Читать книгу Faust - Johann Wolfgang von Goethe - Страница 6

LA TRAGÉDIE
FAUST,
TRAGÉDIE

Оглавление

LA NUIT. UNE CHAMBRE GOTHIQUE, À VOUTES HAUTES ET ÉTROITES

FAUST assis devant un pupitre, l'air agité

FAUST

Eh bien donc, philosophie, jurisprudence, médecine… hélas! et toi aussi, théologie! je vous ai toutes apprises, toutes étudiées, avec des peines infinies; et, après tant et de si longues veilles, me voici, pauvre fou, aussi sage que devant. Je porte, il est vrai, le titre de Docteur, celui de Maître; et il y a bien dix ans, que je promène mes sots élèves à travers un labyrinthe inextricable… Et je m'aperçois, enfin, que nous ne pouvons rien connaître. Rien!.. J'en mourrai. Il n'est cependant pas au monde un seul homme, maître, docteur, clerc ou moine, qui en sache aussi long que moi: pas un doute ne m'arrête, pas un scrupule ne me travaille, je ne crains ni enfer ni diable… Mais aussi, la joie m'a fui sans retour: je suis loin de croire que je sache rien de bon; je suis loin de croire que je puisse rien enseigner aux hommes, pour améliorer leur condition misérable et les remettre dans le droit chemin. Je n'ai d'ailleurs ni biens, ni argent, ni honneurs, ni crédit dans le monde… Non, un chien ne voudrait pas de l'existence, à ce prix-là! Je ne vois plus maintenant qu'une chose à essayer, c'est de me jeter dans la magie. Il le faut. Ah! si la puissance de l'Esprit et de la Parole dessillait mes yeux, et leur dévoilait cet abîme où je brûle de descendre! Que je ne fusse plus esclave des mots, et contraint de dire à grand-peine ce que j'ignore; que je connusse tout ce que la nature cache dans ses entrailles, tout ce qu'il y a pour l'homme au centre de l'énergie du monde et à la source des semences éternelles!

Que n'accordes-tu donc un dernier regard à ma misère, lune, qui tant de fois éclairas mes veilles devant ce même pupitre! C'est au milieu d'un vain amas de livres et de papiers, mélancolique amie, que tu m'apparais alors. Que ne puis-je, hélas! gravir sur le sommet des montagnes! Là, j'irais, dans ta jeune lumière, me glisser autour des cavernes avec les Esprits. Que ne puis-je danser sur les prairies à tes pâles clartés, et, libre des tourments de la science, me baigner à loisir dans la rosée qui émane de ta sphère silencieuse!

Malheureux! je languis, encore enchaîné dans ma prison. Maudit sois-tu, réduit obscur, où la douce lumière du ciel elle-même n'arrive que triste et plombée, à travers ces vitrages peints; où, de quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que livres couverts de poudre et mangés des vers, que papiers amoncelés jusqu'au haut des voûtes, que boîtes, verres, instruments de mille sortes; tous vieux meubles pourris, que j'ai reçus de mes ancêtres… C'est là ton monde! On appelle cela un monde!

Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se resserre avec angoisse dans ta poitrine, pourquoi une douleur sourde glace tes membres et y enchaîne le mouvement de la vie? Tu le demandes; et, au lieu de la nature vivante, au sein de laquelle Dieu créa les hommes, tu n'as autour de toi que fumée et moisissure, squelettes d'animaux et ossements de morts!

Allons, fuis, lance-toi dans le libre espace! Ce volume mystérieux, que Nostradamus écrivit de sa propre main, n'est-il point un guide assez sûr? Avec son secours seulement, tu commenceras à pouvoir lire dans le cours des astres; ton âme, instruite par lui, sentira sa force renaître, et saura comment un Esprit parle à un autre Esprit… Mais c'est en vain qu'à l'aide d'un bon sens grossier, tu voudrais expliquer les signes sacrés… Esprits, qui nagez autour de moi répondez-moi, si vous m'entendez!

(Il ouvre le volume, et aperçoit le signe du Macrocosme5.)

Ah! comme, à cette vue, tous mes sens ont tressailli! Dans quelle extase céleste ai-je été plongé tout à coup! On dirait qu'un sang plus jeune et plus pur circule dans mes veines; mes nerfs sont agités de frémissements inconnus. Est-ce de la main d'un Dieu que furent tracés ces caractères, qui soulagent mes peines secrètes, qui inondent mon pauvre cœur de joie, et qui me dévoilent, d'une manière si mystérieuse, les forces cachées de la nature? Suis-je un Dieu moi-même? Tout me devient si clair! À l'aide de ces simples traits, je vois se déployer, devant mon âme, la nature tout entière et son énergie créatrice. Aujourd'hui, pour la première fois, je comprends la vérité de cette parole du sage «Le monde des Esprits n'est point fermé; ton sens est aveuglé, ton cœur est mort. «Lève-toi, disciple, et ne cesse de baigner ton corps mortel dans les rayons de l'aurore.»

