Читать книгу Histoire des salons de Paris. Tome 1 - Abrantès Laure Junot duchesse d' - Страница 1
INTRODUCTION
ОглавлениеC'est une matière grave à traiter dans les annales d'un pays comme la France, que l'Histoire des salons de Paris. Depuis une certaine époque, cette histoire se trouve étroitement liée à celle du pays, et surtout aux intrigues toujours attachées aux plans politiques qui si longtemps bouleversèrent le royaume. L'époque de la naissance de la société en France, dans l'acception positive de ce mot, remonte au règne du cardinal de Richelieu. En rappelant la noblesse autour du trône, en lui assignant des fonctions, créant pour elle des charges et des places, dont son orgueil devait jouir, Richelieu donna de la sécurité à la Couronne, sans cesse exposée par les caprices d'un grand seigneur, comme le duc de Bouillon, le duc de Longueville, le duc de Montbazon, et une foule d'autres qui, plus libres dans leurs châteaux, étaient conspirateurs par état et par goût. La réunion de tous ces grands noms autour du trône lui donna plus que de la sécurité, il en doubla la majesté; mais aussi le premier coup fut porté à la noblesse: elle n'eut plus dès-lors de ces grandes entreprises à conduire, qui mettaient en péril à la fois la tête des conspirateurs et le sort de l'État. Richelieu, avec cette justesse de coup d'œil qui lui fit voir le mal sous toutes ses faces, le conjura en appelant la noblesse au Louvre; mais il ne put l'empêcher de conserver ce qui était inhérent à sa nature, toujours portée à l'intrigue et au mouvement. C'est ainsi que, même sous le ministère de Richelieu, on conspirait dans Paris chez les femmes de haute importance, telles que la princesse Palatine, madame de Chevreuse, madame de Longueville, et une foule de femmes toutes-puissantes par leur position dans le monde, leur esprit ou leur beauté… Avides de pouvoir, ces mêmes femmes saisirent, aussitôt qu'elles le comprirent, le moyen que le cardinal lui-même leur avait laissé. Elles régnaient avant dans une ville éloignée, un château-fort habité par des hommes dont le meilleur et le plus agréable n'était souvent qu'un mal-appris; maintenant elles étaient au milieu de Paris, de ce lieu qui, même à cette époque, où il n'était pas embelli par tout le prestige de la Société Parisienne, de cette société qui si longtemps donna partout, en Europe, le modèle du goût et des façons parfaitement nobles et élégantes, formait déjà le parfait gentilhomme. Ce fut alors dans chaque maison particulière qu'il fallut chercher une reine donnant ses lois et dirigeant une opinion. C'est dans les Mémoires du cardinal de Retz, dans ce livre-modèle, qu'on peut reconnaître cette vérité, dans ceux de madame de Motteville. Voyez l'abbé de Gondy lui-même arrivant chez madame de Chevreuse. Suivez-le dans les détours qu'on lui fait parcourir une nuit, pour parvenir jusqu'à la duchesse, lorsqu'il est cependant l'ami de sa fille1. Vous le rencontrez ensuite dans les salons à peine organisés, avec M. de Beaufort, M. le duc de Nemours, M. de La Rochefoucauld, et vous êtes admis aux secrets importants de l'époque… Le salon de madame de Longueville, celui de Mademoiselle, de madame de Lafayette, deviennent comme des clubs à une époque révolutionnaire. Gaston, mannequin de l'abbé de Larivière, dirige tout du Palais-Royal, et la Cour elle-même n'est plus qu'un instrument.
Richelieu ne vécut pas assez pour voir l'effet de ce qu'il avait amené; mais Mazarin en comprit à la fois l'utilité et le danger, et devint plus surveillant que sévère: c'était ce qu'il fallait… Plus tard l'intrigue changea de forme et se réfugia dans des coteries littéraires et de société, lorsqu'après la Fronde, la France respira sous le règne de Louis XIV. Les bouquets de paille et les nœuds de ruban bleu2 ne se firent plus dans les salons les plus à la mode de Paris… Louis XIV devenait lui-même élégant et homme du monde… en même temps qu'il était le Roi le plus somptueux de l'Europe; la politique régnante fut l'amour et les intrigues de cour. Le roi, uniquement occupé de ses favorites, donnait ainsi le premier l'exemple de ce qu'il fallait faire, et les salons de Paris devinrent alors le théâtre de ce qui occupait le plus la génération de cette époque. Mais comme l'intrigue était essentiellement attachée à la haute société de Paris, on vit les salons ne s'occuper que des horreurs de la Brinvilliers et de la Voisin. La sorcellerie elle-même s'introduisit dans les sociétés intimes, et lorsque la Chambre des poisons fut instituée, on vit comparaître à la barre d'une chambre ardente les premiers noms de France3.
Plus tard, cette société toujours plus puissante prit une force que le temps lui avait préparée et qui parfois se trouva être à l'unisson du pouvoir royal… Louis XIV vit souvent, malgré son absolutisme, dominer sa volonté par celle d'une femme, comme madame des Ursins, la princesse Palatine4, ou par toute autre unie par le cœur ou par l'intrigue à la force contre l'autorité royale… Et plus près de lui, madame de Lafayette, madame de la Suze, madame Scarron, madame de Sévigné, exerçaient un pouvoir souverain qui balançait le sien… À mesure que le temps s'écoulait, cette société élargissait sa base, et prenait une attitude plus imposante et plus formidable. L'hôtel de Rambouillet rendait des arrêts… et le salon de madame de Sévigné était redouté de ceux qu'on y jugeait.
La fin du règne de Louis XIV fut une autre époque où la société de Paris prit un nouvel accroissement. Les femmes, vraiment souveraines, par de nouveaux arrangements, maintinrent le plus longtemps possible ce pouvoir qui leur était donné par cette réunion d'individus autour d'une même personne. Le Régent vint ensuite… Ce fut alors que ce qu'on nommait la Société, et ce dont on a complètement perdu le souvenir, se forma sous de nouvelles formes… L'amour occupait toutes les têtes et remplissait d'ailleurs la vie de chaque personne ayant quelque importance. L'amour était tout alors… Les grands seigneurs, les grandes dames, les princes du sang, le Roi lui-même, tous ne songeaient qu'à l'amour, et s'il se trouvait quelque noble pensée au travers de ce code amoureux, elle était étouffée sous le poids de tout le reste; l'esprit était lui-même subordonné à cette manie amoureuse… Si un peintre faisait un tableau d'histoire, c'était Diane de Poitiers et Henri III, Henri IV et Gabrielle; c'était Hercule aux pieds d'Omphale, et à tout cela la figure de Louis XV5. Si on faisait un poëme, c'était l'art d'aimer!.. et d'autres platitudes semblables; mais insensiblement on arriva à une époque de transition, et cette époque était le triomphe philosophique… Mais encore dans cette nouvelle régénération, bien que les travaux de plusieurs siècles eussent préparé l'esprit humain à recevoir ce baptême de lumière, il dut subir l'influence de l'esprit du moment. L'institution des Académies avait été un autre bienfait de Richelieu, car avant lui, l'instruction publique se composait d'études scolastiques. L'établissement des Académies fut une époque lumineuse dans l'histoire de l'esprit humain, et devint sensible à ce code des beaux-arts… Le dix-septième siècle fut même l'âge héroïque de la monarchie française; et ce fut dans les sociétés intimes, les salons les plus renommés par l'esprit de celle qui les présidait, que se formèrent de beaux esprits et que de beaux génies donnaient leur première lumière.
À dater de la moitié du dix-septième siècle, les passions séditieuses furent assoupies; le commerce des femmes réunies en un même lieu avait donné une tout autre physionomie à ces mêmes hommes qui, quelques années plus tôt, eussent été des hommes de fer, ne parlant qu'avec une épée à la main et n'invoquant que leur droit. Ce temps était passé: les fêtes, les plaisirs de la représentation, les passe-temps agréables, les bals, les comédies de société surtout, devinrent les amusements dominants et les plaisirs exclusifs… On trouvait dans ces distractions tout ce que l'amour pouvait donner de ses joies; on les demandait à ces réunions que nous avons nommées Société, et qui formèrent celle que, depuis, l'Europe s'honora si longtemps de suivre comme modèle.
