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Fortuné du Boisgobey
Le crime de l’Opéra 2
I. Nointel était un garçon méthodique

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Nointel était un garçon méthodique. La vie militaire l’avait accoutumé à faire chaque chose à son heure, et à ne rien enchevêtrer. Au régiment, après le pansage et la manœuvre, le capitaine redevenait homme du monde et même homme à succès, car dans plus d’une ville de garnison il avait laissé d’impérissables souvenirs, et on y parlait encore de ses bonnes fortunes. Depuis sa sortie du service, il avait continué à pratiquer le même système, en faisant toutefois une plus large part à l’imprévu, qui joue un si grand rôle dans l’existence parisienne. Son temps était réglé comme s’il eût été surchargé d’affaires. Il en consacrait bien les trois quarts à la flânerie intelligente, celle qui consiste à se tenir au courant de tout, sans remplir une tâche déterminée; le reste appartenait aux devoirs sociaux, aux relations amicales, et même à des liaisons plus ou moins dangereuses, mais passagères. Il n’avait pas renoncé à voyager au pays de Tendre, seulement il ne s’y attardait guère et il en revenait toujours.

L’aventure de Gaston Darcy était survenue dans un moment où son cœur se trouvait en congé de semestre. Il avait saisi avec joie l’occasion d’occuper son désœuvrement et de venir en aide au plus cher de ses amis.

Depuis quarante-huit heures, il appartenait tout entier à la défense de Berthe Lestérel; il s’y était dévoué corps et âme, il menait les recherches avec le même zèle et le même soin qu’il aurait dirigé une opération de guerre, il avait pris goût au métier, et la campagne s’annonçait bien. Le bouton de manchette trouvé par la Majoré, les récits de Mariette et les confidences de M.  Crozon: autant de positions prises dont il s’agissait de tirer parti contre l’ennemi. L’ennemi, c’était la marquise de Barancos, un ennemi qu’il y avait plaisir à combattre, car il était de force à se défendre, et Nointel se faisait une fête de lutter de ruse et d’adresse avec ce séduisant adversaire, de le réduire par des manœuvres savantes, et finalement de le vaincre. Ses batteries étaient prêtes, et il ne demandait qu’à commencer le feu. Mais il pouvait disposer de quelques heures avant d’engager l’action, et il entendait les employer à sa fantaisie.

Or, il avait l’habitude d’aller, entre son déjeuner et son dîner, fumer quelques cigares au billard du cercle. Il aimait à y jouer et presque autant à y voir jouer, car son esprit d’observation trouvait à s’exercer en étudiant les types curieux et variés qui venaient là de quatre à six cultiver le carambolage. Il jugea qu’après avoir consacré un bon tiers de sa journée à servir la cause de l’innocence et de l’amitié, il avait bien gagné le droit de s’offrir sa récréation favorite. La marquise ne recevait qu’à cinq heures, et il n’avait pas besoin de rentrer chez lui pour s’habiller, son groom ayant ordre de lui apporter au cercle une toilette mieux appropriée à une visite d’avant-dîner que la tenue d’enterrement qu’il portait depuis le matin. Du reste, il n’espérait pas revoir le baleinier ce jour-là, car le correspondant anonyme qui troublait depuis trois mois le repos du malheureux marin lui faisait l’effet de ne pas être très sûr de ce qu’il avançait, et il doutait que ce correspondant en vînt si vite à nommer l’amant de madame Crozon.

– D’ailleurs, se disait-il en montant l’escalier du cercle, l’amant, c’était Golymine, selon toute apparence, et Golymine est mort. Mais du diable si je devine qui est le dénonciateur. Un ennemi de ce Polonais probablement, un homme qui avait un intérêt quelconque à le faire tuer par Crozon.

Nointel se dit cela, et n’y pensa plus. C’était sa méthode quand il avait des soucis, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Il les laissait à la porte du salon rouge, absolument comme il ôtait autrefois son sabre en entrant au mess des officiers, et quand il franchissait le seuil de la salle de billard, il se retrouvait aussi libre d’esprit et aussi gai qu’au temps où il portait sa jeune épaulette de sous-lieutenant.

La partie était déjà en pleine activité, quoiqu’il fût de bonne heure. L’hiver, l’affreux hiver de cette année, faisait des siennes; le Bois n’était pas tenable, et les plus déterminés amateurs des sports en plein air avaient été contraints de se rabattre sur des divertissements abrités. Nointel se trouva au milieu de gens qu’il connaissait et qu’il aimait à rencontrer, moins pour jouir de leur conversation que pour se moquer d’eux, quand il en trouvait l’occasion. Il y avait là le jeune financier Verpel, bien coté à la Bourse, à la Banque et dans le monde galant; le lieutenant Tréville, hussard persécuté par la dame de pique et favorisé par les dames du lac; M.  Perdrigeon, homme sérieux, mais tendre, qui employait son âge mûr à protéger des débutantes et à commanditer des théâtres après avoir sacrifié sa jeunesse au commerce des huiles; l’adolescent baron de Sigolène, fraîchement débarqué du Velay, aspirant sportsman et joueur sans malice; Alfred Lenvers, un habile garçon qui se faisait trente mille livres de rente en élevant des pigeons au piquet et au bésigue chinois; M.  Coulibœuf, propriétaire foncier dans le Gâtinais; le major Cocktail, Anglais de naissance, Parisien par vocation et parieur de son état; l’aimable Charmol, ancien avoué et membre du Caveau, le colonel Tartaras, trente ans de service, vingt campagnes, six blessures et un exécrable caractère.

Simancas et Saint-Galmier manquaient à cette réunion; mais Prébord et Lolif tenaient le billard.

La partie était fort animée, car les parieurs abondaient, et les deux joueurs passaient pour être à peu près d’égale force. Pour le moment, Lolif avait l’avantage, et il venait d’exécuter, aux applaudissements de la galerie, un carambolage des plus difficiles. Il souriait d’aise, et il se préparait à profiter d’une série qu’il s’était ménagée par ce coup triomphant, lorsqu’il avisa Nointel.

– Bonjour, mon capitaine, lui cria-t-il du plus loin qu’il l’aperçut. Étiez-vous à l’enterrement de Julia? On m’a dit qu’on vous y avait vu. Moi, j’y étais; malheureusement, je n’ai pas pu aller au cimetière. J’ai été appelé à une heure chez le juge d’instruction. Il y a du nouveau, mon cher. Figurez-vous que…

– Ah çà! est-ce que vous allez encore nous réciter le Code de procédure criminelle? s’écria le lieutenant Tréville. J’en ai assez de vos histoires de témoignages et de vos découvertes. D’abord il n’y a rien qui porte la guigne comme de parler procès. Quand il m’arrive par hasard de lire la Gazette des Tribunaux, j’en ai pour vingt-quatre heures de déveine. Et j’ai parié dix louis pour vous, mon gros.

– Le lieutenant a raison, grommela le colonel Tartaras. À votre jeu, sacrebleu! à votre jeu! j’y suis de quarante francs, jeune homme.

– Ils sont gagnés, mon colonel, dit Lolif en brandissant sa queue d’un air vainqueur. Il me manque neuf points de trente. Vous allez voir comment je vais vous enlever ça.

– Je fais vingt louis contre quinze pour M.  Lolif, dit le baron de Sigolène.

– Je les tiens, riposta Verpel, le banquier de l’avenir.

Et Lolif, tout fier de la confiance qu’il inspirait à un gentilhomme du Velay, se mit en devoir de la justifier en carambolant de plus belle.

Nointel était charmé des interruptions de la galerie qui l’avaient dispensé de répondre aux interpellations indiscrètes de Lolif, car il ne tenait pas du tout à apprendre aux oisifs du cercle qu’il venait d’honorer de sa présence les obsèques de madame d’Orcival. Il longea le billard sans saluer Prébord, qui, depuis la veille, aux Champs-Élysées, avait pris décidément une attitude hostile, et il alla s’asseoir tout au bout d’une des banquettes de maroquin établies contre les murs de la salle.

Lolif, surexcité peut-être par sa présence, venait de faire fausse queue, et son adversaire commençait à profiter de sa maladresse.

Le capitaine n’avait pas plus tôt pris place sur le siège haut perché où trônaient les spectateurs de ce tournoi, qu’un valet de pied vint à lui, portant une lettre sur un plateau d’argent. Nointel regarda l’adresse; elle était d’une écriture qu’il ne connaissait pas, et il décacheta nonchalamment ce pli qui ne l’intéressait guère. Il changea de note en lisant la signature du général Simancas.

– Oh! oh! dit-il tout bas, que peut avoir à me dire ce Péruvien? Voyons un peu.

«Cher monsieur, madame la marquise de Barancos me charge de vous informer qu’elle ne recevra pas aujourd’hui, mardi. Elle est très souffrante d’une névrose qui s’est déclarée subitement hier soir. Mon ami Saint-Galmier pense que cette crise pourra se prolonger quelques jours. J’avais eu l’honneur de dîner hier avec lui chez sa noble cliente, et c’est à cette circonstance que je dois le plaisir de vous écrire. La marquise s’est souvenue que, dimanche, à l’Opéra, vous lui aviez promis une visite; elle a tenu à vous éviter un dérangement, et elle m’a prié de vous exprimer le regret qu’elle éprouve d’être forcée de fermer momentanément sa porte aux personnes qu’il lui serait le plus agréable de recevoir. Croyez, cher monsieur, aux meilleurs sentiments de votre tout dévoué serviteur.»

– Et c’est ce drôle qu’elle choisit pour m’avertir! pensa le capitaine. Voilà un indice grave, plus grave que tous les autres. La Barancos employant Simancas comme secrétaire, et se faisant soigner par Saint-Galmier, c’est on ne peut plus significatif. Il faut que les deux gredins qui la tiennent si bien aient assisté au meurtre. Et si quelqu’un débarrassait d’eux cette marquise, m’est avis qu’elle ne marchanderait pas la reconnaissance à son libérateur. Il s’agit maintenant de décider s’il vaut mieux, dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel, prendre le parti de la dame afin de lui arracher ensuite un aveu, ou bien forcer les deux maîtres chanteurs à la dénoncer. Ce dernier parti est évidemment le plus pratique; mais, pour faire marcher ces coquins, il me faudrait un moyen d’action… il me faudrait posséder la preuve d’une des canailleries qu’ils ont sur la conscience. En attendant que je surprenne un de leurs secrets, je ne renonce pas à pousser ma pointe avec madame de Barancos; nous verrons bien si elle persistera longtemps à me fermer sa porte, comme le dit don José Simancas, qui me paiera cette impertinence un jour ou l’autre.

Ce monologue fut interrompu par des exclamations poussées à propos d’un coup douteux. Lolif prétendait que sa bille avait touché la rouge. Son adversaire contestait le fait, et les parieurs opinaient dans un sens ou dans l’autre. La majorité finalement donna raison à Prébord, et Lolif, qui n’avait plus que trois points à faire pour gagner, fut condamné à laisser le champ libre à l’ennemi qui était à vingt-quatre.

– Je suis flambé, mon capitaine, dit le lieutenant Tréville en s’asseyant à côté de Nointel. Cet imbécile de Lolif va me faire perdre les dix louis que j’ai pariés pour lui, et si vous étiez arrivé cinq minutes plus tard, il gagnait haut la main. Mais aussitôt qu’il aperçoit quelqu’un à qui parler de l’affaire de la d’Orcival, il ne sait plus ce qu’il fait.

– Ma foi! je ne devine pas pourquoi il s’est avisé de m’interpeller à ce propos-là, répondit Nointel en haussant les épaules. Je ne suis pas du tout au courant de ce qui se passe chez les commissaires de police et chez les juges d’instruction.

– Bon! mais vous êtes l’ami intime de Darcy, et Darcy a été l’amant de Julia; Lolif suppose que tout ce qui se rattache au crime de l’Opéra vous intéresse, et il n’en faut pas davantage pour qu’il manque un carambolage sûr. Regardez-moi maintenant ce Prébord. Vous allez le voir jouer la carotte. Ce bellâtre a des instincts de pilier d’estaminet. Il amuse le tapis jusqu’à ce qu’il ait trouvé une bonne série dans un coin. Tenez! il la tient. Voilà les trois billes acculées. Vingt-cinq! vingt-six! vingt-sept! vingt… non, il vient d’attraper un contre. Allons, j’ai encore de l’espoir… pourvu que Lolif n’ait pas une nouvelle distraction.

– Pourquoi ne jouez-vous pas vous-même au lieu de parier?

– Parce que je me fais battre par des mazettes. Je suis trop nerveux, et ces gens-là me font perdre patience. Ils sont tous plus assommants les uns que les autres. Il y a d’abord la tribu des carottiers. Prébord en tête, Verpel qui mène une partie comme une opération à terme, Lenvers qui met les morceaux de blanc dans sa poche pour empêcher son adversaire de s’en servir. Et puis les grincheux, Coulibœuf qui trouve que les lampes n’éclairent pas, et cette vieille culotte de peau de Tartaras qui se plaint qu’on fume pendant qu’il joue.

– Vous avez sir John Cocktail.

– Trop malin pour moi, ce major. D’ailleurs, il ne joue que contre le petit Sigolène, qui ne sait pas tenir sa queue, ou contre Perdrigeon, quand ledit Perdrigeon a trop bien dîné avec des figurantes.

– Et Charmol?

– Charmol? Il me corne aux oreilles les chansons qu’il élucubre pour charmer les membres du Caveau… et pour m’empêcher de caramboler. Sans compter qu’il m’étourdit avec ses tours de force. Il a toujours un pied en l’air. Il joue tout le temps les mains derrière le dos. Il finira par jouer avec son nez. Mais voilà Lolif qui vient de faire deux points. Nous sommes à vingt-neuf. Encore un, et mes dix louis sont doublés. Il faut voir ça de près, conclut le lieutenant Tréville en sautant de la banquette où il s’était juché.

Nointel le laissa partir sans regret, quoiqu’il goûtât assez son langage pittoresque. Nointel, qui était venu là pour se reposer l’esprit, se voyait, bien malgré lui, rejeté dans les réflexions sérieuses par la lettre de Simancas. Il l’avait mise dans sa poche, cette lettre, mais il ne pouvait pas s’empêcher d’y penser et d’en tirer des conséquences.

– Allons, mon garçon, cria Tréville à Lolif, penché sur le billard, tâchons d’avoir de l’œil et du sang-froid. Le coup est simple et facile. Prenez-moi la bille en tête et un peu à gauche… pas trop d’effet… du moelleux.

– Dites-moi, Lolif, demanda tout à coup Prébord, est-ce vrai ce qu’on m’a raconté… que la cabotine qui a tué la d’Orcival va être mise en liberté?

La question avait été lancée par Prébord juste au moment où son adversaire poussait le coup, longuement visé, qui allait lui assurer le gain de la partie. Et cette question toucha si bien le cœur de Lolif que la bille de Lolif ne toucha pas la rouge. La passion du reportage fit dévier le bras du joueur, qui manqua honteusement le plus élémentaire des carambolages.

Cette faute lourde provoqua de bruyantes exclamations de la galerie, mais Prébord laissa crier les parieurs et compléta ses trente points en trois coups de queue.

– Sacrebleu! dit le colonel, en regardant d’un air furieux l’infortuné Lolif, vous l’avez donc fait exprès? Il fallait me prévenir que vous étiez nerveux comme une femme. Je n’aurais pas perdu quarante francs.

– Lolif a joué comme un fiacre, cria Tréville, mais Prébord ne devait pas lui parler. Ça ne se fait pas, ces choses-là.

– Encore s’il n’avait fait que me parler, murmura piteusement le vaincu; mais m’adresser une question pareille… à moi qui connais l’affaire Lestérel dans ses moindres détails et qui sais parfaitement qu’on n’a pas relâché la prévenue…

– Non, ça ne se fait pas, reprit le lieutenant. Et, en bonne justice, on devrait annuler la partie.

– Je m’y oppose, dit Verpel qui avait parié pour Prébord. Il n’est pas écrit dans la règle du billard qu’on jouera à la muette.

Sigolène, mon bon, vous me devez vingt louis.

– Il ne s’agit pas ici de la règle. Il s’agit de décider s’il est permis de déranger un joueur au moment où il envoie son coup. L’interroger à brûle-pourpoint sur un sujet qui l’intéresse, c’est absolument comme si on le heurtait. Je m’en rapporte au capitaine Nointel.

– Moi aussi, appuya Tartaras. Que pensez-vous du cas?

– Ma foi! mon colonel, je pense que le règlement ne l’ayant pas prévu, M.  Prébord a le droit de prétendre qu’il a gagné. Reste la question de la loyauté, qui peut être appréciée de plusieurs façons.

– Qu’entendez-vous par ces paroles? demanda Prébord, très pâle.

– Tout ce qu’il vous plaira, répondit Nointel, en le regardant fixement.

– Messieurs! messieurs! s’écria Lolif, qui était né conciliateur, prenez-vous-en à moi, je vous en prie… Prébord n’avait pas de mauvaise intention… et je serais désolé d’être la cause d’une querelle…, j’aimerais mieux prendre à mon compte tous les paris que j’ai fait perdre.

– Rassurez-vous, mon cher, les choses en resteront là, dit le capitaine en souriant dédaigneusement.

Le bellâtre, en effet, n’avait pas l’air de vouloir les pousser plus loin. Il s’était replié sur un petit groupe d’amis qui tenaient pour lui et qui ne demandaient qu’à enterrer l’affaire. Il n’entrait pas dans les plans de Nointel de donner une suite à ce commencement de querelle. L’heure n’était pas venue d’en finir avec Prébord en le mettant au pied du mur. Il suffisait au capitaine d’avoir montré publiquement le cas qu’il faisait de ce personnage, et il n’ajouta pas un mot à la leçon qu’il venait de lui donner.

