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IV

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A dix heures du soir, il ne restait que peu de monde dans la maison des mariés.

Dès la tombée de la nuit, les charrettes et les montures harnachées avaient commencé à sortir de l’écurie. La majeure partie des convives retournaient à leurs villages, en chantant à tue-tête. Les gens de Benimuslin se retiraient aussi, et dans les rues obscures, plus d’une femme emmenait avec peine son mari titubant, qui était incapable de s’enivrer les jours ordinaires, mais qui, les jours de fête, se mettait en gaieté comme tout le monde.

La carriole du notaire sautait sur les pavés de la rue. Don Julian, les lunettes sur le bout du nez, somnolait, laissant le clerc conduire, bien que celui-ci fût aussi ému que son patron.

Sento, resté seul avec Marieta, ne savait que dire... Il ne pouvait que répéter: mordieu!... Ah, il avait été plus entreprenant autrefois, avec Mâame Tomasa. Sans doute l’effet de l’âge! Enfin il pria Marieta d’entrer dans la chambre à coucher; mais c’était une singulière personne, que cette petite! Jamais il n’avait vu créature si têtue. Elle ne voulait rien entendre... plutôt mourir! Elle voulait passer la nuit dans un fauteuil...

Le vieux se fatigua de la prier... Puisque tel était son caprice, bonne nuit!—Et, prenant la lampe, il entra dans la chambre; mais Marieta avait horreur de l’obscurité: cette grande maison inconnue lui faisait peur; elle croyait voir dans l’ombre la large face, aux taches de rousseur, de Mâame Tomasa. Toute tremblante, elle se précipita dans la chambre à la suite de son époux.

Maintenant elle regardait cette pièce, qui était la mieux de la maison, avec ses chaises d’osier fabriquées à Vitoria, ses murs couverts de chromos et ses grandes armoires. Sur la commode ventrue, aux poignées de bronze, il y avait sous un énorme globe une statue de la Vierge, et un bouquet de fleurs flétries, de chaque côté des candélabres de cristal, aux bougies jaunes, déformées par le temps et salies par les mouches; près du lit, un bénitier avec la palme du dimanche des Rameaux, et, suspendu à un clou, le fusil du père Sento, une arme de fort calibre, toujours chargé de gros plomb; enfin, suprême élégance! le lit monumental de Mâame Tomasa, à la tête duquel était sculptée la cour céleste, et dont la literie était formée d’un amoncellement, recouvert de matelas, de damas rouge.

Le père Sento souriait, satisfait de son succès: bien! c’était ainsi que Marieta devait toujours obéir gentiment. Malgré sa rudesse habituelle, il lui parlait d’une voix très douce, comme s’il avait une praline dans la bouche; enfin il allongea le bras...

—Restez tranquille! dit-elle, effrayée.—Ne m’approchez pas!

Elle s’éloigna, poursuivie par Sento, qui, ne pouvant l’atteindre, finit par lui accorder une trêve, et se mit à se déshabiller avec résignation.

—Es-tu bête! répétait-il philosophiquement, pendant qu’il enlevait ses espadrilles, son pantalon de velours, et qu’il dénouait la ceinture noire qui lui comprimait l’abdomen.

Onze heures sonnèrent au clocher: il fallait en finir avec ce jeu ridicule; Marieta se couchait-elle, oui ou non?

La voix était si impérative que la mariée se leva comme un automate, et se tournant vers le mur, se dévêtit lentement. Elle enleva le foulard noué à son cou, puis après de longues hésitations, le corsage, qui tomba sur une chaise. Elle gardait encore le corset blanc aux arabesques rouges, qui laissait voir son dos brun aux tons chauds et ombrés, dont la peau fine avait le velouté de la pêche mûre.

Le père Sento s’approcha cauteleusement. Son ventre énorme et flasque ballottait à chacun de ses pas:

—Allons, petite! ne fais pas la sotte! je vais t’aider à te déshabiller.

Il tenta de se placer entre elle et le mur; et comme Marieta tenait ses bras fortement croisés sur sa poitrine rebondie, il essaya de les séparer:

—Non! Je ne veux pas! s’écria-t-elle. Non!... au diable!... va-t’en!

Avec une vigueur inattendue, elle écarta ce ventre qui lui barrait le passage, et, toujours cachant ses seins, elle se réfugia entre le lit et la cloison.

Sento se mit en colère. C’était passer les bornes de la plaisanterie! Il poursuivit Marieta dans sa retraite, mais à peine eut-il fait quelques pas... qu’il lui sembla que tout le village s’écroulait, que la maison était assaillie par tous les diables, et que l’heure du Jugement dernier était venue.

