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2 LE DILEMME DE LA FAMILLE LEE

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Comme cela était courant à la campagne, toute la famille dormait dans une unique pièce dans la maison : Maman et Papa avaient un matelas double et les enfants avaient chacun un matelas une place, et les trois lits étaient chacun protégés par une moustiquaire. Au lever du jour, chacun fit de son mieux pour se déplacer à pas de loup afin de ne pas réveiller Heng.

Ils savaient que quelque chose n’allait vraiment pas, car il était habituellement le premier à être levé et en vadrouille, bravant même les matins les plus froids. Ils jetèrent tous un coup d’œil à son visage à travers le filet protecteur et le trouvèrent mortellement pâle. Ils échangèrent des regards inquiets, puis Madame Lee les fit sortir de la pièce.

« Din, ma chérie, rends-nous service. Je n’aime pas du tout la tête qu’a ton père ce matin, alors douche-toi vite et va voir si ta grand-tante a quelque chose à nous dire, d’accord ? Merci, ma grande. Si elle n’est pas encore prête, comme il est tôt – je le sais bien –, demande-lui, si tu veux bien, si elle peut accélérer le pas pour son neveu préféré, avant qu’il ne soit trop tard.

Din se mit à pleurer tout en se ruant vers la douche.

— Désolée, trésor ; je ne voulais pas te faire t’inquiéter ! » s’exclama Madame Lee en direction du dos tourné de sa fille.

Lorsque Din arriva chez sa grand-tante, une quinzaine de minutes plus tard, la vieille Chamane était éveillée et habillée, assise sur une grande table devant sa maison et en train de consommer de la soupe de riz.

« Bonjour, Din. Quel plaisir de te voir. Tu veux un bol de soupe ? Elle est délicieuse. »

Da adorait ses petites-nièces, et Din en particulier, mais lorsqu’elle entendit ce qu’elle était venue lui demander, elle ne put résister à son envie de lui dire que sa mère n’avait pas idée de demander un bon diagnostic de la sorte en moins de vingt-quatre heures.

« Oh, ta mère ! D’accord. On va voir ce qu’on peut faire… Ton Paw n’a pas fière allure, hein ?

— Non, Tante Da. Il est aussi blanc qu’un cadavre, mais nous pensons qu’il vit encore… Maman était sur le point de le piquer avec une aiguille quand je suis partie, pour voir s’il réagissait, mais je n’ai pas attendu de voir le résultat. Je ne veux pas que Paw meurt, Tante Da ! S’il te plaît, sauve-le.

— Je vais faire ce que je peux, mon enfant, mais, si Bouddha décide d’appeler, personne au monde ne peut dire non. Mais on va quand même voir ce qu’on peut essayer. Viens avec moi. »

Da la mena à l’intérieur de son sanctuaire, alluma une bougie, et ferma la porte. Elle avait espéré que Din développerait un intérêt pour les « vieilles traditions » tandis qu’elle était encore jeune afin qu’elle pût les lui enseigner, car elle savait qu’elle aurait besoin de nommer un successeur dans un futur pas si éloigné si elle voulait que ce rôle demeurât entre les mains de la famille Lee.

Elle pointa du doigt le tapis spirituel sur le sol et Din s’y assit, puis elle fit le tour de l’intérieur de sa hutte en marmonnant des prières et des incantations tout en allumant des bougies supplémentaires, avant de prendre place vis-à-vis de Din, qui fixait ses mains, jointes sur ses genoux.

Da observa sa petite-nièce, sentit un léger tremblement parcourir son corps, fixa ses propres mains quelques secondes, puis reporta son attention sur Din.

« Tu es venue me demander conseil à propos de quelqu’un ? Je t’en prie, pose ta question », dit-elle, mais avec une voix profonde, sombre, et grondante, que personne n’avait jamais entendue en dehors de ces murs.

