Читать книгу Le rêve et la vie, Les filles du feu & La bohème galante - Gérard de Nerval - Страница 32

LETTRE XV

Оглавление

Nous avons maintenant à nous garder d'une chose, c'est de cet abattement qui succède à toute tension violente, à tout effort surhumain. Pour qui n'a qu'un désir modéré, la réussite est une suprême joie qui fait éclater toutes les facultés humaines. C'est un point lumineux dans l'existence, qui ne tarde pas à pâlir et à s'éteindre. Mais, pour le cœur profondément épris, l'excès d'émotion contracte pour un instant tous les ressorts de la vie; le trouble est grand, la convulsion est profonde, et la tète se courbe en frémissant comme sons le souffle d'un Dieu. Hélas! que sommes-nous, pauvres créatures! et comment répondre dignement à la puissance de sentir que le ciel a mise en notre âme? Je ne suis qu'un homme et vous une femme, et l'amour qui est entre nous a quelque chose d'impérissable et de divin.

*

Une nuit, je parlais et chantais dans une sorte d'extase. Un des servants de la maison vint me chercher dans ma cellule et me fit descendre à une chambre du rez-de-chaussée, où il m'enferma. Je continuais mon rêve, et, quoique debout, je me croyais enfermé dans une sorte de kiosque oriental. J'en sondai tous les angles et je vis qu'il était octogone. Un divan régnait autour des murs, et il me semblait que ces derniers étaient formés d'une glace épaisse, au delà de laquelle je voyais briller des trésors, des châles et des tapisseries. Un paysage éclairé par la rue m'apparaissait au travers des treillages de la porte, et il me semblait reconnaître la figure des troncs d'arbres et des rochers. J'avais déjà séjourné là dans quelque autre existence, et je croyais reconnaître les profondes grottes d'Ellorah. Peu à peu un jour bleuâtre pénétra dans le kiosque et y fit apparaître dès images bizarres. Je crus alors me trouver au milieu d'un vaste charnier où l'histoire universelle était écrite en traits de sang. Le corps d'une femme gigantesque était peint en face de moi; seulement, ses diverses parties étaient tranchées comme par le sabre; d'autres femmes de races diverses et dont les corps dominaient de plus en plus, présentaient sur les autres murs un fouillis sanglant de membres et de têtes, depuis les impératrices et les reines jusqu'aux plus humbles paysannes. C'était l'histoire de tous les crimes, et il suffisait de fixer les yeux sur tel ou tel point pour voir s'y dessiner une représentation tragique.

—Voilà, me disais-je, ce qu'a produit la puissance déférée aux hommes. Ils ont peu à peu détruit et tranché en mille morceaux le type éternel de la beauté, si bien que les races perdent de plus en plus en force et perfection ...

Et je voyais, en effet, sur une ligne d'ombre qui se faufilait par un des jours de la porte, la génération descendante des races de l'avenir.

Je fus enfin arraché à cette sombre contemplation. La figure bonne et compatissante de mon excellent médecin me rendit au monde des vivants. Il me fit assister à un spectacle qui m'intéressa vivement. Parmi les malades se, trouvait un jeune homme, ancien soldat d'Afrique, qui depuis six semaines se refusait à prendre de la nourriture. Au moyen d'un long tuyau de caoutchouc introduit dans une narine, on lui faisait couler dans l'estomac une assez grande quantité de semoule ou de chocolat.

Ce spectacle m'impressionna vivement. Abandonné jusque-là au cercle monotone de mes sensations ou de mes souffrances morales, je rencontrais un être indéfinissable, taciturne et patient, assis comme un sphinx aux portes suprêmes de l'existence. Je me pris à l'aimer à cause de son malheur et de son abandon, et je me sentis relevé par cette sympathie et par cette pitié. Il me semblait, placé ainsi entre la mort et la vie, comme un interprète sublime, comme un confesseur prédestiné à entendre ces secrets de l'âme que la parole n'oserait transmettre ou ne réussirait pas à rendre. C'était l'oreille de Dieu sans le mélange de la pensée d'un autre. Je passais des heures entières à m'examiner mentalement, la tête penchée sur la sienne et lui tenant les mains. Il me semblait qu'un certain magnétisme réunissait nos deux esprits, et je me sentis ravi quand la première fois une parole sortit de sa bouche. On n'en voulait rien croire, et j'attribuais à mon ardente volonté ce commencement de guérison. Cette nuit-là, j'eus un rêve délicieux, le premier depuis bien longtemps. J'étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà mes forces s'étaient épuisées, et j'allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s'ouvrir; un esprit se présente et me dit:

—Viens, mon frère!...

