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LETTRE VIII.

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Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, 1er mai.

Pourquoi m'avez-vous interdit de vous répondre, ma chère soeur, sur les motifs qui vous éloignent de Paris? Votre lettre excite en moi tant de sentimens que j'aurois le besoin d'exprimer! Ah! j'irai bientôt vous rejoindre; j'irai passer toutes mes années près de vous: croyez-moi, cette vie de jeunesse et d'amour est moins heureuse que vous ne pensez. Je suis uniquement occupée depuis quelques jours du sort d'une de mes amies, madame d'Ervins; c'est sa beauté même et les sentimens qu'elle inspire qui sont la source de ses erreurs et de ses peines.

Vous savez que lorsque je vous quittai, il y a un an, je tombai dangereusement malade à Bordeaux; Madame d'Ervins, dont la terre étoit voisine de cette ville, étoit venue pendant l'absence de son mari y passer quelques jours; elle apprit mon nom, elle sut mon état, et vint avec une ineffable bonté s'établir chez moi pour me soigner: elle me veilla pendant quinze jours, et je suis convaincue que je lui dois la vie. Sa présence calmoit les agitations de mon sang, et quand je craignois de mourir, il me suffisoit de regarder son aimable figure, pour croire à de plus doux présages. Lorsque je commençai à me rétablir, je voulus connoître celle qui méritoit déjà toute mon amitié; j'appris que c'étoit une Italienne dont la famille habitoit Avignon; on l'avoit mariée à quatorze ans à M. d'Ervins, qui avoit vingt-cinq ans de plus qu'elle, et la retenoit depuis dix ans dans la plus triste terre du monde.

Thérèse d'Ervins est la beauté la plus séduisante que j'aie jamais rencontrée; une expression à la fois naïve et passionnée donne à toute sa personne je ne sais quelle volupté d'amour et d'innocence singulièrement aimable. Elle n'a point reçu d'instruction, mais ses manières sont nobles et son langage est pur; elle est dévote et superstitieuse comme les Italiennes, et n'a jamais réfléchi sérieusement sur la morale, quoiqu'elle se soit souvent occupée de la religion; mais elle est si parfaitement bonne et tendre qu'elle n'auroit manqué à aucun devoir, si elle avoit eu pour époux un homme digne d'être aimé. Les qualités naturelles suffisent pour être honnête lorsque l'on est heureux; mais quand le hasard et la société vous condamnent à lutter contre votre coeur, il faut des principes réfléchis pour se défendre de soi-même, et les caractères les plus aimables dans les relations habituelles de la vie, sont les plus exposés quand la vertu se trouve en combat avec la sensibilité.

Le visage et les manières de Thérèse sont si jeunes, qu'on a de la peine à croire qu'elle soit déjà la mère d'une fille de neuf ans; elle ne s'en sépare jamais; et la tendresse extrême qu'elle lui témoigne étonne cette pauvre petite, qui éprouve confusément le besoin de la protection, plutôt que celui d'un sentiment passionné. Son âme enfantine est surprise des vives émotions qu'elle excite, une affection raisonnable et des conseils utiles la toucheroient peut-être davantage.

Madame d'Ervins a vécu très-bien avec son mari pendant dix ans; la solitude et le défaut d'instruction ont prolongé son enfance, mais le monde étoit à craindre pour son repos, et je suis malheureusement la première cause du temps qu'elle a passé à Bordeaux et de l'occasion qui s'est offerte pour elle de connoître M. de Serbellane; c'est un Toscan, âgé de trente ans, qui avoit quitté l'Italie depuis trois mois, attiré en France par la révolution. Ami de la liberté, il vouloit se fixer dans le pays qui combattoit pour elle; il vint me voir parce qu'il existoit d'anciennes relations entre sa famille et la mienne: je partis peu de jours après; mais j'avois déjà des raisons de craindre qu'il n'eût fait une impression profonde sur le coeur de Thérèse. Depuis six mois, elle m'a souvent écrit qu'elle souffroit, qu'elle étoit malheureuse, mais sans m'expliquer le sujet de ses peines. M. de Serbellane est arrivé à Paris depuis quelques jours; il est venu me voir, et ne m'ayant point trouvée, il m'a envoyé une lettre de Thérèse qui contient son histoire.

