Читать книгу Thémidore; ou, mon histoire et celle de ma maîtresse - Godard d'Aucour Claude - Страница 3

PREMIERE PARTIE

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CE que je désirois depuis si long-temps, cher Marquis, s’est offert de lui-même; & je n’ai pas fait les avances du hazard. Enfin j’ai possédé la belle Rozette. Voici son portrait: jugez si je sais attraper la ressemblance.

Elle a de l’esprit, du jugement, de l’imagination, & se plaît dans l’exercice de ses talens. Faisant tout avec aisance, elle fait faire aux autres tout ce qu’elle veut. Extérieur éveillé, démarche légere, bouche petite, grands yeux, belles dents, graces sur tout le visage; voilà celle qui a fait mon bonheur: prude par accès, tendre par caractere; dans un moment son caprice vous désespere, dans un autre sa passion vous enivre des idées les plus délicieuses. Rozette entend au mieux le coup d’œil, elle part à votre appel, & vous rend aussi-tôt votre déclaration. Elle folâtre avec le plaisir, mais elle l’éloigne le plus qu’elle peut de sa véritable destination: goût singulier d’aimer mieux caresser un beau fruit, que d’en exprimer la liqueur!

Trois jours s’étoient passés depuis votre relation de la prise de Menin, lorsque plein de vous, & inquiet de votre santé, cher Marquis, je reçus de vos nouvelles. Je fus au Palais-Royal les communiquer à nos amis, & ensuite me promenai dans une allée un peu écartée. Je vis arriver le Président de Mondorville. Il étoit pimpant à son ordinaire; la tête élevée, l’air content: il s’applaudissoit par distraction, & se trouvoit charmant par habitude. Il badinoit avec une boîte d’or d’un nouveau goût, & y prenoit quelques légeres couches de tabac, dont, avec certaines minauderies, il se barbouilloit le visage. Je suis à vous, me dit-il en passant: je courus au Méridien. Il y fut; je fis en l’attendant quelques tours seul, & considérai avec un plaisir critique un groupe original de Nouvellistes, qui politiquoient profondément sur des choses qui ne doivent jamais arriver. Je m’approchai d’un vieux Militaire qui parloit fort haut & fort bien, chose assez rare à son espece: il fit noblement le panégyrique de notre illustre Monarque; & peut-être pour la premiere fois de sa vie il ne trouva point de contradicteur.

Le Président revint du Méridien, en grondant de ce que sa montre retardoit de quelques minutes: il promit que jamais Julien le Roy ne travailleroit pour lui, & qu’il feroit venir exprès de Londres une douzaine de répétitions. Tel qui ne veut pas que sa pendule se dérange d’une seconde, est perpétuellement en contradiction avec lui-même.

Mon cher Conseiller, me dit-il, une prise d’Espagnol? C’est ce marchand Arménien qui est là-bas sous ces arbres qui me l’a vendu. C’est un nouveau Converti: on le dit bon Chrétien; mais ma foi il est Arabe avec les curieux. Vous voilà beau comme l’Amour: on vous prendroit pour lui, si vous étiez aussi volage; mais on sait que la jeune Baronne vous tient dans ses chaînes. Votre pere est à la campagne. Divertissons-nous à la ville. Quel désert que Paris! Il n’y a pas dix femmes: ainsi celles qui veulent se faire examiner ont des yeux à choisir.

Je vous fais dîner avec trois jolies filles; nous serons cinq, le plaisir fera le sixieme: il sera de la partie puisque vous en êtes. J’ai renvoyé mon équipage, & Laverdure doit m’amener une remise.

Argentine est du dîner: c’est une fille adorable; au libertinage près, elle a les meilleures inclinations du monde.

Ne reconnoissez-vous pas bien-là, cher Marquis, le Président? Il a du génie, de l’honneur, mais il tient furieusement au plaisir. La nuit au bal, à sept heures du matin au Palais: il n’est ni pédant en parties, ni dissipé à la Chambre. Charmant à une toilette, integre sur les fleurs-de-lis: sa main joue avec les roses de Vénus, & tient toujours en équilibre la balance de la Justice.

Nous sortîmes insensiblement du jardin. Laverdure n’étoit pas encore arrivé. Depuis quelque-tems nous entendions les propos de deux jeunes gens qui se confessoient mutuellement leurs bonnes fortunes, mais qui, à leur air, m’avoient bien celui de mentir au tribunal.

Nous appercevions à leurs fenêtres plusieurs Vestales, dont la réputation est excellente dans le quartier, & embaume tout le voisinage; elles étoient parées comme pour des mysteres: nous jugeâmes qu’elles ne pouvoient allumer que des feux d’artifice.

Nous considérions d’un côté de la place le Café de la Régence, si brillant autrefois; nous plaignions la maîtresse de ce lieu, qui a été forcée de fuir un époux qui ne sera jamais choisi pour servir le nectar à la table des Dieux.

De l’autre côté nous appercevions le Café des beaux Arts, Café nouveau, orné très-galamment, bien fréquenté; & qui, s’il continue, ne sera pas si-tôt le Café des Arts défendus.

La maîtresse de ce cabaret1 étoit sur sa porte en négligé. Souvent il y a plus d’art dans cette simplicité que dans les ornemens précieux. Elle est prévenante & gracieuse: sans être belle, on plaît quand on lui ressemble. Elle est bien faite, a la peau fort blanche, parle avec aisance, & l’esprit accompagne ses reparties. A sa façon propre de se mettre on imagine qu’elle doit être sensuelle dans le particulier. Sa jambe est fine & déliée à ce qui paroît. Je connois un autre sens que la vue qui auroit plus de satisfaction à en décider.

Cependant arriva Laverdure: il descendit de carrosse; nous y montâmes. Tout est prêt, dit-il, mademoiselle Laurette & mademoiselle Argentine vous attendent; mais mademoiselle Rozette est indisposée, & vous fait ses excuses. Cette nouvelle, que Rozette devoit être de la partie, & n’en seroit pas, me rendit chagrin. J’ignorois la surprise qu’elle nous ménageoit. On s’afflige souvent de ce qui nous doit être le plus agréable dans la suite.

