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Au cours de l’hiver 1927-1928, des fonctionnaires du gouvernement fédéral menèrent une enquête mystérieuse et confidentielle à propos de certains faits survenus dans l’ancien port de pêche d’Innsmouth, Massachusetts. Le public ne l’apprit qu’en février, à l’occasion d’une importante série de rafles et d’arrestations, suivie de l’incendie volontaire et du dynamitage – avec les précautions qui s’imposaient – d’un nombre considérable de maisons délabrées, vermoulues et qu’on supposait vides, le long du front de mer abandonné. Les esprits peu curieux considérèrent cet événement comme l’un des affrontements les plus graves de la guerre intermittente contre les trafiquants d’alcool.

Néanmoins, les plus attentifs lecteurs de la presse s’étonnèrent du nombre prodigieux des arrestations, des forces de police exceptionnelles qu’on y mobilisa, et du secret qui entourait le sort des prisonniers. Il ne fut pas question de procès, ni même d’accusation précise ; et l’on ne vit par la suite aucun des captifs dans les geôles officielles du pays. Il y eut de vagues déclarations à propos de camps de concentration, de maladie, et plus tard de dispersion dans diverses prisons militaires et navales, mais on ne sut jamais rien de positif. Innsmouth elle-même resta presque dépeuplée, et c’est à peine si elle commence aujourd’hui à donner quelques signes d’une lente renaissance.

Les protestations de nombreuses organisations libérales donnèrent lieu à de longs entretiens tenus secrets, et l’on emmena leurs représentants visiter certains camps et prisons. À la suite de quoi, lesdites organisations devinrent singulièrement passives et réticentes. Les journalistes furent plus difficiles à manier, mais ils finirent par coopérer, pour la plupart, avec le gouvernement. Un seul journal – un petit format toujours suspect d’extravagance – parla d’un sous-marin de grande profondeur qui aurait déchargé des torpilles dans l’abîme situé au-delà du Récif du Diable. Cette nouvelle, recueillie au hasard d’un café de matelots, parut vraiment très invraisemblable puisque le bas et noir récif se trouve à un bon mille et demi du port d’Innsmouth.

Les gens de la campagne et des villes environnantes échangèrent maints propos à voix basse, mais n’en dirent presque rien aux étrangers. Depuis bientôt un siècle qu’ils parlaient de l’agonisante Innsmouth à moitié déserte, rien de nouveau ne pouvait être plus hideux et délirant que ce qu’on avait chuchoté et insinué dans les années passées. Bien des incidents leur avaient appris à se taire, et désormais on aurait en vain tenté de les contraindre. D’ailleurs ils ne savaient pas grand-chose car de vastes marécages, désolés et sans habitants, séparent Innsmouth de l’intérieur des terres.

Mais je vais enfin braver l’interdit qui fait le silence sur cette affaire. Les résultats, j’en suis certain, sont tellement décisifs qu’à part une violente répulsion, on ne risque aucun dommage public à laisser entendre ce qu’ont découvert à Innsmouth ces enquêteurs horrifiés. Du reste, il peut y avoir à ces découvertes plus d’une explication. J’ignore dans quelle mesure on m’a raconté, même à moi, toute l’histoire, et j’ai bien des raisons pour ne pas avoir envie d’approfondir. Car je m’y suis trouvé mêlé plus étroitement qu’aucun autre profane, et j’en ai reçu des impressions qui peuvent encore me mener à des décisions radicales.

C’est moi qui, affolé, me suis enfui d’Innsmouth à l’aube du 16 juillet 1927, et dont les appels épouvantés ont entraîné l’enquête et l’action du gouvernement telles qu’on les a rapportées. J’ai préféré garder le silence tant que l’affaire était incertaine et de fraîche date ; mais maintenant, c’est une vieille histoire qui ne suscite plus la curiosité ni l’intérêt du public, et j’éprouve un étrange désir de dire tout bas les effroyables heures que j’ai passées dans ce lieu malfamé et malchanceux, havre de mort et de monstruosités impies. Le seul fait de raconter m’aide à reprendre confiance en mes propres facultés, en prouvant que je n’ai pas été simplement la première victime d’une hallucination contagieuse et cauchemardesque. Il m’aide aussi à me décider pour le pas terrible que je vais avoir à franchir.