(Il regarde le signe.)

Que de mouvement au sein de l'univers! Comme toutes les choses concourent à une même fin, et vivent l'une dans l'autre d'une même vie! Comme les Intelligences célestes montent et descendent, et se passent de main en main les seaux d'or! Quelle rosée délicieuse elles répandent sur la terre aride, et quelle ravissante harmonie le battement de leurs ailes imprime aux espaces du monde, qu'elles parcourent incessamment!

Merveilleux spectacle!.. Mais, hélas! rien qu'un spectacle! Où donc te trouver, où te saisir, nature infinie? Où êtes-vous, sources de toute existence? Vous en qui les cieux et la terre puisent cette sève éternelle qui les nourrit, vous qui rajeunissez le sein flétri, vous ne tarissez jamais, vous abreuvez tous les êtres et moi je languis vainement après vous!

(Il saisit le volume, tourne un feuillet avec dépit, et aperçoit le signe de l'Esprit de la terre.)

Quelle émotion différente produit en moi ce nouveau signe! Esprit de la terre, tu es près de moi je sens mes forces s'accroître; il semble qu'une liqueur spiritueuse coule dans mes veines et me brûle; j'aurais le courage de me lancer dans le monde, de supporter les malheurs et les prospérités d'ici-bas, de lutter contre l'orage, et de ne point pâlir aux craquements du vaisseau qui se brise… Des nuages s'amoncèlent au-dessus de moi… la lune cache sa lumière… la lampe fume… elle s'éteint… des rayons ardents ceignent ma tête, et se meuvent lentement dans les ténèbres… un frisson d'épouvante s'empare de moi… les voûtes paraissent descendre, et me presser de toute leur masse… Oui, je le sens, tu nages autour de moi, Esprit que j'ai invoqué… Dévoile-toi!.. Ah! quels déchirements dans mon cœur! Mes sens s'ouvrent à des impressions nouvelles… Tout mon cœur est à toi, je me dévoue à toi; parais! Parais, te dis-je, m'en coûtât-il la vie!

(Il prend le volume dans sa main, et fixant ses yeux sur le signe de l'Esprit, il prononce certaines paroles. Une flamme rouge s'allume tout-à-coup: L'ESPRIT paraît dans la flamme.)

L'ESPRIT

Qui m'appelle?

FAUST détournant la tête

Vision terrible!

L'ESPRIT

Tu m'as puissamment attiré tes lèvres, sur ma sphère, ont aspiré long-temps et maintenant…

FAUST

Ah! je ne puis soutenir ton aspect.

L'ESPRIT

Tu souhaitais ardemment de me voir, d'ouïr ma voix, de contempler mon visage. Je me rends au vœu pressant de ton cœur, me voici! Quelle ignoble frayeur t'a saisie, ô créature surhumaine! Qu'est devenu l'élan de ton âme? Où est cette âme ambitieuse, qui se créait un monde, qui le portait en elle, et le caressait avec amour; cette âme qui, saisie d'un tremblement de joie, aspirait à nous égaler, nous autres Esprits? Où es-tu, Faust? Toi dont la voix m'a frappé, toi 'qui t'es élancé jusqu'à moi de toutes les forces de ton être; est-ce bien toi, qui, jouet de mon souffle, trembles maintenant dans les profondeurs de la vie, vermisseau timide et rampant?

FAUST

Me siérait-il de te céder, flamme légère? Je le suis; oui, je suis Faust, je suis ton égal!

L'ESPRIT

Plongé dans les flots de la vie et dans le tumulte d'une activité sans limites, je vais et reviens, je monte et retombe sans cesse, en me jouant. Ma sphère, c'est la naissance et la mort; éternelles ondulations, trame changeante, dont je forme au métier du temps les tissus impérissables; vivant manteau de la Divinité.

FAUST

O toi, qui circules ainsi autour du vaste monde, Esprit actif, que je me sens près de toi!

L'ESPRIT

Tu es semblable à l'Esprit que tu conçois, mais non pas à moi!

(Il disparaît.)

