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VICTOR HUGO.—LE LIVRE D'AMOUR.

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Ingrat par beaucoup de côtés, le métier de critique a du moins l'avantage, quand on l'exerce avec conscience et talent, de vous mettre en relation, souvent même en rapport d'amitié avec les écrivains célèbres. C'est ainsi qu'un article sur les Odes et Ballades, inséré dans le Globe du 2 janvier 1827, valut à Sainte-Beuve de connaître Victor Hugo et de vivre avec lui durant plusieurs années dans l'intimité la plus étroite. Peu sympathique jusque-là au royalisme avoué et aux sentiments catholiques du poète, il devint son plus fervent admirateur, et de la rive du Globe sa barque dériva insensiblement vers l'île enchantée de la poésie. Deux volumes de vers et le roman de Volupté, qu'il publia coup sur coup, sont empreints, surtout les deux derniers, d'une teinte de religiosité qui tranche complétement sur ses opinions antérieures et sur celles qu'il a professées depuis. À l'exemple de Parny, qui a rimé en jolis couplets les agréments du culte, Sainte-Beuve avait composé sur les douceurs que lui valut sa foi nouvelle un volume de poésies qu'il fit imprimer en 1843 et qu'il fut parfois tenté de produire en public, ainsi que l'indique sa préface des Pensées d'août.

«Je me trouve avoir en ce moment, et sans trop y avoir visé, deux recueils entièrement finis. Celui qu'aujourd'hui je donne, le seul des deux qui doive être de longtemps, de fort longtemps publié, n'est pas, s'il convient de le dire, celui même sur lequel mes prédilections secrètes se sont le plus arrêtées. Il n'exprime pas, en un mot, la partie que j'oserai appeler la plus directe et la plus sentante de mon âme en ces années. Mais on ne peut toujours se distribuer soi-même au public dans sa chair et dans son sang.»

L'occasion de lancer ce second recueil, plus intime et plus saignant, ne s'est pas sans doute présentée, puisqu'il était encore inédit à la mort de l'écrivain. On disait même que l'édition entière, confiée sous le plus grand secret à un ami de Suisse, avait fini par s'égarer et se perdre. Heureusement rien ne se perd en ce monde, et plusieurs exemplaires du Livre d'amour courent depuis quelque temps sous le manteau. Tout récemment, il en a paru quelques-uns dans les ventes ou à l'étalage des libraires, au prix de cent et même de cent cinquante francs. Un fin bibliophile, M. Jules Le Petit, qui est des mieux placés pour saisir au passage les volumes rares et curieux, a bien voulu m'en communiquer un. Je suis ainsi en mesure d'expliquer les motifs qui décidèrent le penseur incroyant à endosser pendant quelques années la livrée du catholicisme. Il me sera facile de prouver en même temps que cette prétendue conversion ne fut qu'un moyen d'ajouter une corde à sa lyre et d'obtenir la clef du boudoir de l'objet aimé, coup double assez heureux pour qu'on lui pardonne la condescendance imposée par une beauté tendrement superstitieuse à laquelle il fait allusion en ces termes:

«Je n'ai jamais aliéné ma volonté et mon jugement, hormis un instant, dans le monde de Hugo, et par l'effet d'un charme, le plus puissant et le plus doux, celui qui enchaînait Renaud dans le jardin d'Armide.»

Quel est le nom vrai de cette dame ainsi poétiquement désignée? Eh! mon Dieu, je vous le dirais volontiers si je pouvais compter sur votre discrétion, mais vous ne me garderiez pas le secret. Pourtant, y tenez-vous?—Non, non, non! répond d'une voix unanime le choeur des femmes mariées, en cela d'accord avec l'adage rustique: Bon b… qui le fait, Jean f… qui le dit. Faites donc taire le poète indiscret qui s'en va, comme un coq, chanter son triomphe sur les toits.