Cette transformation prit Din au dépourvu, comme à chaque fois que sa grand-tante entrait en trance et autorisait une autre entité à contrôler son corps. Son visage, et même son corps entier, semblaient se modifier subtilement, comme lorsqu’un acteur ou un imitateur changeait la manière dont le public le percevait afin de mieux correspondre au personnage joué. Dans son cas, cependant, il se produisait bien plus que cela. C’était comme si l’intérieur de son corps était aussi celui de quelqu’un d’autre, ce qui la faisait non seulement sembler différente, mais aussi parler différemment.

Din observa la vieille Chamane, qui n’était désormais plus qu’en apparence sa grand-tante.

« Chamane, mon père est très malade. J’ai besoin de connaître son problème et de savoir ce que nous pouvons faire pour le combattre.

— Oui, ton père. Celui que tu nommes « Paw ». »

Sa grand-tante avait actuellement la voix d’un homme. Elle posa une main sur les objets enveloppés que lui avait remis Heng le jour précédent et ferma les yeux. Une pause qui sembla, pour Din, durer une éternité se produisit, dans un silence si complet qu’elle aurait juré pouvoir entendre les fourmis qui marchaient sur le dur sol de terre battue.

Din avait déjà assisté à des douzaines de sessions similaires, mais jamais pour une raison aussi sérieuse que celle-ci. Elle était une fois venue en raison de maux de ventre, de ses règles, quelques années plus tôt, et récemment pour savoir si elle allait bientôt se marier. L’atmosphère ne l’effrayait pas, mais le résultat oui. Elle savait cependant qu’elle ne pouvait que rester assise là et attendre, mais aussi observer, car elle trouvait cela fascinant malgré les circonstances.

La Chamane déballa le premier paquet, qui contenait la pierre, et l’examina avec attention, la renifla, puis la reposa sur sa feuille de bananier. Elle prit ensuite le paquet contenant la mousse, la renifla, et la replaça également devant elle sur le tapis.

Elle regarda Din avec solennité et, après quelques minutes, s’exprima enfin.

« Celui pour lequel tu t’inquiètes est très malade. En vérité, il était déjà très proche de la mort au moment où il a fourni ces échantillons, mais il n’est pas encore décédé… Certains de ses organes internes, en particulier ceux responsables du nettoyage du sang, sont dans un très mauvais état… Ceux que vous appelez les… « rinces », il me semble, ont complètement cessé de fonctionner, et le foie se détériore rapidement. Cela veut dire que son décès est imminent. Il n’existe aucun remède connu. »

La Chamane frissonna à nouveau et reprit une apparence normale, cligna quelques fois des yeux, et se tortilla légèrement, comme si elle essayait d’enfiler une vieille robe trop serrée, avant de se frotter les yeux.

« Pas de bonnes nouvelles, n’est-ce pas, mon enfant ? Tu sais que je ne peux pas forcément tout entendre lorsque je suis possédée, mais j’ai perçu quelques bribes de cette conversation et je vois bien à ton visage que les choses s’annoncent mal pour ton père.

— L’Esprit a dit que Paw allait certainement mourir bientôt car il n’existe aucun remède contre des reins et un foie qui ont arrêté de fonctionner…

— J’en suis navrée, Din. Tu sais que j’estime énormément ton père… Écoute ; j’ai, en dehors de la possession, quelques autres cartes dans mes manches, acquises au fil des années. Voyons… Oui, la pierre… Tu vois, là où ton père a craché ? Pas de marque ! Cela veut dire qu’il n’y a pas de minéraux dans sa salive. Pas de minéraux, pas de vitamines, rien. Que de l’eau. Et la mousse… »

Elle renifla à nouveau cette dernière, d’abord de loin, puis en la plaçant plus près de son nez.

« Pareil ! Sens ça ! »

Elle la tendit à Din afin qu’elle la reniflât aussi, mais cette dernière n’avait pas vraiment envie de sentir l’urine de son père.

« Allez, elle ne va pas te mordre ! » l’exhorta Da.

Din finit par obtempérer.

« Rien du tout. Ça sent juste la mousse.

