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LE BOURSIER DU ROI

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Lorsqu'en 1768 Louis XV eut réuni la Corse au royaume, comment se fût-il douté que le fondateur d'une quatrième dynastie naîtrait, l'année suivante, dans sa nouvelle acquisition? Mais si l'annexion n'avait pas eu lieu? Nombreux, en France, étaient ceux qui n'en voulaient pas, l'estimant inutile et encombrante. Que leur avis prévalût, et l'île tombait aux mains des Anglais. Ou bien encore, on aurait vu, avec Paoli, une Corse indépendante. Et quel eût été le sort de Napoléon?

Une vie obscure, au milieu des rivalités de clans, avec quelques oliviers, quelques pieds de vigne pour tout bien. Peut-être des fonctions médiocres et honorables, à l'exemple du grand-père Ramolino, inspecteur des ponts et chaussées pour le compte de la République génoise. Les Anglais? Il n'est même pas sûr qu'ils eussent donné un uniforme au jeune indigène. Quant à mettre son épée au service d'un pays étranger, encore lui eût-il fallu une éducation militaire. Où Napoléon l'aurait-il reçue? Sans la France, son génie ne se fût pas révélé. L'annexion a été son premier bonheur, car la Corse se trouvait unie à une nation assez libérale, confiante et généreuse pour ouvrir ses meilleures écoles à des Français tout nouveaux. Et puis, ce pays serait bouleversé à la date où le jeune Ajaccien aurait vingt ans. Et ce vaste désordre ouvrirait des chances de fortune inouïes aux individus bien doués.

L'homme extraordinaire savait, non seulement ce que son destin avait eu de prodigieux, mais le concours d'événements qu'il avait fallu pour l'élever à l'Empire et le rendre neveu du roi dont, lieutenant obscur, il avait vu la chute à la journée du 10 août. «Quel roman, pourtant, que ma vie!» s'écriait-il au moment de l'épilogue. Une autre fois, à Sainte-Hélène, il disait qu'il s'écoulerait mille ans avant que les circonstances qui s'étaient accumulées sur sa tête vinssent en chercher un autre dans la foule pour le porter aussi haut.

Ses commencements, il ne les avait pas oubliés. La noblesse de sa famille ne lui en imposait pas, bien qu'elle fût assez authentique et qu'il dût en tirer plus tard une certaine vanité pour se défendre d'être un parvenu. Voyons. Charles-Marie Bonaparte, son père, vaguement homme de loi, est un pauvre gentilhomme chargé d'enfants. Napoléon sera le petit Poucet de cette famille nombreuse. On vit chichement à Ajaccio de quelques terres et d'espoirs dans une plantation de mûriers. On compte sur les cadeaux et sur l'héritage de l'oncle Lucien, l'archidiacre, qui a des économies. En 1776, Charles Bonaparte se fait délivrer un certificat d'indigence attestant qu'il n'a pas les moyens d'instruire ses fils. Pour son avant-dernier voyage sur le continent, il empruntera au gouverneur Beaumanoir vingt-cinq louis qui ne seront remboursés que par le premier Consul. Voilà d'où l'on est parti.

Napoléon souriait des généalogistes flatteurs d'après lesquels ses aïeux avaient été souverains à Trévise et à Bologne. Mais il se rattachait à des Bonaparte ou Buonaparte, plus riches d'armoiries que d'écus, connus depuis longtemps en Toscane, et chez qui, en général, le goût des lettres était marqué. L'un d'eux, au commencement du XVIe siècle, sans doute chassé par les discordes de Florence, était venu s'établir à Ajaccio. Les Bonaparte furent notaires, greffiers, autant que ces termes s'appliquent aux professions qu'ils exerçaient. En tout cas, c'étaient des métiers d'écriture. Ils y acquirent de la considération, peu de fortune. Ni manants, ni bourgeois, ni seigneurs, ignorant ou à peu près la féodalité, les Corses se regardaient comme égaux entre eux, parce qu'ils l'étaient dans la médiocrité des richesses, et c'est la raison pour laquelle ils plaisaient tant à Jean-Jacques Rousseau. Avocat besogneux, chargé d'enfants, Charles Bonaparte ne fit valoir sa naissance qu'après l'annexion, lorsque la noblesse devint un moyen d'obtenir des faveurs. Ce qui est sûr, c'est que les relations entre la branche de la famille restée toscane et la branche devenue corse duraient encore à la fin du XVIIIe siècle.