Lolif, du reste, ne lui laissa pas le temps de changer de résolution. Sans demander une revanche que son adversaire ne lui offrait pas, il s’empara de Nointel, il l’accapara, il finit par l’entraîner dans un petit fumoir qui communiquait avec la salle de billard, et Nointel se laissa faire, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de renoncer au repos qu’il s’était promis de goûter pendant quelques heures. Il prévoyait bien que Lolif ne l’emmenait que pour lui parler du crime de l’Opéra, et il s’attendait à recevoir une averse de nouvelles insignifiantes; mais il se résignait, par amitié pour Darcy, à subir encore une fois ce bavardage. On trouve quelquefois des perles dans les huîtres et des indications précieuses dans les discours d’un sot.

– Mon cher, lui dit le reporter par vocation, je me demande où Prébord a pu entendre dire que mademoiselle Lestérel a été mise en liberté.

– Nulle part, cher ami, répliqua le capitaine. Ce propos n’était à autre fin que de vous troubler et de vous faire manquer votre carambolage.

– C’est bien possible… Prébord a une façon de jouer qui ne me va pas; mais il n’est pas question de ça. Je sais que vous vous intéressez au grand procès qui se prépare et qui passionnera tout Paris.

– Moi! oh! très peu, je vous assure. C’est à peine si je lis les journaux.

– Vous ne pouvez pas y être indifférent, ne fût-ce qu’à cause de votre ami Darcy, qui doit désirer ardemment que le meurtre de madame d’Orcival ne reste pas impuni. Eh bien, quoiqu’il soit le propre neveu du juge d’instruction, je suis certain qu’il n’est pas si bien informé que moi.

– Je le crois. Son oncle a refusé péremptoirement de lui dire un seul mot de ce qui se passe dans son cabinet.

– Et son oncle a eu raison. C’est un magistrat de la vieille roche que M.  Roger Darcy. Il connaît ses devoirs, et rien ne l’y ferait manquer. Mais, moi, je ne suis pas lié comme lui par un serment. Je me suis tu scrupuleusement, jusqu’à ce qu’il ait reçu ma déposition; maintenant que j’ai déposé, je suis libre de me renseigner et de dire à mes amis ce que j’ai appris.

– Absolument libre.

– Eh bien, mon cher Nointel, je n’ai pas perdu mon temps, car l’instruction n’a plus de secrets pour moi. Je me suis mis en relation avec quelqu’un que je ne vous nommerai pas, parce que je lui ai promis une discrétion inviolable…

– En échange de ses indiscrétions.

– Mais oui. Vous comprenez que, si on savait qu’il me donne des renseignements, il perdrait sa place. Je ne veux pas faire du tort à un père de famille, et puis il ne me dirait plus rien, et j’aurais dépensé mon argent inutilement. Vous vous doutez bien que les confidences de cet employé ne sont pas gratuites, et elles m’ont déjà coûté gros.

– Il s’agit de savoir si elles valent ce qu’elles vous ont coûté.

– Vous allez en juger. Voici ce qui s’est passé depuis dimanche, jour par jour. Hier, lundi, dans la matinée, perquisition au domicile de mademoiselle Lestérel. On y a découvert un fragment de lettre où madame d’Orcival lui donnait rendez-vous au bal de l’Opéra.

– À quelle heure? demanda Nointel, qui n’avait pas vu Darcy depuis la veille.

– Mon homme ne me l’a pas dit, et je n’ai pas pensé à le lui demander. L’heure, du reste, n’importe guère. Il suffit qu’il soit prouvé que la prévenue est allée au bal.

– C’est juste, dit le capitaine qui pensait tout le contraire, mais qui voyait que, sur ce point, il n’y avait rien à tirer de Lolif.

– Or, il est prouvé qu’elle y est allée. Hier, dans l’après-midi, elle a été interrogée, et elle a persévéré dans son système, qui consiste à ne pas répondre.

– Pas mauvais, le système. Le silence est d’or, dit le proverbe.

– Le proverbe a tort, pour cette fois. Songez que, devant l’évidence des faits, le silence équivaut à un aveu.

– Allons donc! Il est toujours temps de parler, et en ne répondant pas on ne risque pas de s’enferrer. Si j’étais accusé, je ne dirai pas un mot dans le cabinet du juge. Je n’ouvrirais la bouche qu’en présence des jurés.

– Mademoiselle Lestérel est de votre avis, car jusqu’à présent, M.  Darcy n’a rien obtenu, ni confession, ni explication; mais les faits parlent. Elle aurait pu soutenir qu’elle n’était pas allée au rendez-vous donné par Julia d’Orcival. Malheureusement pour elle, hier, un commissaire très intelligent a eu l’idée de feuilleter le registre des objets perdus et déposés à la Préfecture. Il a vu, inscrits sur ce registre, un domino et un loup trouvés sur la voie publique dans la nuit de samedi à dimanche. M.  Roger Darcy a été prévenu immédiatement; il a donné des ordres, et on a opéré avec une célérité merveilleuse. Le soir même on découvrait la marchande à la toilette qui avait vendu ces objets, vendu, pas loué, remarquez bien. Elle les a reconnus tout de suite. Le domino n’était pas neuf, et il y avait une reprise au capuchon. Ce matin, à neuf heures, on l’a confrontée avec la prévenue, qu’elle a reconnue aussi de la façon la plus formelle.

– Et la prévenue a nié?

– Non. Elle s’est contentée de pleurer. Elle ne pouvait pas nier. La marchande lui a rappelé toutes les circonstances de l’achat qui a été fait dans la journée du samedi. Il n’y a plus maintenant l’ombre d’un doute sur la présence de mademoiselle Lestérel au bal de l’Opéra.

– Le fait est qu’elle n’a certainement pas acheté un domino et un loup pour aller donner une leçon de chant.

– Et si elle les a achetés au lieu de les louer, c’est qu’elle avait l’intention de ne pas les rapporter et de s’en défaire.

– S’en défaire, comment?

– En les jetant par la portière du fiacre qui l’a ramenée du bal. On n’a pas encore découvert ce fiacre, mais on le cherche.

– Et où a-t-on ramassé cette défroque?

– Ah! voilà. Deux sergents de ville qui faisaient leur ronde de nuit l’ont trouvée sur le boulevard de la Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis. C’est curieux, n’est-ce pas?

– Dites que c’est inexplicable. Si cette demoiselle Lestérel a tué Julia, elle devait avoir hâte de rentrer chez elle après l’avoir tuée. Que diable allait-elle faire du côté de Belleville?

– C’est une ruse pour dépister les recherches.

– Elle prévoyait donc qu’on l’arrêterait dès le lendemain. Il eût été beaucoup plus simple de regagner tranquillement son domicile, d’ôter son domino dans le fiacre, si elle craignait d’être vue par son portier, et d’aller le lendemain soir jeter ledit domino quelque part… dans la Seine, dans un terrain vague, ou même au coin d’une borne.

– Mon cher, les criminels ne font pas de raisonnements si compliqués. Elle était pressée de se débarrasser d’un costume compromettant, elle ne voulait pas le semer dans son quartier…

– Et elle est allée le semer à l’autre bout de Paris. Quoi que vous en disiez, ce n’est pas naturel du tout, et, si j’étais à la place de M.  Roger Darcy, j’ouvrirais une enquête sur les relations que mademoiselle Lestérel pouvait avoir dans les parages de la Villette ou des Buttes-Chaumont.

– C’est ce qu’il fera, n’en doutez pas. Mais convenez que je vous ai appris du nouveau. Darcy va être bien content quand vous lui direz que, dès à présent, la condamnation est certaine.

– Crétin! pensait Nointel en regardant Lolif qui se rengorgeait.

Et il lui demanda d’un air indifférent:

– Savez-vous l’heure qu’il était quand les sergents de ville on fait cette trouvaille?

– Ma foi! non, je n’ai pas pensé à m’en informer. Mais le juge d’instruction doit le savoir. Il n’omet rien, je vous assure. Les détails les plus insignifiants sont recueillis par lui avec beaucoup de soin.

– Eh bien, tâchez donc de vous renseigner sur ce point, et faites-moi le plaisir de me dire ce que vous aurez appris.

– Ah! ah! vous prenez goût au métier qui me passionne, à ce que je vois. Bravo! mon cher. Pratiquez-le un peu, et vous reconnaîtrez que rien n’est plus amusant.

– Ça dépend des goûts, dit le capitaine en feignant d’étouffer un bâillement. Moi, je n’aime pas les problèmes. C’était bon du temps où je me préparais à Saint-Cyr. Je vous écoute volontiers, quand vous parlez de ces choses-là, parce que vous en parlez bien; mais, au bout d’un quart d’heure, j’en ai assez. Retournons au billard, mon cher. J’éprouve le besoin de m’étendre sur une banquette et d’y sommeiller au doux bruit des carambolages.

Lolif soupira, car il avait espéré un instant que Nointel allait partager sa toquade; mais le compliment fit passer le refus de collaborer.

Nointel, en rentrant dans la salle, se disait:

– Ce nigaud ne se doute pas qu’il vient de m’indiquer le point le plus intéressant à vérifier. S’il était moins de trois heures du matin quand les sergents de ville ont trouvé le domino, mademoiselle Lestérel serait sauvée, puisqu’il est prouvé que le domino lui appartient et que Julia a été tuée à trois heures. Je me renseignerai moi-même, si Lolif ne me renseigne pas.

Et il s’apprêtait, en attendant, à jouir d’un repos qu’il avait bien gagné. La marquise ne recevait pas, à ce que prétendait Simancas, et tout en se promettant de forcer plus tard cette consigne, le capitaine se félicitait de pouvoir disposer de sa soirée à sa guise. Il méditait de dîner au cercle et d’aller ensuite où sa fantaisie le conduirait, à moins que Darcy ne se montrât et ne le mît en réquisition pour quelque corvée relative à la grande affaire.

La partie avait repris. Le jeune baron de Sigolène, hardi, mais déveinard, jouait la décompte en seize contre le major Cocktail, qui lui laissait régulièrement faire douze points, et enfilait alors une série victorieuse de seize carambolages. Tréville, par patriotisme, s’obstinait à parier pour le gentilhomme du Velay et perdait avec entrain contre Alfred Lenvers qui, n’ayant pas de préjugés sur les nationalités, soutenait l’Angleterre, en attendant qu’il se présentât un pigeon à plumer au piquet. Le colonel Tartaras rageait dans un coin. Il n’avait pas encore digéré le coup de Lolif. Coulibœuf racontait à Perdrigeon qu’un jour, au cercle d’Orléans, il avait carambolé soixante-dix-neuf fois d’affilée, et Perdrigeon, qui ne l’écoutait pas, lui demandait des nouvelles d’une Déjazet de province, en représentation, pour le moment, dans les départements du Centre. Prébord et Verpel avaient disparu. Le doux Charmol, chansonnier du Caveau, les avait suivis.

Lolif, encore tout honteux de sa récente bévue, se glissa timidement derrière les joueurs, et Nointel, après avoir choisi une place propice à la rêverie, s’établit dans une posture commode, et alluma un excellent cigare. Il n’en avait pas tiré trois bouffées, que l’imprévu se présenta sous la forme d’un domestique du Cercle, portant sur un plateau, non pas une lettre cette fois, mais une carte de visite.

Le capitaine la prit et y lut le nom de Crozon.

– Déjà! pensa-t-il. Le dénonciateur anonyme lui a donc désigné l’amant de sa femme? Voilà qui vaut la peine que je me dérange.

– La personne est-elle là? demanda-t-il au valet de chambre.

– Elle attend monsieur au parloir… c’est-à-dire, il y a deux personnes, répondit le domestique.

– Comment, deux? Vous ne m’apportez qu’une carte.

– Ce monsieur est accompagné d’un… d’un homme.

– C’est bien; dites que je viens, reprit le capitaine assez surpris.

Et il quitta, non sans regret, la banquette où il était si bien.

– Qui diable ce baleinier m’a-t-il amené? pensait-il en traversant lentement la salle de billard. Un homme, dans le langage des laquais, cela signifie un individu mal vêtu. Est-ce que Crozon, ayant découvert que sa femme l’a trompé avec un maroufle, aurait eu l’idée baroque de traîner ici le susdit maroufle à seule fin de le châtier en ma présence? Avec cet enragé, on peut s’attendre à tout. C’est égal, il aurait pu mieux choisir son temps. Je me délectais à ne penser à rien. Enfin! il était écrit qu’aujourd’hui on ne me laisserait pas tranquille.

Le parloir était situé à l’autre bout des appartements du cercle, et, en passant par le salon rouge, Nointel aperçut Prébord, en conférence avec Verpel et Charmol.

– Aurait-il, par hasard, l’intention de m’envoyer des témoins? se dit Nointel. Ma foi! je n’en serais pas fâché. Un duel me dérangerait un peu dans ce moment-ci, mais j’aurais tant de plaisir à donner un coup d’épée à ce fat que je ne refuserais pas la partie.

Il affecta de marcher à petits pas et de se retourner plusieurs fois, pour faire comprendre à ce trio qu’une rencontre serait facile à régler. Mais le beau brun et ses deux amis firent semblant de ne pas l’apercevoir, et il eut la sagesse de ne pas les provoquer. Il méprisait de tels adversaires, et d’ailleurs il lui tardait de savoir quelle nouvelle apportait M.  Crozon.

Il trouva le beau-frère de Berthe, planté tout droit au milieu du parloir, le chapeau sur la tête, le visage enflammé, l’œil sombre, les traits contractés: l’air et l’attitude d’un homme que la colère transporte et qui s’efforce de se contenir. Derrière ce mari malheureux, se tenait un grand flandrin, maigre et osseux comme un Yankee, portant la barbe et les moustaches en brosse, et paraissant fort embarrassé de sa personne. Ce singulier personnage était vêtu d’une redingote vert olive, d’un pantalon de gros drap bleu et d’un gilet jaune en poil de chèvre.

– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là? se demandait le capitaine. Il ressemble à un trappeur de l’Arkansas, et il est habillé comme Nonancourt, dans le Chapeau de paille d’Italie.

– M.  Bernache, premier maître mécanicien à bord de l’Étoile polaire que je commande, dit le baleinier d’une voix rauque, et avec un geste d’automate.

En toute autre occasion, Nointel aurait ri de bon cœur de cette façon de présenter quelqu’un en lui donnant du revers de la main à travers la poitrine; mais il sentit que la situation était sérieuse, et il répondit avec un flegme parfait:

– Je suis charmé de faire la connaissance de M.  Bernache. Veuillez m’expliquer, mon cher Crozon, ce que je puis pour son service… et pour le vôtre.

– Vous ne devinez pas? lui demanda le marin, en le foudroyant du regard.

– Non, sur ma parole.

– Monsieur est mon témoin.

– Ah! très bien. Je comprends. Vous avez reçu la lettre que vous attendiez. Vous savez maintenant à qui vous en prendre, vous allez vous battre, et vous avez choisi pour vous assister sur le terrain un camarade éprouvé, qui a navigué avec vous. Je ne puis que vous féliciter de ce choix, et je ne vous en veux pas du tout de m’avoir préféré monsieur, qui vous connaît plus que moi et qui vous représentera beaucoup mieux.

Nointel croyait être fort habile en parlant ainsi. Il craignait que Crozon n’eût l’idée de lui adjoindre ce mécanicien comme second témoin, et il prenait les devants pour éviter la ridicule corvée dont il pensait être menacé. Il ne s’attendait guère à être interpellé comme il le fut aussitôt.

– Ne faites donc pas semblant de ne pas comprendre, lui cria le baleinier. C’est avec vous que je veux me battre, et j’ai amené Bernache pour que nous en finissions tout de suite. Vous devez avoir ici des amis. Envoyez-en chercher un, et partons. Nous irons où vous voudrez. J’ai en bas, dans un fiacre, des épées, des pistolets et des sabres.

Le capitaine tombait de son haut, mais il commençait à entrevoir la vérité, et il ne se troubla point.

– Pourquoi voulez-vous donc vous battre avec moi? demanda-t-il tranquillement.

Crozon tressaillit et dit entre ses dents:

– Vous raillez. Il vous en coûtera cher.

– Je ne raille pas. Je n’ai jamais été plus sérieux, et je vous prie de répondre à la question que je viens de vous adresser.

– Vous m’y forcez. Vous tenez à m’entendre proclamer ce que vous savez fort bien. Soit! c’est un outrage de plus, mais je règlerai tous mes comptes à la fois, car je veux vous tuer, entendez-vous?

– Parfaitement, mais pourquoi?

– Parce que vous avez été l’amant de ma femme.

Nointel reçut cette extravagante déclaration avec autant de calme qu’il recevait autrefois les obus lancés par les canons Krupp. Un autre se serait récrié et aurait essayé de se justifier. Il s’y prit d’une façon toute différente, et il fit bien.

– Si je vous affirmais que ce n’est pas vrai, vous ne me croiriez pas, je suppose, dit-il sans s’émouvoir.

– Non, et je vous engage à vous épargner la peine de mentir. Comment voulez-vous que je vous croie? Vous m’avez déclaré vous-même, il n’y a pas deux heures, qu’en pareil cas un galant homme niait toujours.

– Je l’ai dit et je le répète. Mais vous admettez aussi qu’un galant homme peut avoir été accusé faussement.

– Non. Personne n’a intérêt à vous désigner comme ayant été l’amant de ma femme.

– Qu’en savez-vous? J’ai des ennemis, et je m’en connais un entre autres qui est très capable d’avoir imaginé ce moyen de se débarrasser de moi, sans exposer sa personne. Remarquez, je vous prie, que je ne proteste pas, que je ne discute pas, et même que je ne refuse pas de vous rendre raison.

– C’est tout ce qu’il me faut. Marchons.

– Tout à l’heure. Veuillez me laisser achever. Je ne serai pas long.