Le Président ne déparla pas jusqu’au logis de nos Demoiselles. Il est permis de ne pas garder le silence quand on s’exprime avec sa variété. Il n’y a pas un petit-maître ou une petite-maîtresse qu’il ne connoisse par nom, surnom, intrigues, qualités, mœurs & aventures: il sait la chronique médisante de tout Paris.

Voici, me disoit-il, ce grand Flamand au teint pâle, qui joue si gros jeu. Il est au-dessus & au-dessous de nous de toute sa tête. Voyez-vous le sage Damis au regard ingénieux & spirituel? on croiroit qu’il pense, il donne bonne idée de lui lorsqu’il ne dit mot; sa physionomie est une menteuse, & cet homme-là n’est bon qu’à être son portrait.

Vous voyez le petit Duc dans son équipage. Il joue le galant & le passionné auprès des Dames, mais on sait son goût, & l’on est persuadé qu’il triche toujours en de telles parties.

N’avez-vous pas apperçu la Comtesse de Dorigny? elle est toujours dans son vis-à-vis seule; elle court de maison en maison pour annoncer une piece que l’on donnera ce soir aux Italiens pour la premiere fois: elle dit à tout le monde qu’elle en est très-contente, & ne l’a pas lue; c’est le Secrétaire de son frere qui en est auteur, elle en jugera en faisant des nœuds. Voici le jeune Poliphonte; il court à toute bride dans son phaëton bleu-céleste: fils d’un riche Marchand de vin, il se croit un Adonis; il est bien le favori de Bacchus, mais il ne le sera jamais de l’Amour.

Je n’ose, continuoit-il, regarder la porte d’Hebert2; il me vend toujours mille choses malgré moi: il en ruine bien d’autres en bagatelles. Il fait en France ce que les Français font à l’Amérique, il donne des colifichets pour des lingots d’or.

Nous arrivâmes à la porte de nos Demoiselles, après avoir attendu assez long-tems: Laverdure descendit avec elles.

Pensez-vous comme moi, Marquis? Je n’aime pas qu’un Domestique soit si fort dans la confidence de mes secrets, ou de mes plaisirs. En gardant un bijou on le regarde; en le regardant de trop près on en est tenté, & quelquefois le gardien devient larron: d’ailleurs une fille qui se vend à vous par intérêt, peut se donner par goût à votre confident.

Laurette & Argentine monterent avec nous: les stores tirés, nous partons. Le Président de prendre les mains à nos compagnes, elles de lui recommander d’être sage; lui de les embrasser, elles de se défendre ou d’en faire la cérémonie. Bientôt j’eus fait connoissance, à l’exemple de mon ami: nous badinons, le tems s’écoule, nous nous trouvâmes à la Glaciere.

Le dîner étoit préparé. Donnez vos ordres à un Domestique entendu, qu’il soit le maître de votre bourse, il en fera les honneurs par-delà vos vœux: plus vous serez content, plus il y aura trouvé son avantage. Qui est-ce qui n’est pas industrieux sur le plaisir, lorsque les frais en sont faits par un autre?

La maison où nous étions est louée par le Président; on y trouve toutes les commodités désirables.

L’extérieur n’en est pas brillant, mais l’intérieur vous en dédommage. C’est au dehors la forge de Vulcain; mais le dedans est le palais de Vénus.

Ces petites maisons-là sont d’une idée charmante, le mystere en est l’inventeur, le goût les construit, la commodité les dispose, & l’élégance en meuble les cabinets. On ne rencontre là que le simple nécessaire; mais c’est ce nécessaire cent fois plus délicieux que tous les superflus. On ne trouve jamais là de parens au degré prohibé, ainsi jamais de trouble. La sagesse est consignée à la porte; & le secret, qui y fait sentinelle, ne laisse entrer que le plaisir & l’aimable libertinage.

Le dîner servi nous en profitâmes. Passez-m’en la description. Imaginez ce que peut offrir la Volupté, quand la finesse vous sert à petits plats. Je me plaçai auprès de Laurette, & le Président choisit Argentine. Laverdure nous fit attendre après la bisque; cet intervalle fut rempli par une dispute qui s’éleva sur le savant & ennuyeux Opéra de Dardanus. Déjà nous étions animés, lorsqu’on nous présenta deux entrées, auxquelles Martiolo3 eût donné un nom très-apétissant. Ce service calma notre ardeur, & nous remit dans notre assiette & sur notre assiette.

Vous ne connoissez pas beaucoup nos deux convives; en voici une esquisse.

Laurette est encore jeune, mais moins qu’elle ne le dit, & moins aussi qu’elle ne le pense: la bonne foi des femmes est admirable sur cet article. Elle est une de ces grandes filles bien découplées, dont la taille & la jambe dénotent des dispositions excellentes pour plus d’une danse. Elle est brune, très-semillante, & se pique de faire naître des désirs.

Argentine est une grosse maman ragoûtante, qui a le nez un peu retroussé, la bouche jolie, la main potelée, & une gorge en faveur de laquelle la Nature n’a pas été ménagere. Le plaisir est sa divinité chérie; aussi lui sacrifie-t-elle le plus souvent qu’il lui est possible. Leur conversation se ressemble assez; elle est brillante lorsqu’elle roule sur la bagatelle: ces filles-là possedent bien leur matiere.

Le dîner se passa assez tranquillement; j’en fus surpris, connoissant l’humeur impétueuse du Président. J’ai toujours soupçonné que pendant un moment d’absence avec Argentine, sous prétexte de rendre visite à un cabinet nouvellement meublé de Perse, il s’étoit précautionné contre les effets du vin de Champagne. Au reste je le plains, s’il a été si long-tems sage sans préparation. Pour moi je m’apperçus bien que l’on n’est pas réservé quand on le veut. Est-ce un si grand mal de n’avoir pas un empire absolu sur la nature? On dit qu’il y a de la gloire à prendre sur elle; je trouve qu’il y a plus de plaisir à lui laisser prendre sur nous.