Je n’avais jamais entendu parler d’Innsmouth avant la veille du jour où je la vis pour la première et – jusqu’ici – dernière fois. Je fêtais ma majorité en parcourant la Nouvelle-Angleterre – en touriste, amateur d’antiquités et de généalogie – et j’avais projeté d’aller directement du vieux Newburyport jusqu’à Arkham, d’où venait la famille de ma mère. N’ayant pas de voiture, je voyageais par le train, le tramway et le car, en choisissant toujours le trajet le plus économique. À Newburyport, on me dit que pour Arkham il fallait prendre le train à vapeur ; ce fut seulement au guichet de la gare, où j’hésitais, trouvant le billet trop cher, que j’appris l’existence d’Innsmouth. L’employé, gros homme au visage rusé, dont le langage prouvait qu’il n’était pas du pays, sembla comprendre mes soucis d’économie et me suggéra une solution qu’aucun de mes informateurs ne m’avait proposée.

« Vous pourriez prendre le vieil autobus, je crois, dit-il avec une certaine hésitation, mais on ne l’aime pas beaucoup par ici. Il passe par Innsmouth – vous avez dû en entendre parler – et ça ne plaît pas aux gens. C’est un type d’Innsmouth qui conduit – Joe Sargent – mais j’ai l’impression qu’il ne doit jamais charger aucun client ni ici ni à Arkham. Je me demande comment il fait pour continuer. Les places doivent pas être chères, mais j’y vois jamais plus de deux ou trois personnes – et toujours des gens d’Innsmouth. Il quitte la grand-place – en face de la pharmacie Hammond – à dix heures du matin et à sept heures du soir, à moins qu’il ait changé dernièrement. Ça a l’air d’une terrible guimbarde – j’ai jamais été dedans. »

Ce fut donc la première fois que j’entendis parler de la sombre Innsmouth. Toute mention d’une agglomération ni portée sur les cartes ordinaires ni mentionnée dans les guides récents m’aurait intéressé, mais la manière bizarre dont l’employé y avait fait allusion éveilla une sorte de réelle curiosité. Une ville capable d’inspirer à ses voisins une telle répugnance devait au moins, me dis-je, sortir de l’ordinaire et mériter l’attention d’un touriste. Si elle était avant Arkham, je m’y arrêterais – je priai donc l’employé de m’en parler un peu. Il fut très circonspect, et aborda le sujet d’un air un peu condescendant.

« Innsmouth ? Ma foi, c’est une drôle de ville à l’embouchure du Manuxet. C’était presque une cité – en tout cas un grand port avant la guerre de 1812 – mais tout s’est détraqué dans les cent dernières années à peu près. Plus de chemin de fer – le B. & M.1 n’y passe jamais, et la ligne secondaire qui venait de Rowley a été abandonnée il y a des années.

« Il reste plus de maisons vides que de gens, je crois, et pour ainsi dire il n’y a plus de commerces sauf la pêche et les parcs à homards. Toutes les affaires se font surtout ici ou à Arkham ou Ipswich. Autrefois, ils avaient quelques fabriques, mais il ne reste rien aujourd’hui qu’un atelier d’affinage d’or qui fonctionne à très petit rendement.

« N’empêche que, dans le temps, c’était une grosse affaire, et le vieux Marsh, son propriétaire, doit être riche comme Crésus. Drôle de type, d’ailleurs, toujours bouclé chez lui. Il aurait attrapé sur le tard une maladie de peau ou une difformité qui l’empêcherait de se montrer. C’est le petit-fils du capitaine Obed Marsh, qui a fondé l’affaire. Sa mère devait être une espèce d’étrangère – on dit une insulaire des mers du Sud –, aussi ça a fait un boucan de tous les diables quand il a épousé une fille d’Ipswich voilà cinquante ans. On est toujours comme ça avec les gens d’Innsmouth, et ceux de par ici qui ont du sang d’Innsmouth essaient toujours de le cacher. Mais les enfants et les petits-enfants de Marsh, pour ce que j’en ai vu, m’ont l’air tout à fait comme tout le monde. Je me les suis fait montrer ici – bien que, maintenant que j’y pense, on n’ait pas vu les aînés ces derniers temps. Le vieux, je l’ai jamais vu.