Charles Bonaparte avait de la race. Physique avantageux, intelligence déliée, courage, art de plaire, c'était quelqu'un. A dix-huit ans, il avait épousé Letizia Ramolino, qui en avait à peu près quatorze. Belle, à peine instruite, femme forte et même un peu virile, elle était la Corse même, la Corse occidentale, si mêlée de Maures, de Grecs, de Phéniciens. Qui sait si, par elle, Napoléon ne tenait pas de Carthage plus que de Florence par son père et s'il n'avait pas quelques gouttes du même sang qu'Annibal? Et quoi de plus indéfinissable, de plus incertain que les transmissions héréditaires?

Letizia était fille d'un Corse qui servait la République de Gênes, qui en était fonctionnaire. Sa mère, devenue veuve, avait épousé en secondes noces un capitaine de la marine génoise nommé Fesch et originaire de Bâle, père du futur cardinal. La famille avait servi les conquérants gênois. Charles ne fera pas plus de difficulté à se rallier aux nouveaux occupants et à servir la France.

Plus tard, quand Letizia sera mère d'empereur, on se moquera de son avarice autant que de son baragouin. Elle avait la passion de «mettre de côté». Mais c'est qu'elle avait connu l'argent rare, la nichée élevée avec une servante, les chausses qu'on raccommode, la frugalité. La Corse n'est pas une terre d'abondance. Un de ses proverbes dit qu'on y mange comme on peut: «Tout ce qui ne tue pas engraisse.» Ce proverbe, Letizia devait le répéter souvent. N'avait-elle pas gardé l'habitude de se lever de table ayant encore faim? Si longtemps il avait fallu nourrir huit jeunes appétits: Joseph, Napoléon, Lucien, Élisa, Louis, Pauline, Caroline et Jérôme! Pourvue d'un million de rente, Madame Mère y pensera encore dans son palais de Paris quand elle dira si drôlement, pour s'excuser d'être regardante: «J'ai sept ou huit souverains qui me retomberont un jour sur les bras.»

Fils de parents jeunes et féconds, Napoléon naît le 16 août 1769, après Joseph, le quatrième en réalité, car deux enfants sont déjà morts en bas-âge. Et il naît dans les calculs et dans la politique après avoir été engendré dans les combats et l'aventure. Bien plus, le temps où sa mère le porte dans son sein est comme l'image de son histoire.

Charles Bonaparte avait lutté pour la liberté de la Corse. Avec Paoli, dont il était l'aide de camp à la victoire de Borgo, il avait combattu les Français. C'est dans le mois qui suivit cette glorieuse journée de l'indépendance que Napoléon fut conçu. Bientôt les troupes novices de Paoli durent céder aux soldats du comte de Vaux. En mai 1769, à Ponte Novo, ce fut la débâcle. Quoique grosse, Letizia avait suivi son mari. Pour échapper aux vainqueurs, farouchement, tout le monde, jusqu'aux femmes, s'était retiré sur le Mont Rotondo. Charles Bonaparte, qui avait lancé à la jeunesse corse, pour la levée en masse, une proclamation enflammée, eût voulu qu'on résistât encore. La cause était bien perdue. Paoli s'était embarqué, abandonnant l'île. Le comte de Vaux accordait aux réfugiés de la montagne l'oubli, le pardon et des sauf-conduits. On retourna à Ajaccio, où Letizia mit au monde un fils.