— Précisément ! L’urine masculine finit par sentir comme celle des chats si tu l’emballes de la sorte, mais celle de ton père non. Elle ne contient donc pas de substance pouvant pourrir. On peut encore une fois en conclure que le sang de ton père n’est que de l’eau. Lorsque ton sang n’est que de l’eau, tu ne peux pas survivre longtemps. C’est logique, non ? Le sang transporte tout ce qu’il y a de bon dans le corps entier, mais ton père n’en a plus, et c’est pour ça qu’il est en permanence aussi faible ! Rentre à la maison. Vérifie s’il est déjà trop tard ou non et, s’il est encore parmi nous, reviens me chercher avec votre scooter. Dépêche-toi, allez ! »

Din se précipita dehors et en direction de la maison familiale.

Tandis que sa petite-nièce allait vérifier l’état de son père, Da commença déjà à se préparer à partir, car elle savait dans son cœur que son Heng n’était pas encore mort ; du moins pas entièrement. Elle sélectionna quelques herbes qu’elle plaça dans un sac, s’aspergea le visage avec de l’eau, attacha ses cheveux au moyen d’un foulard pour se prémunir contre le vent lors du trajet en motocyclette, puis elle sortit attendre que Din revînt.

Quelques minutes plus tard, celle-ci fut de retour dans un nuage de poussière.

« Vite, Tantine. Maman a dit de se dépêcher car il est sur le point de mourir. »

Da grimpa sur le véhicule en amazone, comme une dame se devait de le faire, et elles se mirent en route, les longs cheveux de Din fouettant douloureusement son vieux visage malgré ses tentatives d’esquive. Dès qu’elles arrivèrent, la Chamane sauta prestement du véhicule. Elle était peut-être vieille, mais toujours agile. Elle fut rapidement conduite dans la demeure.

« Merci d’être venue si vite, Tante Da. Il est dans la chambre.

— Oui, je me doute qu’il n’est pas en train de tenir compagnie à ses chèvres ! »

Elle souleva la moustiquaire et s’assit près de la tête de son neveu, sur le sol de bois. Elle inspecta d’abord sa peau, puis ses cheveux, ses lèvres, et ouvrit pour finir ses yeux et y plongea son regard.

« Mmm, je vois… Montrez-moi ses pieds ! »

Wan se dépêcha de découvrir les pieds de son époux, et Da se pencha sur ces derniers et les serra dans ses mains en les observant de près.

« Mmm. Je n’ai jamais vu un cas aussi sérieux d’absence de substance dans le sang. Est-ce que j’ai la permission de dire à tes enfants quoi faire pendant un moment ? Parfait. Je serai bientôt de retour. Relève la tête de ton mari avec quelques coussins. Je vais dire à Din de t’aider pendant que Den m’aidera moi.

— Oui, chère Tante, bien sûr. Tout pour aider mon cher Heng.

— Bien. Voyons ce qu’on peut faire, d’accord ? »

Sur ces mots, elle se remit debout et se rendit au rez-de-chaussée.

« Din, va aider ta mère. Den, tu viens avec moi. Nous devons agir rapidement et avec précision.

Din disparut en un battement de cils et Den s’enquit de ce qu’il pouvait faire.

— Va me trouver votre coq le plus robuste ! Vite, mon garçon ! »

Lorsqu’il revint avec la volaille sous le bras, Da la lui prit.

— Maintenant, attache votre bouc le plus costaud à un poteau, si serré qu’il ne pourra absolument pas bouger – peu importe s’il est debout ou assis. »

Alors que Den repartait, Da monta sur le bord de la table, égorgea le coq, l’exsanguina au-dessus d’un bol, puis jeta son corps sans vie dans une corbeille à légumes posée là avant d’à nouveau se rendre à l’étage.

« Din, dit-elle en arrivant dans la chambre. Est-ce que vous avez du lait de chèvre ou d’une quelconque sorte au réfrigérateur ? Si non, prends une cruche et va s’il te plaît en chercher du frais, ma fille. »

Elle n’eut pas besoin de lui dire de se dépêcher ; elle était déjà partie.