« Et pourquoi tout le monde en veut comme ça à Innsmouth ? Ma foi, jeune homme, il ne faut pas attacher trop d’importance à ce que disent les gens du pays. Ils sont difficiles à mettre en train, mais quand ils ont démarré, ça n’en finit plus. Ils n’ont fait que raconter des histoires sur Innsmouth – ou plutôt chuchoter – pendant les cent dernières années, je pense, et j’en conclus qu’ils ont peur, surtout. Certaines de ces fables vous feraient rire – comme celle du vieux capitaine Marsh qui aurait conclu un pacte avec le diable et aurait fait venir des diablotins de l’enfer pour les installer à Innsmouth, ou ces espèces de cultes sataniques et de terribles sacrifices dans un endroit près des quais qu’on aurait découvert autour de 1845 – mais je viens de Panton, dans le Vermont, et tout ça ne prend pas avec moi.

« Pourtant, je voudrais que vous entendiez ces vieux à propos du récif noir, un peu à distance de la côte – le Récif du Diable, ils l’appellent. Il est bien au-dessus de l’eau la plupart du temps, et jamais loin sous la surface, mais on peut pas dire que c’est une île. Ils racontent qu’on y voit quelquefois toute une légion de diables – vautrés dessus, ou qui ne font qu’entrer et sortir de cavernes près du sommet. C’est une masse inégale et déchiquetée, à un bon mille du rivage, et vers la fin des années de navigation active, les marins faisaient de grands détours pour l’éviter.

« Je veux dire, les marins qui n’étaient pas d’Innsmouth. Une des choses qu’on reprochait au vieux capitaine Marsh, c’était censément d’y aborder de nuit, parfois, quand la marée le permettait. Il le faisait peut-être, car la nature du rocher est sans doute intéressante, et il est possible aussi qu’il ait cherché un butin de pirates, et même qu’il l’ait trouvé ; mais on prétendait qu’il allait y retrouver des démons. En fait, je crois bien que c’est vraiment le capitaine qui a donné au récif sa mauvaise réputation.

« C’était avant la grande épidémie de 1846, qui a emporté plus de la moitié des gens d’Innsmouth. On n’a jamais su exactement de quoi il retournait ; ça devait être une maladie étrangère rapportée de Chine ou d’ailleurs par les bateaux. En tout cas ça a fait du vilain : il y a eu des émeutes et toutes sortes d’horreurs dont la ville, je crois, n’a jamais été délivrée et elle ne s’en est pas remise. Il ne doit pas y vivre aujourd’hui plus de trois cents ou quatre cents habitants.

« Mais la vraie raison de l’attitude des gens d’ici, c’est simplement un préjugé racial – et je ne peux pas dire que je leur en fasse reproche. Moi-même j’ai horreur de ceux d’Innsmouth et je ne voudrais pas aller chez eux. Vous devez savoir – bien que je voie à votre accent que vous êtes de l’Ouest – que beaucoup de nos bateaux de Nouvelle-Angleterre avaient souvent affaire avec de drôles de ports en Afrique, en Asie, dans les mers du Sud et un peu partout, et qu’ils en ramenaient quelquefois de drôles d’individus. Vous avez sans doute entendu parler du gars de Salem qui est rentré chez lui avec une femme chinoise, et vous savez peut-être qu’il y a encore un tas d’indigènes des îles Fidji dans les parages de Cape Cod.

« Eh bien, il doit y avoir une histoire de ce genre dans le cas des gens d’Innsmouth. La ville a toujours été profondément coupée du reste du pays par les cours d’eau et les marécages, si bien qu’on connaît mal les tenants et les aboutissants de l’affaire ; mais il est plus que probable que le capitaine Marsh a ramené des spécimens bizarres quand il avait trois bateaux en service dans les années 1820 et 1830. Il y a sûrement encore aujourd’hui quelque chose de spécial dans le physique des habitants d’Innsmouth – je sais pas comment l’expliquer, mais ça vous met mal à l’aise. Vous le remarquerez un peu chez Sargent si vous prenez son bus. Certains ont la tête curieusement étroite, le nez plat, des yeux saillants et fixes qu’on ne voit jamais se fermer, et leur peau n’est pas normale. Elle est rêche et couverte de croûtes, toute ridée et plissée sur les côtés du cou. Ils deviennent chauves aussi, de très bonne heure. Les plus vieux sont les pires – en réalité, je ne crois pas en avoir jamais vu de vraiment vieux dans ce genre-là. Ils doivent mourir de saisissement en se voyant dans la glace ! Les animaux les détestent – ils avaient beaucoup d’ennuis avec les chevaux avant l’arrivée des automobiles.