Plus tard, elle racontait que, pendant cette gestation dramatique, ces chevauchées nocturnes, ces alternatives de triomphe et de défaite, elle le sentait remuer en elle furieusement. Ainsi Napoléon a connu les hasards de la guerre, il est allé d'un Austerlitz à un Waterloo avant d'avoir vu le jour.

Cependant Charles Bonaparte avait réfléchi. La cause de la liberté corse était sans espoir. L'épopée du maquis n'était plus qu'un souvenir. La France offrait la réconciliation. Il fallait vivre, garder la maison d'Ajaccio, la pépinière, la vigne et les oliviers. Il se rallia.

Avec sincérité, car, désormais, les Bonaparte seront toujours du parti français, mais bien décidé à ne pas laisser son ralliement sans fruit. L'aide de camp de Paoli courtise le commandant en chef et M. de Marbeuf accueille avec plaisir les avances de ce notable indigène qui porte témoignage en faveur de son administration. Cependant, Charles, dont la famille ne cesse de croître, dont les ressources diminuent, doit se tirer d'affaire. Il devient un solliciteur infatigable, habile et heureux.

C'est ainsi, et grâce à la bienveillante protection de M. de Marbeuf, que Charles Bonaparte fut député de la noblesse aux nouveaux «Etats de Corse» et obtint des bourses pour ses enfants. Napoléon dut à Marbeuf d'entrer à Brienne. Autre bonheur de sa vie. Il ne l'ignorait pas et, plus tard, il a payé sa dette par toutes sortes de bienfaits à la veuve et aux enfants de son protecteur. Il ne regrettait plus la déroute de Ponte Novo qui l'avait rendu Français.

Mieux vaut convenir que l'enfance de Napoléon ne fut pas une suite de prodiges. C'était un petit garçon turbulent et volontaire qui aimait à jouer au soldat et qui avait de la facilité pour le calcul. Un petit Corse, comme les autres, à demi paysan, ardent à vivre et méditatif, grisé de son île capiteuse. Les récits du temps où l'on tenait le maquis, la politique locale et les querelles des factions d'Ajaccio, la part qu'y prenait son père, homme influent dans les deux villages voisins où il avait quelques propriétés, les soucis d'argent, la fameuse pépinière de mûriers, fertile surtout en déceptions, tout cela, tombant sur une imagination brûlante, n'est pas indifférent à une première formation, si l'on tient compte encore du trait peut-être le plus marqué de Napoléon, après le don inné du commandement: la mémoire, une mémoire presque infaillible, au service d'une intelligence qui mettait tout à profit.

C'était pourtant un enfant très sauvage, auprès des petits Français dont il serait bientôt le compagnon. A neuf ans, il ne parlait guère que son dialecte corse, c'était un étranger lorsqu'il fut conduit sur le continent. Charles Bonaparte était arrivé à ses fins. Grâce à M. de Marbeuf, les bourses étaient accordées. Napoléon devait être officier, Joseph prêtre. On s'embarqua le 15 décembre 1778. Sur la route de Versailles, où il se rendait comme député de la noblesse de l'île auprès du roi, le père les laissa tous deux au collège d'Autun.

La France faisait très bien les choses. Elle se chargeait d'élever gratuitement, avec les enfants des gentilshommes pauvres, ceux de l'ancien aide de camp de l'insurgé Paoli, et plus tard, à son tour, Élisa sera demoiselle de Saint-Cyr. Ainsi, entre neuf et dix-sept ans, le jeune Napoléon perdra le contact avec son île natale, où il ne retournera qu'en septembre 1786. «Elève du roi», il recevra, dans un milieu français, une éducation française, avec des jeunes gens de bonne condition venus de toutes les provinces du royaume. Il sera élevé dans des établissements officiels tenus, le premier par des religieux, le second par des militaires, c'est-à-dire qu'il y connaîtra les traditions de l'ancienne France.