Déjà les propos enjoués avoient animé notre repas; quelques couplets de chansons assez libres avoient fait naître des désirs agréables, plusieurs baisers avoient, en conséquence, effleuré les charmes de nos convives, qui ne résistoient qu’autant qu’il le falloit pour se donner une réputation de s’être défendues. Nous ne songions à personne lorsque Laverdure nous annonça que l’on pensoit très-fort à nous, & nous remit une lettre de la part de Rozette.

Le Président la décacheta avec empressement: elle étoit badine, & nous félicitoit sur l’aimable désordre où elle supposoit que nous devions être, & nous avertissoit qu’avant une demi-heure elle partageroit nos amusemens. On but à sa santé; je le fis d’une façon trop marquée. Le cœur se trahit aisément, on le prend sur le fait à chaque rencontre. Cette façon découvrit à Argentine & à Laurette que je lui donnois la préférence. Toute femme est jalouse; les filles du genre de ces Demoiselles ne le sont pas précisément & en forme; mais elles ne sont point insensibles. Pourquoi, ayant des agrémens, l’orgueil ne seroit-il pas aussi leur apanage? Sans se dire mot elles se le donnerent pour empêcher que Rozette à son arrivée ne profitât de ce qu’elles avoient mérité comme premieres occupantes. Ce systême ne portoit pas à faux. En punissant l’amour que j’avois pour Rozette elles avoient deux satisfactions: la premiere de se procurer de l’amusement; la seconde d’en priver une rivale: ce dernier motif suffisoit. Les femmes font quelquefois le mal pour le mal; mais leur malice est bien industrieuse lorsqu’elle doit être récompensée par le plaisir.

On remit le dessert à l’avénement de Rozette. J’ai oublié de vous dire, cher Marquis, que c’étoit elle-même qui avoit apporté la lettre; & que, de concert avec Laverdure, elle s’étoit cachée dans un appartement voisin, d’où elle étoit témoin de ce qui se passoit dans le nôtre. Que n’en fus-je informé! j’aurois été mettre le secret de sa retraite à contribution: bien différens de vous autres Militaires, nous n’en levons que dans les pays qui nous sont les plus chers.

Quelques raisons ayant obligé Argentine à sortir, le Président lui donna la main: nous restâmes seuls Laurette & moi.

Argentine étoit en robe détroussée de moire citron, avec une coëffure qui demandoit à être chiffonnée. Laurette étoit parée, avoit du rouge & un ajustement des plus lestes. La simplicité embellissoit Argentine, & Laurette trouvoit mille avantages dans sa parure. Rien ne peut enlaidir une jolie femme; & on peut se flatter d’être passable quand on n’est point changée par l’affectation de la parure.

Le Président tardoit un peu dehors. Nous en badinâmes & rîmes entre nous de ce qui probablement ne les désespéroit pas alors. Suivant le caractere des absens, nous jugions que l’emploi de leur tems étoit leur plus sérieuse affaire; & que s’ils avoient quelque compte à rendre ce ne seroit pas d’y avoir laissé un grand vuide à remplir.

Ceux qui badinent des autres sont toujours punis. En critiquant son prochain on agit souvent de même; la morale est très-foible vis-à-vis le plaisir. Otez cette palatine, dis-je à Laurette; elle doit vous gêner. Cette garniture de robe est bien gaie. Il faut avouer que la Duchap4 a un grand goût pour ces riens-là, si elle a le talent de vous les vendre au poids de l’or. Que vous êtes charmante, continuai-je! le vin de Chably vous a mis un feu divin dans les yeux. Votre gorge est toute couverte de poudre: que je l’ôte! J’y portai le doigt légérement; j’aurois voulu alors être un autre Jonathas.5 Que je voie votre bague: vous avez les doigts bien pris! Je saisis sa main, je la baisai; elle prit la mienne, elle la serra: une main qui serre veut quelque chose, je lui donnai un baiser de tout mon cœur, & redoublai à plusieurs reprises, en faveur d’une belle bouche qui s’offroit toujours à mon passage. Mon ardeur augmentoit, son feu se communiquoit au mien; déjà nos yeux fixés les uns sur les autres se demandoient ce qu’ils ne peuvent qu’indiquer: nous nous approchâmes d’un canapé qui étoit auprès de nous, & vers lequel le parquet ciré conduisit, peut-être malicieusement, nos sieges. Ce fut alors que, sans rien détailler, je m’occupait essentiellement de mon devoir. Je m’oubliai comme elle; nous nous égarâmes ensemble: ce que je sais, c’est que nous tombâmes dans une espece de précipice où elle aidoit à m’ensévelir, & dans lequel je serois encore, si, au contraire de ce qui arrive ordinairement, il ne falloit pas être extrêmement fort pour y demeurer long-temps. Nous sortîmes de notre léthargie, & en rougissant de ce que nous sentions, nous désirions d’en sentir encore davantage. C’est bien-là le temps d’avoir de la pudeur! vous me la passez, cher Marquis: il n’est pas permis à un homme de Robe de penser aussi généreusement qu’un Colonel de Hussards. Nous rîmes un instant après d’avoir été si fous; mais nous en fûmes si peu fâchés, que, par un baiser mutuel, nous convînmes de recommencer au premier moment à perdre la raison.

Argentine rentra en bon ordre: elle étoit en habit de combat, & se mit à éclater de rire en regardant la robe de Laurette qui avoit l’air d’avoir été de quelque partie. La physionomie n’est pas toujours trompeuse. Elle plaisanta sur ses yeux, sur les miens, & se tournant vers le canapé & l’examinant avec soin, elle assura que si je faisois une carte des lieux où j’aurois combattu, celui-ci seroit marqué en rouge. Pourquoi, disoit-elle d’un ton ironique, n’a-t-on point de foiblesses sans que les autres s’en apperçoivent? La faute se peint dans les yeux; voyez les miens, ne sont-ils pas le miroir de l’innocence? Apparemment que pour cette fois Argentine nous avoit fait faire un jugement téméraire, ou plutôt qu’elle n’étoit troublée que lorsqu’elle avoit combattu dans les regles. Défaites-vous de ces ajustements superflus, dit-elle à Laurette; restez en corset, comme je m’y suis mise: puisque nous passons ici la journée, il ne faut point de cérémonies; vos graces en seront plus aimables en négligé. Montez en haut & arrangez proprement tout sur le lit; mais de graces ne réveillez pas le Président, qui repose sur la duchesse. Laurette suivit le conseil, comme il étoit bon: elle s’aperçut qu’on ne le lui avoit donné que par quelqu’intérêt. Quelle est la femme qui soit bien aise que sa rivale soit plus brillante, & aide à la rendre telle? Aussi en nous quittant retourna-t-elle malicieusement la tête à plusieurs reprises. Les maîtres dans un art en savent tous les secrets.