FAUST tombant à la renverse

Pas à toi! Et à qui donc? Moi, l'image de la Divinité, je ne suis pas seulement semblable à toi? (On frappe.) Malédiction… voici, je crois, mon domestique: tout mon bonheur retourne à rien. Dieu! qu'une vision si belle, un malheureux valet la fasse évanouir!

(WAGNER, en robe de chambre et en bonnet de nuit, une lampe à la main. – Faust se détourne avec humeur.)

WAGNER

Pardon! c'est que je vous ai entendu déclamer. Vous lisiez sans doute quelque tragédie grecque, et j'aurais envie de me pousser dans l'art de la déclamation; car il est fort utile aujourd'hui. J'ai souvent ouï dire qu'un comédien pouvait en remontrer à un prêtre.

FAUST

Oui, quand le prêtre est un comédien; comme cela peut arriver dans nos temps.

WAGNER

Ah! si l'on est ainsi relégué au fond de son cabinet, et qu'on voie le monde à peine en un jour de fête, à travers une lunette, et seulement de loin, comment apprendre à le conduire par la persuasion?

FAUST

Vous ne le saurez jamais, si vous ne sentez rien, si votre âme, vivement émue, ne peut tirer de son propre fonds de quoi remuer, à leur tour, les âmes de tous les assistants. Courbez-vous sur votre table; puis, après avoir ramassé sur celle d'autrui les restes d'un repas splendide, amalgamez tout cela, pour en composer un ragoût; à force de souffler sur votre amas de cendre, faites-en sortir une misérable flamme: vous aurez l'admiration des enfants et des singes, si vous en êtes friand. Mais, pour agir sur le cœur des hommes, il faut une éloquence qui parte du cœur.

WAGNER

C'est pourtant le débit qui fait le succès de l'orateur; je le sens bien, et je suis encore loin de compte.

FAUST

Laisse là de telles folies, et cherche à gagner ton pain honnêtement. Tous ces grelots ne font qu'ébranler l'air, et ne servent de rien. La raison et le bon sens demandent-ils tant d'art? Et, quand on a quelque chose à dire, pourquoi courir après les mots? Va, tous ces beaux discours si brillants, où l'on fait sonner si haut les bagatelles humaines, sont aussi stériles que le vent d'automne, qui passe en murmurant à travers les feuilles desséchées.

WAGNER

Mon Dieu! l'art est si long, et notre vie est si courte! Moi, au milieu de mes travaux, il me prend souvent un mal de tête, un mal de cœur… que je n'y peux plus tenir. Combien il est difficile de parvenir aux sources mêmes de la science! C'est qu'avant d'avoir fait la moitié du chemin, un pauvre diable peut très-bien mourir.

FAUST

Mais y penses-tu, de t'imaginer que d'un vil parchemin puisse jaillir cette fontaine sacrée, où la soif de notre âme s'étanchera pour jamais? Si la consolation ne descend de ton propre cœur, tu n'es pas consolé.

WAGNER

Pardonnez-moi; il y a déjà une grande jouissance à se transporter dans l'esprit des siècles écoulés, à voir comment a pensé un homme sage avant nous, et comment nous l'avons dépassé de si loin.

FAUST

Oh! oui, jusqu'aux étoiles! Mon ami, les siècles écoulés sont pour nous le livre aux sept sceaux. Ce que vous appelez l'esprit des siècles, n'est au fond que l'esprit des auteurs, dans lequel les siècles se réfléchissent tant bien que mal; et le plus souvent, c'est une pitié! Le premier coup-d'œil suffirait pour faire fuir à cent lieues. On dirait un sac à immondices, un vieux garde-meuble, ou, tout au plus, quelqu'une de ces farces de carrefours entrelardées de belles maximes de morale, comme on en met dans la bouche des marionnettes.

WAGNER

Mais pourtant, le monde, l'esprit et le cœur des hommes; il est naturel que chacun en veuille savoir quelque chose.

FAUST

Oui, ce qu'on appelle savoir. Qui peut se flatter de donner à un enfant son vrai nom? Le peu d'hommes qui ont su quelque chose avec certitude, et qui n'ont pas eu la sagesse de le garder pour eux, ceux qui ont déclaré au peuple leurs sentiments et leurs vues, on les a de tout temps crucifiés et brûlés… Mais retire-toi, je te prie la nuit est avancée, nous en resterons là pour cette fois.

WAGNER

J'aurais volontiers continué de veiller, et de causer science avec vous. Mais demain, comme à Pâques dernier, vous me permettrez de vous adresser encore une question ou deux. Je me suis remis avec zèle à l'étude. Il est vrai que je sais déjà bien des choses, mais je voudrais tout savoir.