Mais il n'est maison si bien gardée où n'entre l'air du temps et, à Brienne comme à l'École militaire de Paris, Napoléon respirera celui du XVIIIe siècle. Les Pères Minimes eux-mêmes n'en étaient-ils pas pénétrés à leur insu? Ils ne feront pas de leur élève un catholique très pratiquant, et leur religion devait être assez mondaine. D'un homme qui n'avait pas fait sa première communion, l'empereur dira: «Il manquait quelque chose à son éducation.» Sa première communion, il l'avait faite comme un enfant bien élevé. Et il gardera une prédilection pour le catholicisme. Mais les manifestations de la foi l'étonneront toujours et lui arracheront cette remarque: «Je croyais les hommes réellement plus avancés.» Bref, les Pères lui auront laissé de quoi penser au Concordat sans beaucoup plus. On s'étonne moins de la tiédeur de leur élève quand on voit le P. Patrault détourner Pichegru, jeune répétiteur de mathématiques à Brienne, de prendre la robe en lui disant que la profession n'était plus du siècle. Plutôt qu'un prêtre à l'Église, le P. Patrault préparait un soldat à la Révolution, un vainqueur à la Hollande et un conspirateur contre le premier Consul. Lorsqu'on trouva Pichegru étranglé dans sa prison, Bonaparte se souvenait encore du maître de quartier qui lui avait enseigné les quatre règles de l'arithmétique et qui eût sans doute mieux fini s'il avait rencontré des religieux moins dépourvus de l'esprit de prosélytisme.

L'insulaire, transplanté, dépaysé, absorbera donc malgré lui toutes les idées françaises, en même temps qu'il réagira contre elles. Ainsi, dans la nature «volcanique» que discernait un de ses professeurs (celui qui définissait déjà son style «du granit chauffé au volcan»), se prépare un mélange puissant qui rend compte de l'avenir, un mélange qui d'ailleurs ne s'est pas répété, puisque, sur la molle nature de son frère Joseph, les mêmes circonstances n'ont rien produit.

Charles Bonaparte laissait ses fils au collège d'Autun, Joseph, pour y faire ses humanités, l'autre pour y apprendre le français. Après moins de quatre mois, Napoléon était capable d'entrer à l'École royale militaire de Brienne. On dit qu'en se séparant de Joseph tout en pleurs, il ne versa qu'une larme. Encore s'efforçait-il de la dissimuler. Un de ses maîtres, l'abbé Simon, dit que cette larme solitaire trahissait plus de douleur qu'un chagrin bruyant. L'abbé Simon était perspicace. Cet enfant capable de se contenir annonçait un caractère et une volonté.

A Brienne, Napoléon reçut, «aux frais du roi», une éducation très soignée, une instruction sérieuse. Le ministre de la Guerre, Saint-Germain, celui qui admirait tant Frédéric II et qui voulait réformer l'armée française sur le modèle prussien, avait lui-même tracé le programme. Il s'agissait de préparer des officiers instruits, capables de se montrer dans le monde et, à tous les égards, de faire honneur à l'uniforme. Aux religieux qui dirigeaient l'établissement, étaient joints des professeurs civils, et, pour les mathématiques, des répétiteurs. On faisait un peu de latin. On apprenait l'allemand, langue regardée comme indispensable aux militaires, et dans laquelle Napoléon ne fut jamais plus fort que dans celle de Cicéron. Les arts d'agrément, la musique, la danse, n'étaient pas négligés. En somme, un enseignement assez complet et qui, s'il avait des faiblesses, n'en avait pas plus que les systèmes qu'on a inventés depuis et qui n'en diffèrent pas beaucoup.