C’est à moi à qui vous avez affaire maintenant, beau Conseiller, dit alors Argentine, sans autre préambule: elle avoit déjà fermé la porte, & fait un petit saut de caractere. Je vous aime, le tems est court, le Président n’a fait qu’effleurer la matiere; il a commencé le combat, il faut que vous vainquiez pour lui. Ce canapé n’a-t-il pas été témoin de votre courage? Il est poudreux; mais je crains peu la poussiere: elle est honorable lorsqu’elle est prise au champ de bataille. Elle dit, elle m’embrasse, je lui rends avec vivacité; elle m’entraîne où j’allois assurément très-volontiers. Rien n’est tel qu’une femme qui a du tempérament, & qui a été frustrée dans son attente. Ce n’est plus goût, c’est passion; ce n’est plus transport, c’est fureur: je ne crois pas qu’il y ait quelque chose dans le monde de plus vif que la possession d’un objet de ce genre. Bref, j’attaquai une place qui s’étoit offerte à moi: combattant avec courage, & vainqueur avec gloire, j’étendis mes conquêtes dans un climat dont on m’avoit facilité les entrées. Argentine & moi sortîmes de notre ébat très-satisfaits; & si elle ne fut pas surprise de ma valeur, elle eut lieu de s’en glorifier. Que Rozette vienne présentement, disoit-elle, je lui souhaite beaucoup de satisfaction: nous serons amies ensemble, & je vous prie même de lui témoigner combien je l’aime. Jugez, cher Marquis, si Argentine m’avoit laissé les moyens de lui témoigner quelque chose.

Cependant arriva Laurette. Ce canapé est contagieux, on ne peut en approcher sans s’en ressentir, dit-elle: voyons aussi vos yeux, Argentine; & les votres, Conseiller? Cela suffit: il faut avouer que ma bonne amie est bien tranquille; elle ressemble au grand Condé, qui n’étoit jamais d’un plus grand sens-froid qu’au milieu d’une bataille. Le Président repose, vuidons cette bouteille de Frontignan pendant son sommeil. Vous êtes pensif, cher Conseiller: vous avez un air respectueux; il ne faut marquer du respect aux Dames que lorsque vous ne pouvez pas leur en manquer.

Cependant la conversation tomba sur la lecture; ressource d’un homme fatigué, & de femmes qui n’ont pas encore songé à médire. On parla beaucoup du Roman d’Acajou6: je trouvai que l’Epître Dédicatoire au Public étoit ce qu’il y avoit de plus raisonnable dans le Livre. Nos Demoiselles firent l’éloge de l’Auteur, louerent sa facilité à parler, & son esprit sur toutes sortes de matieres. Argentine qui est de ses amies, dans les transports de son affection pour lui, nous assura que, par cascade, elle avoit assez de crédit pour le faire recevoir à l’Académie Française.

La conversation est bientôt épuisée, lorsqu’elle roule sur le mérite d’un Auteur. Nous discourûmes de modes, de dentelles, d’étoffes, & par gradation nous commencions à mettre Rozette sur le tapis, lorsqu’elle entra elle-même & nous surprit agréablement par sa présence. Je me levois pour aller au-devant d’elle, elle m’arrêta; & après un salut de joie, elle fit le tour de la table, & nous donna à tous un baiser sur le front avec un certain petit bruit des levres, qui est ordinairement l’écho du plaisir.

Elle nous découvrit tout le mystere, & nous apprit qu’il y avoit long-tems qu’elle étoit dans la chambre voisine; elle nous récita nos propos, & nous décrivit nos aventures: elle compta même les minutes que j’avois occupé avec Argentine; & en connoisseuse elle m’assura que j’avois été trop long-tems pour peu, & trop peu pour beaucoup. On en fit juge Argentine: un seul mot de sa part fit mon éloge.

Rozette étoit sans panier, avec le plus beau linge du monde; une chaussure fine, & une jambe dont elle sait tirer mille avantages. Le Président dort, s’écria-t-elle! veillons. Le dessert a été réservé pour mon arrivée; remplissons sa destination: tâchons qu’il n’en reste rien; & que pour la premiere fois le Juge n’ait que les écailles de l’huître. Nous suivîmes son avis. Une heure se passa à badiner, à chanter, à faire partir les bouchons, & à casser des verres & quelques porcelaines.7 C’est le goût des Dames de condition: depuis le départ des Officiers pour l’armée, elles font les petites-maîtresses, & se plaisent dans des soupers où l’on fait carillon. Elles trouvent un esprit infini à briser un miroir ou une table, ou à jetter des chaises par les fenêtres: les filles du monde n’ont-elles pas droit de copier, dans ces expéditions, les jeunes Marquises, puisque celles-ci les copient dans leurs intrigues? Je tirai de ma poche ma flûte: Laurette s’en saisit; & comme elle en joue passablement, elle préluda par des roulades, & nous donna des airs assez touchants. Rozette prit cet instrument à partie, & soutint que la façon d’en tirer des sons étoit indécente: elle blâma les coups de langue, & soutint que jamais le sexe ne devoit toucher à une flûte en compagnie. Où la morale alloit-elle se loger? Dans le fond, il est vrai de dire qu’il est certaines choses dont une femme ne doit jamais faire savoir qu’elle sait faire usage.

Rozette, après ses réflexions sur ma flûte, parla de son état. C’est l’ordinaire qu’après certaines parties, lorsqu’on a, pour ainsi parler, épuisé le plaisir, on se jette sur les embarras de la vie, ou sur les obligations de la nature, & ses malheurs. Quelle destinée pour la philosophie d’être fille en quelque sorte du libertinage! Rozette fit une comparaison de ses pareilles avec les Abbés, qui n’étoit pas sans ressemblance.