(Il sort.)

FAUST seul

Il n'y a d'espérance que pour l'être borné. Jamais elle n'abandonne entièrement cet esprit étroit, qui s'attache aux petites choses: d'une main avide il ne cesse de creuser le sol, pour y chercher des trésors et s'il vient à trouver un ver de terre, il est satisfait.

Se peut-il que la voix d'un tel homme ait osé retentir aux lieux mêmes où l'Esprit m'environna de son souffle pur? Et pourtant, hélas! j'ai cette fois des grâces à te rendre, ô le plus chétif des enfants des hommes. Tu m'as arraché au désespoir, sous lequel ma raison allait succomber. Ah! la vision était tellement colossale, qu'à mes propres yeux je n'étais plus qu'un nain.

Moi, l'image de la Divinité, qui croyais déjà toucher au miroir de la vérité éternelle; qui, dépouillé de mon enveloppe terrestre, égaré dans un abîme de lumière, croyais commencer le chemin des cieux; moi qui, m'élevant au-dessus des chérubins, prétendais mêler avec les forces de la nature mes forces indépendantes, et, créateur à mon tour, vivre de la vie d'un Dieu: combien ne dois-je pas expier tant d'orgueil! Une parole foudroyante m'a rendu à mon néant.

Esprit divin, n'ai-je pas présumé de m'égaler à toi? Ah! j'ai bien eu la puissance de t'attirer, mais je n'ai point eu celle de te retenir. Dans cet heureux moment, je me sentais si grand… si petit! Tu m'as cruellement repoussé dans le cercle étroit de l'humanité. Qui m'instruira maintenant? Que dois-je éviter? Faut-il obéir à l'impulsion qui me presse?.. Nos actions elles-mêmes, aussi bien que nos souffrances, arrêtent la marche de notre vie.

La matière, la vile matière est toujours là, pour s'opposer à ce que l'esprit conçoit de plus magnifique. Lorsque nous atteignons au bonheur de ce monde, tout ce qui vaut mieux que lui nous le traitons de mensonge et d'illusion. Les sentiments sublimes, qui font tout le prix de notre existence, sont étouffés par des penchants terrestres et grossiers.

Quand l'imagination déploie ses ailes hardies, elle rêve l'éternité dans son délire; mais un étroit espace lui suffit, lorsque le gouffre a dévoré toutes ses joies et toutes ses espérances. L'inquiétude se vient loger au fond de notre cœur; elle y produit des douleurs secrètes; elle le travaille sans relâche, et y détruit le plaisir et le repos: elle prend tour-à-tour mille masques divers; c'est tantôt la cour, tantôt une femme; puis un enfant, une maison, le feu, la mer, un poignard, du poison. L'homme tremble devant tout ce qui ne l'atteindra pas, et pleure continuellement ce qu'il n'a point perdu.

Non, je ne ressemble pas à un Dieu, abjecte créature que je suis! C'est au ver, que je ressemble; au ver, qui se traîne dans la poussière, et que le pied du voyageur, pendant qu'il se nourrit de poussière, écrase et anéantit.

N'est-ce point en effet de la poussière tout ce que ces hautes murailles portent ici sur mille tablettes? N'est-ce point un monde de vers que j'habite?.. Et j'y trouverais ce qui me manque? Je dois lire apparemment ces monceaux de volumes, pour y voir comment partout les hommes se sont tourmentés, comment s'est montré de temps à autre un heureux!.. Pauvre crâne vide, que me veux-tu dire avec ton grincement hideux? Hé bien, quoi! tu as vécu jadis, et ton cerveau a erré comme le mien: il a cherché le grand jour, il a couru après la vérité; et son ardeur s'est éteinte misérablement dans les ténèbres. Instruments, vous vous raillez de moi avec vos roues et vos dents, vos anses et vos cylindres. J'étais à la porte, que ne me serviez-vous de clefs? Peu de clefs, il est vrai, sont aussi artistement travaillées que vous l'êtes; mais vous ne levez aucun verrou. Mystérieuse jusque dans l'éclat du jour, la nature ne se laisse pas arracher son voile; et ce qu'elle veut cacher à notre esprit, il n'est levier ni vis qui nous le puisse découvrir. Vieil attirail, dont je ne fis jamais le moindre usage, tu n'es là que parce qu'autrefois tu servis à mon père. Antique poulie, la fumée de ma lampe t'a noircie… j'ai tant veillé devant ce pupitre! Mieux eût valu cent fois dissiper le peu que j'ai, que de pâlir courbé sous le poids de ce peu. Ce qu'on a hérité de son père, il faut s'en servir ou le vendre: car ce qui n'est utile à rien, est un pesant fardeau; et rien n'est utile, que ce que l'esprit féconde.

