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Paul d’Ivoi
LE CANON DU SOMMEIL
PREMIÈRE PARTIE. LES JOYEUX TRÉPASSÉS
III. LA MODE S’IMPLANTE DE MOURIR DE RIRE

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Un mois après l’affaire de Trieste, dont on avait parlé abondamment durant huit jours, et qui était ensuite tombée dans l’oubli, comme tous les événements dont la presse cesse de s’occuper, le 18 février exactement, je m’éveillai vers dix heures du matin, la tête lourde et l’esprit maussade.

J’avais passé une part de la nuit au cercle des Robkins de Belgravia-Square, pour mener à bien une étude psychologique, dont le patron m’avait chargé.

Il s’agissait d’interroger habilement le jeune lord Fitz-Dillam, dont le père, âgé de soixante ans avait frappé de six coups de couteau à découper (nacre de Canton et acier de Sheffield) une fille Deborah Bell, femme de chambre de sa nièce la gracieuse lady Ashton.

Vous pensez bien qu’Alcidus Fitz-Dillam n’était pas désireux de ce genre d’entretien. J’avais dû appeler à la rescousse un certain champagne plus qu’extra-dry, grâce au concours duquel, la langue de mon patient s’était déliée et m’avait donné la preuve que le sexagénaire s’était induit lui-même en erreur, en se persuadant que la maid Deborah Bell tenait dans sa vie une place si grande, qu’un flirt avec le mécanicien de l’auto de tourisme ne pouvait avoir d’autre solution que le découpage mentionné ci-dessus.

J’avais aussitôt rallié les bureaux du Times; écrit un article tout à fait sensationnel sur ce curieux cas pathologico-psychologique, et, ma copie remise à la composition, j’étais rentré chez moi, comme la quatrième heure sonnait à Stampa-Bank, dans la cendre grise du petit jour.

Était-ce le champagne trop dry, ou la maid débitée par tranches? Mon sommeil avait été peuplé de visions désagréables et je me réveillais très affligé par ce fait que mes cheveux me semblaient douloureux.

C’est ainsi, n’est-ce pas, que l’on exprime en France un lendemain de champagne à outrance.

Mon «boy» Tedd accouru à la sonnerie, je lui fis préparer mon tub… et je me livrais aux délices aquatiques parfumées de la suave mixture de Lubin’s-perfumery, quand le boy heurta à la porte de mon cabinet de toilette.

– Vous dérangez, criai-je.

– Ce n’est pas moi, sir, répondit-il, c’est l’homme de la poste (le facteur). La poste désire un autographe de Monsieur.

– Qui vous a permis de rire ainsi contre moi, drôle.

– Je ne ris pas, le postman demande une signature pour laisser une lettre recommandée.

Je donnai une signature mouillée, je reçus en échange une lettre entourée de timbres d’Österreich (Autriche), et sur l’enveloppe, je reconnus, avec une légère émotion que je n’analysai pas sur l’heure, l’écriture connue de la Tanagra mystérieuse.

Les timbres avaient été oblitérés à Lemberg, non loin de la frontière russe.

Un costume de tub, si l’on peut exprimer ainsi le costume nature, est tout à fait in convenable pour lire la missive d’une lady.

Je m’empressai donc de le compléter par les parures incommodes que les chemisiers, bottiers, tailleurs ont imaginées pour faire fortune et, revêtu de l’apparence correcte qu’un gentleman doit toujours présenter lorsqu’il est en relation avec une lady, je passai dans mon petit salon. C’est là seulement, en un logis de garçon, qu’il est admissible de recevoir une dame, se présentât-elle sous la forme épistolaire.

Par ma foi, si la marquise de Almaceda écrivait volontiers, je dois constater qu’elle se déplaçait plus volontiers encore. Son premier billet émanait des murs de Trieste, le second de Lemberg, à l’autre extrémité de l’Empire Austro-Hongrois. Seulement, elle traitait d’un même sujet.

C’était la médication de mon chagrin qui se continuait. Le second pansement moral appliqué par la belle et voyageuse infirmière était ainsi conçu:

«Je veux, ami, que vous soyez en participation dans la lutte actuelle.