« Personne par ici, ni à Arkham ou Ipswich, ne veut avoir de rapports avec eux, et ils se montrent eux-mêmes distants quand ils viennent en ville ou si quelqu’un essaie de pêcher dans leurs eaux. C’est curieux qu’il y ait toujours des tas de poissons au large d’Innsmouth quand il n’y en a nulle part ailleurs – mais essayez un peu d’aller en pêcher et vous verrez comment on vous fera déguerpir ! Ces gens-là venaient habituellement ici par le train – en allant à pied le prendre à Rowley quand la voie de raccordement a été abandonnée – mais à présent, ils prennent cet autobus.

« Oui, il y a un hôtel à Innsmouth – on l’appelle la Maison Gilman –, je crois qu’il n’est pas bien fameux et je ne vous conseille pas de l’essayer. Vaut mieux rester ici et prendre le bus de dix heures demain matin ; ensuite vous aurez un autobus pour Arkham à huit heures du soir. Il y a deux ans, un inspecteur du travail a couché au Gilman, et il a eu beaucoup à s’en plaindre. Ils ont de drôles de clients, on dirait : il a entendu dans d’autres chambres – bien que la plupart aient été vides – des voix qui lui ont donné la chair de poule. C’était une langue étrangère, à son avis, mais le pire c’était une certaine voix qui parlait de temps à autre. Elle avait un son tellement anormal – comme un clapotement – qu’il a pas osé se déshabiller ni se coucher. Il a veillé jusqu’au matin et il a filé à la première heure. La conversation avait duré presque toute la nuit.

« Ce gars-là – il s’appelait Casey – en avait long à dire sur la méfiance des gens d’Innsmouth qui le surveillaient et avaient un peu l’air de monter la garde. L’entreprise de Marsh lui avait paru bizarre : elle était installée dans un vieux moulin sur les dernières chutes du Manuxet. Ce qu’il disait concordait avec ce que j’avais entendu raconter. Des livres mal tenus, pas de comptes précis pour aucune des différentes transactions. Voyez-vous, on s’est toujours demandé d’où les Marsh tiraient l’or qu’ils apportaient. Ils ont jamais eu l’air d’acheter beaucoup de ct’article-là, et pourtant, voilà bien des années, ils envoyaient par bateaux des quantités de lingots.

« On a beaucoup parlé d’une curieuse espèce de bijoux étrangers que les marins et les ouvriers de l’affinage auraient quelquefois vendus en douce, ou qu’on aurait vus une ou deux fois portés par les femmes chez les Marsh. On supposait que le vieux capitaine Obed avait pu les échanger dans un de ces ports de païens, surtout qu’il commandait toujours des quantités de perles de verre et de babioles comme en emportent les marins pour commercer avec les indigènes. D’autres pensaient, et pensent encore, qu’il avait trouvé une vieille cache de pirate sur le Récif du Diable. Mais il y a quelque chose d’extraordinaire. Le vieux capitaine est mort depuis soixante ans, et aucun bateau de tonnage moyen n’est sorti du port depuis la guerre civile ; or les Marsh continuent comme autrefois à acheter de cette pacotille pour les indigènes – surtout des babioles en verre et en caoutchouc, paraît-il. À croire que les gens d’Innsmouth les trouvent à leur goût eux-mêmes – Dieu sait qu’ils sont tombés aussi bas que les cannibales des mers du Sud et les sauvages de Guinée.

« L’épidémie de 46 a dû emporter les meilleures familles de la ville. En tout cas, il reste maintenant que des gens douteux, et les Marsh comme les autres richards ne valent pas mieux. Comme je vous l’ai dit, il n’y a sûrement pas plus de quatre cents habitants dans toute la ville malgré la quantité de rues qu’ils ont, il paraît. Ils m’ont l’air d’être ce qu’on appelle « les sales Blancs » dans les États du Sud : rusés, sans foi ni loi et agissant en dessous. Ils pèchent beaucoup de poissons et de homards qu’ils exportent par camion. Incroyable comme le poisson grouille chez eux et nulle part ailleurs.

« Personne ne peut jamais surveiller ces gens-là, et les fonctionnaires de l’école publique ou du recensement en voient de dures. Vous vous doutez que les étrangers trop curieux sont mal reçus là-bas. Personnellement, j’ai entendu dire que plus d’un homme d’affaires ou d’un représentant du gouvernement y avaient disparu, et il est question aussi de quelqu’un qui serait devenu fou et se trouverait à présent à l’asile de Denver. Il a dû en avoir une peur bleue.