Mais pourquoi mon regard se dirige-t-il vers cette place? Ce flacon est-il donc un aimant pour mes yeux? D'où vient que j'y vois clair tout-à-coup? Quelle lueur inattendue pénètre dans mon âme, comme, dans une forêt couverte et sombre, un rayon égaré de la lune?

Je te salue, ô fiole, qu'avec un pieux respect je prends entre mes mains! En toi seule j'honore l'esprit et la science humaine. Essence des sucs les plus doux, de ceux qui procurent le sommeil, tu contiens toutes les forces qui tuent; accorde à ton maître tes précieuses faveurs. En te regardant, je sens mes douleurs s'endormir; en te saisissant, mon agitation se calme et disparaît; de moment en moment, le trouble de mes esprits se dissipe. Je suis entraîné vers la haute mer, les flots limpides brillent à mes pieds comme un miroir, sur de nouvelles plages éclate un jour nouveau.

Un char de feu, garni d'ailes légères, s'arrête auprès de moi. Ce char ailé va m'ouvrir de nouvelles routes à travers les espaces éthérés, dans ces sphères sereines, où l'activité ne rencontre rien qui l'entrave. Mais une existence si ravissante, de si divines extases, comment, chétif insecte, les as-tu méritées?.. Oui, oui, détourne-toi seulement avec courage de ce doux soleil, qui éclaire notre monde; ose enfoncer ces portes, d'où chacun se recule en frémissant. Il est temps de prouver que la dignité de l'homme ne le cède en rien à la gloire des Dieux. Ne tremble plus devant ce gouffre mystérieux, où l'imagination se condamne à des tortures qu'elle inventa; marche vers cette avenue, dont l'issue étroite vomit les flammes de l'enfer; accomplis avec calme ton dessein… au risque même d'être anéanti.

Toi, sors maintenant de ton vieil étui, coupe d'un cristal pur, à laquelle il y a tant d'années que je n'ai songé! Tu brillais jadis aux festins de mes aïeux, et ton apparition déridait aussitôt leurs fronts chargés d'ennuis. Chacun d'eux à son tour, te prenant dans ses mains, s'imposait la loi de célébrer en vers la beauté des figures que l'artiste a ciselées sur tes bords, puis de te vider d'un seul trait. Tu me fais souvenir des nuits de ma jeunesse… Hélas! je n'ai plus de convive à qui je puisse t'offrir, il n'y a plus d'assemblée pour applaudir à mes chansons. La liqueur, qui te remplit, enivre vite; elle est épaisse et noirâtre: je l'ai préparée, je la choisis. Que cette boisson, la dernière de toutes, me serve de libation solennelle: je la consacre à l'aurore d'un jour nouveau!

(Il approche la coupe de ses lèvres. On entend le son des cloches et le chant des chœurs.)

CHŒUR DES ANGES

Christ est ressuscité.

Paix à l'âme immortelle,

Qui garde encore en elle

La tache originelle

De son iniquité!


FAUST

Quels tintements sourds, quels tons éclatants, viennent arracher la coupe à mes lèvres avides? Cloches retentissantes, sonnez-vous déjà la première heure de la fête de Pâques? Chœurs, entonnez-vous déjà ces chants de consolation, qui percèrent jadis la nuit du tombeau, quand la voix des Anges s'éleva pour annoncer la nouvelle alliance?

CHŒUR DES FEMMES

D'huiles nouvelles

Oignant son front pâli,

Nous, ses fidèles,

L'avions enseveli.

Hier encore

Nous étions là, couvrant de fins tissus

Ses membres nus;

Voici l'aurore,

Et Christ, hélas! Christ ne s'y trouve plus.


CHŒUR DES ANGES

Christ est ressuscité,

Heureuse l'âme pure

Qui souffre sans murmure,

Et supporte l'injure

Avec humilité!


