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II
LE CONCIERGE DE L'INSTITUT

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Il y avait dans mon temps, à l'Institut, un vieux concierge nommé Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La tâche de ce brave homme, à l'époque des concours, était de nous enfermer dans nos loges, de nous ouvrir soir et matin, et de surveiller nos rapports avec les visiteurs, aux heures de loisir. Il remplissait, en outre, les fonctions d'huissier auprès de Messieurs les académiciens, et assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques, où il avait fait bon nombre de curieuses observations. Embarqué à seize ans comme mousse à bord d'une frégate de la compagnie des Indes, il avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de séjourner à Java, il échappa, par la force de sa constitution, et lui neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout l'équipage.

J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes de leurs épisodes; et, quand le narrateur, voulant trop tard revenir au sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu, où en étais-je donc?..» je suis heureux de le remettre sur la piste de son idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée, et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier, tout joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons amis, le père Pingard et moi; il m'avait estimé tout d'abord, à cause du plaisir que je trouvais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne, de la côte de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes Javanaises, dont l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru vouloir réparer à son égard la négligence du choléra-morbus. Lui ayant un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de ce bon monsieur le comte de Volney, si simple, qui avait toujours des bas de laine bleue, son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son enthousiasme n'eut plus de bornes, quand j'en vins à lui demander s'il avait connu le célèbre voyageur Levaillant.

« – M. Levaillant!.. M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je le connais. Tenez! Un jour que je me promenais au cap de Bonne-Espérance, en sifflant, j'attendais une petite négresse qui m'avait donné rendez-vous sur la Grève, parce que, entre nous, il y avait des raisons pour qu'elle ne vînt pas chez moi. Je vais vous dire.

– Bon, bon, nous parlions de Levaillant.

– Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au cap de Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur, se retourne vers moi; il m'avait entendu siffler en français, c'est apparemment à ça qu'il me reconnut:

– Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français?

– Pardi, si je suis Français, que je lui dis, je suis de Givet, département des Ardennes, pays de M. Méhul1.

– Ah! tu es Français?

– Oui.

– Ah! – Et il me tourna le dos.

C'était M. Levaillant; vous voyez si je l'ai connu.»

Le père Pingard était donc véritablement mon ami; aussi me traitait-il comme tel, et me confiait-il des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes ensemble en 1828, époque de mon second prix. On nous avait donné pour sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de Clorinde, et à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et malheureux amour. Au milieu du troisième air (car il y avait toujours trois airs dans les scènes de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air suivi d'un deuxième récitatif suivi d'un deuxième air suivi d'un troisième récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage), dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers:

Dieu des chrétiens, toi que j'ignore,

Toi que j'outrageais autrefois,

Aujourd'hui, mon respect t'implore,

Daigne écouter ma faible voix.


J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre d'air agité que portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière; et, à coup sûr, s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que cette andante. Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs en médaille et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier:

« – Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé?

» – Ah!.. c'est vous, Berlioz… pardieu, je suis bien aise!.. je vous cherchais.

» – Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; une mention, un premier, un second prix, ou rien?

» – Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous a manqué que deux voix pour le premier.

» – Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle.

» – Mais quand je vous le dis. Vous avez le second prix; c'est bon, mais il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez, ça m'a vexé, parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni architecte, ni graveur en médaille, et par conséquent je ne connais rien du tout en musique; mais ça n'empêche pas que votre Dieu des chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le cœur qui m'a bouleversé. Et sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le moment, je vous aurais… je vous aurais payé une demi-tasse.

» – Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs, n'avez-vous pas visité la côte de Coromandel?

» – Pardi, certainement; mais pourquoi?

» – Les îles de Java?

» – Oui, mais…

» – De Sumatra?

» – Oui.

» – De Bornéo?

» – Oui.

» – Vous avez été lié avec Levaillant?

» – Pardi, comme deux doigts de la main.

» – Vous avez parlé souvent à Volney?

» – A M. le comte de Volney, qui avait des bas bleus?

» – Oui.

» – Certainement.

» – Eh bien! vous êtes bon juge en musique.

» – Comment ça?

» – Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement, si on vous dit par hasard: Quel titre avez-vous pour juger les compositeurs? êtes-vous peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? vous répondrez: Non, je suis… voyageur, marin, mousse de la compagnie des Indes. C'est plus qu'il n'en faut. Ah ça, voyons, comment s'est passée la séance?

» – Oh! tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose: J'aurais trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettrais un seul dans les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle sacrée boutique… Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des voix entre eux. Tenez, une fois, au concours de peinture, j'entendis M. Lethière qui demandait sa voix à un musicien2 pour un de ses élèves. Nous sommes d'anciens camarades, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas ça. D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien.

» – Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma voix.

» – Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière; je vote pour les tiens, tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens.

» – Non, je ne veux pas.

» – Alors je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire.

» – Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? Pour que je ne confonde pas, donne-moi ses noms et prénoms. Pingard!

» – Monsieur.

» – Un papier et un crayon.

» – Voilà, Monsieur. Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre, en repassant: C'est bon! il a ma voix.

» – Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au concours, et qu'on lui fit des tours pareils n'y aurait-il pas de quoi me jeter par la fenêtre?

» – Bon, bon, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est passé aujourd'hui.

» – Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre cantate, et qu'il l'a fièrement bien chantée, par parenthèse, ils ont commencé à écrire les bulletins. Il y avait un musicien, de mon côté, qui parlait bas à un architecte, et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera jamais rentrer dans la bonne route.

» – Vous croyez, dit l'architecte? Cependant…

» – Oh! c'est très-sûr; d'ailleurs, demandez à notre illustre Chérubini. Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira, comme moi, que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.

» – Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce M. Beethoven? il n'est pas de l'Institut, je crois?

» – Non, il n'est pas de l'Institut; continuez.

» – Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long; l'autre a donné sa voix au nº 4, au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup, il y a un des musiciens qui se lève et qui dit: Messieurs, avant d'aller plus avant, je dois vous prévenir que dans le second morceau de la partition que nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux, que le piano ne peut pas rendre, et qui doit, à l'exécution, produire le plus grand effet. Il est bon d'en être instruit.

» – Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'un air agité, il en a écrit deux, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne devait pas faire. Le réglement ne peut ainsi être méprisé. Il faut un exemple.

» – Oh! c'est trop fort! qu'en dit M. le Secrétaire-Perpétuel?

» – Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence que s'est permise votre élève; mais il est important que le jury soit éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution au piano ne nous a pas laissé apercevoir.

» – Non, non, ce n'est pas vrai, dit M. Chérubini, ce prétendu mérite d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.

» – Ma foi, Messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres, sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons juger que ce que nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord…

» – Ah! oui. – Ah! non. – Mais mon Dieu!.. – Eh! que Diable!.. – Cependant…

»Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M. Renaud et deux autres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et qu'ils ne voulaient pas voter. Puis on a compté les bulletins, et il vous a manqué deux voix, comme je vous ai dit.

» – Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se passait-il de la même manière à l'Académie du cap de Bonne-Espérance?

» – Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un institut hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.

» – Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?

» – Point.

» – Et chez les Malais?

» – Pas davantage.

» – Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?

» – Certainement non.

» – Les Orientaux sont bien à plaindre!

» – Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!

» – Les barbares!»

Là-dessus, je quittai le vieux concierge, gardien, huissier de l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait d'envoyer l'Académie civiliser l'île de Java. Je ruminais déjà le plan d'un projet que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, à l'effet de les prier de vouloir bien se donner la peine d'aller se promener un peu au cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes, nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais, qui n'ont pas d'académie, ne m'ont occupé sérieusement que deux ou trois heures; le lendemain je n'y songeais plus. Deux ans après, j'obtins enfin le premier grand prix; mon tour était venu. Dans l'intervalle, le pauvre Pingard était mort, et ce fut grand dommage, car s'il eût entendu mon Incendie de Sardanapale, je suis sûr qu'il m'aurait cette fois payé une tasse tout entière.

Ce fut en 1830 que ce bonheur m'arriva. Je terminais précisément ma cantate le 28 juillet:

«…Lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles

»Des ponts et de nos quais déserts;

»Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles

»Sifflait et pleuvait par les airs;

»Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,

»Le peuple soulevé grondait;

»Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte

»La Marseillaise répondait3


L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles, était alors curieux; les biscayens traversaient nos portes barricadées, les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et dans les moments de silence, entre les décharges, les hirondelles reprenaient en chœur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et j'écrivais, j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues qui, décrivant une parabole au-dessus des toits, venaient s'applatir près de mes fenêtres, contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la sainte canaille4, jusqu'au lendemain.

1

Méhul est en effet de Givet, mais il n'était pas né à l'époque où Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.

2

Il faut dire, pour être juste, que si les peintres jugent les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, où le prix est donné également à la pluralité des voix par toutes les sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts. Il en est de même pour les prix d'architecture, de gravure et de sculpture. Je sens pourtant, en mon âme et conscience, que si j'avais l'honneur d'appartenir à ce docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon choix, en donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la courte-paille.

3

1er Iambe d'Auguste Barbier.

4

Expression du même poète.

Voyage musical en Allemagne et en Italie, II

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