Vers le milieu du dix-huitième siècle, la littérature devint donc plus intime avec la société particulière de ce qu'on appelait le beau monde. La littérature prit un autre caractère; mais, par un singulier effet, ce fut la haute classe qui reçut l'impression et la garda… La poésie et la littérature furent négligées, et la philosophie fut l'étude des plus fortes comme des plus jolies têtes: car les femmes se mêlèrent aussi de science et de philosophie… La littérature, la noblesse et la richesse se trouvèrent unies et formèrent une association que nous avons toujours vu prospérer, quoique la science abstraite ne se plaise guère dans les palais.
On peut, je crois, établir cette différence dans les deux siècles (le XVIIme et le XVIIIme): c'est que la littérature n'a eu aucune influence sur le gouvernement du règne de Louis XIV… L'indépendance du Gouvernement était positive quant aux opinions littéraires, et les grands écrivains du dix-septième siècle n'eussent-ils pas écrit, la monarchie n'en aurait aucunement souffert, et l'autorité serait demeurée intacte et respectée… La littérature ne corrigea que des ridicules, même dans un roi; tandis que la république des lettres, sous Louis XV et déjà sous le Régent, fut d'une telle influence, que si l'on retranchait à ce siècle, en faisant un tableau, les écrits de J. – J. Rousseau, de Voltaire, de Raynal, d'Helvétius, de Mably, Diderot, Necker, etc., etc., vous ôteriez au siècle son génie, son caractère particulier, à la génération qui lui a succédé, ses nouvelles doctrines et ses opinions actives puissantes; et ces opinions qui ont tant influé sur la France et tout changé dans sa vieille organisation. La grande influence et surtout l'influence rapide qui se communiqua à la nation entière, eut pour cause première les réunions sociales entre soi, et notamment celles qui eurent lieu sous le règne de Louis XVI, depuis la fin de Louis XV… Le salon de madame Geoffrin, celui de madame du Deffant, de la duchesse de Choiseul, de la maréchale de Luxembourg surtout, tout le monde élégant de la Cour, se trouvait réuni sur le pied de l'égalité avec les gens de lettres qui dominaient alors la société de France. Cette époque est remarquable, et remarquable à constater… Un fait qui l'est plus encore est le moment où la Reine, abandonnant son souper royal et l'étiquette la plus ordinairement suivie, se rendait chez la duchesse Jules de Polignac pour y souper sans cérémonie, et y faire de la musique, en étant accompagnée par Gluck… n'étant enfin qu'une personne du monde, et ne voulant compter dans le cercle de madame la duchesse de Polignac que comme une personne de plus dans la société. Avec l'étiquette s'en est allé le respect. Ces changements ont été d'une haute importance dans les affaires de la France… C'est des salons de Paris que les discours de l'Assemblée Constituante allaient à la tribune, c'était dans les salons de Paris qu'on minutait les attaques et les répliques de ces adversaires de si grand talent qui ont combattu dans cette arène mémorable!..
Voilà ce que je me propose de reproduire, ou tout au moins de rappeler; voilà le tableau que je mettrai sous les yeux. Je le ferai d'une main et d'un esprit impartial. Il faut du courage pour peindre des temps aussi près de nous; mais la vérité contribue tellement à mieux faire ce qu'on entreprend, que, par intérêt pour soi-même, il faut la prendre pour règle.
Le moment de la plus grande influence des lettres sur la nation fut celui où la littérature déserta les écoles, pour faire ses cours dans les salons. Cette époque est celle du règne de Louis XVI et la fin de Louis XV.
À cette époque, la jeunesse de vingt-cinq ans, de trente ans, était toute faite, toute instruite, toute pénétrée des maximes philosophiques, et s'attendant aux plus grands mouvements politiques; la république des lettres avait précédé la Révolution, et lorsque l'abbé Raynal publia la cinquième édition de son histoire des Indes, il trouva la nation tout occupée de son livre et des troubles d'Amérique. Cependant je ne suis pas de l'avis de ceux qui attribuent aux philosophes les malheurs de la Révolution: elle fut sanglante parce qu'une telle commotion ne se peut faire sans douleur et sans quelques malheurs particuliers. L'abbé Raynal racontait lui-même que, lorsqu'il était prêtre, il prêchait et disait des choses pour nous qu'il ne croyait pas. Je crois donc avec raison que la philosophie a amené la Révolution, mais je nie qu'elle ait fait ses malheurs.
Au commencement du règne de Louis XVI et même depuis 68, il y avait à Paris des réunions périodiques dont l'histoire n'est point écrite et qui, cependant, tient à la nôtre essentiellement: les gens de lettres confondus avec la plus élégante société de Paris, la plus riche et la plus haute classe, professaient dans un salon meublé avec un luxe asiatique, après un dîner d'une exquise recherche, avec plus de contentement que dans une halle ouverte à tous les vents. Les hommes les plus éclairés étaient admis chez madame Geoffroy, madame du Deffant, le baron d'Holbach, Helvétius, Lavoisier, madame de Bourdic, madame de Genlis, madame Necker, madame Fanny de Beauharnais, la duchesse de Brancas, dont le salon était le rendez-vous d'hommes de la plus haute capacité, et une foule d'autres maisons où l'esprit du monde aidait au talent et même au génie à se faire comprendre de la foule. On y discutait les ouvrages qui paraissaient périodiquement ou chaque jour; les femmes, avides de s'instruire, demandaient des explications qu'elles ne comprenaient pas toujours, mais qui plus tard leur devinrent familières et leur font aujourd'hui prendre en pitié le temps où elles pouvaient être arrêtées par de semblables niaiseries.
Les salons de Paris étaient donc alors de vraies écoles, où l'on professait sans la pédanterie scolastique, et madame Necker et madame Rolland étaient les deux chefs dans ces nouvelles arènes où l'esprit comparaissait sous toutes les formes, madame Necker pour la défense des idées religieuses, madame Rolland pour celle des pensées libérales, qui, à cette époque, causaient déjà un mouvement prononcé, et toutes deux donnaient une impulsion à la machine. Les salons étaient aussi une arène où combattaient les philosophes et les économistes: ils avaient leurs disciples, leurs séides mêmes, et le fanatisme pour leur cause allait jusqu'au plus sérieux des engagements; ils étaient gens de bien en général, et leurs intentions étaient pures. Ils étudiaient l'homme: c'était lui, c'était la nature qu'ils étudiaient. Le seizième siècle avait vu les savants approfondir les études les plus abstraites. Les moralistes, les écrivains religieux, les traducteurs du grec et du latin, les commentateurs enfin, avaient rempli le seizième siècle; l'esprit fatigué se reposait, au dix-septième, dans la poésie, et l'imagination délassait la faculté savante; mais toutes les immenses portées fatiguent l'esprit humain: autour de lui, d'ailleurs, que voyait-il? une dégénération complète, une corruption de mœurs qui tendait à la chute, à l'écroulement de tout en ce monde. Le moyen de chanter une pareille époque! Alors, on s'attacha à connaître et à faire connaître l'homme, et la nature: c'est ainsi que le règne philosophique a commencé. Ce n'est pas que le siècle de Louis XIV n'ait produit de grands savants, et Pascal à lui seul répond pour tout un siècle6! et que celui de Louis XV n'ait donné des poëtes qui méritent ce nom; mais il faut reconnaître que le dix-septième siècle a été celui de l'imagination, et le suivant, celui de la vérité: après Racine, la lyre poétique se détendit et la muse de la France ne la remonta pas pour Dorat, et toute cette troupe qui n'avait de poétique que le nom; mais des hommes tels que Lavoisier, Darcet, Bailly, Buffon, Franklin, etc., méritent la reconnaissance nationale…
Nous montrerons, en regard de ces savants estimables dans leurs travaux comme dans leur caractère privé, plusieurs hommes dont l'existence bizarre révèle plus d'intrigue que de vraie science… les Martinistes, Cagliostro, Bleton, Mesmer, Delon, les somnambules et tous leurs sectateurs, dont les fantastiques rêveries ont jeté parmi nous des semences de folie et de sinistres malheurs!.. La doctrine des attractions morales fit malheureusement trop de prosélytes; et dans une ville comme Paris, jusqu'où pouvait aller le fanatisme!.. jusqu'où pouvait aller l'esprit d'une génération blasée, à qui une voix mystérieuse promettait des moyens inusités et puissants pour exciter ou éprouver des sensations inconnues!.. Il y a dans l'histoire de cette époque des faits bien curieux à rapporter. J'en dirai quelques-uns en leur temps… Mais il y a toutefois une grande différence à établir entre le magnétisme et le mesmérisme. Mesmer, homme habile et spirituel, possédant de l'instruction pratique et de la science apprise, avait des déraisonnements spécieux à l'aide desquels il subjuguait les esprits même les plus incrédules… Je compte donner une description du salon de Mesmer, et d'une séance autour de son baquet magnétique, avec tous les détails de cette science pratiquée alors par des hommes qui faisaient du tort à une science positive que, moi-même, après l'avoir combattue, j'ai en partie reconnue. Le magnétisme peut donc exister, mais les jongleries du sauveur du genre humain, comme s'appelait Mesmer lui-même, voilà ce que je ne puis approuver… Ce n'est pas d'après la querelle de l'Académie royale de Médecine et de l'Académie des Sciences, qui toutes deux le proclamaient le plus adroit des charlatans, que je résume mon opinion; je l'appuie sur une base plus certaine: c'est sur le sentiment et l'avis de MM. Lavoisier, Bailly, Franklin, Guillotin, Darcet, Leroy, etc., etc., que je règle le mien.