C'était déjà l'avis de M. Tartuffe, parlant à Elmire de ces gens

Dont la langue indiscrète, en qui l'on se confie,

Déshonore l'autel où leur coeur sacrifie.

—Mais les gens comme nous brûlent d'un feu discret

Avec qui pour toujours on est sûr du secret.

Point de scandale donc; on peut tout conter sans nommer personne et donner à l'histoire un air de mystère que notre imagination aime à voir même à la réalité.

Cette concession faite aux convenances, la biographie rentre dans ses franchises. Tant que les personnes étaient vivantes, elle n'a eu garde de divulguer leurs passions, les mystères du coeur, les actes opposés aux devoirs d'une épouse fidèle; mais, à cette heure, elle n'est plus tenue aux mêmes égards: il doit lui être permis de ne pas accepter les gens dans le rôle qu'ils se sont eux-mêmes taillés à leur guise, de les voir autre part que sur la scène et de regarder derrière les coulisses. À la distance d'un demi-siècle, il n'est pas défendu d'indiquer discrètement la tendre faiblesse, et, puisqu'il s'agit d'une femme, de découvrir le sein au défaut de la cuirasse. Si la vie y perd un peu de ses illusions et la littérature de sa rhétorique, la science morale du moins y gagnera.

Il n'est jamais déshonorant pour une femme d'avoir été aimée et chantée par un vrai poète, même quand elle semble ensuite en être maudite. La plus prude serait intérieurement flattée que son nom aille rejoindre celui des Éléonore, des Elvire, et, s'il ne tenait qu'à elle, on publierait sans plus tarder les vers qui sont pleins de son image. Le temps en s'enfuyant permet d'ailleurs bien des révélations; les deux intéressés ayant depuis des années disparu de ce monde, il n'y a pas à craindre que leur cendre refroidie se ranime pour réclamer contre les confidences que l'amant avait préparées pour le temps où il ne serait plus. Profitons du détour qu'il a imaginé pour nous apprendre bien des choses qu'il n'était pas fâché que l'on connût, sans avoir à les dire en face. Profitons-en, mais n'en abusons pas; il est des confidences dont on ne doit faire qu'un usage restreint.

Son Livre d'amour débute par une pièce bien étrange, intitulée l'Enfance d'Adèle, où se déroulent, complaisamment énumérés par l'ami, les rares accidents qui ont varié l'uniformité de cette existence de jeune fille. Née à Paris, dans une vaste maison dont la tristesse n'est égayée que par un jardin de peu de verdure, l'enfant a grandi, rêveuse, nonchalante, les pas traînants et l'allure ionienne. À son type hardi, on dirait une Maltaise. Sous les flots noirs d'une chevelure qui inonde son col bruni étincellent des yeux ardents, chargés de vagues désirs, qu'ombrage un fier sourcil. Sur ses dents d'ivoire, brillent des lèvres pourprées dont la cerise ne demande qu'à être cueillie. Lente et gauche aux travaux d'aiguille, elle n'aime pas non plus à se mêler aux jeux bruyants de son frère, et s'obstine à demeurer oisive et silencieuse dans sa chambre.

D'enfance, mon Adèle,—elle n'en a pas eu;

Elle n'a point connu la gaité matinale,

Mêlé sa jeune voix aux chants que l'aube exhale,

Pillé la haie en fleur et le premier fruit mûr,

Ou bondi, blanc chevreau qu'enivre un lait trop pur.

Ce temps-là fut pour elle un long vide, une attente.

Nul prélude en son être avant l'heure éclatante;

Rien n'y devait briller qu'à la haute clarté,

Et la grâce elle-même attendit la beauté.