Ce qui est important, c'est que, cet enseignement destiné à former des officiers français, Napoléon l'ait reçu dès sa dixième année avec d'autres enfants, bretons, lorrains, provençaux, dont les parents avaient, comme les siens, prouvé leurs quartiers de noblesse. Des impressions ineffaçables devaient en rester chez lui et le rendre apte, avant tout, à comprendre la France et à savoir lui parler. «Je suis plus champenois que corse, car, dès l'âge de neuf ans, j'ai été élevé à Brienne», disait-il à Gourgaud lorsqu'à Sainte-Hélène il méditait son passé. Sans nier l'influence de l'hérédité, on peut dire que l'éducation la corrige ou l'oriente. Expliquer tout Napoléon par ses origines italiennes, comme Taine, après Stendhal, l'a tenté, est trop simple. Ou plutôt ces sortes d'explications ne suffisent pas. Quelle apparence y a-t-il qu'à l'aube du XIXe siècle un condottiere du Quattrocento, un Castruccio Castracani eût conquis le cœur du peuple français? Car la «magie du nom de Napoléon» est un des phénomènes les plus étonnants de son histoire, et l'on n'a jamais vu les Français se donner à un homme qui, au moins par quelque côté, ne fût pas de leur pays.

Il est vrai que l'enfant Bonaparte, à Brienne, se montra fougueusement corse, et républicain. Paoli, qu'il égalait aux grands hommes de Plutarque, était son héros. Comment l'écolier se rendrait-il compte de la souple politique que son père a déployée pour que ses enfants soient boursiers du roi? Jeté dans un milieu inconnu, il est solitaire, victime de l'âge sans pitié qui se moque de son nom, de son accent, de sa bizarrerie, qui l'appelle «la paille au nez», non pas seulement parce qu'il prononce «Napollioné», mais par un double calembour qui lui applique le sobriquet des rêveurs extravagants, des visionnaires ridicules. Alors ce garçonnet orgueilleux se raidit. On lui jette au visage qu'il est corse. Il s'affirme corse. Et puis, quelles que fussent sa fierté et son énergie, on ne pouvait en demander trop à ses neuf ans. Quiconque a connu les rigueurs de l'internat comprendra combien il a dû souffrir. Loin de sa famille, arraché à son pays, c'était un exilé. Le climat même lui était hostile. A elle seule, la privation de soleil et de lumière est cruelle aux méridionaux. Si le collège est l'école de la vie, les années de Brienne auront été dures à Napoléon.

On a de lui, dans un de ses écrits de jeunesse, quelques lignes touchantes inspirées par le passage du poème, alors fameux, des Jardins, où un Tahitien retrouve avec des transports de joie un arbre de sa terre natale. Napoléon se reconnaissait dans cet humble sauvage. Il se réfugiait dans la vision de son île où l'oranger embaume le printemps. Et il se sentait encore plus corse qu'il ne l'eût été à Ajaccio. Quand il disait à son camarade Bourrienne, plus tard son secrétaire: «Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai», c'était un mot d'enfant irrité des brimades. Il est certain qu'il a pris à Brienne un amour passionné de son île, amour qui lui a, du reste, passé assez tôt. Mais, au fond, il n'avait pas gardé du collège un si mauvais souvenir. Sinon, pourquoi eût-il, plus tard, comblé ses anciens maîtres et ses anciens camarades, jusqu'au portier qui fut engagé à la Malmaison? Sa mémoire exacte n'avait oublié personne. Il n'avait pourtant de rancune pour personne. Et, comme tout le monde, il avait fini par penser que les années de collège étaient encore le bon temps. En 1805, empereur, traversant Brienne, il s'arrêtera dans la vieille maison, évoquant le passé. Il y reviendra en 1814, pour se battre, un peu avant la fin...

Comme les autres aussi il avait eu, pendant ses classes, des heures d'amusement et des affections. Il n'était peut-être pas l'ami de Bourrienne autant que celui-ci l'a prétendu. Mais enfin, ayant besoin d'un secrétaire, le premier Consul choisira Bourrienne, qu'il a connu au collège. Et il avait d'autres camaraderies. La malveillance qu'il avait d'abord rencontrée avait fondu. Le petit Corse renfermé avait passé pour bizarre et hargneux. Ensuite, il fut estimé pour son caractère. Il le fut des élèves comme des maîtres. L'école l'acclama, l'hiver où il dirigea selon les règles de l'art de la guerre une bataille, restée célèbre, à coups de boules de neige. Il eut même le plaisir de voir ses bastions et ses remparts admirés des habitants de Brienne. Il n'avait pourtant suivi, comme les autres, qu'un cours de fortification élémentaire. Mais tout lui profitait.