Je ne sais pourquoi il me vint à l'idée qu'il s'appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. Nous étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles, nous nous arrêtâmes à contempler ce spectacle, et l'esprit étendit sa main sur mon front comme je l'avais fait la veille en cherchant à magnétiser mon compagnon; aussitôt une des étoiles que je voyais an ciel se mit à grandir, et la divinité de mes rêves m'apparut souriante, dans un costume presque indien, telle que je l'avais vue autrefois. Elle marcha entre nous deux, et les prés verdissaient, les fleurs et les feuillages s'élevaient de terre sur la trace de ses pas... Elle me dit:

—L'épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme; ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée, et maintenant rappelle-toi le jour où tu as imploré la Vierge sainte et où, la croyant morte, le délire s'est emparé de ton esprit. Il fallait que ton vœu lui fût porté par une âme simple et dégagée des liens de la terre. Celle-là s'est rencontrée près de toi, et c'est pourquoi il m'est permis à moi-même de venir et de t'encourager.

La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l'apparition qui m'avait consolé, et j'écrivis sur le mur ces mots: «Tu m'as visité cette nuit.

J'inscris ici, sous le titre de Mémorables, les impressions de plusieurs rêves qui suivirent celui que je viens de rapporter.

..............................................................

Sur un pic élancé de l'Auvergne a retenti la chanson des pâtres. Pauvre Marie! reine des cieux! c'est à toi qu'ils s'adressent pieusement. Cette mélodie rustique a frappé l'oreille des corybantes. Ils sortent, en chantant à leur tour, des grottes secrètes où l'amour leur fit des abris.—Hosannah! paix à la terre et gloire aux cieux!

Sur les montagnes de l'Himalaya une petite fleur est née.—Ne m'oubliez pas.—Le regard chatoyant d'une étoile s'est fixé un instant sur elle, et une réponse s'est fait entendre dans un doux langage étranger.—Myosotis!

Une perle d'argent brillait dans le sable; une perle d'or étincelait au ciel... Le monde était créé. Chastes amours, divins soupirs! enflammez la sainte montagne ... car vous avez des frères dans les vallées et des sœurs timides qui se dérobent au sein des bois!

Bosquets embaumés de Paphos, vous ne valez pas ces retraites où l'on respire à pleins poumons l'air vivifiant de la patrie.—Là-haut, sur les montagnes, le monde vit content; le rossignol sauvage fait contentement!

Oh! que ma grande amie est belle! Elle est si grande, qu'elle pardonne au monde, et si bonne, qu'elle m'a pardonné. L'autre nuit, elle était couchée je ne sais dans quel palais, et je ne pouvais la rejoindre. Mon cheval alezan brûlé se dérobait sous moi. Les rênes brisées flottaient sur sa croupe en sueur, et il me fallut de grands efforts pour l'empêcher de se coucher à terre.

Cette nuit, le bon Saturnin m'est venu en aide, et ma grande amie a pris place à mes côtés sur sa cavale blanche caparaçonnée d'argent. Elle m'a dit:

—Courage, frère! car c'est la dernière étape.

Et ses grands yeux dévoraient l'espace, et elle faisait voler dans l'air sa longue chevelure imprégnée des parfums de l'Yémen.

Je reconnus les traits divins de ***. Nous volions au triomphe, et nos ennemis étaient à nos pieds. La huppe messagère nous guidait au plus haut des cieux, et l'arc de lumière éclatait dans les mains divines d'Apollon. Le cor enchanté d'Adonis résonnait à travers les bois.

O Mort! où est ta victoire, puisque le Messie vainqueur chevauchait entre nous deux? Sa robe était d'hyacinthe soufrée, et ses poignets, ainsi que les chevilles de ses pieds, étincelaient de diamants et de rubis. Quand sa houssine légère toucha la porte de nacre de la Jérusalem nouvelle, nous fûmes tous les trois inondés de lumière. C'est alors que je suis descendu parmi les hommes pour leur annoncer l'heureuse nouvelle.