«J’ai prononcé le mot crime. Maintenant, j’ai la certitude qu’il est juste. Au surplus, vous allez en juger en apprenant ce qui s’est passé, à Moscou-la-Sainte (Russie), le 12 février courant. Vu la rigueur de la censure russe, il m’a fallu gagner le territoire autrichien pour vous donner des nouvelles que vous serez probablement seul à connaître en Angleterre. Libre à vous d’en offrir la primeur à votre cher Times, sous la condition que rien ne fera supposer que les renseignements émanent de moi, non plus que de votre autre ami.

– X. 323, murmurai-je, songeant aussitôt au génial et chevaleresque espion, à cet ami (la Tanagra disait vrai) dont je ne connaissais pas le visage, car, en Espagne, je l’avais vu sous divers aspects dont aucun, j’en avais la conviction, n’était son aspect réel.

Puis avec un léger mouvement de joie, première manifestation du réveil de mon âme de journaliste.

– Voyons la primeur pour le Times.

Ah! elle était de nature à satisfaire le plus exigeant des reporters.

Voici ce que me mandait ma correspondante de Lemberg.

«Le Czar, Empereur de toutes les Russies, désireux de rendre la prospérité à ses peuples, en mettant fin aux bouleversements révolutionnaires a pensé que l’entente de tous les partis représentés à la Douma (assemblée élue) était nécessaire. Il a donc obtenu des divers groupements politiques que chacun désignât un délégué chargé d’élaborer, de concert avec les autres, un programme de réformes financières, administratives, militaires, civiques, susceptible de rallier la presque unanimité de l’Assemblée.

«Ceci, bien entendu, en dehors du Saint-Synode, ou Conseil supérieur de la religion grecque orthodoxe, lequel conseil est, on le sait, irrémédiablement inféodé à l’idée d’autocratie théocratique, grâce à quoi il a dominé jusqu’à ce jour et l’Empereur et la nation russe.

– Par Jupiter, grommelai-je, tout le monde sait cela. La révolution slave est née de la tyrannie de ce Saint-Synode, qui ne voit dans la divinité qu’un moyen de tyranniser les hommes.

Et je repris ma lecture.

«Les cinq délégués, il y en avait cinq: Albarev, Triliapkine, Arzov, Birski et le prince Alexandrowitch Voran, partirent secrètement, chacun de son côté, gagnèrent Moscou la Sainte et se réunirent dans l’enceinte du Kremlin, où une salle spéciale avait été affectée à leurs délibérations.

«C’était la salle Nicolaieff, cette rotonde percée d’une seule porte, et qui prend jour par une toiture circulaire, dont les vitraux, sortis des usines d’Odessa, figurent en personnages polychromes l’allégorie de la Russie réunissant l’Europe à l’Asie. Les premières séances s’écoulèrent paisiblement. Tous les délégués se montraient remplis de bonne volonté. Le travail avançait rapidement et l’on pouvait prévoir qu’avant une quinzaine, le programme des réformes attendues pourrait être soumis à l’approbation du Czar et de la Douma.

«Or, le 12 courant, dans la soirée, les cinq commissaires se réunirent en comité de rédaction, afin d’arrêter le texte définitif des articles votés jusqu’à ce moment, texte qui serait envoyé le lendemain à Saint-Pétersbourg, afin que les pouvoirs intéressés pussent en commencer l’étude, tandis que la commission de Moscou achèverait son œuvre.

«La séance s’ouvrit à huit heures exactement.

«Les délégués s’enfermèrent suivant leur usage, ne voulant pas qu’un écho quelconque de leurs discussions parvînt au dehors.

«Des gardes du régiment d’Ekaterinoslav veillaient dans la galerie sur laquelle s’ouvre l’unique porte de la rotonde Nicolaieff.

«Ces gardes furent relevés trois fois: à 10 heures, à minuit, à 2 heures du matin. L’officier, commandant le service commença à trouver le temps long. Véritablement, la commission devait éprouver des difficultés de rédaction, impossibles à expliquer, puisque le lendemain, un courrier spécial avait été commandé pour convoyer à Saint-Pétersbourg, la part du travail accomplie, ce qui démontrait clairement qu’au moins, avant la séance, les commissaires se croyaient d’accord.

«Toutefois, une consigne ne se discute pas. Le capitaine, c’était un capitaine qui était à la tête du détachement, rongea son frein.

«Mais quand quatre heures sonnèrent, lui annonçant qu’il fallait de nouveau procéder à la relève des factionnaires, il ne fut pas maître d’une certaine impatience. Son cerveau d’homme d’action se rebellait contre la pensée que des êtres raisonnables pussent prolonger, de gaieté de cœur, aussi longuement le tête à tête avec des paperasses barbouillées d’encre.