Les salons de Paris, à l'époque dont je parle, étaient séparés en deux camps, comme quelques années avant, au temps des Gluckistes et des Piccinistes; il y avait alors des sujets d'intérêt bien autrement vifs, qui devaient absorber jusqu'à la volonté de ceux qui avaient une existence: les mesméristes et les académiciens se livrèrent à tout ce que cette lutte bruyante put inspirer des deux côtés. Toutefois Mesmer fut bien autrement en faveur auprès de ses partisans, que Gluck ne le fut jamais auprès des siens.
Le nouveau genre de littérature adopté dans le dix-huitième siècle était, comme toutes les littératures en France, favorable à la conversation ou plutôt à la discussion. Pour bien comprendre les différents personnages qui seront cités dans cet ouvrage, il faut suivre plusieurs d'entre eux, pour expliquer ensuite plus aisément l'intérieur de quelques-uns de ces salons, notamment à l'époque un peu obscure pour la dissemblance des opinions qui existaient déjà dans le monde, et surtout le monde de la haute classe, un peu avant la Révolution.
Aux querelles des économistes, à celles des mesméristes, des gluckistes, à celle plus sérieuse des philosophes et du parti religieux, s'étaient jointes d'autres querelles qui, elles-mêmes, n'en étaient que des subdivisions. Mais leur objet n'en était pas moins très-sérieux, et amenait de nouveaux sujets de discussion, aussitôt que vingt personnes étaient ensemble; les femmes elles-mêmes se mettaient sur les rangs pour combattre, et cela avec d'autant plus de raison que c'était presque toujours une querelle de famille7. Cette nouvelle discorde venait de la lutte éclatante entre les évêques pieux et les évêques philosophes; les gens sensés y voyaient un sujet d'alarme et de dissolution, et les autres au moins un sujet de scandale. M. de Juigné, archevêque de Paris, était le chef du parti pieux; son acolyte, plus hardi que lui, M. de Beauvais, évêque de Senez, tonnait courageusement du haut de la chaire de vérité devant le feu roi:
«Encore quarante jours, et Ninive sera détruite!» disait ce nouveau prophète…
Et quarante jours après, le Roi était sur la première marche de l'escalier mortuaire à Saint-Denis!..
Ce fut lui qui, dans l'oraison funèbre de Louis XV, disait encore: Le peuple n'a pas le droit de parler, mais il a sans doute celui de se taire!.. et son silence alors est la leçon des rois!
Belle et méditative parole prononcée sur la tombe encore ouverte d'un roi dont le règne corrompu n'inspira à ses sujets que mépris et colère! M. Dulau était aussi un des orateurs religieux les plus remarquables; il était archevêque d'Arles, et éminemment distingué, non-seulement dans les affaires ecclésiastiques, mais habile comme homme du monde en ce qu'il savait faire tourner à l'avantage de son parti les moindres circonstances qui naissaient devant lui au milieu d'un salon. Il était admirable lorsqu'il se mettait à réfuter l'abbé Raynal, ou M. de Malesherbes, ou M. Turgot. C'était en effet un sujet digne d'attention, que de voir ces hommes, dont l'âme et le cœur ne respiraient que la vertu et l'amour du bien, différer largement d'opinions sur plusieurs points. Ces partis se trouvaient en présence chez le cardinal de Luynes, prélat d'une simplicité apostolique avec les lumières et les profondes connaissances d'un membre de l'Académie des Sciences. On rencontrait chez lui, en même temps, et l'évêque de Senez et M. de Pompignan, prélat d'une haute piété, l'archevêque de Toulouse et l'abbé de Périgord, aujourd'hui monsieur de Talleyrand, avec M. de Beaumont.
C'est ce parti religieux, censuré d'abord pour la sévérité de ses principes, persécuté même ensuite, qui le 2 septembre disait à ses bourreaux:
«Vous nous égorgerez… mais vous n'obtiendrez pas le serment que vous voulez imposer à nos consciences!..»
Le salon de M. de Juigné était un des lieux les plus remarquables pour y entendre tonner la parole de vérité.
Cette querelle religieuse fut un des sujets les plus actifs de trouble et d'agitation.
Vinrent ensuite M. de Calonne et M. Necker… La Reine, qu'on a calomniée dans ses intentions, mais qu'il est difficile d'excuser dans ses actions à cette malheureuse époque, la Reine jouissait de la plus grande influence, et son crédit pouvait faire nommer un contrôleur-général des Finances, charge qui faisait alors reculer les plus intrépides. Dirigée par madame Jules de Polignac8, elle voulut remplacer M. d'Ormesson, dont les scrupules fatiguaient la Cour; le trésor était vide. Un homme éclairé, un homme intègre, n'eût pas osé se charger d'un tel fardeau: M. de Calonne, qui avait une réputation mal établie, ou plutôt qui n'avait rien à perdre, l'osa.
Ce moment fut celui où les agitations de société furent le plus excitées. M. de Calonne, très-hardi, très-spirituel, possédant le talent de préparer et faire des actions odieuses dans l'exercice du fisc, et de tenir en même temps un langage de folie et de légèreté bien analogue à la langue de ce pays de cour, qui alors n'agissait que pour le démolissement de la monarchie, M. de Calonne avait un parti nombreux parmi des noms qui pouvaient beaucoup. Mais comme le parti de M. de Maurepas, qui voulait M. Necker, était aussi très-puissant, il ne fut pas muet dans cette circonstance importante: les pamphlets, les chansons, les lettres anonymes, inondèrent la société de Paris et de Versailles; la finance et la Cour, complètement mêlées par les mariages, prirent parti suivant leurs affections et leurs alliances. Il suivit de tout ce tumulte que la société devint une arène, un forum où les causes se jugeaient, plaidées par des femmes, des hommes jeunes et vieux, des gens de tout état raisonnant sur toutes choses; la raison n'en était pas mieux servie, mais la conversation y gagnait et était des plus animées, car nous n'étions pas encore arrivés au point où nous nous voyons. Nous disputons aujourd'hui; alors on parlait, et tout au plus on discutait quand les avis différaient. La Révolution, qui vit éclore des opinions exagérées dans leurs expressions comme dans ce qu'elles inspiraient, nous donna, et nous a laissé ces paroles acerbes, ces mots injurieux, pour lesquels il faut une voix assez élevée pour l'emporter sur celle de son adversaire, qui, oubliant quelquefois le nom, le sexe et la qualité de la personne avec laquelle il se trouve en différence de sentiments, crie de manière à couvrir la voix la plus étendue. Voilà pour expliquer un des premiers changements qui ont eu lieu dans la bonne compagnie de Paris.
Mais, avant cette époque, il était survenu, dans le monde sociable de la Cour et de Paris, des événements qui devaient avoir une grande influence sur la destinée du pays: je veux parler de la scission qu'amena la querelle des parlements mêlée à celle des jésuites. Les deux armées une fois en présence, le combat ne tarda pas à s'engager, et la Reine, qui était à la tête du parti des parlements anéantis et exilés, se vit ainsi en butte aux vives attaques du parti contraire, qui était celui du parlement Maupeou. Je rappelle ce fait comme très-important, parce qu'il explique les causes de la première secousse donnée à l'édifice de la société des gens du monde, qui se trouvèrent eux-mêmes mêlés dans ces querelles.