« C’est pour ça que j’irais pas de nuit, si j’étais vous. Je n’y suis jamais allé et je n’en ai pas envie, mais je pense que vous ne risquez rien en y faisant un tour dans la journée – même si les gens de par ici vous le déconseillent. Si vous venez seulement en touriste pour voir des choses d’autrefois, Innsmouth devrait être un endroit idéal pour vous. »

Je passai donc une partie de la soirée à la bibliothèque municipale de Newburyport à la recherche des documents sur Innsmouth. Quand j’avais essayé d’interroger les habitants dans les boutiques, au restaurant, dans les garages et chez les pompiers, je les avais trouvés encore plus difficiles à mettre en train que ne l’avait prédit l’employé de la gare et je compris que je n’aurais pas le temps de vaincre leurs premières réticences instinctives. Ils avaient une sorte d’obscure méfiance, comme si quiconque s’intéressait trop à Innsmouth leur était un peu suspect. À l’YMCA2, où je logeais, on me déconseilla absolument de me rendre dans un lieu aussi sinistre et décadent ; les gens à la bibliothèque exprimèrent la même opinion. Manifestement, aux yeux des personnes cultivées, Innsmouth n’était qu’un cas extrême de dégénérescence urbaine.

Parmi les ouvrages de la bibliothèque, les chroniques du comté d’Essex m’apprirent peu de chose, si ce n’est que la ville fut fondée en 1643, célèbre avant la révolution pour la construction navale, centre d’une grande prospérité maritime au début du XIXe siècle, et plus tard d’une industrie mineure utilisant le Manuxet comme force motrice. L’épidémie et les émeutes de 1846 étaient à peine évoquées, comme si elles avaient été une honte pour le comté.

On parlait peu du déclin, mais les textes plus récents étaient significatifs. Après la guerre civile, toute la vie industrielle se résumait à la compagnie d’affinage Marsh, et la vente des lingots d’or restait le seul vestige d’activité commerciale en dehors de la sempiternelle pêche en mer. Celle-ci rapportait de moins en moins à mesure que le prix de la marchandise baissait, et que des sociétés à grande échelle faisaient des offres concurrentes, mais le poisson ne manquait jamais au large du port d’Innsmouth. Les étrangers s’y installaient rarement, et des faits passés sous silence prouvaient que plusieurs Polonais et Portugais, s’y étant risqués, avaient été écartés par les mesures les plus radicales.

Le plus intéressant était une référence indirecte aux bijoux étranges qu’on associait vaguement à Innsmouth. Ils avaient dû laisser une forte impression dans tout le pays car on en signalait des spécimens au musée de l’université de Miskatonic, à Arkham, dans la salle d’exposition de la Société historique de Newburyport. Les descriptions fragmentaires de ces objets, pourtant plates et banales, me suggérèrent la continuité d’une étrangeté sous-jacente. Ce qu’ils avaient pour moi d’insolite et de provocant m’obséda au point que, malgré l’heure assez tardive, je résolus d’aller voir, si c’était encore possible, l’échantillon local – un bijou de grande taille aux proportions singulières, qui représentait de toute évidence une tiare.

Le bibliothécaire me remit un mot d’introduction pour la conservatrice de la Société, une certaine miss Anna Tilton, qui habitait tout près, et, après une brève explication, cette vénérable dame eut la bonté de me faire entrer dans le bâtiment, déjà fermé bien qu’il ne fût pas une heure indue. La collection était vraiment remarquable, mais en l’occurrence je n’avais d’yeux que pour le bizarre objet qui étincelait dans une vitrine d’angle sous la lumière électrique.

Il n’était pas nécessaire d’être particulièrement sensible à la beauté pour rester comme moi littéralement suffoqué devant la splendeur singulière, surnaturelle, de l’œuvre riche, déroutante, fantastique qui reposait là, sur un coussin de velours violet. Aujourd’hui encore, je suis presque incapable de décrire ce que j’ai vu, bien qu’il s’agît nettement d’une sorte de tiare, ainsi que je l’avais lu. Elle était haute sur le devant, très large et d’un contour curieusement irrégulier, tel qu’on l’aurait conçu pour une tête monstrueusement elliptique. L’or semblait y dominer, mais un mystérieux éclat plus lumineux suggérait quelque étrange alliage avec un autre métal magnifique, difficile à identifier. Elle était en parfait état, et l’on aurait passé des heures à étudier les dessins saisissants et d’une originalité déroutante – les uns simplement géométriques, d’autres nettement marins –, ciselés ou modelés en relief sur sa surface avec un art d’une habileté et d’une grâce incroyables.