FAUST

Chants célestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-vous dans la poussière? Faites-vous entendre aux hommes que vous touchez encore. Mon oreille saisit, aussi bien que la leur, le message que vous apportez; mais la foi me manque, et le miracle est l'enfant chéri de la foi. Je n'ose aspirer à cette région, d'où descend la bonne nouvelle… Et toutefois, accoutumé dès l'enfance à vos sons, ils me rappellent à la vie malgré moi. Jadis un baiser de l'amour divin me ravissait aux cieux, pendant la solennité grave et paisible du dimanche! La lente harmonie des cloches, berçant alors mon âme, l'agitait de doux pressentiments; et la prière était pour moi une jouissance ardente. Des désirs d'une pureté incroyable s'emparaient de moi, et m'entraînaient à parcourir les bois et les prairies; je versais de délicieuses larmes, j'entrevoyais un monde de bonheur. Ces chants préludaient aux ébats joyeux de la jeunesse, ils ouvraient l'aimable fête du printemps… Même à présent leur souvenir, si plein d'émotions enfantines, me fait reculer devant le pas que j'allais franchir. Oh! faites-vous entendre encore, chants célestes et doux! Une larme coule, la terre m'a reconquis.

CHŒUR DES DISCIPLES

De sa tombe funeste

Quittant l'obscurité,

Vers la voûte céleste

Christ est monté.

Son âme prisonnière

Renaît à la lumière,

Pour ne jamais mourir;

Las! et nous, pour souffrir,

Nous restons sur la terre.

Entre tous ses élus

Nous qu'il aima le plus,

Il nous laisse en arrière

Sourd à notre douleur,

Il vient de disparaître…

O divin maître,

Nous pleurons ton bonheur.


CHŒUR DES ANGES

Christ est ressuscité

Du sein de la mort même.

Pour ceux qu'il aime

O bien suprême,

Pure félicité!

Âmes captives,

Rompez vos fers.

En de joyeux concerts,

Âmes plaintives,

Changez vos pleurs amers.

Et vous dont la bouche


Ne mentit jamais,

Hommes droits et vrais

Que sa loi touche;

Christ aujourd'hui

Est votre appui,

Christ vous appelle:

Troupe fidèle,

Venez à lui!


DEVANT LES PORTES

PROMENEURS DE TOUTE ESPÈCE, sortant de la ville

PLUSIEURS COMPAGNONS OUVRIERS

Pourquoi donc par là?

D'AUTRES

Nous allons au rendez-vous de chasse.

LES PREMIERS

Gagnons le moulin, nous autres.

UN COMPAGNON OUVRIER

Je vous conseille plutôt d'aller au cours-d'eau.

UN AUTRE

La route qui y mène est trop laide.

LES DEUX ENSEMBLE

Et toi, que fais-tu?

UN TROISIÈME

Je m'en vais avec les autres.

UN QUATRIÈME

Venez à Burgdorf. Je vous jure que vous y trouverez les plus jolies filles et la meilleure bière du canton, et des affaires de première qualité.

UN CINQUIÈME

Quel gaillard! est-ce que les épaules te démangent pour la troisième fois? Vas-y sans moi, j'ai trop peur de cet endroit-là.

PREMIÈRE SERVANTE

Non, non, je m'en retourne à la ville.

SECONDE SERVANTE

Nous le trouverons sûrement sous ces peupliers.

PREMIÈRE SERVANTE

Grand bonheur pour moi! Il se pendra à ta robe: sur la pelouse, il ne danse qu'avec toi. Que me revient-il de tes plaisirs?

SECONDE SERVANTE

Mais aujourd'hui il ne sera pas seul le blondin, m'a-t-il dit, doit être avec lui.

PREMIER ÉCOLIER

Comme elles détalent, les petites friponnes! Viens, camarade, nous les accompagnerons. De la bière de mars, de bon tabac et une servante en toilette voilà mes goûts favoris.

UNE DEMOISELLE

Regarde-moi ces jeunes gens, si ce n'est pas une honte! Ils pourraient avoir la meilleure société du monde, et ils courent après ces créatures.

SECOND ÉCOLIER au premier

Pas si vite! En voici deux, derrière nous, qui sont très-bien mises: ma voisine est l'une d'elles, j'ai du goût pour cette jeune personne. Elles s'avancent à pas lents, et finiraient bien par nous donner le bras.

PREMIER ÉCOLIER

Non, camarade, non; je n'aime point à être gêné. Vite! que nous ne perdions pas notre gibier. La main qui tient le balai samedi, c'est encore celle qui dimanche te caressera le mieux.

PREMIER BOURGEOIS

Non, vous dis-je, le nouveau bourgmestre ne me plaît nullement: à présent qu'il est en place, il devient tous les jours plus fier. Et que fait-il donc pour la ville? Cela ne va-t-il pas de mal en pis? Il faut obéir plus strictement que jamais, et payer plus qu'en aucun temps.

UN MENDIANT chante

Mes bons messieurs, mes belles dames,

Si brillants, si bien ajustés,

À ma détresse ouvrez vos âmes,

Soulagez mes infirmités.