Tout ce qu'il ne rejetait pas. Car il n'était pas «fort en thème». Comme la plupart des collégiens qui ont marqué plus tard dans la vie, il s'affranchissait volontiers du programme. Il apprenait pour lui-même, non pour l'examen. Rebelle au latin et à la grammaire, qui lui semblaient inutiles, il lisait avidement pendant ses heures de liberté, avec une préférence pour la géographie et pour l'histoire. On peut dire que sa jeunesse a été une longue lecture. Il en avait gardé une abondance extraordinaire de notions et d'idées. Son imagination s'était enrichie. Son esprit s'était ouvert à mille choses. Il y avait pris aussi des facultés d'expression. Tout cela se retrouvera. Et nous verrons que, jusqu'au delà de sa vingtième année, il aura été un homme de lettres au moins autant qu'un militaire.

Il y avait cinq ans que Napoléon était à Brienne sans avoir revu les siens, lorsque son père le fit appeler au parloir. Charles Bonaparte, qui conduisait Élisa à Saint-Cyr, avait toujours des soucis d'argent auxquels s'ajoutait maintenant celui de sa santé. Et puis, ses enfants grandissaient. Joseph ne montrait aucun goût pour l'état ecclésiastique et prétendait entrer dans l'armée, ce qui désolait sa famille. Napoléon lui-même s'en mêlait, se faisait écouter, jugeant son aîné, auquel il ne reconnaissait pas d'aptitudes pour le métier militaire. Ce caprice dérangeait en outre les calculs des parents qui comptaient sur les avantages attachés à la prêtrise, sur le «bénéfice» promis d'avance à Joseph, à qui était réservé le rôle d'oncle archidiacre, peut-être même évêque, providence des neveux futurs. Et, après Joseph, il fallait s'occuper de Lucien, pour qui le temps était venu d'entrer au collège, qu'on mettait à Brienne comme élève payant, le ministre lui ayant refusé une bourse parce qu'il était contraire au règlement que deux frères fussent boursiers à la fois. L'espoir du père, tourmenté par le pressentiment de sa fin prochaine, reposait sur Napoléon, dont il discernait l'énergie, l'intelligence, le bon sens précoce, l'autorité naissante. Le soutien de la famille, ce serait lui.

Cependant, quoique bon élève, Napoléon n'avait pas encore été désigné pour l'École de Paris. Il s'était même produit un contre-temps qui devait lui porter bonheur, car il y a, dans les destinées, de petits événements fortuits qui changent tout. L'inspecteur général des écoles militaires, le chevalier de Keralio, ayant remarqué l'élève Bonaparte, le destinait à la marine. Le jeune Corse aimait la mer. Et le métier de marin, à la mode depuis les succès de Suffren et de Grasse, le tentait. Imagine-t-on Napoléon capitaine de frégate, sur les bâtiments délabrés de la Révolution? Toute sa carrière était manquée. Mais sa mère, effrayée des dangers de la navigation, le détournait de ce projet. Et surtout il arriva que Keralio fut remplacé par Reynaud de Monts, qui, à l'examen de sortie, «ne jugea pas que Napoléon pût être placé dans la marine».

Il fallut attendre encore un an. Il n'est pas sûr que l'élève de Brienne ait eu une idée arrêtée sur l'arme à laquelle il se destinerait, lorsque Reynaud de Monts le désigna avec la mention «artilleur» pour passer au corps des cadets-gentilshommes à la grande Ecole Militaire de Paris. Ses bonnes notes en mathématiques lui avaient valu ce choix. Sa qualité de Corse ne lui avait pas nui. L'inspecteur ne s'était arrêté qu'aux aptitudes et au mérite.