Je sors d'un rêve bien doux: j'ai revu celle que j'avais aimée transfigurée et radieuse. Le ciel s'est ouvert dans toute sa gloire, et j'y ai lu le mot pardon signé du sang de Jésus-Christ.

Une étoile a brillé tout à coup et m'a révélé le secret du monde des mondes. Hosannah! paix à la terre et gloire aux cieux!

Du sein des ténèbres muettes, deux notes ont résonné, l'une grave, l'autre aiguë,—et l'orbe éternel s'est mis à tourner aussitôt. Sois bénie, ô première octave qui commenças l'hymne divin! Du dimanche au dimanche, enlace tous les jours dans ton réseau magique. Les monts te chantent aux vallées, les sources aux rivières, les rivières aux fleuves, et les fleuves à l'Océan; l'air vibre, et la lumière brise harmonieusement les fleurs naissantes. Un soupir, un frisson d'amour sort du sein gonflé de la terre, et le chœur des astres se déroule dans l'infini; il s'écarte et revient sur lui-même, se resserre et s'épanouit, et sème au loin les germes des créations nouvelles.

Sur la cime d'un mont bleuâtre une petite fleur est née.—Ne m'oubliez pas!—Le regard chatoyant d'une étoile s'est fixé un instant sur elle, et une réponse s'est fait entendre dans un doux langage étranger.—Myosotis!

Malheur à toi, dieu du Nord,—qui brisas d'un coup de marteau la sainte table composée de sept métaux les plus précieux! car tu n'as pu briser la Perle rose qui reposait au centre. Elle a rebondi sous le fer, et voici que nous sommes aimés pour elle... Hosannah!

Le macrocosme, ou grand monde, a été construit par art cabalistique; le microcosme, ou petit monde, est son image réfléchie dans tous les cœurs. La Perle rose a été teinte du sang royal des Walkyries. Malheur à toi, dieu-forgeron, qui as voulu briser un monde!

Cependant, le pardon du Christ a été aussi prononcé pour toi!

Sois donc béni toi-même, ô Thor, le géant,—le plus puissant des fils d'Odin! Sois béni dans Héla, ta mère, car souvent le trépas est doux,—et dans ton frère Loki, et dans ton chien Garnur.

Le serpent qui entoure le monde est béni lui-même, car il relâche ses anneaux, et sa gueule béante aspire la fleur d'anxoka, la fleur soufrée,—la fleur éclatante du soleil!

Que Dieu préserve le divin Balder, le fils d'Odin, et Freya la belle!

.............................................. Je me trouvais en esprit à Saardam, que j'ai visitée l'année dernière. La neige couvrait la terre. Une toute petite fille marchait en glissant sur la terre durcie et se dirigeait, je crois, vers la maison de Pierre le Grand. Son profil majestueux avait quelque chose de bourbonien. Son cou, d'une éclatante blancheur, sortait à demi d'une palatine de plumes de cygne. De sa petite main rose, elle préservait du vent une lampe allumée et allait frapper à la porte verte de la maison, lorsqu'une chatte maigre qui en sortait s'embarrassa dans ses jambes et la fit tomber.

—Tiens! ce n'est qu'un chat! dit la petite fille en se relevant.

—Un chat, c'est quelque chose! répondit une voix douce.

J'étais présent à cette scène, et je portais sur mon bras un petit chat gris qui se mit à miauler.

—C'est l'enfant de cette vieille fée! dit la petite fille.

Et elle entra dans la maison.

Cette huit, mon rêve s'est transporté d'abord à Vienne.—On sait que sur chacune des places de cette ville sont élevées de grandes colonnes qu'on appelle pardons. Des nuages de marbre s'accumulent en figurant l'ordre salomonique et supportent des globes où président assises des divinités. Tout à coup, ô merveille! je me mis à songer à cette auguste sœur de l'empereur de Russie, dont j'ai vu le palais impérial à Weimar.—Une mélancolie pleine de douceur me fit voir les brumes colorées d'un paysage de Norvège éclairé d'un jour gris et doux. Les nuages devinrent transparents, et je vis se creuser devant moi un abîme profond où, s'engouffraient tumultueusement les flots de la Baltique glacée» Il semblait que le fleuve entier de la Neva, aux eaux bleues, dût s'engloutir dans cette fissure du globe. Les vaisseaux de Cronstadt et de Saint-Pétersbourg s'agitaient sur leurs ancres, prêts à se détacher et à disparaître dans le gouffre, quand une lumière divine éclaira d'en haut cette scène de désolation.