Donner, rend l'âme satisfaite.

Ah! répondez à ma chanson!

Que, pour le pauvre, cette fête

Soit un jour de riche moisson.


SECOND BOURGEOIS

Je ne connais pas de plus grand plaisir, les dimanches et les jours de fêtes, que de parler guerre et batailles. Pendant que loin de vous, dans la Turquie, les peuples en viennent aux mains et s'échinent d'importance, vous êtes tranquillement à votre fenêtre, à boire votre petit verre et à regarder le long de la rivière filer les bateaux; puis vous rentrez le soir chez vous, gai comme pinson et bénissant le ciel des temps de paix qu'il vous accorde.

TROISIÈME BOURGEOIS

Mon cher voisin, je vous en offre autant. Qu'ils se fendent le crâne, et que tout aille sens dessus dessous chez eux je m'en moque, pourvu qu'à la maison les choses demeurent comme ci-devant.

UNE VIEILLE aux demoiselles

Voyez donc un peu, quelle toilette! Ce jeune sang pétille de gentillesse. Qui est-ce qui ne deviendrait fou, en vous regardant?.. Pas de fierté, là, tout doux! Dites-moi ce que vous souhaitez, je saurai vous le procurer.

PREMIÈRE DEMOISELLE

Viens, viens, Agathe! Prenons garde qu'on ne nous aperçoive avec une pareille sorcière… Elle me fit pourtant voir, à la Saint-André, mon futur mari en personne.

SECONDE DEMOISELLE

Moi, elle me le fit voir à travers un cristal en uniforme, avec d'autres militaires. Eh bien, j'ai beau regarder autour de moi, j'ai beau chercher partout; il ne veut pas se montrer.

SOLDATS chantant

Bourgades munies

De créneaux, remparts!

Fillettes jolies, Aux malins regards!

Vers vous je m'élance,

Et monte à l'assaut.

La peine est immense,

Mais le prix la vaut.


D'une ardeur guerrière

On nous voit courir,

Pour jouir et plaire,

Comme pour mourir.

Chaudes escalades!

Moments courts et doux!

Filles et bourgades

Se rendent à nous.

La peine est immense,

Mais le prix la vaut;

Et qui porte lance

Le gagne bientôt.


FAUST et WAGNER

FAUST

Les glaçons ne retiennent plus captive l'eau des ruisseaux et des torrents; au léger souffle du printemps, la terre s'amollit, les vallées reverdissent, l'espérance renaît. Le vieil hiver s'en va cacher sa décrépitude sur les sommets escarpés des montagnes. Là, vainement il s'entoure de neiges et de frimats; le morne coup-d'œil, qu'il jette en fuyant sur le gazon des prairies, est une arme impuissante; le soleil ne souffre rien de blanc sous ses rayons. Partout le mouvement, partout la vie; il embellit, il colore toutes choses. On n'aperçoit pas encore de fleurs dans la campagne: prendrait-il pour des fleurs tous ces hommes chamarrés? Mais détournons nos regards de ces collines, et voyons ce qui se passe du côté de la ville. Hors des portes obscures et profondes se pousse une multitude de gens diversement vêtus. Avec quel empressement chacun court aujourd'hui se réchauffer aux rayons du soleil! Ils fêtent bien la résurrection du Seigneur, car ils sont eux-mêmes ressuscités: échappés aux sombres appartements de leurs maisons basses, aux liens de leurs habitudes vulgaires et de leurs vils trafics, aux toits et aux plafonds qui les écrasent, à leurs rues sales et étranglées, aux ténèbres mystérieuses de leurs églises; tous, ils renaissent à la lumière. Vois donc, avec quelle précipitation la foule se disperse dans les jardins et dans les campagnes. Vois, que de barques joyeuses descendent et remontent le fleuve en tous sens… et cette dernière qui suit le fil de l'eau, chargée à couler bas! Il n'est pas jusqu'aux sentiers lointains de la montagne, qui ne brillent de l'éclat des vêtements. Mon oreille distingue déjà le bruit tumultueux du village: voilà le vrai paradis du peuple; grands et petits, tous bondissent de joie ici je me sens homme, ici j'ose l'être.

WAGNER

Monsieur le docteur, il est sans doute honorable et avantageux de se promener avec vous; mais je désirerais ne pas me mêler à ces villageois, attendu que je suis l'ennemi juré de tout ce qui sent la grossièreté. Les violons, les cris, les plaisirs bruyants de ces gens-là, me font un mal!.. Ils hurlent comme des damnés, et ils appellent cela s'amuser, ils appellent cela chanter!