»Vous avez reçu, à ce que je vois, une nouvelle lettre du drôle qui ne cesse depuis trois mois de dénoncer votre femme, et cette fois il a plu à ce drôle de me désigner à votre vengeance. J’ai le droit de vous demander si cette lettre est signée, et, si elle l’est, je puis exiger que vous m’accompagniez chez son auteur, afin de me mettre à même de le forcer à avouer en votre présence qu’il m’a lâchement calomnié. Je l’y forcerai, je vous en réponds, et je lui ferai avaler son épître, s’il refuse le duel à mort que je lui proposerai.

– La lettre n’est pas signée.

– Très bien! Alors, je ne peux m’en prendre qu’à vous, qui ajoutez foi à une accusation anonyme portée contre moi par un vil coquin. Et si vous ne me cherchiez pas querelle, c’est moi qui vous demanderais satisfaction, car vous m’insultez en supposant que je vous ai trompé, vous qui avez été mon camarade, et presque mon ami.

– Ces trahisons-là sont très bien vues dans le monde où vous vivez.

– Cela se peut, mais ce qu’on ne tolèrerait dans aucun monde, c’est le procédé dont j’aurais usé aujourd’hui en vous faisant raconter vos infortunes de ménage si je les avais causées. Me croire capable d’une action si basse, c’est m’insulter, je vous le répète, et je ne tolère pas les insultes. Donc, nous allons nous battre.

– À la bonne heure! trouvez vite un témoin et partons.

– Pardon! je n’ai pas fini. Je tiens absolument à vous dire, avant de vous suivre sur le terrain, ce que je compte faire après la rencontre. Vous allez m’objecter que je ne ferai rien du tout, attendu que vous êtes certain de me tuer. Eh bien, je vous affirme que vous ne me tuerez pas. Vous êtes d’une jolie force à toutes les armes, mais je suis plus fort que vous.

– Nous verrons bien, dit le marin avec impatience.

– Vous le verrez, en effet. Je vous blesserai, et quand je vous aurai blessé, pour vous apprendre à me soupçonner d’une vilenie, je prendrai la peine de vous prouver que l’accusation que vous avez admise si légèrement était absurde, et que non seulement je n’ai jamais été l’amant de votre femme, mais que je ne l’ai jamais vue.

»Maintenant, j’ai tout dit et je suis prêt à vous suivre partout où il vous plaira de me conduire. Permettez-moi seulement d’aller prendre chez lui un ami que je tiens à avoir pour témoin, par la raison qu’il est inutile d’ébruiter cette affaire, et que je suis sûr de sa discrétion.

Le baleinier semblait hésiter un peu. La péroraison du capitaine avait fait sur lui une certaine impression, mais il n’était pas homme à reculer après s’être tant avancé, et il fit signe à Bernache de le suivre. Le maître mécanicien ne payait pas de mine et n’avait pas l’élocution facile, mais il ne manquait pas de bon sens, et il risqua une observation fort sage.

– Moi, à ta place, mon vieux Crozon, dit-il timidement, avant d’aller me cogner avec ce monsieur, qui n’a pas plus peur que toi, ça se voit bien, je lui demanderais de faire avant le coup de torchon ce qu’il te propose de faire après.

– Qu’est-ce que tu me chantes là, toi? grommela le loup de mer.

– Elle est bien facile à comprendre, ma chanson. Monsieur déclare qu’il n’a jamais vu ni connu ta femme, et je mettrais ma main au feu qu’il ne ment pas. Mais, puisque tu refuses de croire à la parole d’un officier, pourquoi ne le pries-tu pas de te montrer qu’il dit la vérité?

– Je suis curieux de savoir comment il s’y prendrait, dit Crozon, en haussant les épaules.

– Parbleu! il me semble que c’est bien simple, répondit le judicieux mécanicien. Ta femme ne sait rien de ce qui se passe, n’est-ce pas? Tu ne lui as jamais parlé de monsieur?

– Non. Ensuite?

– Elle est chez toi, malade… hors d’état de sortir. Par conséquent, elle n’a pu te suivre…

– Non, cent fois non.

– Eh bien, il me semble que si nous allions la voir tous les trois, et si tu lui disais que monsieur est un camarade à toi, tu connaîtrais bien à sa figure si…

– Pardon, monsieur, interrompit Nointel; je ne sais si votre proposition serait agréée par M.  Crozon, mais moi je refuse absolument de me soumettre à une épreuve de ce genre. Je trouve au-dessous de ma dignité de jouer une comédie qui d’ailleurs n’amènerait pas le résultat que vous espérez. Madame Crozon n’éprouverait aucune émotion en me voyant, puisque je lui suis absolument inconnu; mais M.  Crozon pourrait croire qu’elle a dissimulé ses impressions. Ce n’est pas par de tels moyens que je me propose de le convaincre… lorsque je lui aurai donné la leçon qu’il mérite.

Le capitaine avait manœuvré avec une habileté rare, et il avait calculé d’avance la portée de ses discours qui tendaient tous à calmer un furieux et qui semblaient être débités tout exprès pour l’exaspérer davantage. Le capitaine connaissait les jaloux, pour les avoir pratiqués, et il s’était dit que plus il prendrait de haut l’accusation portée contre lui par cet affolé, plus il aurait de chances de le ramener à la raison. Le pis qui pût lui arriver, c’était d’être forcé d’aller sur le terrain, et cette rencontre ne l’effrayait pas, car il se croyait à peu près certain de mettre Crozon hors de combat, et par conséquent hors d’état de tuer sa femme. Il se demandait même s’il ne valait pas mieux que l’affaire finît ainsi.

Mais, pendant qu’il parlait, un revirement s’opérait dans les idées du mari, qui commençait à réfléchir. Il hésita longtemps, ce mari malheureux; il lui en coûtait de faire un pas en arrière, et pourtant il était frappé du calme et de la fermeté que montrait Nointel. Enfin il s’écria:

– Vous ne voulez pas du moyen de Bernache… vous prétendez que vous en avez un autre pour me prouver que je vous accuse à tort. Dites-le donc, votre moyen.

– À quoi bon? Vous ne l’admettriez pas.

– Dites toujours.

– Non. J’aime mieux me battre.

– Parce que vous savez bien que vous ne me convaincriez pas.

– Je vous convaincrais parfaitement. Mais pour cela, il me faudrait peut-être du temps, et vous n’avez pas l’air disposé à attendre. Moi, je n’y tiens pas non plus. Finissons-en. Avez-vous une voiture en bas?

– Du temps? Comment, du temps? Expliquez-vous.

– Vous le voulez? soit! mais avouez que j’y mets de la complaisance. Eh bien, si vous étiez de sang-froid, je vous proposerais de me montrer la lettre anonyme que vous venez de recevoir. Vous m’avez offert tantôt de me faire voir les autres, les anciennes. Vous pouvez bien me faire voir celle-là.

– Sans doute, et quand vous l’aurez vue?

– Quand je l’aurai vue, il arrivera de deux choses l’une: ou je reconnaîtrai l’écriture de votre aimable correspondant, et, dans ce cas, nous irons ensemble, sans perdre une minute, le forcer à confesser qu’il a menti; ou je ne la reconnaîtrai pas tout de suite, et alors j’ouvrirai une enquête, et cette enquête aboutira, j’en suis sûr, à la découverte du coupable. C’est un de mes ennemis intimes qui a fait cela, et je n’en ai que trois ou quatre. Je me ferais fort de trouver l’auteur de la lettre parmi ces trois ou quatre, mais ce serait trop long. N’en parlons plus.

Crozon hésita encore un peu, puis il tira brusquement un papier de sa poche, et il le tendit à Nointel, qui éprouva, en y jetant les yeux, la sensation la plus vive qu’il eût ressentie depuis la mort de Julia d’Orcival.

Les écritures n’ont pas toujours un caractère particulier qui saute aux yeux tout d’abord. Par exemple, les cursives usitées dans le commerce se ressemblent toutes; les anglaises allongées aussi, ces anglaises que les jeunes filles apprennent au pensionnat. Mais celle de la lettre anonyme était très grosse, très espacée et très régulière, une écriture du bon vieux temps. Nointel n’eut qu’à la regarder pour constater qu’elle ne lui était pas inconnue; seulement, il ne se rappelait pas encore où ni quand il l’avait vue.

– Eh bien? lui demanda Crozon.

– Eh bien, répondit-il sans se départir de son calme, je ne puis pas vous nommer immédiatement l’auteur de cette lettre, mais je suis à peu près certain que je saurai bientôt de qui elle est, surtout si vous permettez que je la lise.

– Lisez… lisez tout haut. Je n’ai pas de secrets pour Bernache.

Le capitaine prit le papier que Crozon lui tendait et lut lentement, posément, comme un homme qui se recueille pour rassembler ses souvenirs.

La lettre était ainsi conçue:

«L’ami qui vous écrit regrette de ne pas être encore en mesure de vous apprendre où se trouve l’enfant dont votre femme est accouchée secrètement, il y a six semaines. Cet enfant a été confié par elle à une nourrice qui a changé de domicile au moment où celui qui la cherche pour vous rendre service était sur le point de la découvrir. La mère a sans doute eu vent des recherches, et elle s’est arrangée de façon à les empêcher d’aboutir. La nourrice a été avertie, et elle a su se dérober. Mais on est sûr qu’elle n’a pas quitté Paris, et on la trouvera.»

– Convenez, dit Nointel, convenez que s’il dit la vérité, votre correspondant est un sinistre coquin. Dénoncer une femme coupable, c’est lâche, c’est ignoble; mais enfin il peut prétendre que son devoir l’oblige à éclairer un ami trompé. Rien ne l’oblige à vous livrer l’enfant. S’il connaît votre caractère, il doit penser que vous le tuerez, ce pauvre petit être qui est assurément fort innocent. Il tient donc à vous pousser à commettre un crime.

– Faites-moi grâce de vos réflexions, interrompit le baleinier, plus ému qu’il ne voulait le paraître.

– Si tel est le but que se propose cet homme, reprit le capitaine, cet homme mériterait d’être envoyé au bagne, et je me chargerais volontiers de lui faciliter le voyage de Nouméa. Mais je crois qu’il se vante, je crois qu’il ment. Il n’a pas trouvé l’enfant, parce que l’enfant n’existe pas. Il a inventé cette histoire à seule fin de vous entretenir dans un état d’irritation dont il compte bien tirer parti. Quels sont ses projets? Je n’en sais rien encore, mais je soupçonne qu’il veut vous employer à le débarrasser de quelqu’un qui le gêne.

– Lisez! mais lisez donc!

– M’y voici:

«En attendant qu’il puisse vous montrer la preuve vivante de la trahison de votre femme, l’ami tient aujourd’hui la promesse qu’il vous a faite de vous désigner l’amant, ou plutôt les amants, car il y en a eu deux.»

– S’il continue, il finira par en découvrir une douzaine, dit railleusement Nointel.

Et, comme il vit que ce commentaire n’était pas du goût de Crozon, il reprit:

«Le premier, celui qui l’a détourné de ses devoirs, et qui a été le père de cet enfant, était un aventurier polonais, nommé Wenceslas Golymine. Cet homme prétendait être noble, et s’attribuait le titre de comte. Il vivait dans le grand monde et il dépensait beaucoup d’argent, mais il n’a jamais été qu’un chevalier d’industrie.»

À ce passage, le capitaine s’arrêta court, non parce que l’indication l’étonnait – il avait toujours pensé que les lettres rendues par Julia à mademoiselle Lestérel étaient du pendu – mais parce que la mémoire, aidée par cette indication, lui revenait tout à coup. Il se souvenait que l’écriture, cette belle écriture du dix-huitième siècle, était précisément celle du billet qu’il avait reçu un quart d’heure auparavant, du billet où don José Simancas l’informait que la marquise de Barancos ne recevait pas ce jour-là.

Il avait en poche la pièce de comparaison, et un autre que lui n’aurait pas manqué de l’exhiber et de signaler au mari une similitude qui ne laissait aucun doute sur la véritable personnalité du dénonciateur anonyme. Mais Nointel, en cette occurrence, montra un sang-froid et une présence d’esprit extraordinaires. Il ne lui fallut qu’une seconde pour envisager toutes les conséquences d’une déclaration immédiate: Crozon se lançant aussitôt à la poursuite du Péruvien, le sommant de fournir des preuves, en un mot, cassant les vitres, pataugeant brutalement à travers les combinaisons du capitaine, le tout au détriment du succès de l’enquête si bien commencée. Il ne lui fallut qu’une seconde pour se dire que mieux valait cent fois garder pour lui seul le secret de cette découverte qui lui fournissait justement un moyen d’action sur Simancas, tenir ce gredin sous la menace de dévoiler ses manœuvres honteuses, puis, quand le moment serait venu d’en finir avec lui, le livrer au bras séculier de Crozon, en démontrant à ce mari peu commode que son correspondant n’était qu’un vil calomniateur. Et il eut la force de se taire, de sourire, et de s’écrier:

– Parbleu! le drôle qui vous écrit a d’excellentes raisons pour dénoncer le comte Golymine. Ce personnage ne peut plus le démentir, car il s’est suicidé la semaine dernière.

– Oui, la veille de mon arrivée à Paris, dit le baleinier, et le lendemain, ma femme a eu une attaque de nerfs en apprenant qu’il était mort. Continuez, je vous prie.

Nointel se disait:

– Je crois que j’aurai de la peine à lui persuader que madame Crozon est immaculée, mais ce n’est pas là que je veux en venir.

Et il se remit à lire:

«Le soi-disant comte Golymine a été obligé, il y a quelques mois, de quitter la France pour fuir ses créanciers, et ses relations avec votre femme ont cessé à cette époque. Elles ne se sont pas renouées lorsqu’il est rentré à Paris, où il vient de finir, comme finissent tous ses pareils, en se donnant volontairement la mort.

– Comme finissent tous ses pareils! pensait Nointel; écrite par cet escroc d’outre-mer, la phrase est un chef-d’œuvre.

– Lisez jusqu’au bout, tonna le marin.

– Très volontiers, répondit doucement le capitaine.

«Elles ne se sont pas renouées parce que votre femme avait pris un autre amant.

– Bon! je commence à comprendre.

«Cet amant a mis autant de soin à cacher sa liaison que le Polonais en avait mis à afficher la sienne.

– Bien trouvé, cela!

«L’ami qui vous écrit…

Il tient à sa formule.

«L’ami qui vous écrit a eu beaucoup de peine à la découvrir.

– Je le crois aisément.

«Cependant, il y est parvenu, et maintenant il est sûr de son fait.

– Je suis curieux de savoir comment il s’y est pris pour acquérir cette certitude… Mais il ne s’explique pas sur ce point.

«Il s’empresse donc de vous nommer l’homme qui vous a déshonoré. C’est un ancien officier de cavalerie. Il a quitté le service pour mener une vie scandaleuse. Il fait profession de séduire les femmes mariées, et il se plaît à porter le trouble dans les ménages.»

– Voilà un portrait bien ressemblant! s’écria Nointel. Si c’est de moi qu’il s’agit, comme je n’en doute pas, je déclare que votre anonyme est un imbécile. Mais voyons la fin.

«Ce lovelace s’appelle Henri Nointel. Il habite rue d’Anjou, 125, et il va tous les jours, dans l’après-midi, au Cercle de…

– Il tient essentiellement à ce que vous m’exterminiez sans perdre un instant. Je suis surpris qu’il ne vous indique pas aussi le moyen de m’assassiner sans courir aucun risque. Mais, non… il se borne à la jolie appréciation que voici:

«Le sieur Nointel est universellement haï et méprisé. Celui qui délivrera de cet homme le monde parisien aura l’approbation de tous les honnêtes gens. On ne trouverait pas de juges pour le condamner.

– Hé! hé! cette conclusion ressemble fort à une excitation au meurtre. Est-ce tout? Non. Il y a un post-scriptum:

«Les recherches se poursuivent. Dès que le nouveau domicile de la nourrice sera connu, l’ami vous avertira. Sa tâche sera alors remplie, et il se fera connaître.»

– Bon! cette fois, c’est complet, et je suis fixé. Voici la lettre, mon cher, dit froidement le capitaine en présentant au marin le papier accusateur.

– Essayez donc au moins de vous justifier, s’écria Crozon.

– Je m’en garderai bien. Si vous êtes aveuglé par la jalousie au point de prendre au sérieux de pareilles absurdités, vous qui connaissez mon caractère, pour avoir vécu dans mon intimité à un âge où on ne dissimule rien, si vous ajoutez foi à de si stupides calomnies, tout ce que je pourrais vous dire ne servirait à rien. J’aime mieux vous répéter que je suis à vos ordres. Battons-nous, puisque vous le voulez. J’espère que vous ne me tuerez pas. J’espère même que plus tard vous reviendrez de vos préventions et que vous songerez alors à châtier le misérable qui, sous prétexte de vous rendre service, vous insulte à chaque ligne de cet odieux billet. «Votre femme a un amant», il n’a que ces mots-là au bout de sa plume. Et, je vous le jure, si j’étais marié et qu’un homme m’écrivît de ce style, je n’aurais pas de repos que je ne l’eusse éventré.

– Nommez-le-moi donc alors, dit le baleinier, un peu ébranlé par ce simple discours.

– Je vous le nommerai, soyez tranquille; je vous le nommerai avant qu’il vous ait indiqué l’endroit où on cache ce prétendu enfant qui n’est pas né.

– Pourquoi ne le nommez-vous pas maintenant, si vous avez reconnu son écriture?

– Je ne l’ai pas reconnue, dit hardiment Nointel, mais je suis détesté par des gens qui ne m’ont jamais écrit. Je les connais fort bien, ces gens-là. J’en soupçonne deux ou trois, et je trouverai le moyen de me procurer quelques lignes de leur main. Pour cela, je n’aurai même pas besoin de comparer les pièces. Les caractères que vous venez de me montrer sont imprimés dans ma mémoire. Seulement, je vous préviens que je ne vous laisserai pas la satisfaction de traiter ce pleutre comme il le mérite. Je me réserve le plaisir de le crosser d’abord, et de l’embrocher ensuite, si tant est qu’on puisse l’amener sur le terrain.