Les uns, disoit-elle, débutent dans le monde par un air de modestie & de pudeur; les autres par une affectation de cagotterie. Nous regardons les hommes à la dérobée; les Abbés dévorent les femmes sous leurs grands chapeaux. Les hommes viennent nous chercher; les femmes se glissent vers nos Messieurs. Nous ruinons nos amants; ils font fortune par le moyen de leurs maîtresses. Nous sommes dans l’opulence tant que nous sommes jeunes; les autres ne deviennent à leur aise qu’en vieillissant. Nous sommes sages & quelquefois saintes sur la fin de nos jours; les Abbés au contraire sont plus libertins sur le déclin des leurs. La nécessité fait notre vocation, l’intérêt fait presque toujours la leur. On ne donne au monde que ce qu’il y a de mieux; & l’Eglise a ordinairement le rebut de la nature. Nous sommes dans l’état deux êtres indéfinissables qui ne tiennent à rien & se trouvent par-tout, qui ne sont pas nécessaires, & dont on ne peut se passer. Elle nous détailla ensuite quelques aventures qu’elle avoit eues avec de très-graves Ecclésiastiques, & qui nous amuserent beaucoup. Je les passe sous silence, cher Marquis, ayant un frere Chanoine, & un autre Abbé Commandataire: je ne veux pas qu’il soit dit que j’aie révélé le secret de l’Eglise.

Le Président se réveilla, descendit, & vit Rozette avec surprise. Il vola vers elle, l’embrassa, & se mit vis-à-vis pour la contempler à son aise.

Le repos l’avoit rafraîchi: un verre de liqueur le remit en humeur, la compagnie lui donna de l’audace; & se sentant fort, il défia ma foiblesse. Je fus humilié, je le confesse: Argentine & Laurette triomphoient intérieurement. Mes yeux se tournerent du côté de Rozette, & lui demandoient pardon de ce qui m’arrivoit, ou plutôt de ce qui ne m’arrivoit pas. Elle en parut touchée: un malheur qui arrivoit en sa compagnie l’en rendoit presque participante.

On me badina, on me tourna en ridicule. Le Président jouissoit de mon trouble; & fier d’un instant de valeur; orgueilleux dans la prospérité, il me félicitoit ironiquement sur mes exploits du canapé.

Rozette se sentit piquée en ma personne, & vit bien que les deux convives défioient ses charmes. Elle eût bien voulu faire un coup décisif; mais après ce qu’elle avoit vu de moi, elle appréhendoit pour son honneur. La plaisante circonstance que celle où on le perd en le gardant! Elle ne savoit pas si, nouvelle Aurore pour les attraits, elle en auroit la puissance en faveur d’un nouveau Titon8, qu’elle n’avoit pas réduit à cet état de foiblesse.

Elle me fit un souris pour tenter l’entreprise; j’y répondis: elle examina mes yeux, & surprit dans mon regard le présage de sa gloire à venir. Elle but à la Déesse de la Jeunesse, prononça quelques mots mystérieux, & après trois mouvements magiques elle fit voir son triomphe. On lui donna de grandes louanges & on convint, malgré la jalousie, que la fleur qu’elle avoit fait éclorre lui appartenoit, & qu’elle en devoit faire un bouquet pour mettre à son côté.

On se leva de table. Après quelques tours de jardin on fit un Médiateur. Le Président gagna beaucoup: il jouoit d’un bonheur sans égal. Rozette en étoit outrée; ce n’est pas aux cartes où elle est belle joueuse: elle nous répéta souvent qu’elle étoit en péché mortel, parce qu’elle ne voyoit pas un as noir. Cependant elle trichoit suivant le talent qu’elle en avoit reçu. Argentine, que je conseillois, l’imitoit au mieux. Le Président s’en appercevoit & en rioit sous cape. Il sait comme vous & moi que toute femme triche, & que même lorsqu’elles veulent être fidelles l’habitude suplée à leur intention. Le souper fut délicat. Notre cuisinier se surpassa, & le Président en tira vanité. En effet, c’est-là ce qu’on appelle un homme essentiel: n’est-il pas plus estimable qu’un bel esprit mathématicien, qui pique réguliérement votre table? Celui-ci vous mange, & l’autre vous fait manger.

Rozette & Argentine firent l’amusement du repas, par une infinité de chansons plus jolies les unes que les autres, qu’elles débitoient à l’envi. Laurette excitoit à boire & faisoit circuler la joie avec la mousse qu’elle excitoit dans les verres.

Il est des bornes à tout, même à la folie. Le Président devint rêveur, Laurette le fit sortir pour le distraire, & le conduisit au jardin. Semblable guide étoit propre à l’égarer. Apparemment qu’ils se fourvoyerent en chemin, & tomberent dans quelques broussailles, car nous remarquâmes que la rosée avoir gâté la robe de celle qui, je crois, n’étoit point sortie pour examiner les étoiles.

Je ne réussis pas à engager Rozette de venir avec moi, elle savoit que je tenois d’elle mon rajeunissement, & elle ne vouloit pas que je lui remisse son bienfait. Qu’un cœur né généreux souffre lorsqu’on lui interdit les moyens de témoigner sa reconnoissance!

Le souper fini nous montâmes en carrosse: le Président étoit revenu de ses vapeurs. Il le prit sur un ton gai, & nous dit de très-plaisantes choses. Son libertinage est ordinairement à fleur d’esprit.