Chaque génération croit que le monde a commencé avec elle, et pourtant, quand on se penche sur le passé, on voit que bien des choses ressemblaient à ce qu'elles sont aujourd'hui. Sous le règne de Louis XVI, l'artillerie était depuis plusieurs siècles l'arme savante. Ne l'était-elle pas avant l'invention de la poudre à canon? Les «cataphractes» formaient déjà un corps de combattants scientifiques chez les Romains.

A la veille de la Révolution, l'artillerie française, de l'avis général, était la meilleure de l'Europe. Sous la direction de Gribeauval, elle avait encore accompli des progrès. Napoléon aurait d'excellents maîtres pour apprendre le métier d'artilleur. Il ne faut pas oublier plus qu'il ne l'avait oublié lui-même qu'en somme il sortait de l'armée royale et qu'il lui devait ce qu'il savait. C'était le maréchal de Ségur, ministre de la Guerre, qui, le 22 octobre 1784, avait signé son brevet de cadet-gentilhomme. Seize ans plus tard, le premier Consul donnait une pension au vieux soldat de la monarchie, et, le recevant aux Tuileries, lui faisait rendre les honneurs par la garde consulaire. C'était comme un salut à la vieille armée.

De l'école où entrait le nouveau cadet-gentilhomme, on avait, sous Louis XV, voulu faire un établissement modèle. Les bâtiments eux-mêmes, dessinés par Gabriel, sont encore parmi les plus beaux de Paris. Tout y avait grand air, et Bonaparte, au sortir d'un collège de province qui l'avait peu changé de la simplicité corse, s'étonna de cette magnificence. On dit même qu'il trouvait la dépense excessive. Il est vrai qu'habitué de bonne heure à compter il restera toujours économe. Mais cette Ecole militaire où l'on faisait trop bien les choses lui donna peut-être pour la première fois l'impression que la France était un très grand pays.

Là il eut encore pour camarades des jeunes gens de bonne famille dont quelques-uns s'appelaient Montmorency-Laval, Fleury, Juigné, celui-ci neveu de cet archevêque de Paris qui, surpris par le prénom du cadet Bonaparte et lui disant qu'il ne trouvait pas de Napoléon inscrit au calendrier, s'entendait répondre: «Il n'y a que trois cent soixante-cinq jours dans l'année et tant de saints!». Pour la plupart, les jeunes gens qui étaient alors à l'École royale militaire de Paris émigreront. Beaucoup refuseront jusqu'à la fin de servir l'usurpateur qui pourtant leur ouvrait de nouveau la France et l'armée. Mais enfin, mieux encore qu'à Brienne, Bonaparte, à Paris, aura approché l'aristocratie française. Par contraste, et sur le moment, ces fréquentations avaient peut-être développé les sentiments républicains du pauvre cadet corse. Peut-être aussi lui en avaient-elles imposé à son insu. Peut-être lui donnèrent-elles l'idée de fonder une noblesse à son tour. Il avait une certaine fierté de s'être frotté dans sa jeunesse à des fils de ducs, et se comparant à Hoche, qui n'avait point passé par les écoles du roi, il ne se flattait pas seulement d'avoir eu sur ce rival, dont le souvenir l'irritait, la supériorité de l'instruction, mais encore «l'avantage d'une éducation distinguée».

A l'École militaire, il eut une amitié, le jeune des Mazis, qui pourtant émigrera, et un ennemi, Phélipeaux. Avec Phélipeaux, Vendéen, il échangeait des coups de pied sous la table, à l'étude. Il retrouvera Phélipeaux devant lui au siège de Saint-Jean-d'Acre. Pour le reste, son passage à l'École militaire ne marqua pas beaucoup. Ses maîtres lui reconnurent du feu, de l'intelligence, quelques-uns se vantèrent par la suite d'avoir discerné son génie. Sa réputation de brillant élève était si peu établie que le professeur d'allemand fut étonné d'apprendre que celui qu'il prenait pour une bête était excellent en mathématiques.