PAYSANS sous la feuillée, dansant et chantant

Le berger quitte ses brebis,

Et, mettant ses plus beaux habits,

À la danse il s'apprête.

Sous le bois ils sont déjà tous,

Et dansent là comme des fous.

Ha! ha! ha! ha!

Landerira!

Ainsi dit la musette.


Dans le cercle il entre à grands pas,

Et brusquement heurte du bras

Une jeune fillette.

La belle se tourne aussitôt,

Disant «Prenez-le un peu moins haut;

Ha! ha! ha! ha!

Landerira!

Voyez ce malhonnête!»


Cependant vingt couples dansaient:

À droite, à gauche ils se lançaient,

Robes volaient en tête,

Tous les fronts étaient enflammées,

L'un sur l'autre ils tombaient pâmés.

Ha! ha! ha! ha!

Landerira!

Quel chaos! Quelle fête


«Monsieur, point de ces privautés!

– Fi! point d'épouse à mes côtés!

Mieux vaut une grisette.»

Puis, à part la tirant un brin…

La danse allait toujours son train,

Ha! ha! ha! ha!

Landerira!

Les chants et la musette.


UN VIEUX PAYSAN

C'est beau de votre part, monsieur le docteur, de ne pas rougir de nous aujourd'hui, et de venir, savant comme vous l'êtes, vous mêler à la foule du peuple. Prenez cette jolie cruche, que nous avons emplie de boisson fraîche, et buvez un coup: je vous l'offre de grand cœur, et je souhaite, non seulement qu'elle vous ôte la soif, mais encore que toutes les gouttes qui y sont s'ajoutent à vos jours.

FAUST

J'accepte votre offre et vos vœux, en vous en remerciant mille fois, et je vous souhaite à tous une bonne santé.

(Le peuple se range en cercle autour d'eux.)

LE VIEUX PAYSAN

Assurément, vous faites bien de reparaître chez nous un jour de fête: dans quels mauvais jours vous nous avez visités autrefois! Il y en a ici plus d'un, que votre père arracha aux griffes de la fièvre chaude, dans le temps qu'il mit fin à la contagion6. Et vous, qui n'étiez qu'un jeune homme dans ce temps-là, vous alliez partout où il y avait des malades: on emportait maint cadavre hors des maisons; mais vous, vous en sortiez toujours sain et sauf. Vous avez été mis à de rudes épreuves. L'homme qui secourait ses semblables, Celui qui est là-haut l'a secouru à son tour.

TOUS

Vive l'homme courageux! Qu'il puisse faire du bien long-temps encore.

FAUST

Prosternez-vous devant Celui qui est là-haut: lui seul enseigne à faire du bien, lui seul est la source de tout bien.

(Il poursuit son chemin avec Wagner.)

WAGNER

O grand homme! quel plaisir ce doit être pour toi, de te voir ainsi honoré par tout ce peuple! Heureux qui peut retirer un pareil avantage de ses qualités naturelles! Le père te montre à son enfant, chacun interroge la foule, chacun court et se presse autour de toi les violons se taisent, la danse s'arrête. Fais-tu un pas en avant; ils forment une haie, les chapeaux volent en l'air, et peu s'en faut qu'ils ne s'agenouillent, comme si le Saint-Sacrement passait.

FAUST

Encore quelques pas jusqu'à cette pierre, et nous nous reposerons de notre longue promenade. Là, bien souvent je me suis assis, seul, absorbé dans la méditation, exténué de jeûnes et de prières. Riche d'espoir, ferme dans ma croyance, je pensais, à force de larmes, de soupirs, de convulsions, obtenir la fin de cette contagion du Maître des cieux… Et maintenant les suffrages de ce peuple sonnent à mon oreille, comme ferait l'ironie la plus amère. Ah! si tu pouvais lire dans mon cœur combien peu le père et le fils méritent une telle gloire! Mon père était un honnête homme borné, qui avait la manie de réfléchir sur la nature et ses forces cachées ce qu'il faisait de bien bonne foi, mais à sa manière. Dans la compagnie de quelques adeptes, il s'enfermait au fond d'un obscur laboratoire; et, d'après certaines recettes, il amalgamait les contraires. C'était un lion rouge

5

Macroscome paraît signifier univers, littéralement grand monde.

6

Il s'agit sans doute ici de l'une de ces épidémies, connues sous le nom de pestes noires, qui ravagèrent l'Europe à diverses reprises dans le moyen âge.

Faust

Подняться наверх