«Les soldats rentrant au poste déclaraient d’ailleurs qu’aucun bruit de voix n’était arrivé jusqu’à eux. Or, la porte de la rotonde fermait bien. Une tenture la voilait à l’intérieur; mais les éclats d’une discussion orageuse fussent parvenus aux oreilles des gardes occupant la galerie.

«Ce rapport donna un corps à l’agacement du capitaine.

«Il se décida à expédier un planton au colonel qui assistait ce soir-là à une fête très brillante offerte par le gouverneur, à l’occasion de la dix-huitième année de sa fille.

«Le colonel s’étonna de l’ardeur au travail de la commission.

«Il en parla à d’autres officiers. La chose parvint jusqu’au gouverneur. L’on se consulta. Tout le monde connaît la paresse slave et les Slaves eux-mêmes mieux que tout le monde…

«Les délégués avaient dû s’endormir sur leurs papiers. Impossible d’expliquer autrement la longueur de leur réunion. Il serait charitable de les envoyer dormir en des chambres plus spécialement affectées à cette opération.

«Seulement, personne ne voulait prendre la responsabilité de pareille démarche. Les délégués étaient des hommes choisis par le Czar, ils apparaissaient comme une émanation du «petit père» (l’Empereur)… Le moyen d’oser dire à des «émanations pareilles»:

«– Allez au lit!

«On se serait sans doute décidé à abandonner les commissaires et le détachement de l’Ekaterinoslav au hasard d’un réveil plus ou moins éloigné, quand l’héroïne de la fête, Mlle Sonia, (à 18 ans, on n’a point le respect des institutions bien chevillé dans l’âme) proposa, comme un intermède impromptu, d’aller en procession réveiller ces «messieurs».

«Elle désignait par avance la plaisanterie par le titre prometteur d’Aubade de la Douma. Le mot fit fortune. Aucun n’eût consenti à marcher le premier; mais Mlle Sonia prenant la tête du mouvement, chacun tint à honneur d’être le second.

«Cela s’organisa au milieu de grands éclats de rire.

«Sur les robes de bal, les habits de soirée, les uniformes, on jeta les chaudes pelisses, car il gelait fort en cette nuit, à Moscou la Sainte.

«On sortit par deux du palais du gouvernement; on traversa la cour célèbre, où se dressent ces deux curiosités géantes du Kremlin, le canon qui n’a jamais tonné, et la cloche qui n’a jamais sonné.

«On atteignit le pavillon qui enferme la rotonde Nicolaieff. L’arrivée de tout ce monde élégant mit en joie les soldats de garde. Ils suivirent le cortège. Dans la galerie où veillaient les factionnaires, ceux-ci rendirent les honneurs et Sonia, secouée par une hilarité incoercible s’approcha de la porte, derrière laquelle s’oubliaient les délégués. Elle frappa par trois fois, en criant à la joie générale:

«– Pour Dieu. Pour la Patrie. Pour le Czar, il est grand temps d’aller dormir.

«Seulement, les rires cessèrent; après un instant d’attente. La porte demeurait close, et il ne semblait pas que la sommation burlesque eût attiré l’attention des commissaires.

«On se regarda avec un commencement d’anxiété.

«Le gouverneur en personne heurta la porte du pommeau de son sabre, produisant ainsi un vacarme dont résonna tout le pavillon. Ce tintamarre n’eut pas plus d’effet que la douce voix de la jeune fille. Cette fois, les visages devinrent tout à fait graves.

«– Ah çà, qu’est-ce qu’ils font là-dedans, murmura le gouverneur?

«– Oui, que peuvent-ils bien faire, répétèrent les assistants?

«Et les suppositions les plus bizarres s’échangèrent.

«– Ils sont peut-être partis sans que les factionnaires les aient vus.

«– Ou bien ils ont été frappés de surdité collective. Cela arrive souvent aux hommes d’État. L’auteur comique Morky prétend que c’est en raison de cette affection spéciale de l’ouïe que les diplomates parviennent si rarement à s’entendre.

«C’étaient les jeunes gens qui lançaient ces plaisanteries.

«Mais ces tentatives de gaieté ne rencontrèrent pas d’écho.