Mais je m’amuse à faire des projets, et nous perdons un temps précieux. Les jours sont très courts au mois de février, et, pour peu que nous prolongions cette causerie, nous allons être obligés de remettre notre affaire à demain.

– Il est déjà trop tard. On n’y verrait pas clair pour se couper la gorge, se hâta de dire le maître mécanicien. D’ailleurs, je suis d’avis que ça ne presse pas tant que ça.

– Comment! grommela Crozon, toi aussi, Bernache! tu te mets contre moi.

– Je ne me mets pas contre toi, mais je trouve que monsieur dit des choses très sensées. D’abord, un homme qui dénonce quelqu’un sans signer est un failli gars. Et on voit bien ce qu’il veut, ce chien-là. Il a une rancune contre M.  Nointel, et il compte que tu le tueras. Il aura entendu dire que tu es rageur, et que tu tires bien toutes les armes. Et il lui tarde que tu t’alignes, car il a soin de te dire où tu trouveras monsieur, l’endroit, l’heure et tout.

– Oh! il connaît mes habitudes, dit en riant le capitaine. Il savait que je serais ici de quatre à cinq. Par exemple, il ne savait pas que je vous y avais donné rendez-vous éventuellement, car il ne se doute guère que nous sommes d’anciens camarades. Sa combinaison pèche en ce point. Et c’est tout naturel. Le coquin ne pouvait pas deviner qu’il y a treize ans j’étais embarqué avec vous sur le Jérémie. C’est parce qu’il ignorait cette particularité de ma vie militaire qu’il s’est risqué à nous tendre ce piège à tous les deux.

Nointel parlait d’un air si dégagé, son ton était si franc, son langage si clair, que l’intraitable baleinier entra, malgré lui, dans la voie des réflexions sages. Il regardait alternativement le capitaine et l’ami Bernache. On devinait sans peine ce qui se passait dans sa tête. Après un assez long silence, il dit brusquement:

– Nointel, voulez-vous me donner votre parole d’honneur que vous n’avez jamais vu ma femme?

Nointel resta froid comme la mer de glace, et répondit, en pesant ses mots:

– Mon cher Crozon, si vous aviez commencé par me demander ma parole, je vous l’aurais donnée bien volontiers. Nous n’en sommes plus là. Voilà une demi-heure que vous m’accusez de très vilaines choses et que vous doutez de ma sincérité. J’ai supporté de vous ce que je n’aurais supporté de personne. Mais vous trouverez bon que je n’obéisse pas à une sommation de jurer. Vous pourriez ne pas croire à ma parole d’honneur, et, ce faisant, vous m’offenseriez gravement. Je préfère ne pas m’exposer à ce malheur. Souvenez-vous aussi que vous regrettez d’avoir ajouté foi à un serment fait dans une circonstance identique…

– Par ma belle-sœur! Ce n’est pas du tout la même chose. Les femmes ne se font pas scrupule de jurer à faux. Mais vous, Nointel, je vous tiens pour un homme d’honneur, et si vous vouliez…

– Oui, mais je ne veux pas.

– Eh bien, s’écria le marin convaincu par tant de fermeté, affirmez-moi seulement que ce n’est pas vrai, que vous n’êtes pas…

– L’amant de madame Crozon. Mais, mon cher, depuis que je suis entré ici, je ne fais pas autre chose, dit Nointel, en éclatant de rire.

Cette fois, le baleinier était vaincu. Le sang lui monta au visage, les larmes lui vinrent aux yeux, ses lèvres tremblèrent, et il finit par tendre à Nointel, qui la serra, sa large main, en disant d’une voix étranglée:

– Je vous ai soupçonné. J’étais fou. Il ne faut pas m’en vouloir. Je suis si malheureux.

– Enfin! s’écria le capitaine, je vous retrouve tel que je vous ai connu jadis. Moi, vous en vouloir, mon cher Crozon! Ah! parbleu! non. Je vous plains trop pour vous garder rancune. Et j’ai déjà oublié tout ce qui vient de se passer ici. Il n’y a qu’une chose dont je me souviens… l’écriture de ce gredin qui a failli me mettre face à face avec un vieux camarade, une épée ou un pistolet au poing. Et je vous réponds qu’il paiera cher cette canaillerie.

– Voulez-vous sa lettre pour vous aider à le trouver?

Nointel mourait d’envie de dire: oui. Cette lettre serait devenue entre ses mains une arme terrible contre Simancas; mais il se contint, car il sentait la nécessité de ne pas aller trop vite avec ce mari ombrageux, et il répondit vivement:

– Merci de ne plus vous défier de moi. Mais conservez la lettre. Je vous la demanderai quand j’aurai trouvé mon drôle, ou plutôt je vous prierai d’assister à l’explication que j’aurai avec lui et de lui mettre vous-même sous le nez la preuve de son infamie.

»Permettez-moi maintenant de remercier aussi M.  Bernache. C’est en partie à son intervention que je dois de ne pas m’être coupé la gorge avec un vieil ami. Je le prie de croire que je suis désormais son obligé et qu’il peut compter sur moi en toute occasion.

Le mécanicien balbutia quelques mots polis, mais Nointel n’avait pas besoin qu’il s’expliquât plus clairement. Il voyait bien que les plus vives sympathies de ce brave homme lui étaient acquises à jamais. Et la conquête de M.  Bernache n’était point à dédaigner, car il exerçait une certaine influence sur Crozon, et le capitaine n’en avait pas fini avec le baleinier. Il tenait au contraire à le voir souvent, dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel et de sa malheureuse sœur, qui restaient exposées, l’une aux violences de son mari, l’autre aux incartades de son beau-frère. Crozon, momentanément calmé, pouvait d’un instant à l’autre être pris d’un nouvel accès de fureur, motivé par une nouvelle dénonciation. Il pouvait aussi se lancer dans quelque démarche imprudente et aggraver involontairement les charges qui pesaient encore sur Berthe. Nointel était bien décidé à ne pas le lâcher, et il commença sans plus tarder à le travailler; ce fut le mot qui lui vint à l’esprit, et ce mot exprimait très bien ses intentions.

– Mon cher camarade, reprit-il, du ton le plus affectueux, puisqu’il ne reste plus de nuages entre nous, je puis bien vous parler à cœur ouvert. Mon sentiment est que vous avez été victime d’une abominable machination. Ce drôle qui vous a écrit s’est fait un jeu d’empoisonner votre existence et celle de madame Crozon.

– Pourquoi? demanda le baleinier, dont le front redevint sombre. Je n’ai pas d’ennemis… à Paris surtout.

– C’est-à-dire que vous ne vous en connaissez pas. Mais on a souvent des ennemis cachés. D’ailleurs, cet homme a peut-être quelque motif de haine contre madame Crozon. Il y a de par le monde des lâches qui se vengent d’une femme, parce qu’elle a dédaigné leurs hommages.

– Si c’eût été le cas, Mathilde m’aurait désigné ce misérable. Sa justification était toute trouvée.

– Vous ne songez pas qu’en le désignant elle vous obligerait à vous battre avec lui. Une honnête femme n’expose pas, même pour se défendre d’une accusation injuste, la vie d’un mari qu’elle aime.

– Qu’elle aime! répéta le mari en secouant la tête.

– Mais, reprit Nointel, sans relever cette expression d’un doute qu’il partageait, ce n’est pas ainsi que j’envisage la situation. L’anonyme, à mon avis, n’en veut ni à vous, ni à madame Crozon, mais il en veut à d’autres.

– À qui donc?

– À moi, d’abord. Il est évident que je le gêne et que n’étant probablement pas de force à me supprimer lui-même, il a imaginé de me faire supprimer par vous, mon cher Crozon.

– C’est possible, mais… ce n’est pas vous seul qu’il accuse.

– Non, et c’est précisément pour cela que je suis presque sûr de ce que j’avance. Si vous voulez bien m’écouter avec attention, vous allez voir comme tout s’enchaîne logiquement.

– L’autre, c’est le comte Golymine. J’ai connu de vue et de réputation ce Polonais, et je tiens à vous dire en passant qu’étant donné la vie qu’il menait, il est à peu près impossible qu’il ait jamais rencontré madame Crozon. Il vivait dans un monde interlope où, en revanche, il a dû se lier avec plusieurs gredins très capables d’écrire des lettres anonymes, et de cent autres infamies. Supposez qu’un de ces gredins ait eu intérêt à se défaire d’un complice dangereux, un complice qui était Golymine. Supposez encore que ce gredin soit un étranger; c’est très possible, puisque Golymine n’était pas Français. Tous les aventuriers exotiques forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie. Et si le susdit coquin était Américain, par exemple, il a pu vous rencontrer au Brésil, au Mexique, au Pérou, en Californie, ou tout au moins, entendre parler de vous dans ces pays-là. Or, partout où on vous connaît, vous avez la réputation d’être un homme qui n’a pas froid aux yeux, comme vous dites, vous autres marins. On sait que vous n’êtes pas d’humeur à supporter un outrage, que vous vous êtes battu souvent et que vous avez toujours tué ou blessé vos adversaires. On sait encore… ne vous fâchez pas si je vous dis vos vérités… on sait que vous avez un caractère très violent, et qu’il vous est arrivé quelquefois d’agir avant de réfléchir.

Crozon fit un mouvement, mais il ne dit mot. Évidemment, il s’avouait à lui-même que l’appréciation du capitaine était juste.

– Sur ces indications, reprit Nointel, mon drôle a bâti un plan ingénieux. Il a pensé qu’en dénonçant le Polonais, il ferait de vous une manière d’exécuteur des hautes… non, des basses… œuvres; que, n’écoutant que votre colère, vous iriez, sans vous renseigner, sans admettre aucune explication, attaquer le soi-disant comte, et que vous le tueriez net, soit en duel, soit autrement. C’était précisément ce qu’il voulait, et, pour atteindre son but, peu lui importait de calomnier une femme.

– C’est un roman que vous me racontez là, dit le mari d’un air assez incrédule. Un complice du Polonais… complice de quoi? Ce Polonais était donc chef de brigands…

– Je ne jurerais pas que non, et je suis certain qu’il avait une foule de méfaits sur la conscience.

– Et il se trouve que ce complice me connaît! qu’il sait que je suis marié! Vous supposez trop de choses. Et puis, pourquoi n’aurait-il pas commencé par me désigner ce Golymine? Pourquoi aurait-il attendu, pour me le nommer, que je fusse de retour à Paris et que Golymine fût mort?

L’objection avait bien quelque valeur, mais elle n’embarrassa pas un instant le capitaine.

– C’est bien simple, dit-il. Il n’a pas dénoncé le Polonais dans la première lettre que vous avez reçue à San-Francisco, parce que vous auriez pu, avant de rentrer en France, écrire à un ami pour le prier de s’informer, et parce que cet ami n’aurait pas manqué de vous répondre que l’accusation n’avait pas le sens commun. L’aimable gueux qui vous a tendu le traquenard vous ménageait ce coup pour votre arrivée. Il comptait sur les effets de la surprise et de la colère, et il ne voulait pas vous laisser le temps de la réflexion.

Examinons maintenant les faits qui ont suivi, et vous allez voir que tout s’explique à merveille. Par un hasard singulier – la vie en est pleine, de ces hasards-là – Golymine se suicide, notez ce point, chez une femme entretenue qu’il adorait, car il s’est tué parce qu’elle refusait de le suivre à l’étranger. Nouvelle preuve que ce personnage ne s’occupait pas de madame Crozon. Voilà donc Golymine mort. Votre coquin de correspondant n’a plus rien à craindre de lui. Que fait-il alors? Vous êtes arrivé à Paris… quel jour?

– Le mardi.

– Et le Polonais s’est pendu le lundi. C’est bien cela. L’anonyme a dû être informé de votre arrivée qu’il épiait très certainement. Cependant, il reste jusqu’au samedi sans vous écrire. Il se recueille, il se demande quel parti il pourrait tirer de ses ignobles combinaisons. La machine est montée, elle ne broiera plus Golymine, puisque Golymine est mort. Mais elle peut servir à un autre usage. Votre chenapan se dit qu’il y a sur le pavé de Paris un autre homme qui le gêne presque autant que Golymine le gênait, et qu’il pourra se défaire de cet homme en vous lançant contre lui. Il tergiverse encore un peu, il entretient votre colère avec cette ridicule histoire d’enfant, à laquelle, permettez-moi de vous le dire, mon cher Crozon, vous n’auriez pas dû vous laisser prendre. Il vous laisse pendant trois jours cuire dans votre jus, passez-moi l’expression; M.  de  Bismarck nous l’a appliquée à nous autres Parisiens. Et enfin, quand il croit que l’heure est venue de faire éclater l’orage, il me dénonce, moi, qui suis l’homme gênant numéro deux, et il a bien soin de vous dire que vous me trouverez aujourd’hui au cercle de quatre à cinq. Il a choisi un jour où il sait que j’y serai. Il a prévu tout ce qui allait se passer: votre visite immédiate, un duel rendu inévitable par une violence de votre part. Il sait d’ailleurs que je ne suis pas très patient.

»Et vous voyez, mon cher camarade, que les calculs de ce misérable étaient justes. S’il savait que nous sommes en ce moment réunis en conférence avec l’honorable M.  Bernache, votre témoin, il se frotterait les mains et il rirait dans sa barbe.

»Heureusement, il n’a pas deviné que nous nous connaissions de longue date, et que nous nous expliquerions avant de nous battre.

– On ne peut pas mieux parler, dit avec enthousiasme le brave mécanicien, que Nointel venait de complimenter adroitement. Crozon, mon vieux, tu n’as plus qu’une chose à faire, c’est d’embrasser le capitaine d’abord, et ta femme ensuite.

Crozon était évidemment touché, mais il n’était pas encore convaincu, et il y parut bien à sa réponse:

– Oui, murmura-t-il, tout cela se peut… je ne demande pas mieux que de vous croire… et pourtant il y a encore dans votre raisonnement des points que je ne comprends pas. Expliquez-moi pourquoi la lettre dénonce Golymine. Il est mort… Le scélérat qui l’a écrite n’avait plus rien à craindre de ce Polonais. À quoi bon parler de lui? Et puisqu’il vous accuse, vous qui êtes vivant, vous dont il veut se défaire, pourquoi ne vous accuse-t-il pas aussi d’être le père de l’enfant?

– Parce que l’accusation serait trop absurde, parce qu’elle ne s’accorderait pas avec cette invention d’enfant caché chez une nourrice qu’on traque dans Paris et qui s’en va de domicile en domicile pour échapper à l’espion qui la cherche. Voyons, de bonne foi, admettez-vous que si j’étais le père, je n’aurais pas mieux pris mes précautions? J’ai assez de fortune pour mettre en sûreté, en province ou à l’étranger, un fils adultérin, si par malheur j’en avais un. J’aurais même eu assez de cœur pour l’élever chez moi. Et l’anonyme sait que je vis au grand jour, que je n’ai jamais caché mes faiblesses. Aussi a-t-il attribué cette paternité à Golymine, qui n’est plus là pour s’en défendre. Mais l’enfant n’existe pas et n’a jamais existé. Ce conte n’a été imaginé que pour vous exaspérer davantage, je vous l’ai déjà dit.

»Vous pourriez me demander aussi pourquoi votre correspondant ne m’a pas mis en scène tout d’abord. Rien ne l’empêchait de vous écrire à San-Francisco que madame Crozon avait eu deux amants au lieu d’un. Vous étiez certes bien capable d’en tuer deux. Mais, voilà: cet homme, il y a trois mois, ne s’occupait pas encore de moi. La haine qu’il me porte a une origine toute récente.

– Vous le connaissez donc! s’écria le baleinier.

– Je crois le connaître, mais je n’ai pas encore une certitude absolue. Il ne m’a jamais écrit. Il faut donc que je me procure quelques lignes de son écriture, et cela demande un certain temps, car j’ai peu d’occasions de le rencontrer. Dans un cas comme celui-ci, il ne faut rien brusquer, afin d’éviter les fausses démarches. Accordez-moi un délai et laissez-moi manœuvrer à ma guise. Je suis sûr de réussir, et je forcerai ce vilain monsieur à confesser devant vous qu’il a menti.

Crozon se taisait. On lisait sur son visage qu’il hésitait encore entre le doute et la confiance. Ce fut la confiance qui l’emporta.

– Eh bien! dit-il brusquement, prenez cette lettre. Il vaut mieux que vous l’ayez en poche pour convaincre ce bandit aussitôt que vous aurez une preuve. Je m’en rapporte à vous pour agir vite. Le jour où vous me démontrerez qu’il a calomnié ma femme, vous me rendrez à la vie.

Cette fois, Nointel ne se fit pas prier pour accepter le papier que le marin lui offrait, car il sentait que l’offre était faite sans arrière-pensée. Il serra la prose de don José Simancas dans son portefeuille qui devenait un magasin de pièces à conviction, car il contenait déjà le bouton de manchette trouvé par madame Majoré, et pour reconnaître le procédé de M.  Crozon, il lui dit:

– Maintenant, mon cher camarade, que tous les malentendus sont éclaircis, je puis bien accepter, si elle vous agrée, la proposition que M.  Bernache m’a faite dans un moment où je n’étais pas disposé à me soumettre à des épreuves, par esprit de conciliation. Vous plaît-il de me présenter à madame Crozon? Je suis prêt à vous accompagner chez elle.

Le marin pâlit, mais c’était de joie. Nointel allait au-devant d’un désir que le jaloux, presque réconcilié, n’osait pas exprimer, mais qui lui tenait fort au cœur, car il répondit d’une voix émue:

– Merci. Vous êtes un brave homme. Vous avez deviné que je n’étais pas encore tout à fait guéri. Venez.