Ces deux partis étaient forts; mais celui dont l'opinion était contraire à celle de la Reine devait lui nuire grandement par la suite, quoique ce parti fût contre les idées philosophiques que le siècle accueillait. Voici la liste des principaux chefs de ces deux partis.
À la tête de celui des parlements exilés par Louis XV, étaient:
La Reine;
Le comte d'Artois;
Le duc d'Orléans;
Le duc de Chartres;
Le prince de Conti;
La majorité des pairs du royaume;
Le duc de Choiseul et sa faction;
Le comte de Maurepas;
La minorité du clergé janséniste et son parti;
Les évêques philosophes;
Une partie des gens de lettres.
Parti des parlements établis par M. de Maupeou.
Monsieur;
Les trois tantes de Louis XVI (madame Adélaïde, madame Victoire, et madame Louise, la religieuse carmélite);
Le duc de Penthièvre;
Le chancelier de France;
La minorité des pairs, spécialement le maréchal de Richelieu et le duc d'Aiguillon;
Tout le reste de l'ancien ministère de Louis XV, et ce qui tenait à lui et au Dauphin, père de Louis XVI;
La majorité du clergé, ayant à sa tête Christophe de Beaumont, archevêque de Paris;
Les jésuites et leur parti;
Les dévotes de la Cour, ayant à leur tête madame de Marsan.
C'était alors qu'il aurait fallu un homme à forte tête comme Napoléon. Ce système de fusion qu'il regardait, justement, comme seul susceptible de sauver la France, c'était dans cette circonstance qu'il le fallait établir; il fallait des deux parlements n'en faire qu'un: car il était évident qu'une dispute entre ces deux corps, voulant ressaisir et conserver le pouvoir, devait amener une catastrophe. Qu'on approfondisse les causes des combats que se livrèrent ces deux partis: c'était la liberté naissante se heurtant contre le despotisme; la religion contre la philosophie; l'autorité absolue contre l'autorité tempérée; mais il n'est pas donné à tous les esprits de comprendre et de connaître le prix des amalgames politiques. Une telle mesure effraie, et souvent elle aurait tout sauvé.
Si l'exemple était jamais de quelque utilité, on pourrait, en regardant autour de soi, juger de la vérité de la bonté du système de fusion, surtout après de longs malheurs dans une nation… lorsqu'elle a été frappée tour à tour et du glaive et du feu par tous les partis: alors elle en arrive d'elle-même à cette fusion nécessaire.
Voyez la Suisse: le résultat de sa guerre de liberté fut de lui donner tous les gouvernements; sa paix intérieure fut la conséquence de cette fusion.
Voyez l'Amérique: après sa lutte avec la mère patrie pour jouir du repos, elle créa un gouvernement mixte, qui tient de l'aristocratie, de la démocratie, et tout à la fois de la royauté et de la république.
Voyez l'Angleterre:… que de querelles ont précédé son système de grande fusion!.. Tour à tour gouvernée par des tyrans, de grands chefs, saccagée, pillée, épuisée par tous ces partis, le corps de la nation réunit ses enfants, et tout fut d'accord: c'est à cette transaction peut-être que l'Angleterre doit sa gloire.
Voyez la France elle-même; voyez Henri IV:… après avoir hésité… il appela dans son conseil des ligueurs et des royalistes, des huguenots et des catholiques; il donna l'édit de Nantes… Que fit Louis XIV en le révoquant?.. Mais à l'époque dont je parle ici, c'est-à-dire dans la première période du règne de Louis XVI, la fusion n'était peut-être possible que pour un homme plus fort que lui. Il fallait donc subir toutes les funestes conséquences du choc journalier de deux partis dont les combattants se trouvaient souvent dans l'intimité l'un de l'autre, quelquefois de la même famille!.. Cette querelle entre les deux partis jette un grand jour sur l'opposition qu'on voyait exister entre la Reine et ses tantes, ainsi que plusieurs autres personnes de la famille royale, et explique, quant à elle, l'inimitié qu'elle portait aux Maurepas et aux Vergennes… qui déjà lui étaient odieux comme ayant cherché à s'opposer à son mariage.
Quant aux conséquences funestes pour la Reine, les voici.
M. de Maupeou, qui était à la tête du parti contraire aux parlements exilés, comprit tout ce qu'il avait à craindre d'une association entre le frère du Roi et les premiers princes du sang: il fit aussitôt jouer une contre-mine. Ses moyens furent infâmes, mais efficaces: il fit circuler dans le monde que les rapports de la Reine avec le duc de Chartres n'étaient pas innocents… et cette infernale calomnie s'étendit jusqu'au comte d'Artois… Ce moyen tenté pour la détacher des deux princes ne servit qu'à la priver de la considération de la France!..
C'était donc avec la haine au cœur et le ressentiment des injures, que ces deux partis vivaient l'un près de l'autre et se voyaient chaque jour. Qu'on juge de l'effet de cette guerre sourde et intestine dans un pays où la société n'avait d'autre lieu de réunion que les salons de cinquante ou soixante maisons qui alors recevaient. Toutefois, on ne s'apercevait jamais d'aucune mésintelligence; le bon goût, les excellentes manières, dominaient encore, et pour longtemps du moins il y avait sécurité pour l'apparence. Par degrés tout s'est effacé; on s'est accoutumé à se dire en face des choses pénibles, et les disputes ont remplacé l'urbanité et la douceur des relations, et surtout cette douce paix, condition la plus positive pour que la vie habituelle puisse être heureuse et légère à porter!
Madame la marquise de Coigny, jeune et charmante femme un peu maligne, riche, ayant tout ce qui plaît et place convenablement dans notre société française, un beau nom, de la fortune et cette beauté sinon régulière, au moins de celle qui plaît, et chez nous cela suffit pour mettre à la mode (c'était le genre de célébrité alors de plusieurs femmes); madame de Sillery9, madame de Simiane, madame de Condorcet, une foule de personnes jeunes, jolies, spirituelles, virent alors le moment de faire revivre ce temps de la Fronde où Anne de Gonzague, madame de Longueville et mesdames de Chevreuse dirigeaient d'un coup d'œil et d'un signe de main les opérations les plus importantes. Madame de Polignac, à la tête de la faction dont la Reine était la protectrice, et soutenue de sa faveur, avait de son côté son salon, qui était le rendez-vous des personnes dévouées à la cause de la Cour et spécialement à la Reine. Ce salon, dans lequel on soupait tous les soirs et que la Reine présidait elle-même, était le rival de celui de madame de Coigny, qui chaque jour était plus à la mode et plus aimée de tout ce que la Cour avait de plus jeune et de plus spirituel, comme M. de Narbonne, MM. de Lameth, l'abbé de Montesquiou, l'abbé de Périgord, et une foule d'hommes et de femmes dont l'esprit et la grâce toute française faisaient de son salon un lieu charmant de causerie, car on tenait encore à l'urbanité des manières et à la grâce du langage10.
J'ai donc commencé ma galerie de la Cour par celui de madame Necker, celui de madame Rolland, et par les deux oppositions si tranchées de madame de Coigny et de madame la duchesse de Polignac. J'ajoute celui de M. de Juigné, parce que l'opposition religieuse fut d'un grand secours à ceux qui mirent le trouble en France, avant que les affaires ne fussent en état de recevoir le changement nécessaire qu'elles devaient éprouver.
Les querelles de M. Necker avec M. Turgot et M. de Calonne furent encore un motif de disputes et de conversations animées. Le parti de M. Necker, défendu par M. de Maurepas, avait surtout dans l'origine un homme plus intelligent peut-être qu'habile, mais habile dans son intrigue et parfaitement secondé par les conseils de sa sœur, ce qui, à une époque où les femmes avaient un crédit et un empire qui leur donnaient encore une sorte de puissance apparente, si elle n'existait pas au fond, était d'une assez grande importance. Madame de Cassini, jadis maîtresse de M. de Maillebois, directeur de la Guerre, et militaire assez distingué, madame de Cassini, dont Louis XV avait rejeté le nom comme intrigante lorsqu'elle avait demandé à être présentée à la Cour, était sœur du marquis de Pezay, dont le nom est presque inconnu à beaucoup de gens aujourd'hui, et qui pourtant fut d'une haute importance dans nos affaires politiques, puisqu'il est positif que ce fut lui qui nous donna M. Necker. Ceci doit être rapporté maintenant pour donner une idée des premières années du règne de Louis XVI, dont je ne parlerai avec détail qu'à la seconde époque de mes Salons.