C'est pendant l'année de l'École militaire, en février 1785, que Charles Bonaparte mourut. Un cancer de l'estomac, ou, comme on disait alors, un squirre, qui emportera aussi le prisonnier de Sainte-Hélène. Charles Bonaparte n'avait pas encore trente-neuf ans. Il était venu à Montpellier pour consulter les médecins d'une Faculté renommée. Joseph et le séminariste Fesch étaient auprès de lui. Si l'on doit les croire, l'agonisant aurait prophétisé que Napoléon vaincrait l'Europe. En attendant, il comptait sur son second fils comme sur le véritable aîné pour diriger la famille en détresse, et sur la solde du futur officier pour épargner la misère à tout le petit monde que le père laissait derrière lui. Il avait fait de son mieux pour ses enfants. Pourvu seulement qu'ils eussent toujours de quoi manger!

Napoléon n'assista ni aux derniers moments, ni aux obsèques. Il écrivit à sa mère une lettre en fort beau style que les professeurs de l'École avaient revue, car on apprenait aux officiers du roi à s'exprimer noblement. Ce qui paraît à travers des lignes un peu emphatiques, c'est le sentiment, nouveau mais exaltant pour un jeune homme, d'une grande responsabilité. Et plus tard, il a rarement parlé de ce père qu'il avait si peu connu. Mais un jour, à Sainte-Hélène, repassant sa vie, et s'étonnant, comme chaque fois qu'il y pensait, de l'enchaînement extraordinaire des circonstances qui l'avaient composée, il disait que rien de tout cela ne fût arrivé si son père n'avait pas disparu avant la Révolution. En effet, Charles Bonaparte n'eût pas manqué d'être député de la noblesse de Corse aux Etats-Généraux. Il eût siégé avec son ordre. Tout au plus eût-il appartenu à la minorité de la noblesse libérale. Alors, à la Constituante, ses opinions l'eussent rapproché des modérés. Il eût suivi le sort des Lafayette et des Lameth, avec le choix entre la guillotine et l'émigration. Le fils, quelles que fussent ses opinions personnelles, eût été engagé, compromis par celles du père. L'empereur, rêvant à ces hasards dont toute vie dépend, ajoutait: «Et voilà ma carrière entièrement dérangée et perdue.»

Cependant la mort de son père le presse d'être reçu au concours. Il faut, le plus tôt possible, obtenir le titre et la solde d'officier. En septembre 1785, examiné par l'illustre Laplace, il est reçu le quarante-deuxième sur cinquante-huit. Beau succès si l'on pense qu'il n'a qu'un an de préparation et que, pour la plupart, ceux qui obtiennent un meilleur rang viennent de la savante école d'artillerie de Metz. D'emblée, il est reçu lieutenant sans avoir été d'abord élève-officier. Toutefois, malgré ses seize ans, il n'est même pas le plus jeune de sa promotion et son ennemi Phélipeaux le précède d'un rang. Enfin si c'est très bien, dans ces conditions-là, d'être le quarante-deuxième, il n'a été ni le premier, ni le second. Et l'illustre Laplace, qui sera un jour son ministre de l'intérieur, ne s'est pas récrié d'admiration devant Bonaparte au tableau noir.

«J'ai été officier à l'âge de seize ans quinze jours.» Consignée dans un memento de jeunesse qui porte pour titre Epoques de ma vie, cette mention atteste un juste contentement de lui-même. On serait fier, là-bas, à Ajaccio. Et puis l'avenir était assuré. Le jeune homme avait une situation, et, quoique maigre, une solde. Il était temps. La vigne de Milelli, les chèvres de Bocagnano, la plantation de mûriers, spéculation désastreuse, ne suffiraient pas à la subsistance de tant de frères et de sœurs. Un des garçons, au moins, était tiré d'affaire et Letizia se sentit soulagée.

Napoléon

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