À vrai dire, Nointel se serait fort bien passé d’aller voir madame Crozon, et s’il avait offert au marin de lui fournir cette preuve d’innocence, c’était par esprit de charité, car une présentation faite dans de pareilles conditions ne lui souriait pas du tout. Mais il prenait en pitié les souffrances de ce pauvre jaloux et surtout celles de sa malheureuse femme. Il se disait qu’après cette épreuve décisive, le baleinier se calmerait définitivement et qu’il renoncerait à l’idée féroce de massacrer la mère et l’enfant. Et puis, il pensait qu’un jour pourrait venir où l’ami de Gaston Darcy se féliciterait d’avoir ses entrées chez la sœur de Berthe Lestérel. Il espérait y apprendre par la suite des choses qu’il ignorait, y recueillir de nouveaux renseignements qui l’aideraient à défendre la touchante prisonnière de Saint-Lazare. Mais que de précautions à prendre, que de ménagements à garder pour servir la cause de la cadette sans nuire à l’aînée! Le capitaine ne se dissimulait point les difficultés de cette situation nouvelle, et il les abordait gaiement. La diplomatie ne l’effrayait pas plus que la guerre.

Crozon, lui, n’avait pas l’esprit si dégagé des préoccupations sombres. Il était à peu près dans l’état d’un homme tombé à l’eau qui vient de prendre pied tout à coup au moment où la respiration allait lui manquer. Il se sentait soulagé, mais il n’était pas encore bien sûr de son point d’appui, et il craignait de retomber au fond. Cependant, il se reprenait à espérer, et il commençait à entrevoir la possibilité d’un dénouement heureux, et comme ce furieux était, en dépit de ses travers, un excellent homme, il lui tardait de pouvoir embrasser sa femme et son ancien camarade, suivant le conseil que venait de lui donner un peu prématurément l’ami Bernache.

Il était au comble de la joie, ce brave Bernache, et il bénissait du plus profond de son cœur le capitaine qui avait si victorieusement prêché la paix.

Et, en vérité, il eût été difficile de mieux plaider que ne l’avait fait Nointel. Bien des avocats auraient envié sa dialectique serrée et ses procédés adroits. Ce n’était pas du métier, c’était du tact, de la connaissance du cœur humain, autant de qualités qu’on acquiert ailleurs qu’au barreau, et qui ne sont pas très rares chez les militaires intelligents. Il avait eu d’autant plus de mérite à discourir si habilement qu’il ne pensait qu’une partie de ce qu’il disait. Ainsi, il était sincère en affirmant que le correspondant anonyme dénonçait des ennemis dont il avait intérêt à se défaire par la main du baleinier. Sur ce point, il ne lui restait plus de doutes, depuis qu’il savait que le dénonciateur était Simancas. Mais il parlait contre sa propre conviction quand il soutenait que madame Crozon n’avait jamais manqué à ses devoirs, car il pensait, au contraire, qu’elle avait été la maîtresse du Polonais et qu’un enfant était résulté de cette liaison. C’était là le côté faible de la défense, et le capitaine-avocat avait fait un prodige en obtenant du mari-juge un acquittement provisoire.

Mais ce succès n’était rien au prix de celui qu’il venait de remporter en se faisant remettre, sans la demander, la lettre de don José. Il le tenait maintenant, ce Péruvien scélérat, et il se promettait de ne pas le ménager. Il apercevait tous les fils de la trame ourdie par le drôle qui avait d’abord prémédité de faire tuer Golymine par M.  Crozon, et qui, délivré tout à coup de Golymine, s’était retourné contre Nointel, parce qu’il voulait empêcher Nointel de s’introduire chez la marquise. Ce coquin considérait madame de Barancos comme une mine d’or qu’il voulait exploiter à son profit, et il ne tolérait pas qu’un étranger vînt gêner ses travaux en rôdant autour de son filon.

– L’affaire était bien montée, se disait le capitaine en descendant l’escalier du cercle entre le baleinier et le mécanicien. Simancas m’a écrit que la marquise ne recevait pas aujourd’hui, parce qu’il voulait que Crozon me trouvât au cercle. À l’heure qu’il est, il se congratule d’avoir si finement manœuvré, et il espère bien apprendre demain que j’ai emboursé un bon coup d’épée, un coup définitif. Il ne se doute pas qu’il vient de me fournir un moyen de l’exterminer, et il ne s’attend guère au réveil que je lui réserve.

Un fiacre attendait à la porte, le fiacre qui devait conduire sur le terrain les deux adversaires et leurs témoins. Nointel ne put s’empêcher de sourire en y montant, car il y trouva tout un arsenal, une boîte de pistolets, une paire de fleurets démouchetés et deux sabres d’une longueur démesurée.

– Diable! dit-il au marin qui prit place à côté de lui, je vois que l’un de nous deux n’en serait pas revenu. Franchement, mon cher, nous avons bien fait de nous expliquer. Mourir de la main d’un camarade, c’eût été trop dur. Et nous aurons une bien meilleure occasion d’en découdre quand j’aurai découvert le gueux qui vous a écrit. Nous le tuerons, hein?

– C’est moi qui le tuerai, grommela Crozon.

– Ou moi. J’ai autant de droits que vous à la satisfaction d’envoyer ce chenapan dans l’autre monde. Si vous voulez, nous tirerons au sort à qui se battra… en admettant qu’il consente à se battre, car ce dénonciateur doit être un lâche.

– S’il refuse, je lui brûlerai la cervelle.

– Hum! Il ne l’aurait pas volé, mais il y a la Cour d’assises.

Nointel regretta vite d’avoir lâché ce mot, car la figure de M.  Crozon changea subitement. Il se reprit à penser à sa belle-sœur qu’il avait un peu oubliée.

– Oui, dit-il d’un air sombre, la Cour d’assises où on envoie les drôlesses qui assassinent. Berthe Lestérel y passera bientôt comme accusée, et ma femme y sera appelée comme témoin. Toute la France saura que Jacques Crozon a épousé la sœur d’une coquine.

Ce revirement fut si soudain que le capitaine, pris au dépourvu, resta en défaut pour la première fois. Il ne trouva rien à répondre, et le marin en arriva vite à s’exalter en parlant de ce malheur de famille.

– Ah! tenez, Nointel, s’écria-t-il, quand je pense à ce qu’a fait cette misérable fille, toutes mes colères et tous mes soupçons me reviennent… non, pas tous, je crois qu’on vous a calomnié, vous… mais je me dis que Mathilde et Berthe sont du même sang… et qu’elle ont dû faillir toutes les deux… c’est pour cela qu’elles se soutenaient entre elles… La femme que Berthe a tuée avait été la maîtresse de ce Polonais… c’est vous qui me l’avez dit.

– Oh! oh! pensa le capitaine, il brûle, l’animal. Si je ne m’en mêle pas, il va tout deviner.

– Et cette scène que j’ai vue de mes yeux, reprit Crozon en s’animant de plus en plus; ma femme prise d’une attaque lorsque sa sœur lisait dans le journal le récit du suicide…

– Le récit d’un suicide peut provoquer une crise chez une femme nerveuse, interrompit Nointel. Et, vraiment, mon cher, je trouve que vous vous montez l’imagination pour bien peu de chose. S’il fallait attacher de l’importance à tous les événements de la vie et en tirer des rapprochements, des conclusions, on finirait par devenir fou. Vous venez de voir par vous-même que les apparences sont souvent trompeuses. Vous m’accusiez tout à l’heure, vous ne m’accusez plus maintenant; à plus forte raison, il ne faut pas prendre au sérieux des coïncidences fortuites. Mais puisque vous me parlez de la maladie de madame Crozon, permettez-moi de vous demander comment vous comptez me présenter. Bien entendu, je ferai tout ce qu’il vous plaira. Encore faut-il, je pense, ménager une femme souffrante et ne pas la soumettre à l’épreuve d’une espèce de coup de théâtre qui d’ailleurs irait contre votre but.

Crozon ne dit mot. Il ruminait ses doutes. Mais l’obligeant Bernache vint au secours du capitaine.

– Ma foi! s’écria ce brave homme, en s’adressant à son ami, à ta place, je dirais tout bonnement à ma femme: Voilà le capitaine Nointel, que j’ai connu autrefois quand j’étais second à bord du Jérémie et que je viens de retrouver à Paris. C’est un bon garçon. J’espère que nous le verrons souvent, et je te le présente. À quoi bon inventer des histoires? La vérité vaut toujours mieux, et tu sauras tout aussi bien à quoi t’en tenir, puisque tu veux absolument essayer ce moyen-là. Moi, je m’en serais rapporté à la déclaration de monsieur.

– Je ne doute pas de lui, dit vivement Crozon. Mais Nointel me comprendra, j’en suis sûr… j’ai besoin d’amener chez moi un ami qui me soutienne et me conseille… vous n’êtes pas mariés, vous autres… vous n’êtes pas jaloux… vous ne savez pas ce que c’est que de vivre seul avec une femme qu’on adore et qu’on soupçonne. Je passe dix fois par jour de l’amour à la rage. Il y a des moments où je me retiens, pour ne pas tomber aux genoux de Mathilde. Il y en a d’autres où il me prend des envies de lui tordre le cou. Je reste des heures entières à la regarder sans lui parler… elle, elle passe tout son temps à pleurer. Ça va changer… il faut que ça change… mais je sens que je ne suis pas encore assez sûr de moi… ni d’elle… tandis que si j’avais là un homme pour m’encourager par des mots… des mots comme Nointel sait en trouver… je crois que je me guérirais vite. Toi, Bernache, tu m’es dévoué comme un frère, mais tu as passé les trois quarts de ta vie dans la chambre de chauffe d’un navire, et ce n’est pas là qu’on apprend à connaître les femmes… ni à bien parler… tu essaierais de me calmer, et tout ce que tu me dirais ne ferait que m’exaspérer.

– C’est bien possible, dit Bernache avec un bon rire. Je n’entends pas grand-chose à toutes ces finesses-là… au lieu que le capitaine…

– Le capitaine est tout à votre service, mon cher Crozon, interrompit Nointel. Et je suis ravi de voir que vous avez pleine confiance en moi. M.  Bernache a raison. Présentez-moi comme un ancien ami. Je suis le vôtre dans toute la force du terme, et je vous le prouverai. Permettez-moi cependant de vous dire que je ne saurais m’imposer à madame Crozon, et qu’avant de revenir chez vous, je voudrais être certain que mes visites lui agréent. Elle est malade, m’avez-vous dit?

– Oui… cependant, aujourd’hui, elle va mieux. Elle venait de se lever quand je suis sorti.

– Vous lui demanderez, j’espère, si elle désire me recevoir.

– Oh! elle ne refusera pas. Depuis que sa sœur est arrêtée, elle n’exprime plus de volonté. C’est à peine si je peux lui arracher une parole.

– Pauvre femme! que ne donnerais-je pas pour lui apporter quelque jour une bonne nouvelle… et il n’est pas impossible que cela m’arrive… je vous ai dit tantôt que je connaissais le juge d’instruction qui est chargé de l’affaire de mademoiselle Lestérel… c’est un excellent homme, et je sais qu’il s’intéresse à l’accusée… qu’il serait heureux de trouver innocente… je le verrai, et si les choses changeaient de face, j’en serais informé.

Elles ne changeront pas. Berthe est coupable, murmura le marin. Mieux vaut ne pas parler d’elle à Mathilde.

– Assurément, tant qu’il n’y aura rien de nouveau. Mais la voiture s’arrête; est-ce que nous sommes arrivés?

Nointel dit cela le plus naturellement du monde, quoiqu’il sût que le baleinier demeurait rue Caumartin. Darcy le lui avait appris. Mais, comme il était déjà dans le fiacre lorsque Crozon avait donné l’adresse au cocher, il n’était pas censé la connaître, et il ne négligea pas de jouer cette petite comédie, destinée à confirmer le jaloux dans ses bonnes dispositions.

– Oui, répondit Crozon. Je demeure ici… au quatrième… Vous devez être mieux logé que moi… Bernache, mon garçon, tu vas remporter chez toi toutes ces ferrailles.

Bernache comprit que son ami désirait se priver de sa compagnie et, comme il était fort discret de son naturel, il s’empressa de prendre congé du capitaine qui lui octroya de bon cœur une forte poignée de main.

Jolie corvée qu’il m’impose là, ce loup marin, se disait Nointel en montant l’escalier à côté de Crozon. Et il faudra encore que je revienne souvent pour maintenir la bonne harmonie dans son ménage. Je finirai par être obligé de jouer à la brisque avec lui. Ô Gaston! si tu savais ce que mon amitié pour toi va me coûter!

La porte de l’appartement fut ouverte par une bonne que le capitaine regarda avec un certain intérêt; il savait qu’elle avait été appelée devant le juge, le jour de l’arrestation de mademoiselle Lestérel, et il n’était pas fâché d’étudier un peu la physionomie de cette subalterne qui devait jouer un rôle dans le procès. Mais Crozon ne lui laissa pas le temps de l’examiner. Il l’introduisit dans le salon meublé en velours d’Utrecht où Darcy avait été reçu naguère, et le capitaine se trouva tout à coup en présence de madame Crozon, étendue sur une chaise longue.

Il pensa que le mari avait prémédité de brusquer ainsi l’entrevue, et il ne se trompait peut-être pas. Mais l’épreuve tourna en sa faveur, et tout se passa fort bien. La malade montra, en le voyant, quelque surprise, parce qu’elle ne s’attendait pas à l’apparition subite d’un étranger; mais son attitude fut si naturelle que la physionomie du jaloux exprima aussitôt la satisfaction la plus vive. Peu s’en fallut qu’il ne sautât au cou de Nointel, et, dans l’excès de sa joie, il oublia tout à la fois la recommandation qu’il venait d’adresser à son ancien camarade, et ses préventions contre Berthe.

Après l’avoir nommé et présenté à sa femme qui resta assez froide, il ajouta:

– Ma chère Mathilde, je suis sûr que tu accueilleras bien mon ami Nointel, quand il reviendra nous voir, car il connaît le juge d’instruction Darcy, et il pourra te donner quelquefois des nouvelles de ta sœur.

Emporté par une sorte d’enthousiasme, le jaloux rassuré avait lancé une phrase qui troubla beaucoup Nointel et madame Crozon.

Le capitaine avait tout prévu, excepté cette déclaration, et il n’était pas du tout préparé à s’expliquer devant la sœur de mademoiselle Lestérel sur ses relations avec le juge d’instruction. Cependant, il fit assez bonne contenance. Il avait pris, en entrant, l’air gracieux d’un visiteur qu’on va présenter à une femme; il prit l’air grave d’un homme qu’on oblige à aborder un sujet pénible. Mais il ne se déconcerta point.

Madame Crozon montra beaucoup moins de sang-froid. Depuis l’arrestation de Berthe, c’était la première fois que le terrible marin parlait d’elle avec douceur. Lui qui la maudissait chaque jour, il semblait maintenant s’intéresser à la prisonnière. Il souriait à sa femme, et la pauvre malade, accoutumée à lui voir une mine menaçante, se demandait quelle pouvait être la cause de cette transfiguration subite. Elle ignorait ce qui venait de se passer entre Crozon et Nointel, mais elle savait que le juge était l’oncle de ce M.  Darcy que Berthe lui avait amené et qui s’était offert à la protéger contre les fureurs de son mari. Quelque chose lui disait que l’ami de l’oncle devait être aussi l’ami du neveu, et que ce capitaine dont elle n’avait jamais entendu parler était disposé, comme Gaston, à défendre les faibles. Mais elle sentait si bien le péril de sa situation qu’elle n’osait risquer ni un mot ni un geste. Ses yeux seuls parlaient. Elle regardait attentivement Nointel et Crozon, pour tâcher de surprendre sur leurs figures le secret de leurs véritables intentions.

Nointel devina les angoisses de la femme soupçonnée qui redoutait de tomber dans un piège, et il fit de son mieux pour la rassurer.

– Madame, lui dit-il avec cet accent de franchise qui avait déjà persuadé le baleinier, je connais, en effet, M.  Roger Darcy, et je suis surtout très lié avec son neveu. Je n’ose vous promettre que mes relations avec le juge me permettront d’être utile à mademoiselle Lestérel, mais je puis vous assurer que Gaston Darcy et moi, nous nous intéressons vivement à elle, et qu’il n’est rien que nous ne fassions pour vous la rendre.

Ce début eut pour effet d’inspirer de la confiance à madame Crozon. Ses traits se détendirent, des larmes de joie coulèrent sur ses joues pâles, et ses lèvres murmurèrent un remerciement.

Le capitaine l’observait tout en parlant. Il l’étudiait, et, comme il était physionomiste, il arriva vite à démêler les sentiments qui gonflaient ce cœur navré, à comprendre ce caractère faible et tendre; il entrevit l’histoire de cette orpheline, mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, qu’elle ne pouvait pas aimer, luttant d’abord contre les entraînements d’une nature ardente, contre les dangers de l’isolement, reportant sur sa sœur toute son affection, une affection exaltée que son mari n’avait pas su lui inspirer, et succombant enfin, à la suite d’un de ces hasards de la vie parisienne qui rapprochent deux êtres dont l’un semble avoir été créé et mis au monde tout exprès pour faire le malheur de l’autre. Elle avait dû résister longtemps aux séductions de ce Golymine, et, une fois la faute commise, se laisser aller au courant de la passion, en fermant les yeux pour ne pas voir l’abîme vers lequel ce courant la poussait. Puis le réveil était venu, un réveil effroyable, le réveil au fond du précipice. Abandonnée par son amant, frappée dans la personne de Berthe, elle n’espérait plus rien, elle n’attendait que la mort, et si elle tremblait encore, certes ce n’était pas pour elle-même.

