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PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN

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Table des matières

Les Frênes, 14 août.

… Comme je regrette que tu n'aies pas été avec moi hier, au lieu de des Fresnes. Le spectacle t'aurait enchanté et tu aurais appris qu'il y a encore des naïades et tu te serais senti, comme je le fus, rajeuni de vingt à trente siècles. Nous allâmes donc nous promener dans la forêt de l'Aulne, qui commence à deux pas des Frênes et finit très loin, toujours la même, toujours fraîche et moite, le long de la petite rivière perdue sous les aunes, les flambes et les reines-des-prés. Il faisait très chaud. Joconde épouvantée nous avait suppliés d'attendre un meilleur jour; elle nous suivit maussade jusqu'aux premiers arbres, tira de sa poche un petit cahier rouge et déclara qu'elle nous attendrait là, en lisant. Nous entrâmes dans le taillis, des Fresnes en avant, cherchant dans le sentier envahi par la mousse et les frondaisons du dernier printemps, tous à la file et moi le dernier. Les noisetiers, les bourdaines et les grandes fougères ondulaient à notre passage, transparentes vagues de cet océan de verdure; nous étions comme dans une eau légère et douce; aucun bruit que le remuement des feuilles et le claquement des branches repoussées par nos bras. Nous laissions un sillage d'herbes convulsées et de fougères rompues. Les deux jeunes filles semblaient presque inquiètes dans cette ombre verte; les ronces, d'ailleurs, leur donnaient quelques soucis: quand des Fresnes avait abattu de sa canne un de ces grands serpents épineux hérissés sur notre passage, il fallait garder de ses morsures sa robe, son chapeau et ses cheveux. Annette, distraite par le bruit furtif d'un écureuil, s'est laissé prendre dans un véritable filet de ronces; plus elle se révoltait, plus le rêt rétrécissait ses mailles aiguës: alors, pendant que les autres disparaissaient dans la mer, j'ai délivré la petite Andromède. Je coupais les serpents avec un certain plaisir. Elle ne bougeait pas, me laissant faire. Comme elle vit du sang à ma main, elle me dit joliment: Prenez garde de vous piquer. Elle devait songer en son cœur: Le plaisir de manier ma robe, mes cheveux et mon épaule, cela vaut bien deux ou trois piqûres. J'en attrapai davantage; elle m'enleva avec une cruauté charmante une épine qui m'était entrée dans le pouce assez profondément: nous fûmes quittes. Annette est beaucoup plus jolie que sa sœur: blonde, fine, assez grande, des yeux bleus noyés, et comme évanouis derrière un voile de cils d'or, elle a des gestes très gracieux, un art troublant de regarder de côté dans un glissement de lumière et de sourire. Jusqu'à ces jours derniers, je l'avais à peine regardée et je la croyais anguleuse et revêche, à cause du pli ironique qui met un peu d'ombre aux deux coins de sa bouche; mais les angles, s'ils furent tels, sont devenus de jolies courbes qui ont encore la gracilité de l'adolescence et déjà la certitude de la jeunesse. Si elle n'avait pas une pluie de taches de son sur la figure, elle me plairait beaucoup; cela lui donne un air de paysanne que je n'aime guère, ou un air de petite fille précoce qui m'effraie. J'ai voulu lui baiser la main, en lui disant: Pour ma peine et pour mon sang. Elle a daigné ne pas rire, et moi-même, le temps du baiser, j'étais presque sérieux. Gamineries! Soit, mais je n'en rougis pas. Il faut prendre la minute, telle qu'elle s'offre à nous dans sa robe de hasard; celle d'aujourd'hui ne reviendra jamais; il faut se collectionner des souvenirs et non des regrets. Si on avait oublié de jouer à l'amour avec ses cousines, crois-tu qu'on retrouverait cela, un soir à cinq heures sur le boulevard ou dans le salon de Madame de T***? Je m'y prends même un peu tard, mais comme Annette a dix-sept ans, je ne me fais pas de graves reproches. La cérémonie des ronces ainsi conclue, j'ai pris le pas et nous avons rejoint, à la lisière du taillis, des Fresnes et Anne, qui venaient seulement de s'apercevoir de notre absence. Anne n'a rien dit, ce qui a fait que j'ai regardé des Fresnes avec une certaine curiosité; mais ce garçon placide avait les yeux fort calmes. Nous nous reposâmes un instant sur un talus de mousse. Un chemin fruste passe là, presque sans traces d'ornières, car il ne mène nulle part et ne sert