« Bien. Wan, est-il réveillé ?

— Pas vraiment, chère Tante. À moitié.

— D’accord. Pince son nez pendant que je lui fais avaler ce sang. »

Elle serra sa mâchoire fermée avec son pouce et son majeur afin de l’ouvrir, pencha sa tête vers l’arrière, et déversa quelques gorgées du sang de poulet dans sa bouche. À la manière dont il toussota comme une voiture à essence dans laquelle on aurait versé du gasoil, Da supposa qu’environ la moitié en était descendue par la bonne voie.

Heng ouvrit légèrement les yeux.

« Qu’est-ce que vous me faites, bande de sorcières ? murmura-t-il. C’est horrible !

— Ah, c’est bien ce que je pensais, dit Da en lui en faisant avaler encore un peu plus. C’est trop riche. Il va falloir l’y habituer progressivement. »

Din reparut et annonça : « Du lait frais, directement depuis les pis de Fleur, notre meilleure chèvre. »

Da le lui prit, le mélangea à parts égales avec le reste du sang, et fit avaler la mixture à Heng de la même manière que précédemment et avec le même résultat, quoi qu’avec un peu plus de résistance.

« Regardez ! s’exclama-t-elle. Il commence déjà à regagner des forces ! Heng essaye de nous résister ; il lutte. Tout n’est peut-être pas encore perdu ! Bien ! Wan, continue à lui administrer le lait, mais gardes-en la moitié. Je reviens d’ici quelques minutes. »

Elle descendit et appela Den.

« Le bouc est prêt ?

— Oui, Tantine. Il est là.

— Parfait. Viens avec moi. »

Da pratiqua une incision au niveau de la jugulaire du bouc avec son canif aiguisé et préleva quelques centaines de millilitres de sang.

« Tu as bien vu comment j’ai fait ça, mon garçon ? Essaye de t’en souvenir, car je pense que vous allez devoir le faire tous les jours à partir de maintenant. »

Ils regagnèrent tous deux la chambre et furent surpris de trouver Heng en conversation avec son épouse et sa fille, comme un patient d’hôpital après une anesthésie générale – groggy, faible, hésitant, mais cohérent.

Da mélangea la moitié du sang de bouc avec le lait restant, mais lui en donna d’abord un peu de non coupé à essayer.

« Oh, Tantine, c’est dégoûtant ! Oh, bon sang…

— Essaye ça alors, lui dit-elle en lui tendant un verre rempli d’un liquide rosâtre.

— Oui… C’est pas mal… Qu’est-ce que c’est ? Je sens que ça me fait déjà du bien.

Heng but le contenu du verre avec avidité.

— C’est un, euh, milkshake aux herbes… C’est bon, non ?

— Oh oui, Tantine, délicieux… Très rafraîchissant. Tu en as encore ? »

Wan consulta la vieille Chamane du regard, et celle-ci acquiesça. Wan prépara alors un nouveau verre et aida son époux à le boire.

« Oh, que je suis contente, Heng, dit Da. Je pense que nous avons trouvé, avec ce milkshake, la solution à tes soucis, même si je pense qu’il y a encore de la marge pour quelques améliorations. Peut-être d’autres ingrédients, histoire d’en changer le goût de temps à autre, pour que tu ne t’en lasses pas.

— Oui, Tantine. Je savais que tu me sauverais la mise.

— Je ferais tout pour ma famille. Je suis ravie d’avoir pu t’aider », répondit-elle en lui offrant un sourire rare, mais chaleureux et sincère.

Elle mélangea le reste du sang et du lait avec quelques herbes pour obtenir environ un demi-litre de milkshake, puis déclara :

« Heng, je pense qu’il est nécessaire que tu te reposes maintenant. Tiens, voilà un peu plus de milkshake pour plus tard, et je vais montrer à ta famille comment en préparer au rez-de-chaussée, d’accord ? Ménage-toi. Appelle-moi si tu as besoin de mon aide. Je te dis au revoir pour le moment, et je te souhaite un bon rétablissement. »

Une fois tout le monde confortablement installé sur la grande table du jardin avec des rafraîchissements constitués de fruits frais et d’eau froide distribués par Wan, Da prit la parole.