– L’enfant existe, se disait Nointel, mademoiselle Lestérel sait qu’il existe; c’est peut-être pour le sauver qu’elle s’est compromise, et c’est certainement pour ravoir les lettres de madame Crozon qu’elle est allée au bal de l’Opéra. Madame Crozon ne peut pas ignorer que Berthe s’est sacrifiée, et elle se trouve dans cette affreuse alternative de laisser condamner sa sœur ou de livrer son enfant à la vengeance de ce mari qui est très capable de le tuer. Avec une situation comme celle-là, un drame aurait cent représentations au boulevard. Et c’est sur moi que retombe le soin d’arranger un dénouement qui satisfasse tout le monde. Agréable tâche, en vérité! Ayez donc des amis! Que le diable emporte Darcy qui s’est fourré dans cette impasse!

»Il faut pourtant que je l’en tire, et je n’ai qu’un moyen, c’est de prouver que la Barancos a tué Julia. Quand le juge la tiendra, il lâchera mademoiselle Lestérel, sans exiger qu’elle lui dise ce qu’elle allait faire dans la loge, et surtout sans mettre en cause le ménage Crozon. C’est contre la marquise qu’il faut agir pour sauver les deux sœurs, et, puisque le loup de mer est apaisé momentanément, je n’ai plus rien à faire ici.

– Mon ami, dit chaleureusement le marin, je vous remercie de venir en aide à ma belle-sœur. J’ai pu croire qu’elle était coupable, mais je serais bien heureux qu’elle fût innocente, et, grâce à vous, je ne désespère plus de la revoir. Vous faites des miracles… la joie vient de rentrer dans ma maison… et c’est vous qui l’y avez ramenée.

Nointel pensa aussitôt:

– Voilà un homme qui meurt d’envie de se jeter aux pieds de sa femme et de lui demander pardon. Ces maris sont tous les mêmes. C’est déjà un joli résultat que j’ai obtenu là, mais je ne tiens pas du tout à assister à la réconciliation des époux, et je vais sonner la retraite.

»Mon cher, reprit-il tout haut, c’est moi qui suis votre obligé puisque vous avez bien voulu me présenter à madame Crozon, et j’espère qu’elle me permettra de revenir vous voir souvent, mais elle est souffrante, et je vais prendre congé d’elle en la suppliant de croire que je suis entièrement à son service et au vôtre.

Il ne se trompait pas. Le baleinier avait hâte de conclure une paix conjugale, et ces traités-là se signent sans témoins. Il n’essaya point de retenir son ami. En revanche, madame Crozon retrouva la parole pour exprimer un vœu qu’elle n’avait pas encore osé formuler.

– Monsieur, dit-elle avec effort, je serai éternellement reconnaissante à mon mari qui vous a amené et à vous qui avez la bonté de vous intéresser à ma malheureuse sœur. Puisque vous voulez bien prendre sa défense, peut-être consentirez-vous à faire parvenir à son juge une prière…

– Quelle qu’elle soit, madame, vous pouvez compter que mon ami Darcy se chargera de la transmettre à son oncle, interrompit gracieusement le capitaine.

– Je ne demande pas une chose impossible. Je sais que la justice doit suivre son cours, et que Berthe doit rester à sa disposition tant qu’il ne sera pas démontré qu’elle est innocente. Mais ne dépend-il pas du magistrat qui dirige l’instruction de la faire mettre en liberté… provisoirement?… On m’a dit que la loi le lui permettait.

– Oui, en effet, la liberté sous caution… je n’avais pas songé à cela, et Darcy non plus.

– Ma sœur ne chercherait pas à fuir. Elle se soumettrait à toutes les surveillances qu’on lui imposerait… et si Dieu ne permettait pas que son innocence éclatât, elle n’en serait pas moins jugée quand le moment sera venu, mais elle ne passerait pas de longs jours en prison; elle ne souffrirait pas un martyre inutile. Je pourrais la voir chaque jour, la soutenir pendant la cruelle épreuve qu’elle va traverser…

Madame Crozon s’arrêta court. Elle s’était aperçue que son mari fronçait le sourcil, et la voix lui manqua. Nointel, qui devinait tout, se hâta de répondre de façon à étouffer, dans leur germe, les soupçons renaissants de l’incorrigible jaloux.

– Madame, dit-il doucement, je doute que M.  Roger Darcy consente à faire ce que vous désirez, ce que je désire autant que vous, ce que nous désirons tous. S’il ne s’agissait pas d’un meurtre… mais l’affaire est si grave! Je puis du moins vous promettre que la demande sera présentée et chaudement appuyée.

Puis, sans laisser à la jeune femme le temps d’insister, il la salua, et il sortit avec le marin qui lui prit amicalement le bras pour le reconduire, et qui, à peine arrivé dans l’antichambre, se mit à la serrer contre sa poitrine, en criant:

– Nointel, j’étais fou… vous m’avez rendu la raison… je vous devrai mon bonheur… entre nous maintenant, ce sera à la vie, à la mort.

– Alors, vous ne me soupçonnez plus, dit gaiement Nointel, qui eut beaucoup de peine à se dégager de cette furieuse étreinte.

– Je ne soupçonne plus personne… tenez! quand je pense que j’ai failli me battre avec vous… que je voulais tuer Mathilde… j’ai honte d’avoir ajouté foi aux calomnies d’un misérable.

– Que je vais chercher sans perdre une minute et que je découvrirai, je vous en réponds.

– Ah! je le tuerai.

– Nous le tuerons, c’est entendu. Au revoir, mon cher Crozon; je compte sur votre prochaine visite, et je ne vous ferai pas attendre la mienne.

Sur cette promesse, le capitaine échangea une dernière et vigoureuse poignée de main avec le baleinier et se précipita dans l’escalier.

– Ouf! murmurait-il en se sauvant, quel sacrifice je viens de faire à l’amitié! Me voilà passé pacificateur de ménages. C’était bien la peine de rester garçon. Mais que de choses j’ai apprises depuis une heure! J’y vois presque clair dans toutes les obscurités que ce bon Lolif cherche vainement à percer depuis trois jours. Et je commence à être à peu près sûr que mademoiselle Berthe n’a sur la conscience ni amant, ni coup de couteau. Les lettres étaient de sa sœur, ce n’est plus douteux pour moi. Et s’il était prouvé que le domino a été trouvé sur le boulevard extérieur avant trois heures du matin, je ne vois pas pourquoi l’oncle Roger refuserait la mise en liberté provisoire. Crozon n’a pas l’air de se soucier beaucoup de revoir la prévenue, mais madame Crozon y tient énormément. Pourquoi y tient-elle tant que cela? Elle aime sa sœur, je le sais bien, mais la réapparition de cette sœur lui créera beaucoup d’embarras, et n’empêchera peut-être pas l’affaire d’aboutir à la Cour d’assises; des embarras dangereux, car le mari ne manquera pas d’interroger Berthe, il lui demandera des explications, il ne se contentera pas de celles que la pauvre fille lui donnera, et, comme il est tenace, il pourrait bien finir par lui arracher quelque parole compromettante pour la sœur aînée.

Nointel se posait ces questions au beau milieu de la rue Caumartin, et, à son air, les passants devaient le prendre pour un amoureux bayant aux étoiles.

– J’y suis! s’écria-t-il en se frappant le front, ni plus ni moins qu’un poète qui vient de trouver une rime longtemps cherchée. La mère n’a plus de nouvelle de l’enfant, depuis que mademoiselle Lestérel est sous clef. Mademoiselle Lestérel seule sait où est la nourrice. Peut-être a-t-elle poussé le dévouement jusqu’à dire que l’enfant était à elle. Dans tous les cas, elle s’est bien gardée de donner l’adresse de madame Crozon; le mari était de retour, et cette nourrice aurait pu faire la sottise de venir au domicile conjugal. De sorte que maintenant les communications sont interrompues. Cependant, comment se fait-il que mademoiselle Berthe n’ait pas dit à sa sœur où elle a mis cet enfant?

Ici Nointel fit une nouvelle pause. Il perdait la piste. Mais son esprit sagace la retrouva bientôt.

– Eh! oui, reprit-il, après avoir examiné une idée qui lui était venue tout à coup, l’aventure s’arrange très bien ainsi… madame Crozon savait que son jaloux cherchait le malheureux petit bâtard. Elle était surveillée de près. Elle a prié Berthe de se charger du déménagement de l’enfant. Et Berthe a opéré ce déménagement dans la nuit du samedi. Elle a été arrêtée le dimanche avant d’avoir pu voir sa sœur. Voilà l’emploi de cette fameuse nuit expliqué du même coup… et le silence obstiné de la prévenue aussi; car, pour se justifier, il faudrait qu’elle dénonçât la conduite de madame Crozon. Il ne reste plus qu’à trouver la nourrice… et elle doit demeurer dans les parages de Belleville, puisque c’est de ce côté-là qu’on a ramassé le domino. Parbleu! je la dénicherai…

Le capitaine s’arrêta encore pour donner audience aux réflexions qui naissaient les unes des autres. Et la fin de cette méditation fut qu’il lâcha un gros juron suivi de ces mots:

– Triple sot que je suis! je l’ai eue sous la main et je l’ai laissée partir. C’est la grosse femme qui m’a accosté au Père-Lachaise pour me demander si mademoiselle Lestérel était en prison. Elle m’a dit qu’elle habitait tout près du cimetière, et elle a bien l’encolure d’une nourrice. Je me souviens même que j’en ai fait la remarque. Comment la rattraper maintenant? Courir Belleville et ses alentours? J’ai d’autres chiens à fouetter… Simancas, par exemple. Elle a ma carte… par bonheur, je la lui ai remise et je lui ai dit que j’étais en mesure d’être utile à l’incarcérée… elle ne manque pas de finesse, la commère, car elle a inventé pour me dérouter une histoire de blanchissage… peut-être se décidera-t-elle un jour ou l’autre à venir me trouver… ne fût-ce que pour toucher son dû… au bout du mois.

»Eh bien j’attendrai, conclut Nointel, et en attendant je ne manquerai pas de besogne, car il ne suffira pas de démontrer tout ce que je viens de découvrir, à force de raisonnements… quelle belle chose que la logique!… L’oncle Roger est un juge exigeant. Il lui faut une coupable, et c’est moi qui la lui amènerai. Je sais où elle est, mais je ne peux pas encore aller la prendre dans son hôtel. Et puis, j’ai un compte à régler avec un gredin que je vais forcer à me servir de limier pour chasser la marquise. Allons, mon siège est fait maintenant.

Sus au Simancas!

Il y avait bien dix minutes que Nointel monologuait ainsi sur le pavé boueux de la rue Caumartin, mais il n’avait pas perdu son temps, car un plan de campagne complet venait de jaillir de son cerveau.

Il tira sa montre, et il vit qu’il était à peine cinq heures. Crozon avait fait irruption au cercle bien avant l’instant du rendez-vous. La conférence au parloir et la visite à madame Crozon n’avaient pas été longues. Avant d’aller dîner pour achever une journée si bien remplie, Nointel avait encore le temps de commencer ses opérations.

– Où trouverai-je mon Simancas? se demanda-t-il d’abord. Il ne mettra pas les pieds au cercle, tant qu’il n’aura pas de nouvelles du duel préparé par ses soins. Il sait qu’il m’y rencontrerait, et il ne se soucie pas de me donner des explications sur la prétendue indisposition de madame de Barancos; et ces explications, il espère que je ne les lui demanderai jamais, car il compte que le baleinier me tuera demain… Je suis à peu près sûr qu’à cette heure il est chez la marquise, mais ce n’est pas sur ce terrain-là que je veux le rencontrer. Il faut pourtant que j’attaque immédiatement. Je me sens un entrain de tous les diables. Ce serait dommage de ne pas en profiter.

Ce jour-là était décidément pour Nointel le jour aux idées, car il lui en vint encore une au moment où il tournait l’angle de la rue Saint-Lazare.

Il se souvint que Saint-Galmier demeurait tout près de là, rue d’Isly, et qu’il donnait des consultations de cinq à sept. Tout le cercle savait cela, le docteur ne se faisant pas faute de le dire bien haut, chaque fois qu’il y venait. Et cette réclame parlée ne lui réussissait pas trop mal, car bien des gens le prenaient pour un médecin sérieux. Le major Cocktail prétendait même avoir été guéri par lui d’une névrose de l’estomac, due à un usage trop fréquent des liqueurs fortes, et le major Cocktail n’était certes pas un naïf.

Nointel ne croyait ni à la science, ni à la clientèle de ce praticien du Canada, mais il supposait qu’on le trouvait chez lui à l’heure où il était censé recevoir ses malades, et il s’achemina, sans tarder, vers la rue d’Isly. Saint-Galmier devait être associé à toutes les intrigues de Simancas, Saint-Galmier devait posséder, comme Simancas le secret de la marquise, car il était avec lui, pendant cette mémorable nuit du bal de l’Opéra. Décidé à aborder immédiatement l’ennemi, le capitaine résolut, puisque le chef se dérobait, de tomber d’abord sur le lieutenant qui se trouvait à sa portée. Ce n’était que peloter en attendant partie, mais il pensait que cette première escarmouche lui ferait la main avant d’engager la bataille.

Saint-Galmier occupait tout le premier étage d’une belle maison neuve, et à la façon dont le portier lui répondit, Nointel vit tout de suite que le docteur était bien noté dans l’esprit de ce représentant du propriétaire. Cela ne le surprit pas, car il savait que les gredins d’une certaine catégorie paient exactement leur terme et ne marchandent pas les gratifications aux subalternes. Ce qui l’étonna davantage, ce fut de voir que ce gradué de Québec avait des pratiques. On prenait des numéros pour être reçu dans son cabinet, des numéros que distribuait un nègre en livrée rouge et verte. Ce nègre semblait destiné à battre la grosse caisse sur la voiture d’un charlatan, mais il faut bien passer quelques fantaisies de mauvais goût à un savant exotique, et d’ailleurs l’appartement avait bon air. Rien n’y sentait l’opérateur.

Nointel fut introduit dans un salon d’attente, sévèrement meublé. Bahuts en vieux chêne, tenture de papier imitant le cuir; au milieu, une grande table chargée d’albums, armoires en faux Boulle dans les encoignures, tapis d’Aubusson, vaste cheminée avec un bon feu de bois, tableaux anciens de maîtres inconnus, fauteuils en tapisserie, imitation de Beauvais. Pas de vulgarités. La classique gravure qui représente Hippocrate refusant les présents d’Artaxercès brillait par son absence.

Et ce salon n’était pas vide, tant s’en fallait. Seulement, il n’y avait que des femmes. Saint-Galmier cultivait la spécialité des névroses, et le sexe fort est beaucoup moins nerveux que l’autre. La névrose prend des formes variées et sert à une foule d’usages. La névrose est commode. On peut en user partout, même en voyage. Elle n’enlaidit pas. Et puis, le nom est joli. C’est une maladie qu’on avoue dans le monde et qui n’empêche pas d’y aller. Mais, pour bien établir qu’on la possède, il faut avoir l’air de la soigner, et rien n’est plus facile. Saint-Galmier se chargeait de la traiter au goût des personnes. Il prescrivait le régime qui plaisait le mieux à la consultante, et, par ce procédé extramédical, il obtenait des résultats très satisfaisants. C’était ce qu’il appelait sa méthode diététique, et ses clientes s’en trouvaient à merveille. Nointel vit là des grasses, des maigres, des blondes, des brunes, des jeunes, des vieilles qui paraissaient être en voie de guérison, car elles causaient modes et nouvelles du jour: toutes fort élégantes d’ailleurs; le célèbre docteur ne donnait de conseils qu’aux riches et se faisait payer fort cher.

– Il ne manque à cette réunion de folles que la marquise de Barancos, se dit le capitaine en s’asseyant modestement dans le coin le plus obscur du salon. Du diable si je me doutais que cet aide de camp civil d’un général péruvien exerçait pour tout de bon la médecine. Je découvre un Saint-Galmier que je ne soupçonnais pas. À moins que ces dames ne soient de simples figurantes, louées à l’heure. Parbleu! ce serait drôle… mais ce n’est pas probable. Il y a toujours à Paris une clientèle féminine pour les marchands d’orviétan qui viennent de l’étranger. Saint-Galmier a compris qu’il lui fallait une enseigne pour qu’on ne pût pas l’accuser de vivre uniquement de malfaisances, et il a choisi une profession qui lui laisse beaucoup de liberté et qui lui rapporte beaucoup d’argent. Le drôle est aussi fort que Simancas, et le voilà médecin en titre de la marquise. Mais je vais déranger un peu ses combinaisons. Il ne s’attend guère à me voir dans son cabinet, et il s’attend moins encore à la botte que je vais lui pousser pour commencer.

L’entrée de Nointel avait produit une certaine sensation parmi les nerveuses. Sans doute elles n’étaient point accoutumées à rencontrer chez leur docteur préféré des cavaliers si bien tournés. Les conversations cessèrent, les mains qui feuilletaient les albums s’arrêtèrent, et les yeux se tournèrent tous vers le beau capitaine. Mais il fit mine de ne pas s’apercevoir qu’on le regardait. Il ne venait pas là pour chercher des bonnes fortunes, et d’ailleurs les clientes de Saint-Galmier ne le tentaient pas du tout.

Il eut bientôt le plaisir de constater que les consultations n’étaient pas longues. Il ne se passait pas dix minutes sans que la porte du cabinet s’ouvrît discrètement, et sans que le docteur se montrât sur le seuil; mais Nointel était si bien établi au fond d’une encoignure que Saint-Galmier ne pouvait pas l’apercevoir, car le salon était assez faiblement éclairé par des lampes recouvertes d’abat-jour. À chaque apparition de l’illustre praticien, une de ces dames se levait, appelée par un geste gracieux, et pénétrait dans le sanctuaire qui avait deux issues. On ne la revoyait plus, et, après un peu de temps, une autre lui succédait. Chacune passait à son rang, sans contestation et sans bruit, car Saint-Galmier ne recevait que des personnes bien élevées, et son nègre ne distribuait des numéros que pour la forme.