A peine étions-nous placés, arrivent dix personnes & un grand bruit avec elles. On appelloit le Président par son nom, & on lui demandoit de loin sa protection. Je mets la tête à la portiere: le Président regarde aussi. Ah! Monseigneur, s’écria un vieillard avec une voix cassée, voici ma femme: (c’étoit une grosse laide, tout bourgeonnée, autant que je pus voir à la lumiere de deux lanternes.) Nous nous recommandons à votre bonne justice: notre procès se juge demain. Il s’agit… Le vieux Plaideur n’alloit-il pas nous détailler son affaire; & ses voisins, qui l’accompagnoient, n’alloient-ils pas aussi tous crier ensemble, lorsque le Président leur dit en fureur: qui diable vous a donné l’idée de venir ici? Pardon, s’écria la troupe: Monseigneur, nous vous avons reconnu pendant que vous étiez dans le jardin, & nous sommes tous montés au grenier pour avoir l’honneur de vous voir. Voici un Mémoire dressé à la hâte, Monseigneur, continuoit le Nestor de ce village; j’espere en votre bonté. Donnez, donnez, reprit le Président: bon jour, & fouette, cocher. Le Seigneur vous maintienne en santé, s’écria la bande importune, & qu’il vous donne une longue vie. L’écho du voisinage, selon sa coutume, répéta, à faire rire, pendant un quart-d’heure, les dernieres syllabes du souhait. Que le Diable vous emporte, ajoutoit le Président: voilà-t-il pas une belle heure pour entendre des causes? La chicane vient nous déterrer dans des endroits où je serois très-fâché que la Justice me rencontrât jamais.

Argentine se trouva assise sur mes genoux. Rozette m’avoit rétabli dans mes anciens droits, & je m’en appercevois bien dans la position présente. Elle étoit à mon côté & veilloit de près à ma conservation. Argentine est méchante; malgré les amitiés qu’elle faisoit à Rozette, elle ne fut pas contente qu’elle n’eût ravi, même à perte, à sa rivale ce qui lui appartenoit à titre de droit féodal. La nuit me cacha ce qui se passoit entre Laurette & mon ami, ainsi je serai aussi discret que son ombre. Descendu chez nos Demoiselles, qui ce soir couchoient dans la même maison, nous les vîmes se mettre au lit, & après quelques jeux de mains très-superficiels, nous leur souhaitâmes un bon soir verbal, & nous nous retirâmes chez nous. En embrassant Rozette je lui fis promettre qu’elle me recevroit bien le lendemain.

De quatre jours je ne vis le Président. Ce qui m’est arrivé pendant cet intervalle n’est pas indifférent: sans être romanesque, il a le singulier des aventures de ce genre.

Toutes les fois que je songe à Rozette je ne puis comprendre comment on peut aimer par inclination une fille qui par son état est obligée de se livrer au premier qui en essaie la conquête. Je ne comprends pas aussi, par la même raison, comment une honnête femme peut s’attacher à un jeune homme, qui certainement ne cherche qu’à voler de conquête en conquête, & s’attache rarement même à celle qui a le plus de mérite. Le cœur de l’homme est bien aveugle: il sent qu’il l’est, & qu’il lui faut un conducteur; il va chercher l’Amour, qui est aussi aveugle que lui, & tous deux se précipitent dans l’abyme.

J’étois fatigué en rentrant chez moi. Je me couchai, & rêvai de Rozette pendant toute la nuit. Ma premiere occupation à mon réveil fut d’envoyer savoir des nouvelles de sa santé; en quoi je fis mal: cet ordre, que je donnai à un Domestique que je ne connoissois pas à fond, coûta pour quelque tems la liberté à ma nouvelle amie, & pensa me faire à moi-même de très-mauvaises affaires. J’en reçus pour réponse, qu’elle étoit en parfaite santé; & comme elle n’imaginoit pas que je fusse assez imprudent pour me servir d’un laquais dont je ne serois pas sûr, elle me fit dire qu’elle m’attendoit avec impatience; mais à condition que je serois aussi modéré que si je sortois du carrosse avec mademoiselle Argentine. La Fleur me rendit mot pour mot ce qu’il tenoit de Rozette: il profita de ce qu’il avoit appris; & dans le tems qu’il faisoit mes affaires auprès de la maîtresse, il poussa les siennes auprès de sa suivante, & fut cause de beaucoup de malheurs. Vous apprendrez par la suite le tour qu’il me joua; comment, pris en flagrant délit, il fut conduit en une maison de force, où je veux qu’il reste encore plus de deux années révolues. Vos Domestiques sont toujours vos espions; il faut quelquefois être le leur.

Charmé de la réponse de Rozette, je montai dans mon carrosse & me fis conduire au Luxembourg: je renvoyai mes gens, & un instant après m’enfermai dans une chaise à porteur & arrivai où j’étois attendu. Rozette étoit à sa fenêtre, dès qu’elle m’eut apperçu elle vint au-devant de moi. Quand on est amoureux une bagatelle est sensible: une prévenance de la part d’une jolie femme est quelque chose de divin pour un jeune homme.

Rozette étoit coëffée en négligé, & avoit un désespoir couleur de feu; un corset de satin blanc, par-dessous une robe brodée des Indes, pressoit un peu sa gorge, &, faute d’une épingle, en laissoit appercevoir tous les charmes. Je me jettai à son cou, je l’embrassai avec transport. Nous nous reposâmes un moment, & je ne pouvois me lasser de lui donner des marques de mon amour. Ses mains, sa bouche, sa gorge, tout eut un compliment & mille baisers. Sa satisfaction mit le comble à la mienne.

Dînons-nous, lui dis-je? Sans doute, reprit-elle; & fit venir sa cuisiniere, à qui elle recommanda la propreté & de la promptitude.

Cependant je pris ma bonne amie sur mes genoux. Mes mains ardentes s’émancipoient-elles; elle réprimoit soudain leur ardeur. Vous vous fatiguez, mon cher ami, me disoit-elle; soyez sage. Voilà mes jeunes gens, leur feu part comme un coup de pistolet & s’évapore en fumée. Soyez plus modéré, mon cher cœur, dans peu vous aurez besoin de ces transports. Sa voix me persuadoit, je restois tranquille; elle me donnoit un baiser pour récompenser mon obéissance, & ce baiser m’en faisoit manquer à l’heure même. La situation où nous étions étoit singuliere. Vous vous souvenez, Marquis, du tems où nous travaillions en Salle d’Armes chez Dumouchelle.9 Supposez que Rozette est le maître, & moi l’éleve.