« Comme je l’ai dit auparavant, je n’ai encore jamais vu un cas aussi extrême que celui-ci, mais on dirait bien que mon expérience et les conseils des esprits m’ont menée vers la bonne solution. Toutefois, nous n’avons pour le moment utilisé que des « ressources d’urgence », pour ainsi dire. Soyons honnêtes ; nous avons donné à Heng le sang d’animaux qui ne s’alimentent pas comme les humains. Une meilleure correspondance vaudrait mieux pour lui. Nous savons bien sûr que tout le monde ne mange pas forcément ce qu’on devrait manger chaque jour, aussi pouvons-nous supposer que Heng n’aura pas besoin de le faire non plus, mais si nous ne lui donnons que du sang de poulet, quelque chose lui manquera, et seul le « poulet » en lui sera satisfait. La même chose vaut pour le sang de bouc, car l’herbe ne suffit pas aux humains sur le long terme.

— Qu’est-ce que tu es en train de dire, Tante Da ? demanda Den. Qu’on doit lui trouver du sang de singe ?

— C’est dans les eaux de ce que je suis en train de dire, oui, Den. Mais les singes ne mangent pas exactement ce que nous mangeons, n’est-ce pas ?

Elle laissa à ses mots le temps d’être assimilés. Din réalisa la première ce qu’elle impliquait.

— Tantine… Tu es en train de dire que Papa va devoir régulièrement consommer du sang humain ?

— En effet, Din. Ça serait la solution la plus facile, et sans doute la seule à long terme. Si vous ne lui trouvez pas un stock régulier de sang humain, vous allez devoir lui donner de larges quantités de sang de différentes espèces animales pour que cela équivaille à un régime humain. Les porcs mangent par exemple beaucoup de choses que nous mangeons aussi, mais pas autant de fruits et, naturellement, pas de porc. Je suppose que vous pourrez mettre quelques « donneurs porcins » de côté pour Heng et les nourrir de manière à produire le sang approprié, que vous pourrez compléter avec celui d’autres animaux. Cependant, comme je l’ai déjà dit, cela représentera beaucoup d’effort. Vous pourriez concocter un cocktail de sang de poulet, de bouc, de cochon, de chien, et de chat, et garder le tout au réfrigérateur, mais personne n’a jamais fait ça à ma connaissance… Les résultats seraient, au mieux, imprévisibles. La meilleure solution est aussi évidente que le nez au milieu de vos figures, et c’est le sang humain. Nous avons consulté les échantillons donnés par ton père au moins sept heures en avance, et la conclusion était pourtant déjà claire. Il n’a pas de sang ! Rien du tout ! Pas une seule goutte. Je vais vous montrer. »

Da fouilla dans son sac à bandoulière et en ressortit la mousse enveloppée dans de la feuille de bananier.

« Voici l’échantillon d’urine de ton père. Regardez. »

Elle y mit le feu.

« Le feu a du mal à prendre en raison de l’humidité, mais vous pouvez voir qu’il n’y a aucune couleur dans les flammes, car aucune vitamine ni aucun minéral n’est brûlé, ce qui signifie qu’ils sont absents du sang. Il n’y a que de l’eau dans ses veines, même si elle est encore rougeâtre. Nous pourrions pratiquer une saignée légère plus tard pour le confirmer, si vous voulez. S’il avait encore du vrai sang, la mousse serait déjà desséchée maintenant, et le feu présenterait des couleurs. La même chose vaut pour la pierre. Regardez ! Heng a craché ici, mais il n’y a aucun cercle prouvant la présence de minéraux. Encore une fois, juste de l’eau. Ton père n’a plus de sang. Plus une seule goutte !

— C’est si terrible que ça, Tante Chamane ? demanda Den.

