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Du complaisant

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Pour faire une définition un peu exacte de cette affectation que quelques-uns ont de plaire à tout le monde, il faut dire que c'est une manière de vivre où l'on cherche beaucoup moins ce qui est vertueux et honnête que ce qui est agréable. Celui qui a cette passion, d'aussi loin qu'il aperçoit un homme dans la place, le salue en s'écriant: «Voilà ce qu'on appelle un homme de bien!», l'aborde, l'admire sur les moindres choses, le retient avec ses deux mains, de peur qu'il ne lui échappe; et après avoir fait quelques pas avec lui, il lui demande avec empressement quel jour on pourra le voir, et enfin ne s'en sépare qu'en lui donnant mille éloges. Si quelqu'un le choisit pour arbitre dans un procès, il ne doit pas attendre de lui qu'il lui soit plus favorable qu'à son adversaire: comme il veut plaire à tous deux, il les ménagera également. C'est dans cette vue que, pour se concilier tous les étrangers qui sont dans la ville, il leur dit quelquefois qu'il leur trouve plus de raison et d'équité que dans ses concitoyens. S'il est prié d'un repas, il demande en entrant à celui qui l'a convié où sont ses enfants; et dès qu'ils paraissent, il se récrie sur la ressemblance qu'ils ont avec leur père, et que deux figues ne se ressemblent pas mieux; il les fait approcher de lui, il les baise, et, les ayant fait asseoir à ses deux côtés, il badine avec eux: «À qui est, dit-il, la petite bouteille? À qui est la jolie cognée?» Il les prend ensuite sur lui, et les laisse dormir sur son estomac, quoiqu'il en soit incommodé. Celui enfin qui veut plaire se fait raser souvent, a un fort grand soin de ses dents, change tous les jours d'habits, et les quitte presque tout neufs; il ne sort point en public qu'il ne soit parfumé; on ne le voit guère dans les salles publiques qu'auprès des comptoirs des banquiers; et dans les écoles, qu'aux endroits seulement où s'exercent les jeunes gens; et au théâtre, les jours de spectacle, que dans les meilleures places et tout proche des préteurs. Ces gens encore n'achètent jamais rien pour eux; mais ils envoient à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des chiens de Sparte à Gyzique, et à Rhodes l'excellent miel du mont Hymette; et ils prennent soin que toute la ville soit informée qu'ils font ces emplettes. Leur maison est toujours remplie de mille choses curieuses qui font plaisir à voir, ou que l'on peut donner, comme des singes et des satyres, qu'ils savent nourrir, des pigeons de Sicile, des dés qu'ils font faire d'os de chèvre, des fioles pour des parfums, des cannes torses que l'on fait à Sparte, et des tapis de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à un jeu de paume, et une arène propre à s'exercer à la lutte; et s'ils se promènent par la ville et qu'ils rencontrent en leur chemin des philosophes, des sophistes, des escrimeurs ou des musiciens, ils leur offrent leur maison pour s'y exercer chacun dans son art indifféremment: ils se trouvent présents à ces exercices; et se mêlant avec ceux qui viennent là pour regarder: «À qui croyez-vous qu'appartienne une si belle maison et cette arène si commode? Vous voyez, ajoutent-ils en leur montrant quelque homme puissant de la ville, celui qui en est le maître et qui en peut disposer.»

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