«À présent, une anxiété étreignait tous ces gens venus au gouvernement pour une fête. Ils sentaient dans l’air un «inconnu» menaçant. Le colonel de l’Ekaterinoslav, avec sa brusquerie militaire, exprima la pensée que tous hésitaient à émettre:

«– Il faudrait ouvrir la porte. Ce silence persistant n’est pas naturel.

«Seulement les délégués s’étaient enfermés. Bah, un petit lieutenant de la division de Géorgie qui, pour occuper la monotonie des garnisons du Caucase, avait appris la serrurerie et que ses camarades de promotion avaient surnommé à cause de cela: Louis XVI, se chargea de mettre la serrure à la raison.

«L’on entra en tumulte. Les délégués étaient là, autour de la table au tapis vert, brodé aux angles des aigles impériales d’or.

«Seulement aucun ne pouvait plus s’apercevoir de la violation de la salle des séances… Ils étaient morts, morts de rire, comme le député italien de Trieste. Et tous les cinq avaient conservé sur leur visage immobile, ce rire démoniaque, terrifiant, survivant au trépas.

«Détail caractéristique. Tous les papiers avaient disparu, mais le tapis de table était saupoudré de poussières brillantes micacées.

«On avait donc volé les projets de résolutions du Comité.

«Maintenant, ami, quelques lignes pour vous seul, qu’il faut que vous restiez seul à connaître. C’est quelque chose comme ma vie, comme celle de celui que vous savez, que je confie à votre discrétion. C’est vous dire ma grande estime.

«Les papiers ont été volés. Lui et moi savons comment. Nous nous trouvions au nombre des invités du gouverneur. Notre présence à Moscou était la suite d’un raisonnement de lui; raisonnement qui se trouva juste comme toujours. Nous avons donc procédé à une enquête dont nous avons gardé jalousement le secret.

«Le ou les coupables se sont hissés sur la coupole de la rotonde. Comment ont-ils pu réaliser ce tour de force et s’en aller sans être signalés par personne. Cela ne nous a pas été révélé.

«Mais voici ce que nous pouvons affirmer avec certitude:

«La coupole vitrée est formée de deux parties, dont l’une tourne sur galets et peut venir s’emboîter sous l’autre. C’est ainsi seulement qu’il est possible de renouveler l’air de la rotonde Nicolaieff.

«Quand la partie mobile est fermée, elle est maintenue par un verrou intérieur. Ce verrou était bien poussé à bloc, mais il avait été actionné du dehors au moyen d’un électro-aimant. Les ferrures ayant conservé une certaine aimantation, comme il advient toujours en pareil cas, ce fait a trahi pour nous l’opérateur.

«Dès lors, rien de plus simple. La demi-coupole a tourné au-dessus de la tête des commissaires qui, tout à leur besogne, ne se sont probablement pas aperçus de ce mouvement insolite.

«Le ou les criminels ont projeté au ce centre de la table le projectile qui fait mourir de rire. La poussière micacée signalée à Trieste d’abord et maintenant à Moscou, nous semble appartenir à l’enveloppe d’un projectile inédit. Qu’est ce projectile? Cela je ne saurais le dire.

«Puis les malheureux envoyés du Czar ayant succombé, rien n’a été plus facile que d’enlever par un moyen quelconque, les papiers.

«Voilà. J’ajoute que Moscou, dès le lendemain, fut terrifié par une inexplicable épidémie de typhus, qui frappa en premier lieu et dans la même journée, la plupart des invités du gouverneur et des militaires ayant pénétré dans la rotonde.

«Cette fois la maladie entraîne la mort pour beaucoup de malades.

«L’expérience de Trieste se modifie dans le sens du tragique.

«Je frissonne à la pensée du génie du mal qui frappe ainsi. Je frissonne car, de par notre volonté, notre soif de justice et de bonté, il est notre ennemi.

«Songez à ces choses, car, je vous le promets, le moment venu, vous serez appelé à assister au combat. Nous voulons que notre ami ait sa part de gloire dans notre expédition.

«Et ce m’est satisfaction de lui dire: À bientôt peut-être.

«Je veux être pour vous celle qui s’appelle:

«TANAGRA».

Je ne me vanterai pas du succès foudroyant qu’obtint ma révélation dans le Time de tout ce que la marquise m’avait autorisé à publier.

Je note seulement qu’à partir de ce moment, la Tanagra eût pu revendiquer un premier triomphe.

Le souvenir de ma fiancée Niète n’était plus mon unique pensée.

Le canon du sommeil

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