— Terrible ? Terrible ? Mon garçon, on ne peut pas vivre sans sang ! Je t’aime énormément, Den, mais tu peux vraiment être bête parfois. Je suppose que tu n’as que le sexe à l’esprit, comme tous les garçons de ton âge ! Par ailleurs, tu peux te contenter de m’appeler « Tantine » en dehors du sanctuaire. Votre père est devenu un vampire… Est-ce qu’il a essayé de mordre l’un de vous récemment ?

— Non, Tantine, mais il a peut-être mordu des chèvres. On en saurait rien, répondit Den.

— Oh, c’est sérieux ; vraiment très sérieux. J’ai déjà entendu parler de tels cas, mais je n’en ai jamais vu un de mes propres yeux malgré ma… ma… euh, vaste expérience.

— Ouah, dit Den. Papa est devenu un Pee Pob ; un vampire ? Attendez un peu que je dise ça à mes amis ! Heng le Pee Pob ! Fantastique !

— Est-ce qu’il va bientôt mourir ? demanda Din.

— Nous essayons de le sauver, Din. On va faire de notre mieux, mais cela veut aussi dire que vous ne pouvez en parler à personne. Tu as compris, Den ? Personne ; absolument personne, grand niais ! Tu es certaine que ce garçon est un Lee, Wan ? » dit-elle en jetant un regard accusateur à l’interrogée, qui le lui rendit avec autant d’irrespect qu’elle pouvait y mettre envers une vieille dame qui venait de sauver la vie de son époux mourant.

« Voici donc vos options. Au final, la décision vous appartient à tous les quatre, puisque vous allez devoir vous charger de lui procurer son « remède », qu’il devra prendre jusqu’à la fin de sa vie, son état ne pouvant être guéri. »

Da s’autorisa à se laisser aller contre l’un des piliers de support de l’abri et ferma les yeux comme si elle venait de terminer une session de lecture. Toute la famille présente la fixa, puis ils se regardèrent entre eux, se demandant comment ils allaient réussir à se sortir de cette situation.

La Chamane semblant désormais être en trance ou endormie, les trois autres se mirent à débattre de ce qu’ils allaient faire entre eux.

« Bon, commença Wan. On ne peut pas prendre le sang des gens du coin, non ? La plupart d’entre eux ne nous offriraient même pas la peau de la surface d’un riz au lait froid, alors ne parlons même pas d’une pinte de sang, et nous n’avons pas les moyens de leur acheter non plus.

— On pourrait kidnapper des touristes, drainer leur sang, et le stocker dans des bouteilles au réfrigérateur, suggéra Den.

— Il n’y a pas beaucoup de touristes qui visitent la région, non, Den ? releva sa mère en faisant claquer sa langue.

— On peut toujours essayer le cocktail de différents sangs d’animaux et chacun donner un demi-litre de notre propre sang chaque mois, proposa Din.

— Mmm. Je ne sais pas combien de sang une personne peut donner par an, mais six litres, ça me semble être beaucoup. La pensée était bonne ceci dit, ma chérie. Peut-être que des membres plus éloignés de la famille seraient prêts à lui donner du sang de temps à autre ? Votre père est assez aimé dans le coin…

— On pourrait demander à acheter tout le sang de personnes mourantes, ajouta Den.

— Il faudrait leur prendre avant qu’elles meurent, je pense, mon chéri. Autrement, le cœur sera à l’arrêt et on ne pourra pas le faire sortir.

— On pourrait les suspendre par les pieds et planter un robinet dans leur gorge… ou leur cœur… ou les deux ?

— Donc tu proposes que, quand la chère vieille mère de quelqu’un mourra, on se pointe alors que tout le monde est encore en train de pleurer pour la récupérer avant qu’elle soit froide et qu’on demande si l’on peut la suspendre par les pieds et récolter son sang dans un seau pour que ton père puisse le boire, hein ? Tu crois que ça se passerait bien ?

— On pourra demander à en prendre juste un peu avant alors…

— Ne pense même pas à proposer une chose aussi vile et stupide !