Nointel était arrivé le dernier, mais son tour ne pouvait guère tarder à venir, et il l’attendait en rêvant à une chose qui le préoccupait depuis la veille et à laquelle il n’avait pas encore eu le temps de penser sérieusement. Saint-Galmier et Simancas vivaient dans la plus étroite intimité, ce n’était pas douteux. Ils avaient eu des intérêts communs avec Golymine, ce n’était pas douteux non plus. Quels intérêts, et sur quoi se fondait cette union qui avait survécu au Polonais? À quelle œuvre ténébreuse avaient travaillé ensemble ces trois aventuriers? S’étaient-ils toujours bornés à exploiter des secrets féminins, ou existait-il entre eux des liens créés par des complicités plus graves? La dernière de ces deux suppositions semblait improbable, et pourtant Nointel ne la rejetait pas absolument, car il avait fort mauvaise opinion de toute cette bande étrangère.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, le salon se vidait rapidement. Il n’y restait plus qu’une petite personne, rondelette et fraîche comme une rose, qui n’avait pas du tout la mine d’une femme tourmentée par les nerfs, quoiqu’elle s’agitât beaucoup sur son fauteuil. Le capitaine pensa qu’elle venait demander au docteur une recette pour se faire maigrir, et il s’amusait à l’examiner à la dérobée, lorsqu’il entendit dans l’antichambre des voix d’hommes, celle du nègre probablement, et une autre plus forte et plus rauque. C’était le bruit, facile à reconnaître, d’une altercation, et dans cet appartement, silencieux comme une église, ce tapage faisait un effet singulier. La dame grasse écoutait d’un air scandalisé. Tout à coup, la porte fut ouverte violemment, et un individu se rua dans le salon en criant au valet de couleur:

– Je te dis que j’entrerai, espèce de mal blanchi. J’en ai assez de poser dans la rue, et je veux voir le patron. Je suis malade, je viens le consulter.

Le nègre n’osa pas poursuivre cet étrange client, qui alla se camper à cheval sur une chaise, à l’autre bout du salon, sans regarder personne. C’était un grand gaillard vêtu comme un ouvrier endimanché, coiffé d’un chapeau mou qui paraissait être vissé sur sa tête, et affligé d’une figure patibulaire: nez rouge, bouche avachie par l’usage continuel de la pipe, teint terreux. Un vrai type de rôdeur de barrières.

– Oh! oh! pensa le capitaine, Saint-Galmier a de jolies connaissances. Il ne dira pas que ce chenapan a une névrose. C’est un homme qui a des affaires à régler avec lui. Quelles affaires? Je serais curieux de le savoir… et je le saurai. Il faut que je le sache… dussé-je entrer en conversation avec ce goujat.

La dame s’était prudemment rapprochée de la porte, et aussitôt que cette porte fut entrebâillée par le docteur, elle s’y précipita avec une telle impétuosité que Saint-Galmier n’eut pas le temps d’envisager le nouveau client qui venait de lui arriver. Nointel était invisible dans son coin et s’y tint coi, si bien que le Canadien n’eut aucun soupçon de sa présence.

L’homme n’avait pas fait de tentative pour passer avant la consultante obèse, mais il jurait entre ses dents, il se balançait sur sa chaise comme un ours en cage, et il finit par se lever pour aller s’embusquer à l’entrée du cabinet.

– Bon! se dit Nointel, la scène promet d’être amusante et instructive. Je n’en perdrai pas un mot. Décidément, je suis en veine aujourd’hui. Tout m’arrive à point. Je vais franchir du premier coup le mur de la vie privée de ce cher Saint-Galmier.

Et il se tapit du mieux qu’il put dans son angle. La place était excellente pour voir sans être vu, et le client au nez rouge ne paraissait pas s’être aperçu qu’il y avait là quelqu’un. Il piétinait d’impatience et il poussait de temps en temps des grognements sourds.

– Il a soif, pensa le capitaine qui connaissait ce tic d’ivrogne, il a soif, et il vient sommer Saint-Galmier de lui donner de quoi s’humecter le gosier.

La cliente joufflue n’abusa pas des instants du docteur, car, au bout de quatre minutes, celui-ci vint jeter un coup d’œil dans le salon où il s’attendait sans doute à ne plus trouver personne; mais, au moment où il soulevait la portière de reps brun, sa face réjouie se trouva nez à nez avec celle du visiteur à la trogne rubiconde, et le dialogue suivant s’engagea aussitôt, sur le mode majeur:

– Comment! c’est encore vous! Qu’est-ce que vous venez faire ici? Je vous ai défendu de vous y présenter aux heures où je reçois.

– Possible, mais je ne peux pas vous mettre la main dessus depuis deux jours, et je n’ai plus le sou. Pour lors, comme je ne vis pas de l’air du temps, je me suis dit: En avant les grands moyens! Je vais chercher ma paie.

– Et moi, je suis chargé de vous dire qu’on n’a plus besoin de vous. Avant-hier, vous avez touché une gratification; ce sera la dernière.

– La dernière! as-tu fini, bouffi! La dernière! ah ben, c’est ça qui serait drôle. Alors je me serais esquinté le tempérament à trimer la nuit dans les rues, j’aurais risqué vingt fois d’attraper un mauvais coup d’un bourgeois pas commode… y en a pas beaucoup, mais y en a… et tout ça pour que vous veniez me donner mon congé, sans crier gare. Un larbin a droit à ses huit jours, quand on le colle dehors. Moi, je veux mes huit mois… à cent cinquante balles par semaine… et ça n’est pas trop.

– Vous êtes fou.

– Non, et la preuve, c’est que si vous ne casquez pas, j’irai conter ma petite affaire au commissaire du quartier. Ça m’est égal d’aller où vous savez, si nous sommes trois pour faire le voyage ensemble. Vous êtes rigolo, le général du Pérou aussi. Je ne m’embêterai pas pendant la traversée.

– Voulez-vous vous taire, malheureux! on peut vous entendre.

– Je m’en bats l’œil. Aboulez, ou je crie plus fort.

– Êtes-vous sûr que nous ne sommes pas seuls ici? reprit le docteur en s’avançant jusqu’au milieu du salon.

– Bonjour, mon cher, dit Nointel qui surgit tout à coup.

Saint-Galmier faillit tomber à la renverse, mais il eut encore la présence d’esprit de revenir à l’homme, de lui glisser quelques louis dans la main et de le pousser vers la porte de l’antichambre en lui disant:

– Revenez demain, mon ami, demain matin… je vous donnerai une ordonnance… ce soir, je suis pressé, et il faut que je reçoive monsieur.

Le réclamant, aussi surpris que lui, ne tenait pas sans doute à continuer devant un témoin cette conversation édifiante. Il se laissa mettre dehors, et le capitaine resta seul avec le docteur.

– Je vous dérange peut-être, dit Nointel. Figurez-vous que je suis là depuis une demi-heure, et que je m’étais endormi au coin de votre cheminée. Au milieu d’une demi-douzaine de jolies femmes, c’est impardonnable, mais il fait si chaud dans ce salon! La voix de votre client m’a réveillé en sursaut.

– Quoi! vraiment, vous dormiez? balbutia Saint-Galmier en cherchant à reprendre son aplomb.

– Mon Dieu! oui. Je n’ai jamais de ma vie pu faire antichambre sans me laisser gagner par le sommeil: deux fois dans ma vie j’ai eu une audience du ministre de la guerre; deux fois je me suis mis à ronfler dans le salon d’attente de Son Excellence, et j’ai laissé passer mon tour. Cette infirmité-là m’a fait manquer ma carrière. Mais qu’est-ce qu’il avait donc votre client? Il ne paraissait pas content.

– C’est un pauvre diable que je soigne pour rien et qui se fâche parce que je lui prescris un régime qu’il ne veut pas suivre. Je lui prêche la sobriété, et il n’entend pas de cette oreille-là. Tous ces alcoolisés sont les mêmes.

– Alcoolisés! comme on invente des jolis mots maintenant! Au 8e hussards nous aurions dit: tous ces ivrognes. Alors, votre malade a un faible pour les liqueurs fortes? Il m’a semblé, en effet, qu’il parlait de boire.

– Ah! vous avez entendu ce qu’il disait?

– Quelques mots seulement… qui m’ont paru très incohérents… plus le sou… boire… traîner la nuit dans les rues… Je n’y ai rien compris, et je n’ai pas cherché à comprendre.

– Ce malheureux est à moitié fou. Il a de plus une névrose de l’estomac, et je désespère de le guérir. Mais vous, mon cher capitaine, est-ce que vous auriez besoin de mes soins?

– Moi, docteur? Non, Dieu merci! J’ai le cerveau en bon état, et quant à l’estomac… vous m’avez vu fonctionner dimanche à la Maison-d’Or. Ce pâté de rouges-gorges était mémorable. Vous devriez bien me donner la recette.

– Serait-ce pour me la demander que vous m’avez fait l’honneur de venir chez moi?

– Pas précisément. Je viens pour avoir avec vous une petite explication.

– Tout ce que vous voudrez. Prenez donc la peine d’entrer dans mon cabinet, l’heure de ma consultation n’est pas encore tout à fait écoulée, et si nous restions ici, nous courrions le risque d’être dérangés.

– Par l’alcoolisé?

– Non; par une cliente attardée. Vous n’imaginez pas à quel point les femmes sont inexactes.

Le cabinet était vaste et moins éclairé encore que le salon. D’épaisses tentures de drap vert y amortissaient le son de la voix. Il eût été difficile de rêver un endroit plus propice aux confidences. Un médecin est un confesseur, et Saint-Galmier, qui pratiquait religieusement cette règle professionnelle, ferma la porte au verrou après avoir introduit Nointel. Il le fit asseoir ensuite tout près de lui, et il lui dit de son air le plus gracieux:

– Me voici tout prêt à vous fournir le renseignement dont vous avez besoin. Excusez-moi de ne pas vous offrir un cigare. Vous comprenez… je ne reçois guère ici que des femmes nerveuses… extranerveuses même… l’odeur du tabac les ferait tomber en syncope. C’est bien d’un renseignement qu’il s’agit?

– J’avais dit: une explication, mais je ne tiens pas à mon mot. Je tiens seulement à savoir pourquoi vous êtes allé, mardi dernier, il y a juste huit jours, faire une visite à Julia d’Orcival, en son hôtel du boulevard Malesherbes.

Le docteur eut un léger tressaillement qui n’échappa point à l’œil attentif du capitaine.

– Je suis indiscret, n’est-ce pas? reprit Nointel.

– Nullement, nullement, répondit Saint-Galmier, avec une parfaite courtoisie. Permettez-moi de rassembler mes souvenirs. C’était, dites-vous, mardi dernier?

– Oui, le lendemain de la mort du comte Golymine.

– En effet, je me souviens maintenant. Eh bien, mais c’est très simple. Je suis allé chez cette pauvre femme parce qu’elle m’avait fait appeler pour me consulter.

– Elle était donc malade?

– Oh! rien de grave. Une légère névrose de… oui, de la face. Ce suicide avait produit sur elle une impression très vive: la secousse avait déterminé des accidents nerveux…

– Et comme elle savait que vous êtes le premier médecin du monde pour soigner les nerfs surexcités, elle s’est adressée à vous. Rien de plus naturel. Vous ne la connaissiez pas avant cette visite?

– Pas autrement que de vue.

– Et depuis, vous n’êtes pas retourné chez elle?

– Mon Dieu, non. C’eût été tout à fait inutile. Le traitement que j’avais prescrit a guéri la malade en vingt-quatre heures. Et je regrette amèrement d’avoir réussi trop vite à la débarrasser d’une incommodité qui, si elle se fût prolongée, l’eût empêchée sans aucun doute d’aller à ce bal de l’Opéra, où la mort l’attendait.

– Que voulez-vous, docteur! C’était écrit là-haut sur le grand rouleau. Quand la fatalité s’en mêle, il n’y a rien à faire. La destinée de Julia était de finir au bal masqué. La vôtre est peut-être de m’aider à découvrir la scélérate personne qui l’a tuée.

– Moi! mais je n’en sais pas plus que vous sur ce triste sujet, dit Saint-Galmier avec une vivacité qui fit sourire le capitaine. J’étais à l’Opéra avec Simancas, dans une loge contiguë à celle de madame d’Orcival, mais nous n’avons absolument rien vu. Le juge d’instruction a cru devoir nous faire appeler hier: nous lui avons déclaré qu’à notre grand regret, nous n’étions pas en mesure de le renseigner.

– Je conçois cela; mais peut-être pourrez-vous me dire, à moi qui ne suis pas juge d’instruction, pour quel motif, lorsque vous êtes allé mardi dernier chez Julia, vous vous êtes présenté de la part de mon ami Gaston Darcy.

La botte était droite autant qu’imprévue, et le docteur fut pris hors de garde. Il rougit jusqu’aux oreilles, et répondit d’une voix étranglée:

– C’est une erreur… vous êtes mal informé, capitaine.

– Parfaitement informé, au contraire. Vous avez dit à Julia, qui ne vous avait pas fait appeler, par l’excellente raison qu’elle n’était pas malade, vous lui avez dit que Darcy vous envoyait prendre de ses nouvelles. Vous avez ajouté que vous étiez l’ami intime du même Darcy. Et, pardonnez ma franchise, ces deux affirmations étaient… inexactes.

– Je proteste, balbutia Saint-Galmier en s’agitant sur son fauteuil; madame d’Orcival n’a pas pu vous raconter cela.

– Non, car je ne l’ai pas vue, mais j’ai vu sa femme de chambre.

– Sa femme de chambre, répéta machinalement le docteur qui commençait à perdre la tête.

– Oui, une certaine Mariette, une fille très intelligente ma foi! Elle est venue chez Gaston Darcy, hier matin… vous entendez que je précise… je me trouvais là, et elle a dit devant moi tout ce que je viens de vous redire. Vous me ferez, je suppose, l’honneur de me croire.

– Je vous crois, mon cher capitaine, mais… cette femme a pu inventer…

– Elle n’a aucun intérêt à mentir. Du reste, si vous contestiez ses affirmations, il y a un moyen bien simple de vider le débat, c’est de vous mettre en présence. Je vais aller la chercher, vous vous expliquerez, et…

– C’est inutile… ses propos ne valent pas la peine que je les réfute… et j’espère que vous voudrez bien vous en rapporter à moi.

– Je vois que vous ne comprenez pas la situation, dit froidement Nointel. S’il ne s’agissait que de savoir qui de vous ou de cette soubrette a altéré la vérité, je ne me serais pas dérangé. Vos affaires ne sont pas les miennes, et il m’importe fort peu que vous vous soyez introduit chez la d’Orcival sous un prétexte ou sous un autre. Mais mon ami Darcy n’est pas dans le même cas que moi. Il trouve mauvais que vous vous soyez servi de son nom sans son autorisation; il est blessé de l’usage que vous en avez fait, et vous devinez sans doute que c’est lui qui m’envoie.

Ce dernier coup désarçonna tout à fait Saint-Galmier. L’infortuné praticien n’était pas belliqueux, et la perspective d’un duel l’effrayait considérablement. À tout prix, il voulait éviter la bataille, et il cherchait un moyen de satisfaire Darcy sans exposer sa peau.

– Donc, reprit le capitaine, je vous prie de me désigner, séance tenante, un de vos amis, afin que nous puissions arrêter ensemble les conditions de la rencontre. Darcy désire que tout soit terminé d’ici à vingt-quatre heures. S’il vous plaisait de choisir le général Simancas, je m’entendrais facilement avec lui, et nous irions très vite.

Pendant que Nointel parlait ainsi, le docteur avait déjà trouvé un biais pour se tirer du mauvais pas où il s’était mis.

– Jamais, s’écria-t-il, jamais je ne me battrai avec M.  Darcy qui m’inspire la plus vive sympathie. J’aime mieux convenir que j’ai eu tort d’user de son nom.

– Pardon! cela ne suffit pas. Il faudrait encore m’apprendre pourquoi vous en avez usé, ou plutôt abusé.

– Vous l’exigez? Eh bien, quoi qu’il en coûte à mon amour-propre médical de vous faire cet aveu, sachez que je désirais depuis longtemps compter madame d’Orcival au nombre de mes clientes; elle avait de très belles relations, et elle pouvait m’être fort utile pour me lancer dans un monde où les névroses sont très fréquentes. Malheureusement, je ne la connaissais pas et je n’osais pas demander à M.  Darcy de me présenter. Quand j’ai appris qu’elle venait de rompre avec lui, j’ai eu la fâcheuse idée d’essayer d’une supercherie qui me semblait innocente. J’ai été doublement puni de mon imprudence, car je n’ai pas obtenu mes entrées chez la dame, et j’ai offensé un homme que je tiens en grande estime. Veuillez lui dire que je suis désolé de ce qui s’est passé, et que je le prie d’accepter mes excuses.

– C’est quelque chose, mais ce n’est pas assez. Darcy vous demandera des excuses écrites.

– Je les écrirai sous votre dictée, si vous jugez que ce soit nécessaire pour effacer toute trace de mésintelligence entre votre ami et moi.

En ce moment, le docteur imitait les marins qui jettent une partie de la cargaison à l’eau pour alléger le navire battu par la tempête, et le sacrifice de son honneur ne lui coûtait guère, pour éviter de dire la vérité sur le motif de sa visite à Julia. Il aurait accepté bien d’autres humiliations, plutôt que de livrer le secret de ses anciennes relations avec Golymine. Mais il se trompait en croyant qu’il en serait quitte à si bon marché.