qu'aux paysans qui récoltent le long de la rivière quelque mauvais foin. La rivière, elle est là, derrière ce rideau qui la suit, la protège et la cache. C'est le royaume des aunes à la peau tigrée, et aux cheveux blancs quand le vent les secoue. Des Fresnes nous guide toujours et nous recommençons à descendre parmi des roches couvertes de lierre, sous le dôme crevé de maigres hêtres; puis nous voilà dans l'herbe et près de l'eau. La rivière fait un coude aigu où elle s'élargit en un bassin à fond de sable. On voit le fond où des herbes se bercent; des vairons en cercle rêvent en mangeant de l'eau; une petite truite file comme une ombre. «Si nous étions seuls, me dit des Fresnes, j'aurais couru après la truite. Quelle jolie eau blonde! Je m'y suis baigné bien des fois, mais jamais je ne l'ai vue aussi tentante qu'aujourd'hui. La plus grande profondeur est là-bas, sous les iris, quatre pieds, et partout une allée de jardin…» Cependant Anne et Annette avaient disparu derrière les aunes et nous les attendions en fumant une cigarette et en agaçant du bout de notre canne les vairons curieux et familiers. Il y avait un parfum de miel et de ciguë dans cette étroite vallée humide et chaude; les rayons du soleil pénétraient comme des pensées jusqu'au cœur de l'eau transparente; nous entendions, de l'autre bord, à travers les aunes, un bruit d'herbe broutée; nous ne parlions plus, ravis dans le silence, la chaleur et l'odeur. Mais voici que l'eau paisible se couvre d'ondes et qu'un remous vient mouiller le bout des herbes penchées: nous pensons (sans doute) qu'un bœuf est venu boire ou fuir les mouches, quand deux choses apparaissent sur l'eau au tournant de la rivière, deux choses qui ressemblent à des figures: et nous avons peur. Des Fresnes me saisit la main, avec cette brusquerie qui commande le silence et l'immobilité; il tremble un peu, et moi aussi, car nous avons compris. Les faces que surmonte une couronne de cheveux tordus s'avancent vers nous, lentement, puis elles virent et nous voyons passer au ras de l'eau deux grandes fleurs qui semblent des boucliers d'argent. Elles passent, elles virent encore, elles voguent vers l'autre rive. Là, adossées à la rive, où elles appuient leurs coudes, les deux naïades se dressent à mi-corps. Elles se reposent et regardent par-dessus nos têtes; l'eau ruisselle et brille sur leurs épaules blanches et leurs seins fleuris à peine; elles ont l'air de sourire; un frisson les secoue, leur peau devient rose, elles se prennent la main et s'en vont vers les aunes sans repasser devant nous et sans rentrer dans l'eau. Quand elles ont disparu, nous regardons encore; enfin des Fresnes me lâche le bras et se tourne vers moi. «Elles nous ont vus et elles savaient que nous les verrions, cela est sûr; mais elles comptent que nous aurons l'air d'avoir dormi. Faisons ainsi; donnons-leur cette preuve délicieuse de notre discrétion. Si nous parlons, elles vont nous haïr, ou mentir si sottement que nous serons décontenancés.»—«Bien», me répondit des Fresnes. Il ne semblait pas avoir tout à fait compris; j'insistai; alors il dit cette sottise, en essayant de rire: «C'est très artiste.» Un moment, je crains qu'Anne n'ait perdu un mari, mais des Fresnes est plus sensuel et moins prud'homme qu'il ne paraît. Anne est une fort agréable créature, un peu large d'épaules, un peu académie de Jean Cousin, mais d'une richesse de formes qui doit tenter un gentilhomme rustique. Pour le rassurer, je dis: «C'est ennuyeux qu'elles ne recommencent pas; je n'ai regardé qu'Annette…» Il se lève et se met à rompre à coups de canne les flambes et les ciguës, puis, revenant vers moi: «Je vais la tancer, qu'en pensez-vous? Comme cela, nous aurons une explication…» Je l'approuve. Pourvu que nous parlions séparément de l'aventure, chacun à une seule des deux sœurs, elles n'auront pas à se plaindre; nous pourrions être grossiers: ce n'est pas à cette heure une attitude très rare et nous y sommes presque provoqués. Mais l'idée d'allusions vilaines à ce plaisir si chaste vraiment et si charmant que nous ont donné ces audacieuses vierges, l'idée de les faire rougir par des paroles qui seraient des reproches ou des invitations, nous répugne également sans que nous songions à nous en expliquer. Je laisse des Fresnes libre de son attitude; pour moi, décidément, j'ai l'intention de me taire—et de me souvenir.