Toujours les armes en état, je me présentois de bonne grace: j’avançois, elle badinoit contre mes appels; quelquefois elle se laissoit effleurer ou le sein, ou le bras, ou le côté; tierce, quarte, seconde, elle étoit à tout, & rioit en prévenant toutes les feintes dans mes yeux. Tantôt elle rompoit la mesure & alloit rapidement à la parade: plus d’une fois elle courut au désarmement. Jamais je ne pus la toucher à l’endroit où j’avois fixé mon triomphe. Je sortis fort fatigué de cet assaut, où j’avois à la fin perdu beaucoup sans qu’elle en profitât. Cela s’appelle un combat en blanc: il n’y a que des enfans, ou des poltrons, qui puissent s’en amuser.

Nous nous mîmes à table. Je me piquai contr’elle, & fus vingt fois sur le point de me retirer. J’attribuois à mépris de sa part son peu de complaisance. Je la haïssois; je la détestois: elle me regardoit, & j’en redevenois passionnément amoureux.

Je ne restai pas long-tems à table; j’avois mon dessein: le voyageur curieux d’arriver ne s’amuse pas à considérer les prairies qui se trouvent sur son passage.

Rozette savoit la carte de mon voyage, elle m’avoit vu mettre le doigt sur l’endroit où je prétendois arriver, & avoit résolu de me donner quelque distraction en chemin. Sans m’avertir elle avoit fait venir une de ses bonnes amies, qui en pareille rencontre avoit coutume de lui servir de second. C’est la premiere fois qu’une femme ait choisi une autre femme pour lui faire la galanterie d’une bonne fortune qui lui appartenoit.

Nous rentrâmes dans le cabinet, Rozette me devançoit. Nous en étions aux explications, & une glace qui répétoit notre attitude me la rendoit plus chere en en doublant la perspective. Un de ses bras étoit derriere ma tête, la sienne penchée sur mon estomac, son autre main étoit saisie de ce qu’elle craignoit; les miennes errantes s’amusoient à des emplois qui ne se décrivent pas. Ses jambes badinoient auprès d’un ennemi, qui n’en étoit pas un pour elle. Avez-vous vu, Marquis, un tableau de Coipel10, dans lequel une Nymphe, couchée sur un lit de fleurs auprès de Jupiter, se plaît à manier son foudre. Nous étions une copie de ce chef-d’œuvre. J’étois dans une position si agréable que je n’osois en sortir, & elle étoit si voluptueuse qu’elle me faisoit sentir qu’il y en avoit une autre qui l’étoit davantage. Je la demandai, on me la refusa; je voulus la ravir, on me disputa la victoire: j’allois triompher lorsque mademoiselle de Noirville entra. Vous ne pouvez être sage, me dit alors Rozette en élevant la voix, & feignant d’avoir été surprise. Savez-vous que je me fâcherai à mon tour? Je m’étois levé par politesse; elle s’esquiva alors, & en fermant la porte à la clef elle me laissa avec la nouvelle venue dans un déshabillé qui annonçoit ce que j’avois voulu faire. Je fus un peu surpris. Mademoiselle Noirville me pria de n’en point être troublé; mais sur-tout de ne lui en pas vouloir sur son arrivée, qui sembloit ne me pas mettre à mon aise. Je n’y étois que trop; mais c’est qu’on n’y est jamais avec les personnes que l’on ne connoît pas. Je me laissai toucher par la douceur de sa voix; je l’envisageai, & mes regards tomberent sur une des plus jolies brunes de Paris. Le désordre où j’étois présentoit de lui-même le sujet de la conversation: elle le saisit, & le tournant en fille d’esprit à mon avantage, elle me félicita sur ce que sans doute j’avois exécuté avec Rozette. Ses discours sinceres & ambigus, gracieux & ironiques, me mirent dans l’embarras de m’expliquer; mais comme elle continuoit de parler, je fus forcé par politesse de lui répondre. On n’est pas hardi quand on a quelque chose sur la conscience. Je n’étois plus dans un état présentable, & mes réponses se sentirent de ma foiblesse. Je m’en apperçus moi-même. Il est des momens critiques, où les plus grands guerriers font mauvaise contenance. Insensiblement notre conversation tomba sur ce qui venoit de m’arriver, mes yeux sur les appas de la nouvelle Nymphe, & ses regards sur un endroit qui étoit alors extrêmement respectueux. De propos en propos elle m’avoua qu’elle ne reconnoissoit point Rozette dans cette conduite, & ne concevoit point ses idées de chagriner un galant homme, dont la figure seule étoit capable de désarmer la plus cruelle, & qui certainement étoit fait pour remplir le présage de sa bonne mine. Cette fille étoit bien dressée, elle parloit à l’esprit avec art, & ses charmes se rendoient maîtres de mon cœur. Les louanges qu’elle me donnoit tomboient sur un article dont tout le monde est charmé de se prévaloir. Détaillant le caractere de sa bonne amie, elle en faisoit, par forme de conversation, une critique approchante de la satyre. Elle en vint à me confesser que, vis-à-vis de moi, en telle situation, si sa foiblesse ne plioit pas, l’espoir certain du plaisir détermineroit son obéissance; la gloire d’être inexorable ne valant pas la joie intérieure que l’on goûte à ne la pas être. Elle embellit cette morale en fille qui en espéroit du fruit. Cependant elle s’étoit approchée de moi, & en regardant mon ajustement: serrez, Monsieur, dit-elle, ce que j’entrevois là-dessous; vous m’exposez-là une tentation & à une tentation; & en voulant elle-même écarter cette tentation, elle en fit naître en moi pour elle une des mieux conditionnées. De degrés en degrés mademoiselle de Noirville me mit hors de moi-même. Je prends feu aisément: la moindre étincelle embrase une matiere combustible, & l’embrasement consume indifféremment tout ce qui se trouve à son passage. Bref, mademoiselle de Noirville remplit la place de Rozette, en tint presque lieu chez moi dans des embrassemens que serroit la passion; je ne songeai qu’au sacrifice, & peu à la Divinité: ce que j’éprouvai, c’est qu’à quelque Dieu de l’Univers que l’on adresse ses vœux, il y a une satisfaction sensible à mettre des présens sur un autel.