M. de Serbellane a sauvé son mari et elle, un mois après mon départ, des dangers que leur avoit fait courir la haine des paysans contre M. d'Ervins. Le courage, le sang-froid, la fermeté que M. de Serbellane a montrés dans cette circonstance ont touché jusqu'à l'orgueilleuse vanité de M. d'Ervins; il l'a prié de demeurer chez lui, il y a passé six mois, et Thérèse pendant ce temps n'a pu résister à l'amour qu'elle ressentoit: les remords se sont bientôt emparés de son âme; sans rien ôter à la violence de sa passion, ils multiplioient ses dangers, ils exposoient son secret. Son amour et les reproches qu'elle se faisoit de cet amour compromettoient également sa destinée. M. de Serbellane a craint que M. d'Ervins ne s'aperçût du sentiment de sa femme, et que l'amour-propre même qui servoit à l'aveugler ne portât sa fureur au comble, s'il découvrait jamais la vérité. Thérèse elle-même a désiré que son amant s'éloignât; mais quand il a été parti, elle en a conçu une telle douleur, que d'un jour à l'autre il est à craindre qu'elle ne demande à son mari de la conduire à Paris.

Il faut que je vous fasse connoître M. de Serbellane pour que vous conceviez comment avec beaucoup de raison et même assez de calme dans ses affections, il a pu inspirer à Thérèse un sentiment si vif: d'abord je crois, en général, qu'un homme d'un caractère froid se fait aimer facilement d'une âme passionnée; il captive et soutient l'intérêt en vous faisant supposer un secret au-delà de ce qu'il exprime, et ce qui manque à son abandon peut, momentanément du moins, exciter davantage l'inquiétude et la sensibilité d'une femme; les liaisons ainsi fondées ne sont peut-être pas les plus heureuses et les plus durables, mais elles agitent davantage le coeur assez foible pour s'y livrer. Thérèse solitaire, exaltée et malheureuse, a été tellement entraînée par ses propres sentimens, qu'on ne peut accuser M. de Serbellane de l'avoir séduite. Il y a beaucoup de charme et de dignité dans sa contenance, son visage a l'expression des habitans du Midi, et ses manières vous feroient croire qu'il est Anglois. Le contraste de sa figure animée avec son accent calme et sa conduite toujours mesurée, a quelque chose de très-piquant. Son âme est forte et sérieuse; son défaut selon moi, c'est de ne jamais mettre complètement à l'aise ceux même qui lui sont chers; il est tellement maître de lui, qu'on trouve toujours une sorte d'inégalité dans les rapports qu'on entretient avec un homme qui n'a jamais dit à la fin du jour un seul mot involontaire. Il ne faut attribuer cette réserve à aucun sentiment de dissimulation ou de défiance, mais à l'habitude constante de se dominer lui-même et d'observer les autres.

Un grand fonds de bonté, une disposition secrète à la mélancolie rassurent ceux qui l'aiment, et donnent le besoin de mériter son estime. Des mots fins et délicats font entrevoir son caractère; il semble qu'il comprend, qu'il partage même tout bas la sensibilité des autres, et que dans le secret de son coeur, il répond à l'émotion qu'on lui exprime; mais tout ce qu'il éprouve en ce genre vous apparoît comme derrière un nuage, et l'imagination des personnes vives n'est jamais, avec lui, ni totalement découragée, ni entièrement satisfaite.

Un tel homme devoit nécessairement prendre un grand empire sur Thérèse; mais son sort n'en est pas plus heureux, car il se joint à toutes ses peines l'inquiétude continuelle de se perdre même dans l'estime de son amant. Tourmentée par les sentimens les plus opposés, par le remords d'avoir aimé, par la crainte de n'être pas assez aimée, ses lettres peignent une âme si agitée qu'on peut tout redouter de ces combats plus forts que son esprit et sa raison.

