voulu ne plus jamais en entendre parler, et tout le monde lui en parlait, même les gens qu’il ne connaissait pas.

Et ce qui l’agaçait surtout, c’était de ne pas pouvoir s’en détacher, quoi qu’il fît pour cela. Elle l’intéressait malgré lui. Il avait beau se dire que la mort de cette jeune fille ne le regardait pas et que les visées de son cher camarade n’avaient pas le sens commun, il prêtait involontairement l’oreille aux propos d’une commère, il prenait plaisir à l’interroger, et les renseignements qu’elle lui fournissait à tort et à travers piquaient sa curiosité.

– Décidément, c’est trop bête, murmurait-il en se faisant porter par la foule qui refluait dans le théâtre; je me crée des ennuis tout exprès, lorsque je n’aurais qu’à me laisser vivre, pour être parfaitement heureux. J’ai réussi à me faire un nom et à gagner beaucoup plus d’argent qu’il ne m’en faut. On me choie partout, et il ne tiendrait peut-être qu’à moi de faire un très beau mariage, tout en épousant une personne qui me plaît. Qu’aurai-je besoin de m’embarrasser des suites d’un événement auquel j’ai assisté par hasard? C’est bon pour Binos, qui est un désœuvré et un extravagant, de chercher des coquins introuvables. Moi, je puis mieux employer mon temps. Au diable les marchandes d’oranges et les épingles empoisonnées! Il s’agit ce soir de plaire à cette admirable créature qui a nom Marguerite Paulet; quand je n’obtiendrais d’elle et de son père que la permission de faire son portrait pour le salon de l’année prochaine, ce serait un succès qui me consolerait très bien de ne jamais découvrir l’homme et la femme qui ont machiné ce crime ténébreux.

Tout en se tenant à lui-même ce discours très sensé, Freneuse s’efforçait de fendre le flot humain qui l’entourait, et n’y réussissait guère. Il avait justement devant lui un grand et vigoureux gaillard dont le large dos lui barrait le passage, et qui semblait faire exprès de ne pas se presser pour impatienter les gens qui venaient après lui.

Après plusieurs tentatives pour se glisser contre le mur et ce personnage, Freneuse finit par essayer d’une poussée, afin de le décider à avancer un peu plus vite.

L’homme se retourna, en grommelant des mots impolis, et montra ainsi son visage à l’artiste, qui éprouva en le voyant une sensation bizarre. Il lui parut que cet amateur de drames à spectacle ressemblait au voyageur de l’impériale. C’étaient les mêmes traits taillés à coups de hache, les mêmes moustaches grisonnantes, les mêmes favoris coupés militairement, la même physionomie dure. Seulement, le costume était tout différent: au lieu d’un paletot-sac et d’un feutre rond, ce monsieur portait une redingote noire en drap fin et un chapeau de soie tout neuf.

Ses yeux examinèrent rapidement Freneuse, des yeux noirs très vifs, ombragés par des sourcils épais, et sans doute il ne le jugea pas digne de sa colère, car, au lieu de l’apostropher, il se remit aussitôt en position, et il accéléra son allure, si bien qu’il se fit faire place et qu’il se perdit promptement dans le corridor de l’orchestre.

On jurerait qu’il m’a reconnu et qu’il s’est dérobé, pensa Freneuse. Si Binos était ici et si je lui communiquais mes impressions, il s’attacherait aux pas de cet individu. Mais je ne suis pas Binos, et je ne vais pas m’amuser à courir après lui.

Sur cette sage réflexion, il continua son chemin, et il eut moins de peine à gagner le premier étage, les gens qui encombraient l’entrée ayant presque tous leur place au parterre.

Il chercha la loge, qui était une loge de face, et quand il l’eut trouvée, il appela l’ouvreuse, sans plus songer à la rencontre qu’il venait de faire.

La préposée au vestiaire et à la location des petits bancs accourut à la voix du monsieur bien mis qui l’appelait, et l’introduisit dans la loge occupée depuis le lever du rideau par le père et la fille.

Freneuse eut le plaisir de voir les joues de Mlle Marguerite se colorer d’une rougeur qui lui parut de bon augure, et M. Paulet l’accueillit de la façon la plus flatteuse. Il prit la peine de se lever pour lui tendre les deux mains, et il avança lui-même un tabouret au nouveau venu, qui ne s’assit qu’après avoir payé son entrée par un compliment fort bien tourné, auquel la jeune fille répondit par un gracieux sourire.

– Je savais bien que vous ne refuseriez pas de nous tenir compagnie, s’écria M. Paulet, et je vous remercie de nous consacrer votre soirée.

Ce propriétaire était un petit vieillard propret, d’un aspect agréable et d’une tenue correcte. Il avait le geste prompt, la parole facile, l’abord engageant, et sa physionomie eût été sympathique, si elle eût été plus franche. Les yeux la déparaient un peu; ils ne regardaient presque jamais en face, et ils avaient une mobilité inquiétante. Et puis, les lèvres souriaient trop, et le sourire était banal. Mais l’ensemble ne déplaisait pas, et M. Paulet aurait fait un beau-père des plus présentables.

Le crime de l'omnibus

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