Sous le vif rayon qui perçait la brume, je vis apparaître aussitôt le rocher qui supporte la statue de Pierre le Grand. Au-dessus de ce solide piédestal vinrent se grouper des nuages qui s'élevaient jusqu'au zénith. Ils étaient chargés de figures radieuses et divines, parmi lesquelles on distinguait les deux Catherine et l'impératrice sainte Hélène, accompagnées des plus belles princesses de Moscovie et de Pologne. Leurs doux regards, dirigés vers la France, rapprochaient l'espace au moyen de longs télescopes de cristal. Je vis par là que notre patrie devenait l'arbitre de la querelle orientale, et qu'elles en attendaient la solution. Mon rêve se termina par le doux espoir que la paix nous serait enfin donnée.

C'est ainsi que je m'encourageais à une audacieuse tentative. Je résolus de fixer le rêve et d'en connaître le secret.

—Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir? N'est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d'imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison? Le sommeil occupe le tiers de notre vie. Il est la consolation des peines de nos journées ou la peine de leurs plaisirs; mais je n'ai jamais éprouvé que le sommeil fût un repos. Après un engourdissement de quelques minutes, une vie nouvelle commence, affranchie des conditions du temps et de l'espace, et pareille sans doute à celle qui nous attend après la mort. Qui sait s'il n'existe pas un lien entre ces deux existences et s'il n'est pas possible à l'âme de le nouer dès à présent?

De ce moment, je m'appliquai à chercher le sens de mes rêves, et cette inquiétude influa sur mes réflexions de l'état de veille. Je crus comprendre qu'il existait entre le monde externe et le monde interne un lien; que l'inattention ou le désordre d'esprit en faussaient seuls les rapports apparents,—et qu'ainsi s'expliquait la bizarrerie de certains tableaux, semblables à ces reflets grimaçants d'objets réels qui s'agitent sur l'eau troublée.

Telles étaient les inspirations de mes nuits; mes journées se passaient doucement dans la compagnie des pauvres malades, dont je m'étais fait des amis. La conscience que désormais j'étais purifié des fautes de ma vie passée me donnait des jouissances morales infinies; la certitude de l'immortalité et de la cœxistence de toutes les personnes que j'avais aimées m'était arrivée matériellement, pour ainsi dire, et je bénissais l'âme fraternelle qui, du sein du désespoir, m'avait fait rentrer dans les voies lumineuses de la religion.

Le pauvre garçon de qui la vie intelligente s'était si singulièrement retirée recevait des soins qui triomphaient peu à peu de sa torpeur. Ayant appris qu'il était né à la campagne, je passais des heures entières à lui chanter d'anciennes chansons de village, auxquelles je cherchais à donner l'expression la plus touchante. J'eus le bonheur de voir qu'il les entendait et qu'il répétait certaines parties de ces chants. Un jour, enfin, il ouvrit les yeux un seul instant, et je vis qu'ils étaient bleus comme ceux de l'Esprit qui m'était apparu en rêve. Un matin, à quelques jours de là, il tint ses yeux grands ouverts et ne les ferma plus. Il se mit aussitôt à parler, mais seulement par intervalle, et me reconnut, me tutoyant et m'appelant frère. Cependant, il ne voulait pas davantage se résoudre à manger. Un jour, revenant du jardin, il me dit:

—J'ai soif.

J'allai lui chercher à boire; le verre toucha ses lèvres sans qu'il pût avaler.

—Pourquoi, lui dis-je, ne veux-tu pas manger et boire comme les autres?

—C'est que je suis mort, dit-il; j'ai été enterré dans tel cimetière, à telle place....

—Et maintenant, où crois-tu être?

—En purgatoire, j'accomplis mon expiation.

Telles sont les idées bizarres que donnent ces sortes de maladies; je reconnus en moi-même que je n'avais pas été loin d'une si étrange persuasion. Les soins que j'avais reçus m'avaient déjà rendu à l'affection de ma famille et de mes amis, et je pouvais juger plus sainement le monde d'illusions où j'avais quelque temps vécu. Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises, et je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l'idée d'une descente aux enfers.

Le rêve et la vie, Les filles du feu & La bohème galante

Подняться наверх