Les voilà. Il n'y a rien de changé en elles. Elles sont un peu rouges, mais c'est la chaleur et la réaction; elles sourient et nous offrent des fleurs, d'assez vilains bouquets vite cueillis et où il y a beaucoup d'herbes. La comédie commence, telle que je l'avais prévue:

«Nous sommes allées très loin en suivant la rivière, dit Anne, pourquoi ne nous avez-vous pas suivies? C'est quand nous nous sommes vues toutes seules que nous sommes revenues…» Des Fresnes ne répond rien; moi: «Nous avons regardé l'eau; c'est joli, l'eau; c'est plein de choses…» Je suis en train de manquer à ma résolution; j'ai honte de cette petite moquerie et je continue: «… Tenez, rien que ces drôles de poissons qui semblent attendre qu'on les cueille…» Et je me penche sur le bord avec Annette qui naïvement retrousse sa manche et enfonce son bras dans l'eau. Il me semble qu'elle a six ans, et moi aussi; je ne pense plus du tout que c'est une femme et que je l'ai vue Eve ou Nymphe; nous jouons à happer les vairons, couchés à plat ventre, mordillant des feuilles. Je la surprends qui met dans sa bouche une brindille de ciguë; c'est une petite bataille pour la faire démordre, car j'oublie de lui dire que la ciguë est un poison. Mais j'explique; alors elle crache et se rince la bouche avec de l'eau que je lui offre au creux de ma main. Elle me fait boire à son tour, et c'est très bon, cette eau où on boit aussi un peu de la coupe. Comme elle veut absolument avoir un vairon, nous faisons la traditionnelle pêche à l'épingle. Quand nous en tenons un, je le décroche, elle le prend, regarde sa petite tête de mailloche, rit, et le remet à l'eau: la bestiole tourne un peu, frétille, puis recommence à se faire prendre, avec une sottise qui nous décourage. «Nous sommes tout pareils à ces étourdis, Annette. Vous compterez, quand vous aurez mon âge (mais les femmes ont-elles jamais l'âge des hommes?), combien de fois vous aurez été prise à la même épingle, combien de fois vous aurez oublié la piqûre et ouvert la bouche à la même illusion…» Elle me regarde; elle cherche dans mes yeux la trace de ce que je ne dis pas; puis: «Eh bien, maintenant, êtes-vous à l'abri des piqûres et des illusions?—Oh! non, Dieu merci!—Ça fait beaucoup de mal, ces épingles-là?—Quelquefois.—Si on a une peau de rhinocéros…—Moi, je ne suis pas très sensible.—Ça viendra.—Ah!—Ça vient toujours!—Voulez-vous boire? Moi, j'ai soif!» Je bois, mais ses mains sentent le poisson. Elle boit sans sourciller. Les femmes n'ont pas beaucoup de goût. Cependant elle fait comme moi, qui écrase de la menthe dans mes paumes, et nous nous relevons.

Voici Anne, puis des Fresnes, à une distance. Se sont-ils expliqués? Les deux sœurs ont un colloque à voix basse, après lequel Anne vient vers moi en souriant. Elle cherche quoi me dire. Tout d'un coup elle enlève de son corsage une petite épingle à tête de perle et la pique près du revers de mon veston, à l'intérieur. Sans l'épingle, c'était un joli geste de tire-laine. Je ne comprends pas. Elle prend le bras de sa sœur; nous remontons vers les arbres. Pendant la traversée du taillis, Annette m'a dit mystérieusement: «Vous savez, Anne vous aime bien mieux que Georges.» Alors, je comprends. Elle a eu sa semonce et je lui plais de n'avoir rien dit à Annette. Cette petite aventure me donne pour les deux sœurs l'attitude de l'ami, de celui à qui on peut tout dire, en qui on a une confiance absolue. Quoique des Fresnes connaisse le pays beaucoup mieux que moi, à un moment où il hésite sur la direction du sentier, Anne me consulte et on suit mon avis. Je ne me suis pas trompé, car j'ai une sorte de faculté d'orientation qui me rapproche du pigeon voyageur ou de l'abeille maçonne.

Telle est cette journée que je t'ai contée en si grand détail. J'avais tant de plaisir à la revivre et à la fixer ainsi plus solidement dans mon souvenir!…


P.-S.—Nous avons retrouvé Joconde à la même place, écrivant avec fièvre sur son petit cahier. Elle l'a caché dès qu'elle nous a vus, car elle n'avait pas entendu notre approche. Est-ce que Joconde aurait des secrets?


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