Nointel pensait:

– La platitude de ce drôle passe tout ce que j’imaginais, et je ne tirerai rien de lui par les moyens détournés. Il ment avec un aplomb superlatif et une désinvolture étonnante. Pour l’abattre, pour le mettre sous mes pieds, il faut que je frappe plus fort.

– C’est dit, n’est-ce pas, capitaine? reprit Saint-Galmier; je ferai amende honorable, sous telle forme qu’il vous plaira, et vous vous chargerez de me remettre dans les bonnes grâces de M.  Darcy.

– Non pas, répliqua Nointel. Darcy se contentera de la lettre que vous allez lui écrire, Darcy ne vous forcera point à vous battre, – ce serait trop difficile, – il gardera même le silence sur cette affaire, qui, si elle venait à s’ébruiter, nuirait beaucoup à votre clientèle… et à votre considération, mais ne vous flattez pas qu’il l’oubliera. Entre nous, docteur, je crois qu’il ne vous saluera plus.

– Quoi! il attacherait tant d’importance à une légèreté de ma part! Je ne me consolerai jamais d’avoir perdu, par ma faute, des relations dont je m’honorais. J’espère que, du moins, vous, cher monsieur, vous ne me tiendrez pas rigueur.

Le capitaine, au lieu de répondre, se leva et se mit à se promener dans le cabinet, en sifflant l’air de la Casquette. Saint-Galmier, surpris et inquiet, se leva aussi et essaya d’une diversion.

– Vous regardez cette Madeleine au désert, dit-il en montrant une grande toile qui faisait vis-à-vis au buste d’Hippocrate, père de la médecine. C’est une belle œuvre, quoiqu’elle ne soit pas signée. On l’attribue au Carrache. Une de mes clientes m’en fit cadeau l’année dernière.

– Pour vous remercier de l’avoir guérie d’une névrose. Ah! c’est une agréable profession que la vôtre, et je conçois que vous teniez à l’exercer. Mais, dites-moi, est-ce que Simancas les soigne aussi, les névroses?

– Simancas! comment?… je ne comprends pas.

– Je vous demande cela parce que votre alcoolisé de tout à l’heure avait l’air de le connaître.

– Vous plaisantez, capitaine.

– Pas du tout. Ce client récalcitrant parlait d’un Péruvien. Or, il n’y a pas beaucoup de Péruviens à Paris. Je me rappelle même très bien ce qu’il disait en maugréant contre vous et contre ce Péruvien qui ne peut être que votre ami Simancas. Il disait: On me renvoie, on me casse aux gages, mais ça ne se passera pas comme ça. J’irai trouver le commissaire, et je lui raconterai tout.

– Il est impossible que vous ayez entendu cela… et d’ailleurs ce sont des paroles qui n’ont pas de sens…

– Mais si, mais si. L’aimable ivrogne a tenu encore d’autres discours. Il a ajouté qu’on l’enverrait sans doute au-delà des mers, mais qu’il n’irait pas tout seul. Il prétend que vous serez trois à faire la traversée.

– Vous savez bien que cet homme est fou, s’écria Saint-Galmier qui verdissait à vue d’œil.

– S’il l’est, je vous conseille de le faire enfermer le plus tôt possible, dit tranquillement Nointel. Si vous laissez ce gaillard-là en liberté…

»Tiens! on frappe. Est-ce que ce serait lui qui revient par les petites entrées?

Le docteur tressaillit, et courut à la porte intérieure, probablement dans l’intention de la fermer au verrou.

On venait d’y frapper trois coups espacés d’une certaine façon.

Il arriva trop tard. La porte s’ouvrit et le général Simancas entra d’un pas discret dans le cabinet de son ami.

Saint-Galmier aurait donné toute sa clientèle pour sortir de la pénible situation où il se trouvait, et en toute autre circonstance, l’arrivée d’un auxiliaire lui eût été fort agréable, mais précisément Simancas venait d’être mis en cause par Nointel, et sa présence ne pouvait que compliquer les choses. Aussi le malheureux docteur fit-il triste mine au Péruvien.

Cette apparition imprévue comblait, au contraire, les vœux de Nointel. Tenir les deux coquins en tête-à-tête, et en même temps, c’était une bonne fortune qu’il n’espérait pas et dont il s’apprêta aussitôt à profiter. Le moment était venu d’en finir avec eux d’un seul coup, mais il lui fallait opter entre un des deux partis qui s’étaient déjà présentés à son esprit: ou les forcer à confesser ce qu’ils savaient sur les faits et gestes de la marquise pendant la nuit du bal de l’Opéra, ou se borner à leur interdire de remettre les pieds chez elle. Le sage capitaine pensa qu’avant de se décider il fallait leur prouver qu’ils étaient à sa merci. Avec Saint-Galmier, la chose était déjà à peu près faite. Il s’agissait maintenant d’attaquer vigoureusement Simancas qui paraissait assez déconcerté. Le drôle ne s’attendait guère à rencontrer chez son complice l’homme dont il cherchait depuis deux jours à se défaire d’une façon radicale.

– Bonjour, général, lui dit Nointel sans lui tendre la main, je suis fort aise de vous voir. Vous avez eu l’obligeance de m’écrire pour m’éviter une course inutile. Je tiens à vous remercier de cette délicate attention.

– Je n’ai fait que m’acquitter d’un devoir, répondit Simancas avec un embarras visible. C’est la marquise de Barancos qui m’a prié expressément de vous prévenir qu’elle ne recevait pas.

– Et vous vous êtes empressé de lui obéir. Rien de plus naturel. Alors, elle est très souffrante, cette chère marquise?

– Oui, très souffrante. Je viens chercher de sa part Saint-Galmier, qui n’a pas son pareil pour traiter…

– Les névroses, c’est connu. Quand j’en aurai une, je m’adresserai à lui. Vous croyez peut-être que vous m’avez surpris au moment où je lui demandais une consultation. Non, nous causions tout bonnement d’une visite qu’il a faite la semaine dernière à cette pauvre Julia. Et vous arrivez à propos, car vous y êtes allé aussi, chez Julia; vous y êtes allé le même jour que le docteur.

– Moi? je vous jure que…

– Ne jurez pas. J’ai vu la femme de chambre qui vous a introduits tous les deux, l’un après l’autre. Il paraît que ce cher Saint-Galmier venait offrir ses services à madame d’Orcival, et que vous veniez, vous, lui demander certains renseignements sur votre ami Golymine.

– Mais, capitaine, je proteste, je…

– Encore! C’est tout à fait inutile. Je suis parfaitement informé, et nous reviendrons tout à l’heure sur ce sujet, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit en ce moment.

– De quoi s’agit-il donc? dit Simancas en tâchant de prendre un air digne. On croirait que vous vous préparez à me faire subir un interrogatoire.

– On ne se tromperait pas.

– Monsieur! permettez-moi de vous dire que le ton que vous prenez avec moi est inexplicable.

– Je vais vous l’expliquer. Connaissez-vous un homme qui commande un navire baleinier du Havre… un homme qui s’appelle Jacques Crozon?

Simancas recula comme s’il eût été frappé d’un coup de poing dans la poitrine, et n’eut pas la force d’articuler une dénégation.

– Jacques Crozon est marié, reprit Nointel; il vient de rentrer à Paris après une campagne de deux ans, et pendant qu’il était en mer, sa femme est devenue la maîtresse de ce Golymine. Il paraît même qu’elle a eu un enfant de lui.

– Je ne sais pas pourquoi vous me racontez cette histoire.

– Vraiment? Vous m’étonnez. Eh bien, apprenez qu’il s’est trouvé un misérable pour dénoncer à Jacques Crozon la conduite de sa femme, et que ce misérable était intimement lié avec Golymine. C’est ignoble, n’est-ce pas, général?

Le Péruvien ne répondit que par un grognement étouffé, et Nointel continua tranquillement:

– Pourquoi ce coquin trahissait-il ainsi son ami? Je l’ignore, et cela m’importe fort peu. Mais ce qui me touche davantage, c’est que Golymine étant mort, l’auteur des lettres anonymes a imaginé d’écrire au mari que j’avais été aussi l’amant de la femme, que j’avais succédé au Polonais. Bien entendu, c’était un mensonge infâme, et le résultat de ce mensonge devait être un duel à mort entre Jacques Crozon et votre serviteur. Une manière comme une autre de se débarrasser de moi, Crozon passant pour être un tireur de première force.

– Que pensez-vous, général, de cette combinaison?

– Je pense, grommela Simancas, je pense qu’elle n’a jamais existé que dans votre imagination.

– Vous vous trompez. J’ai des preuves. Le dénonciateur ne se doutait pas que je connaissais Crozon depuis douze ans… Qu’avez-vous donc, général? Cela vous surprend. Vous ne supposiez pas qu’un ex-officier de hussards eût jamais rencontré un capitaine de la marine marchande. Rien n’est plus vrai pourtant, et mon vieil ami Crozon est venu me montrer la lettre qu’il a reçue. Nous nous sommes expliqués, et je n’ai eu aucune peine à lui démontrer qu’on m’avait odieusement calomnié. Il m’a chargé de découvrir le calomniateur, et il se propose de le tuer dès que je l’aurai découvert. Il ne plaisante pas, ce brave baleinier, et il a la main dure. Il ne s’est jamais battu sans tuer son homme. Et si, par hasard, il manquait cet indigne adversaire, je suis là pour le reprendre, et je vous réponds qu’il n’en reviendra pas.

– Ce sera bien fait, dit le général en cherchant à prendre un air indifférent.

– C’est votre avis? Alors, vous ne m’en voudrez pas si je procure à mon ami Crozon la satisfaction de vous envoyer dans l’autre monde.

– Comment! que signifie…

– Cela signifie que le dénonciateur, c’est vous, dit Nointel en regardant Simancas entre les deux yeux.

– Capitaine! cette plaisanterie…

– Voulez-vous que je vous montre votre dernière lettre? Je l’ai dans une de mes poches, et dans l’autre il y a un revolver chargé. Je ne vous conseille pas d’essayer à vous deux de me la reprendre de force. Et je vous engage aussi à ne plus nier, car j’ai la preuve que cette lettre est de votre écriture, puisque vous avez commis la sottise de m’envoyer une pièce de comparaison.

– Fort bien, monsieur. Je suis à vos ordres, dit le Péruvien qui sentait la nécessité de payer d’audace.

– Bon! vous avouez alors?

– Je n’avoue rien, mais…

– Ne jouons pas sur les mots, je vous prie. Vous consentez à nous rendre raison, parce que vous ne pouvez pas faire autrement. Mais je suppose que, s’il nous plaisait de ne pas user de notre droit, vous ne réclameriez pas contre notre décision.

– Il est certain qu’il me serait pénible de me battre contre un homme que j’estime.

– Et qui ne vous estime pas. Eh bien, il dépend de vous d’éviter cette dure nécessité, et d’éviter en même temps des mésaventures d’un autre genre, des mésaventures que votre ami Saint-Galmier redoute énormément.

Les deux associés échangèrent un regard rapide, et Simancas lut dans les yeux du docteur qu’il fallait saisir avec empressement l’occasion qui s’offrait de capituler.

– Vous avez un arrangement à me proposer? demanda le général.

– Une trêve. Veuillez m’écouter. Je suis certain que vous avez eu tous les deux avec Golymine des complicités dont je ne tiens pas essentiellement à connaître l’objet. Vous saviez qu’il était l’amant de madame Crozon, et vous vouliez le faire tuer par le mari, parce que vous craigniez qu’il ne vous trahît.

– Et quand cela serait? s’écria imprudemment Simancas. Nous avions conspiré ensemble au Pérou, et Golymine aurait vendu nos secrets à nos ennemis politiques.

– Je crois que la politique n’a rien à faire ici, mais peu m’importe, et, quoi qu’il en soit, ce n’était pas pour la même raison que vous vouliez vous débarrasser de moi. La raison, la voici. Vous venez de vous introduire chez madame de Barancos. Par quel moyen? Je ne m’en inquiète pas, mais je vois très bien que vous vous proposez d’exploiter la marquise. Elle est fort riche, sa maison est bonne, et vous tenez à y régner sans partage. Or, vous avez appris que madame de Barancos avait l’intention de me recevoir et même de me recevoir souvent. Vous vous êtes dit que je vous gênerais beaucoup, et vous avez imaginé de me livrer au terrible Crozon qui devait m’expédier dans les vingt-quatre heures.

– Je vous assure, monsieur, que vous vous méprenez. Madame de Barancos m’a favorablement accueilli, c’est vrai, mais je n’ai pas la prétention de…

– Assez! je suis sûr de ce que je dis, et voici les conditions auxquelles je consens à ne vous dénoncer ni à Crozon, ni… à d’autres. Si vous les acceptez, je tairai tout ce que je sais, et, en apparence, je vivrai avec vous sur le même pied que par le passé. Je veux d’abord avoir mes entrées chez la marquise. Le congé que j’ai reçu aujourd’hui de sa part venait de vous, j’en suis certain, et je le tiens pour non avenu. Je prétends même être invité par elle, et cela d’ici à deux jours, être invité à un dîner, à un bal, à une chasse, en un mot, prendre pied dans son intimité. Rassurez-vous. Ce n’est pas son argent que je vise, et je ne chercherai pas à vous faire chasser de son hôtel.

– Madame de Barancos ne demande pas mieux que de vous voir souvent, monsieur, et je n’aurai pas besoin d’user de l’influence que vous m’attribuez pour…

– Premier point, reprit le capitaine, sans daigner répondre à cette protestation. Second point: j’entends qu’à dater de ce jour vous cessiez de dénoncer la femme de Jacques Crozon. À la première lettre anonyme que son mari recevrait, j’en finirais avec vous, et vous savez que j’ai plusieurs manières d’en finir. Ainsi, pas une ligne, pas un mot, pas une démarche. Je veux que mon ami Crozon croie qu’il a été victime d’une odieuse mystification.

– Ç’en était une sans doute, murmura timidement Simancas.

– Non, ce n’en était pas une, vous le savez fort bien, et j’arrive à ma dernière condition. Il y a un enfant. Où est-il?

– Sur mon honneur, je n’en sais rien.

– Laissez votre honneur en repos, et répondez-moi catégoriquement. Où madame Crozon est-elle accouchée?

– Chez une sage-femme qui demeure tout en haut de la butte Montmartre, rue des Rosiers, je crois.

– À qui l’enfant a-t-il été remis?

– À une nourrice qu’on a cherchée longtemps et dont on a perdu la trace au moment où on allait la découvrir.

– Samedi dernier, n’est-ce pas?

– Non, dimanche… on avait appris enfin qu’elle habitait rue de Maubeuge, tout en haut de la rue… au numéro 219… on s’y est présenté… elle avait déménagé la veille avec son nourrisson… elle était en garni… elle n’a pas dit où elle allait… et on ne l’a pas retrouvée.

– Son nom?

– La femme Monnier… un faux nom, très probablement.

– Cela me suffit, dit Nointel, qui voyait bien à la netteté des réponses de Simancas que le coquin n’en savait pas plus long et qu’il ne mentait pas. Maintenant, le marché est conclu, je suppose. Comme arrhes, j’attends une lettre d’invitation de madame de Barancos. Quand elle me recevra, je ne lui parlerai pas de celle qu’il vous a plus de m’écrire pour me fermer sa porte, et je ne m’occuperai pas plus de vous que si vous n’existiez pas… à moins que vous ne violiez nos conventions, auquel cas je serais sans pitié. La marquise me plaît infiniment, mais elle ne me tournera pas la tête au point de me faire perdre la mémoire. J’ai tout dit. Par où sort-on d’ici, docteur?

Saint-Galmier s’empressa d’ouvrir la porte du salon, et le capitaine s’en alla en lui jetant cet adieu:

– À propos, je vous recommande de soigner votre alcoolisé. C’est un brutal et un bavard qui pourrait bien vous jouer un mauvais tour.

Le docteur ne souffla mot. Il reconduisit Nointel jusqu’à l’antichambre où le nègre en livrée attendait les clients, et il revint en toute hâte trouver Simancas pour conférer sur les événements.

Nointel ne se sentait pas de joie, et quand il se retrouva dans la rue, il prit un plaisir extrême à allumer un cigare, un plaisir que connaissent seuls les travailleurs qui entendent sonner l’heure du repos après une journée laborieuse. Il s’achemina vers la rue d’Anjou d’un pas allègre, le cœur léger et l’esprit dispos, ravi du début de sa campagne et tout prêt à poursuivre ses premiers succès.

– Voilà de bonne besogne, se disait-il, et si Darcy n’est pas content, c’est qu’il sera trop difficile. Je tiens la clef de la position, puisque je tiens les deux gredins qui tiennent la marquise. Et je ne leur ai pas livré mon secret, je ne leur ai pas dit un mot du crime de l’Opéra. Ils croient que je suis amoureux de la Barancos, peut-être que je veux l’épouser, et que j’ai profité de ce que j’avais barre sur eux, pour me faire ouvrir à deux battants les portes de son hôtel. Ils me feront une guerre sourde, je le sais, mais ils n’oseront pas m’attaquer en face. Si j’avais cassé les vitres, si je les avais forcés à dénoncer la marquise, ou si j’avais forcé la marquise à les chasser, j’aurais gâté les affaires de Berthe. C’eût été frapper le grand coup trop tôt. Je n’ai pas encore assez de preuves. J’en aurai dans huit jours ou dans un mois, mais j’en aurai, et, en attendant, j’ai assuré la tranquillité du ménage Crozon, je sais ce que l’innocente Lestérel a fait de sa nuit de bal, je suis sur la trace de la nourrice, et un de ces jours, je pourrai apprendre à la mère que l’enfant se porte bien. Ma parole d’honneur, on donne le prix Monthyon à des gens qui le méritent moins que moi.

Oui, mais il faut cultiver notre jardin, disait Candide, et notre jardin, c’est la marquise.

Le crime de l'Opéra 2

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