Louis XVI était le plus honnête homme de sa cour; depuis sa première jeunesse il aimait à s'isoler ou bien à demeurer seul avec la Reine… Il n'aimait pas le monde, il s'en éloignait même, et lorsqu'il devint roi, il aurait cependant voulu parler à chaque personne qu'il rencontrait, mais sans en être connu, pour savoir d'elle l'opinion de chacun sur son règne et prendre son avis. Lorsque Louis XVI monta sur le trône, on afficha sur la statue de Henri IV: Resurrexit! «Quelle belle parole!» dit-il, les yeux pleins de larmes…
Ce désir de s'instruire dans un roi ne peut être que bon, mais cependant il doit avoir des limites. Les avis ne sont pas toujours donnés par une bouche amie, et souvent la haine est le premier motif de l'empressement de ceux qui avertissent, afin de mettre le trouble dans l'âme au lieu de donner la paix.
C'était dans le but de s'instruire et de tout connaître que Louis XVI lisait les journaux étrangers. Il savait parfaitement l'anglais, qu'il avait appris pour lire les journaux écrits dans cette langue, s'étant aperçu qu'on lui faisait une traduction infidèle pour lui dérober une partie des injures qu'écrivaient alors les journalistes anglais sous la direction de M. Pitt; car à cette époque le fameux traité de commerce11 de M. de Vergennes n'était pas encore fait, et M. Pitt ne croyait pas encore autant à notre tendre et constante amitié. Louis XVI voulait régner par lui-même… Ses intentions étaient admirables enfin!.. Que n'avaient-elles plus de force!
Un ami de Dorat, nommé Masson, jeune homme ayant de l'esprit et même au-dessus de la médiocrité des vers qu'il faisait, ce qui me fait croire que les vers étaient en entier de Dorat, tandis qu'on l'accusait de les faire retoucher par lui… ce jeune homme avait une sœur parfaitement belle, appelée madame de Cassini… Elle était belle, galante, spirituelle; elle crut que sa présentation à la Cour de Louis XV ne souffrirait pas de difficultés: elle se trompa… Le Roi répondit, en prenant sur la cheminée de madame Dubarry, chez laquelle il était alors, un crayon pour biffer le nom de madame de Cassini, en écrivant de sa main:
«Il n'y a ici que trop d'intrigantes; madame de Cassini ne sera pas présentée.»
Elle avait été la maîtresse de M. de Maillebois; elle sut le garder pour ami… Elle avait un frère qui était ce Masson, ami de Dorat, qui un jour prit le titre de marquis de Pezay12. Il avait une jolie figure, de bonnes manières qu'il avait prises dans la société de sa sœur, qui, en hommes, voyait ce qu'il y avait de mieux à la Cour; il avait de l'ambition et ne possédait rien. Il y avait bien dans sa vie des circonstances qui pouvaient être par lui mises en œuvre, et le mener à un état heureux: mais son ambition voulait un grand pouvoir; il le rêvait et finit par l'obtenir, chose qui fut longtemps ignorée… Il composait des vers, des héroïdes, des madrigaux, tout cela fort pâle, fort tiède… et pour peu que Dorat se mêlât de corriger, je demande ce que devenait le peu de feu sacré que l'homme ambitieux avait prêté à celui qui voulait être poëte; car l'ambition est un sentiment hardi pour lequel il faut que l'homme sente ses facultés et les mette en activité… L'âme de l'ambitieux ne peut être froide.
Les soirées helvétiques ou helvétiennes furent beaucoup vantées dans la société de madame de Cassini et dans celle d'un ami de M. de Pezay, le résident de Genève, un homme qui depuis devait être fameux, monsieur Necker… Mais la réputation de M. de Pezay ne dépassait pas alors ce cercle assez borné, attendu que les hommes de finance n'étaient connus dans la haute classe que par leurs alliances avec la noblesse… mais ceux qui étaient étrangers à notre patrie comme à nos coutumes nous étaient complètement inconnus… M. Necker de Genève n'était pas tout-à-fait dans ce cas; mais il vivait dans son hôtel assez solitairement, possédant une grande fortune qu'il avait gagnée dans ses spéculations de la compagnie des Indes, et nourrissant une grande ambition qu'il voulait au reste appliquer au bien public… Son caractère était honorable, et rien n'a pu le noircir même à une époque où la plus basse flatterie faisait incliner la tête devant Napoléon, qui avait pris M. Necker dans la plus belle des aversions, sans trop savoir pourquoi, ou plutôt parce que M. Necker réclamait deux millions qu'on lui avait PRIS, c'est le mot.
M. de Pezay avait aussi son ambition: à cette époque, les économistes, les encyclopédistes, avaient un peu tourné les meilleures têtes… d'où il suivait que les médiocres n'allaient guère droit leur chemin. M. de Pezay, n'étant connu de personne, voulut se faire connaître en innovant… Il écrivit à Frédéric, à Catherine II, à Joseph II, à tous les rois de l'Europe… Mais il n'eut aucune bonne chance; Frédéric prit de l'humeur même, et lui répondit:
«Il sied bien à une jeune barbe comme vous de donner des leçons à un vieux roi.»
Frédéric aurait pu ajouter comme moi, car il y avait à cette époque, en Europe, de vieux rois qui auraient pu recevoir des leçons d'un enfant.
M. le marquis de Pezay, repoussé dans ses attaques sur la royauté étrangère, jeta ses filets sur la nôtre… Il aurait bien commencé par elle, mais une circonstance que je dirai tout à l'heure s'y opposait; il voulut enfin dominer son étoile, et voici ce qu'il fit.
Un garçon des petits appartements, nommé Louvain, fut gagné à prix d'or pour déposer une lettre, à l'adresse du Roi, dans l'endroit le plus apparent d'une chambre où le Roi s'occupait ordinairement de ces sortes de lectures.
Cette lettre, écrite d'un fort beau caractère, était de nature à attirer, par cette seule raison, l'attention du Roi… Il écrivait admirablement, et aimait à trouver dans les autres ce qu'il possédait aussi… Mais la lettre elle-même pouvait être considérée par son contenu comme susceptible d'attirer l'attention spéciale du Roi.
Dans cette lettre, qui n'était point signée, on proposait au Roi (alors fort jeune) une correspondance mystérieuse et tout à son avantage; on lui donnerait, disait-on, des détails précieux sur l'esprit public, sur ce qu'on pensait de son administration, enfin sur tout ce qui pouvait stimuler la curiosité et surtout l'intérêt du Roi… Il fut au comble… Louis XVI, enchanté du ton de la lettre, conçut l'espoir d'avoir dans son auteur un véritable ami qui, au milieu de la corruption de cette cour, l'objet de son éloignement et presque de son aversion, serait pour lui un ange sauveur!.. Il relut cette lettre… C'était, lui disait-on, comme le spécimen du reste de la correspondance… Elle contenait des détails sur l'Angleterre, sur l'intérieur de plusieurs familles françaises, depuis la roture jusqu'au prince et au duc et pair… Louis XVI fut ravi et espéra un second numéro, il ne se trompait pas… Le surlendemain, qui était un samedi, le Roi trouva une seconde lettre mieux faite que la première et plus intime dans ses détails. L'auteur disait cette fois qu'il était homme de naissance, qu'il connaissait les Anglais les plus riches et les plus renommés par leur position sociale, qu'il voyait également les personnes les plus remarquables de Paris et de Versailles, qu'il était agréable aux femmes les plus recherchées et les plus à la mode… Il concluait en disant au Roi qu'il l'aimait comme son souverain et puis comme l'homme le plus parfait de sa cour… Il assurait ne vouloir rien pour lui… Il communiquerait ses observations au Roi, et lui n'aurait que le bonheur de se trouver en relation avec le meilleur et le plus digne des maîtres. Tous les samedis comme ce même jour, il ferait parvenir au Roi un numéro de sa correspondance… Si cet arrangement convenait au Roi, l'auteur de la lettre le suppliait humblement de tenir son mouchoir à la main d'une manière qui le lui fît distinguer, pendant le moment de l'élévation, le lendemain à la messe, et de le quitter après l'élévation du calice, pour témoignage que l'auteur de la lettre ne déplairait pas en continuant sa correspondance. Il finissait en assurant Louis XVI qu'il lui donnerait des détails positifs et intimes sur les princes contemporains, les grands du royaume, les parlements, les ministres, les évêques des deux partis, les intendants, les gens de lettres; enfin il assurait au Roi qu'il le ferait assister, comme dans une loge grillée, aux sociétés les plus recherchées de Paris, dont il lui importait surtout de connaître, à cette époque, l'esprit et les sentiments intimes. C'était enfin un ministre de plus qu'avait le Roi, un lieutenant de police, un M. de Sartines, et sans qu'il lui en coûtât rien.