Dans le chaos de ses premiers souvenirs se détache celui d'un voyage en Italie. Elle y vit étalés aux poteaux du chemin les têtes et les bras des brigands dont les Français avaient purgé le pays:

Ses yeux prirent dès lors un air d'étonnement;

Son visage romain rêva plus gravement;

Et quand on atteignit Naples la fortunée,

Où son père attendait notre Adèle étonnée,

Dès qu'on fut de voiture au logis descendu,

Elle, distraite encor, le regard suspendu,

Déjà dorée au front et l'épaule brunie,

Par instinct tout d'abord de naïve harmonie

Et pour songer à l'aise en ces lieux étrangers,

Alla droit au jardin sous un bois d'orangers.

Pour peu qu'ils soient prudents et avisés, les parents devinent vite ce qu'il faut à ces biches farouches. Aussi dès que la main d'Adèle fût demandée par un fils de famille, s'empressa-t-on de la lui accorder, quoiqu'il fût plus riche en talents et en espérances qu'en biens de fortune. L'union était des mieux assortie et fut longtemps des plus heureuse. Associée et soumise à un époux vigoureux, la jeune fille devint une femme charmante, mère de deux beaux enfants; il semblait que ce bonheur ne dût jamais prendre fin.

Il n'est pas de demoiselle bien née, au moment où elle se marie, qui ne songe à rendre son époux heureux. C'est du fond du coeur et sans arrière-pensée, qu'elle lui jure, en acceptant son joug, fidélité et obéissance. Pourquoi de si belles résolutions ne tiennent-elles pas jusqu'au bout? Comment ces anges de vertu en viennent-ils à tacher la blancheur de leurs ailes? Devons-nous en chercher la raison dans le vilain propos d'un poète: Toute femme a le coeur libertin? Non certes. Le plus souvent, il faut bien le reconnaître, si la paix du foyer conjugal est troublée, si le calme fait place aux orages, c'est la faute du mari.

Que la morale du monde est indulgente au sexe laid! Pourvu qu'un homme marié garde certain décorum et sauve, comme on dit, les apparences, il lui est permis, bien plus, on lui fait honneur de courir les aventures, de ne pas se refuser le surcroît d'appétit que procurent le changement et la variété, d'entretenir double ou même triple ménage et de laisser sa moitié vaquer à loisir aux soins de la maternité. L'attachement d'une femme est rarement un obstacle à ce qu'on ait des maîtresses; on a pris l'une en vue des enfants, on recherche les autres pour se donner de l'agrément. Pourquoi aussi le devoir s'arrange-t-il trop souvent de façon à être ennuyeux? C'est là ce qui pousse tant de maris à courir après les consolations extra-légales.

Imprudent qui descendez à plaisir des hauteurs où vous avait placé l'amour d'une vierge pour vous révéler à elle le héros de vulgaires aventures, pourquoi montrer ainsi le chemin de l'infidélité à celle que vous avez pour gardienne de votre honneur et de votre nom? Prenez garde; vous vous repentirez un jour de l'avoir négligée et humiliée par des préférences indignes, de l'avoir poussée à bout. Et quand vous songerez à prendre peur de ce que vous avez si bien mérité, peut-être sera-t-il trop tard.

Sans doute l'épouse délaissée se refuse d'abord à imiter des faiblesses qui l'outragent; elle essaie de ramener l'infidèle par une conduite toute différente de la sienne, mais gare si elle échoue. Il est des épreuves que leur longueur rend fatigantes et dont la sagesse et la raison s'ennuient à la fin.

Telle qu'on l'a vue, Adèle ne devait pas donner beaucoup d'espérance à qui l'aurait aimée qu'elle souffrirait aisément de l'être quand le mariage l'aurait mise dans une condition plus libre. Pendant les six premières années, tout entière au devoir conjugal, elle ne paraît pas avoir cherché ni rencontré d'autre attachement. Lorsque Sainte-Beuve lui fut présenté, c'est à peine si elle daigna faire attention à lui. Nous avons le tableau de cette première entrevue; il est piquant, surtout quand on le rapproche de ce qui a suivi:

Sainte Beuve et ses inconnues

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