— Et des bébés ? … Peut-être pas, hein ? dit Den, avant de faire silence, toutes ses propositions ayant été rejetées jusqu’à présent.

— Résumons : soit nous collectons le sang de membres de la famille, soit nous faisons un cocktail de sang d’animaux, et nous ne sommes pas sûrs qu’une de ces solutions fonctionnera effectivement. Autre chose ?

— On pourrait… En fait, non… commença Den.

— Allez, crache le morceau, qu’il soit stupide ou non, réagit sa mère. Nous sommes désespérés et il faut que nous prenions chaque option en compte.

— Je me disais que je pourrais devenir musulman… Comme ça, je pourrais épouser quatre femmes, et ça nous ferait quatre donneuses de plus… Si, en plus, elles reçoivent chacune, disons, quatre enfants, on aurait encore seize donneurs de plus et…

— OK, Den, merci bien ! Maintenant, je regrette d’avoir demandé. Tu vas bientôt nous proposer que ta sœur fasse le tapin et demande deux pintes de sang comme paiement ! »

Din rougit intensément rien que d’y penser et fut choquée que sa mère eût même pu dire une telle chose, tandis que Den opinait du chef, visiblement en train de réfléchir à l’idée, jusqu’à ce que Wan lui mît un coup de pied.

« D’autant que je puisse en juger, nous avons même deux problèmes de plus dont nous n’avons pas encore parlé, nota Din. Tante Da a dit que Papa doit approuver notre plan, car c’est lui qui devra boire le liquide après tout, et nous avons besoin de quelque chose pour demain.

— On peut peut-être faire du milkshake de sang de bouc pour demain, comme ton père semble préférer ça au sang de poulet, mais tu as raison ; nous devrons très vite trouver une solution plus permanente. On pourra demander des idées à Tante Da plus tard. Concernant ton père, il n’aura qu’à manger ce qu’on lui donne et s’estimer heureux qu’on le fasse jusqu’à ce qu’il ait repris assez de forces pour s’occuper lui-même de son alimentation. Mais je suis certaine qu’il te serait reconnaissant d’y avoir pensé. »

Après quelques minutes passées par chacun à réfléchir en silence, Da finit par se « réveiller. »

« Alors, vous avez trouvé des idées, ou devrais-je dire des solutions ?

— Malheureusement non, Tante Da, admit Wan. Den a fait quelques suggestions imaginatives, mais elles ne sont pas réalisables. Nous n’avons malheureusement rien d’autre à proposer que ce que tu as déjà dit il y a quelques heures.

— Je pensais bien que vous alliez dire ça. Pour être honnête, ce n’est pas un problème simple à résoudre. J’ai également fait chou blanc durant mes méditations. Il se fait cependant tard, et je suis fatiguée. Est-ce que l’un de vous deux pourrait me reconduire chez moi, les enfants ? Laissons la nuit nous porter conseil. »

Din et Wan attendirent que Den fût de retour après avoir reconduit Da chez elle pour manger un morceau, s’occuper des animaux, se doucher à tour de rôle, et passer les derniers moments de la journée ensemble avant de se coucher tôt, car ils étaient tous exténués de toutes ces émotions. Cela dit, il y avait également une autre raison à cette attente : aucun d’entre eux ne voulait se rendre seul à l’étage, où sommeillait un vampire. Ils préférèrent monter tous ensemble.

Wan n’avait même pas envie de dormir à côté de lui, mais elle avait le sentiment que c’était son devoir et, en tant que personne la plus âgée du trio, elle prit la tête de la file, bougie en main, ses enfants tremblotant derrière elles. Ils s’arrêtèrent devant le lit matrimonial et restèrent plantés là à regarder.

Heng était assis tout droit dans celui-ci, sa peau pâle et ses yeux couleur corail brillant dans l’obscurité.

« Bonsoir, chère famille ! » les salua-t-il d’une voix basse et rauque.

Ils prirent tous trois place dans leurs lits respectifs, sans pouvoir décrocher leur regard du père de famille, qui demeura immobile, le regard fixé droit devant lui.

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