On pense bien que le mouchoir fut tenu à la main et déposé suivant la recommandation faite. Louis XVI était jeune; et bien que rien ne fût moins romanesque que lui, il aimait cet ami mystérieux qui ne donnait qu'à lui seul des communications qui devaient produire un effet d'autant plus étonnant que le Roi paraissait n'avoir aucune connaissance intime. Aussi le conseil fut bien surpris lorsque le Roi annonça des nouvelles qui, au fait, étaient inconnues, même au ministre dont le département était intéressé à les savoir, et qui se trouvèrent exactes.
Bientôt cette correspondance devint si intéressante, que le Roi voulut en connaître l'auteur. Il dit à M. de Sartines de le découvrir, et le lui ordonna comme voulant être obéi.
Le soupçon tomba d'abord sur beaucoup de personnes, qui nièrent à la première enquête, mais qui, voyant que c'était pour une aussi importante raison, eurent l'air de laisser croire qu'elles étaient en effet auteurs de la correspondance; mais les agents de M. de Sartines découvraient bientôt la fausseté de la chose, et on recherchait de nouveau… Cependant la police était trop habilement faite pour ne pas découvrir un homme qui, d'ailleurs, se lassait de l'incognito, et voulait enfin jouir de sa faveur, car il voyait qu'elle n'était plus douteuse: il se laissa donc trouver, et le Roi sut enfin que son correspondant était un homme qu'il pouvait avouer au moins, ce que son mystère prolongé lui faisait mettre en doute.
Le marquis de Pezay, une fois dévoilé, conçut les plus hautes espérances!.. Il avait surtout l'ambition de composer le ministère du Roi et d'y placer M. Necker. Ce qui est certain et en même temps fort curieux, c'est que jamais il n'y songea pour lui-même. Pourquoi cela? C'est une particularité assez remarquable. Quant à M. Necker, c'est ainsi qu'on préluda à son élévation par cette correspondance, qui dura plusieurs années… M. de Pezay ignorait que M. de Vergennes lui en opposait une autre écrite également pour le roi lui seul… Mais elle était, m'a-t-on dit, plus sérieuse, et par cette raison devait moins plaire au Roi. Enfin, le marquis de Pezay reçut du Roi l'affirmation que sa correspondance lui était agréable et l'ordre de la continuer. Alors il voulut établir son crédit, et demanda au Roi de daigner s'arrêter un dimanche, en revenant de la chapelle, devant une travée qu'il désigna et où il devait se trouver. Curieux de connaître enfin son correspondant mystérieux, qui depuis deux ans lui était inconnu, le Roi s'arrêta plusieurs minutes pour causer avec lui, au grand étonnement de toute la cour; mais il redoubla lorsque le Roi, charmé de la bonne tournure, de l'élocution facile, du ton parfait de M. de Pezay, lui ordonna de le suivre dans son cabinet… Là, il causa de confiance avec lui pendant une heure. Au bout de ce temps, il lui dit: «Il faut que je vous fasse connaître à un homme qui lui-même sera ravi de vous voir. Passez un moment derrière ce paravent.» Le marquis obéit, et le Roi fit appeler M. de Maurepas13, qui, alors vieux et presque toujours malade, ne venait que pour satisfaire son ambition en ce qu'il paraissait conserver par là une ombre de grand pouvoir.
«Mon vieil ami, lui dit Louis XVI lorsqu'il entra dans son cabinet, je vais vous présenter l'auteur de ma correspondance mystérieuse.
– Que votre majesté n'a jamais voulu me montrer, grommela le vieux ministre d'un ton grondeur.
– Je ne le pouvais, j'avais engagé ma parole, et vous savez qu'elle est sacrée. Mais je vais vous faire faire connaissance avec l'auteur.»
Et prenant M. de Pezay par la main, il le présenta gracieusement à M. de Maurepas.
«Ah! mon Dieu!» s'écria celui-ci, stupéfait à la vue de M. de Pezay.
Le marquis s'inclina profondément, bien que sa main fût toujours dans celle du Roi.
«Votre majesté me pardonnera de rendre un hommage de respect aussi profond en sa présence à un autre qu'à elle-même. Mais M. de Maurepas est mon parrain.
– Votre parrain! s'écria le Roi à son tour dans un extrême étonnement.
– Son parrain,» répéta M. de Maurepas d'un air si accablé que M. de Pezay et le Roi ne purent retenir un sourire… C'était en effet une chose qui devait surprendre que cet homme, dont la finesse et l'esprit, les manières parfaites, lui donnent une grande ressemblance avec M. de Talleyrand, attrapé, joué par un jeune homme qu'il regardait comme trop enfant pour lui confier la rédaction14 d'un simple rapport. M. de Maurepas dissimula, mais la blessure avait été profonde; il se sentit d'autant plus humilié que M. de Pezay était poëte, et que lui aussi faisait des chansons. Cependant il trouva des sourires et caressa même beaucoup M. de Pezay devant le Roi. Mais lorsque le filleul fut en route avec le parrain pour le remettre chez lui, il s'arrêta tout-à-coup, et regardant le jeune homme ambitieux et favori avec toute la haine impuissante du vieillard ambitieux sans pouvoir, il lui dit: «Vous êtes en relation avec le Roi! vous! vous!»
Et il joignait les mains en regardant au ciel comme s'il avait cru à quelque chose!
M. de Pezay, en prenant le parti qu'il suivait si obstinément depuis deux ans, s'était attendu à l'éclaircissement qui venait d'avoir lieu… et s'y était préparé… Aussi eut-il bientôt ramené à lui M. de Maurepas. Il avait une grâce extrême, de la cajolerie même dans les manières, et ce qui nous paraîtrait aujourd'hui ridicule, et même absurde à n'être pas admis, n'était alors qu'un excès de politesse recherchée, trop affectée peut-être et révélant la province; mais après tout l'inconvénient n'allait pas plus loin.
Ainsi donc, avant d'être au bout de la galerie, M. de Maurepas était ou paraissait apaisé, et le filleul avait persuadé au parrain que tout ce qu'il avait fait depuis deux ans n'était que pour lui-même, M. de Maurepas!.. Mais le vieux renard n'était pas facile à tromper, et une fois sur la voie il devait trouver la trace de la bête lancée. Aussi, quelque temps après, se trouvant chez lui au moment où M. de Pezay discutait un peu plus vivement qu'il n'avait coutume de le faire avec madame de Maurepas, il dit avec aigreur:
«Eh mais! voilà un jeune homme qui nous gouvernerait, ma femme et moi, si nous le lui permettions.»
C'est l'influence positive de M. de Pezay qui fit renvoyer du ministère des Finances l'abbé Terray. Ce fut surtout un compte rendu des conversations de Paris dans les salons les plus influents, qui détermina le Roi à en faire une éclatante justice. Louis XVI ne pouvait supporter patiemment que les actes de son règne fussent l'objet de l'attention aussi spéciale du monde appelé beau monde, non qu'il le blâmât, mais cela lui était pénible; et M. de Pezay, en lui racontant minutieusement toutes les conversations du monde élégant de Versailles et de Paris, l'intéressait davantage qu'en lui donnant d'autres relations.