Plus je la regardais, plus elle me fascinait ; et je percevais dans cet attrait un élément troublant, impossible à définir et à expliquer. J’attribuai d’abord mon malaise au caractère d’outre-monde de cet art étrange. Toutes les autres œuvres que j’avais vues jusqu’alors appartenaient à un courant connu, racial ou national, à moins qu’elles ne soient un défi résolument moderniste à toutes les traditions. Cette tiare n’était ni l’un ni l’autre. Elle relevait évidemment d’une technique accomplie, d’une maturité et d’une perfection infinies, mais radicalement différente de toutes celles – orientales ou occidentales, anciennes ou modernes – que je connaissais de vue ou de réputation. On eût dit que c’était l’œuvre d’une autre planète.

Pourtant je compris bientôt que mon trouble avait une autre origine, peut-être aussi puissante que la première, dans les allusions picturales et mathématiques de ces singuliers dessins. Les formes évoquaient toutes de lointains secrets, d’inconcevables abîmes dans l’espace et le temps, et la nature invariablement aquatique des reliefs devenait presque sinistre. Ils représentaient entre autres des monstres fabuleux d’un grotesque et d’une malignité répugnants – mi-poissons, mi batraciens – que je ne pouvais dissocier d’une obsédante et pénible impression de pseudo-souvenir, comme s’ils faisaient surgir je ne sais quelle image des cellules et des tissus enfouis dont les fonctions de mémorisation sont entièrement primitives et effroyablement ancestrales. Il me semblait parfois que chaque trait de ces maudits poissons-grenouilles répandait l’extrême quintessence d’un mal inconnu qui n’avait rien d’humain.

La courte et banale histoire de la tiare telle que me la raconta miss Tilton faisait un singulier contraste avec son aspect. Elle avait été mise en gage pour une somme ridicule dans une boutique de State Street en 1873, par un ivrogne d’Innsmouth, tué peu après dans une bagarre. La Société l’avait achetée au prêteur sur gages, et lui avait aussitôt donné un cadre digne de sa qualité. On indiquait qu’elle venait probablement d’Indochine ou des Indes orientales, mais cette attribution était franchement provisoire.

Miss Tilton, ayant envisagé toutes les hypothèses concernant son origine et sa présence en Nouvelle-Angleterre, inclinait à croire qu’elle faisait partie du trésor exotique d’un pirate découvert par le vieux capitaine Obed Marsh. Opinion que ne démentirent pas les offres de rachat à un prix élevé que les Marsh firent avec insistance aussitôt qu’ils la surent au musée, et qu’ils avaient répétées jusqu’à ce jour malgré l’invariable refus de la Société.

En me raccompagnant à la porte, la bonne dame me fit comprendre que la théorie du pirate qui aurait fait la fortune des Marsh était très répandue parmi les gens intelligents de la région. Sa propre attitude à l’égard de la ténébreuse Innsmouth – qu’elle n’avait jamais vue – était le dégoût d’une communauté qui glissait au niveau le plus bas de l’échelle culturelle, et elle m’assura que les rumeurs de culte satanique étaient en partie justifiées par l’existence d’une religion secrète singulière qui s’y était développée au point d’anéantir toutes les Églises orthodoxes.

On l’appelait, disait-elle, l’« Ordre ésotérique de Dagon », et il s’agissait sans aucun doute de croyances dégradées, à moitié païennes, importées d’Orient un siècle plus tôt, à l’époque où les pêcheries d’Innsmouth semblaient péricliter. Il était tout naturel qu’elles s’implantent chez des gens à l’esprit simple à la suite du retour soudain et permanent d’inépuisables bancs de poissons, et l’Ordre avait bientôt pris sur la ville une influence prépondérante, détrônant la franc-maçonnerie et installant son quartier général dans le vieux Masonic Hall, sur New Church Green3.

Tout cela constituait, pour la pieuse miss Tilton, une excellente raison d’éviter la vieille ville en ruine et dépeuplée ; pour moi, ce fut un stimulant supplémentaire. À ce que j’espérais de l’architecture et de l’histoire s’ajoutait maintenant un zèle ardent pour l’anthropologie, et je pus à peine fermer l’œil avant la fin de la nuit dans ma petite chambre à L’Union.

1 B & M. : la ligne Boston et Maine. (N.d.T.)

2 Young Men’s Christian Association : Union chrétienne des jeunes gens. (N.d.T.)

3 Green : espace vert communautaire dans une agglomération, en général près de l’église. (N.d.T.)

Le Cauchemar d'Innsmouth

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