Rozette rentra alors, & mademoiselle de Noirville, que j’ai connue depuis, qui étoit venue-là comme une machine, s’en retourna de même. La plaisante figure que celle que je faisois alors en présence de Rozette! Elle savoit ce qui étoit arrivé, & elle avoit d’avance calculé cette éclipse. Elle étoit à un coin de la chambre, & moi à l’autre. Nous n’osions nous approcher. Qu’étoient devenus ces momens où nous nous serions si volontiers confondus ensemble? Elle me fit mille reproches; mais avec cet air sévere & gracieux, & de ce ton insinuant qui vous peint votre faute sans vous la nommer: elle m’offroit à penser & me prêtoit un cadre vuide où je pouvois moi-même placer mes solides réflexions. Elle me fit remarquer que les femmes étoient bien folles de compter sur le cœur des hommes, dont l’unique but n’est jamais que de satisfaire leurs passions. Qui n’auroit pas goûté cette morale dans sa bouche? Mais la façon dont elle la débitoit excitoit en moi pour elle les mêmes passions contre lesquelles elle déclamoit avec tant de grace.

De la morale au plaisir il n’est souvent qu’un pas. Au milieu des avis que me prodiguoit si libéralement Rozette, je lui demandai si le soir je pourrois venir souper avec elle; & pour déterminer son consentement, je lui fis la galanterie d’une navette garnie d’or. Elle aime à faire des nœuds, ainsi elle reçut mon présent, & me confessa que, malgré mes infidélités, elle m’aimoit toujours. Un bijou présenté à temps attendrit bien une ame: si les Dieux se gagnent par des offrandes, pourquoi de simples mortelles y seroient-elles insensibles?

Je la quittai avec peine. Retourné à la maison, j’y trouvai mon pere, auquel je fis un détail de ce que je n’avois pas vu la veille à l’Opéra & le soir aux Tuileries. Il sut en un moment l’histoire circonstanciée de mille aventures qui n’étoient certainement point arrivées. En pareilles circonstances il faut d’autant plus raconter de choses qu’on en a moins vues. Je lui dis que j’étois prié à souper en ville, & que la partie étoit indispensable. Je lui nommai une maison qu’il ne connoissoit point ni moi non-plus. Mon pere est bon, peu défiant, s’en rapporte à moi, & m’aime extrêmement, comme étant le dernier fruit de son amour avec ma mere, & à qui ma naissance a coûté la vie. Je me fis conduire au Marais, renvoyai mon équipage, & ordonnai au Cocher de se trouver à côté de l’hôtel de Soubise à une heure du matin au plus tard. J’espérois effectivement m’y rendre. Ne comptons jamais sur l’avenir. Les Domestiques partis, je monte dans un Fiacre. Je ne sais pourquoi le coquin, qui étoit cependant sur la place, ne vouloit point marcher: je fus obligé d’en venir à des extrêmités. Il me servit enfin. Il étoit marqué au numéro 71, & à la lettre X.

Vous verrez, cher Marquis, que ce numéro va jouer un grand rôle; ainsi ne soyez pas étonné que je m’en souvienne si bien.

En passant pardevant un Café, ce nombre impair fit perdre une grosse somme à des particuliers qui jouoient à pair ou non sur le chiffre du premier Fiacre qui passeroit. Avant que le Fiacre fût à portée de laisser voir son numéro on eut celle de considérer celui qui étoit dedans. Les perdans & les gagnans se ressouvinrent du chiffre & de la lettre, & n’oublierent pas celui qui étoit dans la voiture. Ainsi, cher Marquis, les événemens de la vie dépendent d’une circonstance à laquelle on n’a jamais pensé, & qu’il est impossible au plus fin de prévoir.

J’arrivai chez Rozette, qui commençoit à s’impatienter de mon délai. Elle me reçut avec empressement; soit qu’elle eût pris de l’amitié pour moi, soit que ma libéralité lui eût plu, elle se préparoit à une généreuse reconnoissance. Elle m’obligea de mettre la robe de chambre que j’avois fait porter chez elle, & voulut que je me misse à mon aise, étant dans le pays de la liberté. Elle s’étoit coëffée de nuit, & sa garniture de dentelles, en pressant un peu ses joues, faisoit un office qui lui donnoit de belles couleurs. Un mouchoir politique couvroit sa gorge; mais il étoit placé d’un air qui demandoit qu’on ne le laissât pas à sa place. Elle n’avoit qu’un corset de taffetas blanc & un jupon de même étoffe & de pareille couleur: sa robe, aussi de taffetas bleu, flottoit au souffle des zéphirs.

Le souper n’étoit pas encore prêt. Nous entrâmes dans sa chambre. Les rideaux du lit étoient fermés, & les bougies placées sur la toilette, de sorte que la lumiere ne réfléchissoit pas sur toute la chambre. Nous passâmes vers le côté obscur. Je me jettai sur un fauteuil, & la tenant entre mes bras, je lui tenois les discours les plus tendres. Elle y répondoit par de petits baisers & par des caresses délicates: ainsi peint-on les colombes de Vénus. Tu veux donc, dit-elle après quelques instants de recueillement, que je te donne du plaisir? Petit libertin! N’allez pas faire venir mademoiselle de Noirville, lui repliquai-je. Non, non, ajouta-t-elle, ce n’est plus le tems: j’ai eu mes raisons pour le faire; d’autres circonstances exigent d’autres soins

1

Elle se nomme madame Morin.

2

Marchand Bijoutier; rue Saint Honoré; vis-à-vis le Grand-Conseil.

3

Fameux Cuisinier.

4

Marchande de mode vis-à-vis l’Opéra.

5

Rois 3.

6

Tout le monde sait que ce Roman est de M. Duclos, de l’Académie des Inscriptions.

7

Mesdames de *** étant à la Rapée, au mois de Juillet, y firent ces extravagances.

8

On sait la fable de Titon & de l’Aurore, & personne n’ignore la façon galante dont M. de Moncrif l’a traitée dans son rajeunissement inutile.

9

Fameux Maître d’Armes, rue de la Comédie.

10

Antoine Coipel, fameux Peintre.

Thémidore; ou, mon histoire et celle de ma maîtresse

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