Ce fut alors que M. le marquis de Pezay commença à recueillir les fruits de son travail. Il fit paraître un ouvrage immense dont la faveur et la protection royale pouvaient seules lui faciliter l'exécution. Il était très-intimement lié avec madame la princesse de Montbarrey, proche parente de M. de Maurepas. M. le prince de Montbarrey, alors au ministère de la Guerre, ouvrit ses portefeuilles, et M. de Pezay fit alors paraître un ouvrage qui est vraiment remarquable par la beauté des cartes et de l'atlas complet, avec le titre de Mémoires de Maillebois. Ce n'est, du reste, qu'une compilation et une traduction de plusieurs ouvrages italiens15, ce qui faisait qu'avant les campagnes d'Italie il pouvait servir, et même utilement; mais depuis ce moment je crois que nous avons fait mieux.
Dans l'année qui suivit celle où il ouvrit sa correspondance, M. de Pezay défit donc un ministre et en fit deux, M. de Montbarrey et M. Necker… Quant à lui, il obtint une assez belle récompense pour la peine qu'il avait prise en faveur d'un roi de France. Il fut nommé inspecteur-général des côtes, avec un traitement annuel de 60,000 fr., et il obtint le paiement d'une fourniture de vin de 40,000 fr., faite par son père.
Ce fut alors que M. de Pezay présenta les plans de M. Necker à M. de Maurepas pour la forme, et au Roi pour le fond. Le trésor royal était dans un état de délabrement effrayant, et nul moyen d'avoir de l'argent!.. M. Necker promit à M. de Maurepas de faire ou de se procurer les fonds nécessaires pour faire face aux dépenses de la guerre si elle avait lieu, et comme elle se fit en effet16. M. de Clugny, alors ministre des Finances, était malade et incapable d'agir; on lui adjoignit M. Necker. Quelques mois après, M. de Clugny mourut, et M. Necker lui succéda; il promit de fournir quarante millions comptant!..
J'ai montré, je le crois, à quel point j'estime M. Necker; je suis donc bien digne de foi lorsque je lui adresse un reproche, et c'en est un mérité que celui d'avoir été le courtisan de M. de Pezay!.. Au moment où M. de Pezay faisait tant de démarches pour faire nommer M. Necker au contrôle-général, celui-ci allait lui-même apprendre le résultat des démarches du marquis, et, le manteau sur le nez, il se tenait caché sous une remise chez M. de Pezay, attendant mystérieusement son retour de Versailles quelquefois jusqu'au matin.
À la nouvelle de sa nomination, le clergé jeta les hauts cris; M. de Maurepas répondit froidement à un archevêque scandalisé de la nomination d'un protestant:
«J'y tiens encore moins que vous, monseigneur, et je vous l'abandonne si vous voulez payer la dette de l'État.» Taboureau des Réaux, ne voulant pas être sous les ordres de M. Necker, donna sa démission, qui fut acceptée17.
En parlant du salon de madame Necker, il me faudra nécessairement y faire arriver M. Necker; je dois donc aussi le peindre, et je vais le faire d'après les renseignements que j'ai eus sur lui par des personnes qui l'ont beaucoup connu, mais avec impartialité, chose qu'on ne peut trouver dans les ouvrages de madame Necker.
La figure de M. Necker était étrange et ne ressemblait à aucune autre; son attitude était fière, et même un peu trop. Il portait habituellement la tête fort élevée, et malgré la forme extraordinaire de son visage, dont les traits fortement prononcés n'avaient aucune douceur, il pouvait plaire, surtout à ceux qui sentaient énergiquement; on voyait qu'en lui on trouverait une réponse à une démarche tentée avec force ou bien à un mot de vigueur. Son regard18 avait du calme même dans les occasions où l'émotion causée par une attaque violente pouvait faire excuser qu'il manquât de repos dans sa contenance. Quant à son talent, il en avait un positif19, et pour ses vertus je crois pouvoir affirmer aussi qu'elles étaient également positives. Son esprit était actif; il recherchait toutes les instructions, n'en repoussait aucune, et accueillait tous les mémoires qu'on lui présentait. Il n'était distrait par aucun des amusements qui, à cette époque, passaient pour devoir faire partie indispensable de la vie commune et sociale. Il ne jouait pas, et ne voyait d'ailleurs que très-peu de personnes de la Cour, même étant au contrôle-général.
Le caractère de ses écrits avait une couleur qui annonçait une révolution dans le pays comme dans les lettres, mais surtout révélait un grand amour de l'humanité; il parlait avec une exquise sensibilité, et cependant il avait une tournure dans le discours qui révélait des sentiments républicains; son style approche beaucoup de celui de Rousseau, et son imagination était brillante comme celle de sa fille. Comme elle, il donnait à toutes ses phrases une tournure que n'avaient aucun des écrits qui à cette époque inondaient la France. Ils avaient surtout un caractère de vérité qui séduisait lorsqu'il appelait l'attention sur les malheurs du peuple. Peut-être employait-il alors des figures et des ornements inconnus, surtout dans le ton sentimental, en écrivant sur des objets d'administration. Sa doctrine était pure, et c'est une chose digne de remarque, et surtout de haute estime, que dans les trois volumes qu'il publia d'abord il n'existe pas une seule citation, un seul mot injurieux qui pût accuser les ennemis qui agissaient contre lui sans mesure et sans impartialité. M. de Meilhan surtout, intendant de Valenciennes20, chef du parti, c'est-à-dire du premier parti qui s'éleva contre M. Necker, ne mettait aucun frein à sa haine, et faisait que tous ceux qui le lisaient donnaient raison à M. Necker. Il était homme d'esprit, écrivain éloquent, homme d'honneur, ministre intègre; il devait avoir raison sur un homme acerbe, qui l'attaquait de prime-saut avec la dague au point et l'injure à la bouche… la haine s'y voyait tout entière.
Toutefois on doit convenir que M. Necker, dans les opérations de son ministère, a peut-être devancé les opinions du siècle où il vivait…; il a administré un autre pays que la France, et croyait exister dans un autre temps que dans le XVIIIe siècle. Il détruisait au lieu de construire, s'écriait-on!.. Il détruisait d'anciennes doctrines, qui s'en allaient croulant; il avait raison en beaucoup de points, car ce qu'il abattait tombait de toutes parts de vétusté; mais on ne veut jamais attendre chez nous… Nous jugeons et nous critiquons, nous dispensons la louange et le blâme avec une certaine assurance qui est bien ridicule. Nous avons en cela une affectation de vertu et des accès de morale qui font dire avec Saint-Lambert:
«Ô philosophes dignes des étrivières, je vous honore! Mais je m'aperçois, par les trous de votre manteau, que vous n'êtes aussi que des hommes21.»
Et cela est si vrai, qu'en vérité nous ne pouvons nous regarder sans perdre la tête. Nous sommes comme des jolies femmes en face d'un miroir.
M. Necker ne suivait aucune route connue. Madame Necker lui donnait souvent des conseils qui lui étaient fort utiles. Il agissait bien; mais il y avait en France cinquante familles de la haute magistrature22 qui se regardaient comme les gardiennes de ses coutumes héréditaires. Et telle était la force et la grande régularité de l'habitude qu'un esprit juste, quoique médiocre, suffisait pour conserver ses anciennes coutumes intactes.
L'imagination de M. Necker, et, si j'ose le dire, de madame Necker, devint donc comme le fléau de l'ancienne administration. Madame Necker avait une grande influence sur son mari; elle balançait celle de la probité et de tout ce qui tenait à la marche du ministère. M. Necker l'écoutait avec une attention d'autant plus religieuse, qu'elle lui répétait tous les jours qu'il était non-seulement Dieu, mais au-dessus de tous les dieux du ciel. Le moyen de douter après cela des paroles qui sortent des mêmes lèvres qui ont proféré de telles louanges! Ces louanges paraissent d'abord ce qu'elles sont, bien exagérées, et puis on s'y habitue si bien, que le jour où elles cessent vous vous croyez injurié.
Cependant les soins de madame Necker ne pouvaient éloigner de M. Necker les cris, impuissans à la vérité, de l'envie et de la calomnie; mais enfin ces cris retentissaient autour du contrôleur-général. Ce qu'on lui reprochait surtout, c'était de se passionner pour la classe qui ne possède rien pour la défendre contre celle des propriétaires!.. la question immense enfin des prolétaires!.. «Que devons-nous bientôt voir? disait M. de Meilhan chez M. de Calonne. Les scènes des deux Gracchus!..»