Je rencontrai M. de Serbellane chez madame de Vernon le soir du jour où j'avois reçu la lettre de Thérèse; je m'approchai de lui et je lui dis que je souhaitois de lui parler; il se leva pour me suivre dans le jardin avec son expression de calme accoutumée. Je lui appris, sans entrer dans aucun détail, que j'avois su par madame d'Ervins tout ce qui l'intéressoit, mais que je frémissois de son projet de venir à Paris.—Il est impossible, continuai-je, avec le caractère que vous connoissez à Thérèse, que son sentiment pour vous ne soit pas bientôt découvert par les observateurs oisifs et pénétrans de ce pays-ci. M. d'Ervins apprendra les torts de sa femme par de perfides plaisanteries, et la blessure d'amour-propre qu'il en recevra sera bien plus terrible. Écrivez donc à madame d'Ervins; c'est à vous à la détourner de son dessein.—Madame, répondit M. de Serbellane, si je lui écrivois de ne pas me rejoindre, elle ne verroit, dans cette conduite, que le refroidissement de ma tendresse pour elle, et la douleur que je lui causerois seroit la plus amère de toutes. Me convient-il, à moi qui suis coupable de l'avoir entraînée, de prendre maintenant le langage de l'amitié pour la diriger? je révolterois son âme, je la ferois souffrir, et ma conduite ne seroit pas véritablement délicate, car il n'y a de délicat que la parfaite bonté.—Mais, lui dis-je alors, vous montrez cependant dans toutes les circonstances une raison si forte….—J'en ai quelquefois, interrompit M. de Serbellane, lorsqu'il ne s'agit que de moi; mais je trouve une sorte de barbarie, dans la raison appliquée à la douleur d'un autre, et je ne m'en sers point dans une pareille situation.—Que ferez-vous cependant, lui dis-je, si madame d'Ervins vient dans ces lieux, si elle se perd, si son mari l'abandonne?—Je souhaite, madame, me répondit M. de Serbellane, que Thérèse ne vienne point à Paris. Je consentirois au douloureux sacrifice de ne plus la revoir, si son repos pouvoit en dépendre; mais si elle arrive ici et qu'elle se brouille avec son mari, je lui dévouerai ma vie; et en supposant que les lois de France me permettent le divorce, je l'épouserai.—Y pensez-vous? m'écriai-je, l'épouser! elle qui est catholique, dévote!—Je vous parle uniquement, reprit avec tranquillité M. de Serbellane, de ce que je suis prêt à faire pour elle, si son bonheur l'exige; mais il vaut mieux pour tous les deux que nos destinées restent dans l'ordre; et j'espère que vous la déciderez à ne pas venir.—Me permettrez-vous de le dire, monsieur? lui répondis-je; il y a dans votre conversation un singulier mélange d'exaltation et de froideur.—Vous vous persuadez un peu légèrement, madame, répliqua M. de Serbellane, que j'ai de la froideur dans le caractère; dès mon enfance la timidité et la fierté réunies m'ont donné l'habitude de réprimer les signes extérieurs de mon émotion. Sans vous occuper trop long-temps de moi, je vous dirai que j'ai fait, comme la plupart des jeunes gens de mon âge, beaucoup de fautes en entrant dans le monde; que ces fautes, par une combinaison de circonstances, ont eu des suites funestes, et qu'il m'est resté, de toutes les peines que j'ai éprouvées, assez de calme dans mes propres impressions, mais un profond respect pour la destinée des personnes qui de quelque manière dépendent de moi. Les passions impétueuses ont toujours pour but notre satisfaction personnelle, ces passions sont très-refroidies dans mon coeur; mais je ne suis point blasé sur mes devoirs, et je n'ai rien de mieux à faire de moi que d'épargner de la douleur à ceux qui m'aiment, maintenant que je ne peux plus avoir ni goût vif, ni volonté forte qui ait pour objet mon propre bonheur.—En achevant ces mots, une expression de mélancolie se peignit sur le visage de M. de Serbellane; j'éprouvai pour lui ce sentiment que fait naître en nous le malheur d'un homme distingué. Je lui pris moi-même la main comme à mon frère; il comprit ce que j'éprouvois, il m'en sut gré; mais son coeur se referma bientôt après; je crus même entrevoir qu'il redoutoit d'être entraîné à parler plus long-temps de lui, et je le suivis dans le salon où il remontoit de son propre mouvement. Depuis cette conversation je l'ai vu deux fois, il a toujours évité de s'entretenir seul avec moi, et il y a dans ses manières une froideur qui rend impossible l'intimité: cependant il me regarde avec plus d'intérêt, s'adresse à moi dans la conversation générale, et je croirois qu'il veut m'indiquer que la personne à qui il a ouvert son coeur, même une seule fois, sera toujours pour lui un être à part. Mais hélas! mon amie ne sera point heureuse, elle ne le sera point, et le remords et l'amour la déchireront eu même temps. Que je bénis le ciel des principes de morale que vous m'avez inspirés, et peut-être même aussi des sentimens qu'on pourroit appeler romanesques, mais qui, donnant une haute idée de soi-même et de l'amour, préservent des séductions du monde comme trop au-dessous des chimères que l'on auroit pu redouter!

Je consacrerai ma vie, je l'espère, à m'occuper du sort de mes amis, et je ferai ma destinée de leur bonheur. Je prends un grand intérêt au mariage de Matilde; j'y trouverois plus de plaisir encore, si elle répondoit vivement à mon amitié; mais toutes ses démarches sont calculées, toutes ses paroles préparées; je prévois sa réponse, je m'attends à sa visite; quoiqu'il n'y ait point de fausseté dans son caractère, il y a si peu d'abandon, qu'on sait avec elle la vie d'avance, comme si l'avenir étoit déjà du passé.

Ma chère Louise, je vous le repète, je veux retourner vers vous, puisque vous ne voulez pas venir à Paris; comment pourrois-je renoncer aux douceurs parfaites de notre intimité! Adieu.

Delphine

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