Ce fut un tintamarre infernal, un bruit confus de grelots, de sonnailles, de bidons de pétrole frappés à gros coups de bâton; puis bientôt, partirent des pétards, sifflant, éclatant tout près de la fenêtre, avec des lueurs rougeâtres d’incendie.

Sento comprit de quoi il s’agissait: l’auteur, il le connaissait! Le compte de cette crapule serait vite réglé, si la prison n’était pas à craindre. Le vieillard trépignait: il n’était plus amoureux, il ne songeait plus à Marieta, qui, d’abord, frappée de stupeur, pleurait maintenant, comme si ses larmes pouvaient tout arranger. Ah! ses amies l’avaient bien dit: puisqu’elle se mariait avec un vieux, on lui ferait un vrai charivari. Mais quel charivari! Quand les boîtes de fer-blanc et les grelots cessaient de résonner, la musette de Dimoni nasillait en persiflant les époux, puis une voix rauque que connaissait Marieta (ah, oui! elle la connaissait bien!) parlait de la vieillesse du père Sento, et du danger qu’il courait d’aller dès le lendemain au cimetière, s’il s’acquittait de ses devoirs d’époux.

—Mufles! Chenapans! rugissait le bonhomme, arpentant la chambre et gesticulant comme un énergumène.

Voulant savoir qui osait ainsi s’attaquer à lui, il éteignit la lampe et ouvrit le judas de la fenêtre grillée.

La rue était pleine de monde. Quelques paquets de chénevote sèche brûlaient avec une flamme rougeâtre, qui, laissant dans l’ombre tout le reste de la foule, éclairaient les auteurs du charivari: le Déguenillé, avec toute la famille de Mâame Tomasa. Le vieillard s’indignait surtout de voir Dimoni accompagner de son instrument les couplets injurieux chantés contre lui, alors que ce filou venait de recevoir deux douros, pendant la noce pour prix de son travail.

Le Déguenillé était infatigable; les gens hurlaient d’enthousiasme en entendant ses chansons. Sento, hors de lui, fit quelques pas en arrière et, dans l’ombre, sembla chercher quelque chose à tâton... Quand il revint à la fenêtre, il vit la foule s’ouvrir pour laisser passer les amis du Déguenillé, qui portaient sur l’épaule un objet long et noir:

Gori! Gori! Gori![B] hurlaient les gens sur l’air du De Profundis.

Deux énormes cornes, ligneuses et torses, furent hissées au bout d’un bâton; puis un cercueil passa, au fond duquel gisait un mannequin grotesque ayant pour sourcils deux grosses touffes de poils, en broussaille.

Sacrebleu, ça, c’était pour lui! et on avait l’audace maintenant de lui lancer ce surnom de Sellat (Gros-Sourcils) que jusqu’alors personne n’avait osé proférer en sa présence.

Il rugit, en s’éloignant un peu de la fenêtre, et prit le long du mur un objet qu’il appuya à son visage, crispé de fureur... Deux détonations formidables firent cesser net le carillon. Il avait tiré au jugé, mais tel était son désir de tuer qu’il était sûr d’avoir touché...

Les torches s’éteignirent; on entendit la rumeur de la foule en fuite; quelques voix crièrent:

Assassin! C’est Gros-Sourcils! Montre-toi, fripouille!

Mais Sento ne les entendait pas. Stupéfié de son acte, le fusil lui brûlant les mains, il dit sourdement à Marieta épouvantée, qui gémissait, étendue sur le plancher:

—Tais-toi! mordieu! ou je te tue!

Il ne sortit de sa stupeur qu’en entendant frapper rudement à la porte, qui donnait sur la rue:

—Ouvrez, au nom de la loi!

Les domestiques avaient sans doute veillé toute la nuit, car la porte s’ouvrit aussitôt: un bruit de crosses et de souliers à clous s’approcha de la chambre à coucher.

Lorsque le père Sento fut dans la rue, entre deux gendarmes, il vit le cadavre du Déguenillé, troué comme un crible. Pas un plomb n’était perdu! De loin, les amis du mort le menacèrent de leurs couteaux; Dimoni lui-même, titubant d’ivresse et d’émotion, le visait d’un air farouche, avec sa musette; mais lui, ne voyait rien!... Il s’éloigna, la tête basse, en murmurant avec amertume: La belle nuit de noce!

Contes espagnols d'amour et de mort

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