La retraite de M. de Trudaine fit surtout un tort excessif à M. Necker. M. de Trudaine avait une réputation de droiture et de délicatesse dans sa manière d'administrer qui donnait beau jeu aux ennemis de M. Necker pour l'attaquer, en le rendant responsable de la retraite de M. de Trudaine. C'était en vain que M. Necker lui avait conservé les ponts et chaussées… ses partisans ou plutôt les ennemis de M. Necker en faisaient un martyr…; car, en France, nous ne louons souvent un homme que pour mieux accabler son antagoniste.
Ce qui prouve à quel point M. Necker avait devancé son siècle, c'est qu'il attaqua l'administration de la loterie. Ce fut, dit-on, à la prière instante de madame Necker… Mais la détruire tout-à-coup, il n'y fallait pas songer. On laissa six administrateurs, on diminua le nombre des bureaux… mais elle subsistait, et elle subsista encore cinquante ans après les paroles sages et lumineuses de l'administrateur qui voulait retrancher du corps de l'état cette partie malade qui altérait le reste!.. et nous venons de le faire!..
L'établissement du comité contentieux acheva de perdre M. Necker en mettant contre lui une foule d'individus, qui étaient certains de trouver les esprits prévenus pour eux et contre le directeur-général23. Ce qu'il avait fait pouvait être bien pour le service du Roi; mais tous les malheureux qui étaient réformés, comment M. Necker s'en excuserait-il?… Madame Necker dit, en apprenant ce mot:
«En vérité, on croirait voir une maison de grand seigneur au pillage dans laquelle arrive un nouvel intendant. C'est Gil Blas chez le comte Galiano… Et tous les domestiques crient au secours, parce qu'on ne veut plus qu'ils volent!..»
Les réformes24 furent faites, dit-on, sous la direction de madame Necker, quoiqu'elle se soit constamment défendue d'avoir aidé, en quoi que ce fût, M. Necker dans son ministère… Mais ce qu'elle avouait, c'étaient les avis qu'elle donnait à M. Necker pour qu'il se défiât de M. de Maurepas et de M. de Sartines. Le premier n'avait pas pardonné à M. de Pezay sa faveur mystérieuse, et l'autre n'avait pas pardonné davantage à M. de Pezay d'avoir fait le ministre de la police mieux que lui auprès du Roi. Ces deux hommes, dont le crédit était puissant, et qui le voyaient attaqué par la nouvelle faveur du ministre étranger, le désignèrent pour victime, avec d'autant plus de joie, qu'en le frappant ils abattaient deux têtes; car pour arriver à lui il fallait abattre l'homme qui l'avait placé en si haut lieu. Il leur était bien égal que M. Necker fît du bien à la France! que leur importait? ils voulaient se venger, et ils se vengèrent. Ils commencèrent par M. de Pezay. La chose était difficile, parce qu'il plaisait au Roi; mais qu'il fût hors de sa vue, et la chose allait toute seule. Il fallait donc seulement l'éloigner. On lui persuada de faire une tournée comme inspecteur des côtes; il en demanda l'ordre. Madame Necker lui conseilla de ne pas quitter Versailles. «Vous aurez quelque désagrément de cette absence, mon ami, lui dit-elle; il ne faut pas quitter les rois… ils sont oublieux de leur naturel et faciles à influencer.
– Le Roi m'aime trop pour que je puisse craindre,» dit M. de Pezay d'un ton dédaigneux… et il partit. Ce voyage ne lui avait été conseillé, en effet, que par des ennemis… Il se conduisit dans cette tournée comme on l'avait espéré, c'est-à-dire avec un manque absolu de tact et de convenances. Il y avait sur son chemin de vieux officiers qu'il traita fort mal et avec l'insolence d'un favori parvenu. Mais si le naturel des rois est oublieux, celui de M. de Pezay était présomptueux; les plaintes arrivèrent en foule à Versailles. Le Roi, ne voyant pas l'accusé, crut à tout ce qu'on lui disait; on fit intervenir un homme qui déclara que le nom du Roi était gravement compromis par M. de Pezay, et le résultat de cette belle amitié royale fut d'envoyer un courrier à M. de Pezay pour lui commander de rester à Pezay, lieu dont il avait pris le nom25… Ce courrier lui fut envoyé par M. de Sartines… Le malheureux jeune homme, frappé de frayeur à la réception de ce courrier, qui avait ordre, en véritable envoyé d'un lieutenant de police, de remplir une double mission et de dire tout haut, devant les gens de M. de Pezay, que le marquis serait enfermé à la Bastille pour crime d'état s'il retournait à Paris… le malheureux, effrayé, jusqu'à la terreur, de ces nouvelles, ne réfléchit pas que, n'étant pas coupable, il n'avait rien à redouter avec Louis XVI, qui était juste et bon… Il fut saisi tout-à-coup d'un frisson qui devait être mortel… Quelques heures après, comme il était assoupi et accablé par la fièvre, un bruit de chevaux le réveille… C'est un courrier de M. Necker… Le malade se soulève… il ne souffre plus… C'est un courrier de M. Necker, de son meilleur ami!.. c'est son rappel!.. Le courrier entre dans sa chambre, lui remet une lettre qui n'est pas de l'écriture de M. Necker… Le marquis ouvre d'une main tremblante et retombe accablé sur son lit! M. Necker lui demandait avec instance de lui renvoyer ou de brûler à l'instant même tout ce qu'il avait à lui en papiers, même insignifiants!.. Deux heures après, un autre courrier entrait dans la cour du château… C'était un envoyé de M. de Sartines qui venait, par ordre du Roi, pour emporter les papiers de la correspondance de M. de Pezay avec le Roi!..
Ces deux messages rendirent la maladie mortelle en peu d'instants. Cette chute, dont la scène définitive avait lieu dans une province éloignée du Roi, de la Cour et de M. Necker, est un coup de politique vraiment habile, et montre que M. de Maurepas avait peut-être plus que de l'esprit; il avait d'abord une extrême méchanceté qu'il mettait en œuvre quand un homme lui déplaisait assez pour le faire sortir de son caractère habituel, c'est-à-dire de son caractère apparent, qui paraissait être l'indolence… M. de Pezay une fois abattu, le ministre genevois, l'étranger, l'intrus, le ministre romanesque, ne devait pas être difficile à terrasser… M. Necker fut d'abord attaqué par M. de Sartines, qui s'expliquait en public avec assez de véhémence… M. de Vergennes, qui le blâmait le plus, était celui des ministres qui le disait le moins. Quant à M. de Maurepas, il marmottait en ricanant26: «Je doute moi-même de la bonté de mon choix… Je croyais être débarrassé des gens à projets, des ennuyeux à grands mots; et puis quand j'ai éloigné la turgomanie, voilà-t-il pas que je tombe dans la nécromanie!..
Madame Necker, dont j'ai parlé, mais pas assez pour la bien faire connaître, était un ange de vertu au milieu de cette cour de Versailles, dont le bruit seulement au reste parvenait jusqu'à elle… Son excellent jugement devait lui donner des lumières sur le malheur qui menaçait son mari, et elle le lui montra en perspective, avec cette même fermeté qu'elle aurait apportée à traiter le sujet le plus ordinaire.
Madame Necker27 était née à Genève, d'un ministre protestant, dans le pays de Vaud, nommé Curchod de Naaz… Il n'était pas riche comme tous les ministres de sa communion en Suisse; cependant, malgré son peu de fortune, il donna à sa fille une éducation qui pouvait lui en servir. Elle fut élevée comme si M. Naaz avait eu un fils; elle apprit le latin, le grec, et devint habile dans les plus fortes études. Lorsque son éducation fut achevée, madame de Vermenoux l'appela auprès d'elle à Paris, pour qu'elle apprît le latin à son fils. C'est dans la maison de madame de Vermenoux que M. Necker fit la connaissance de Suzanne Curchod. Il était lui-même, alors, dans une position qui, certes, n'annonçait pas celle qu'il eut depuis, et même bien avant d'être ministre. Il était dans une maison de banque alors comme commis; je crois, la maison Thélusson. Le mariage se fit tard, parce que les deux fiancés n'avaient pas assez de bien pour se mettre en ménage. Enfin madame de Vermenoux les aida un peu, et le mariage se fit… Madame Necker fut, depuis ce moment, toujours un ange secourable. Lorsque M. Necker fut nommé directeur-général du royaume, elle pleura sur cette responsabilité qu'il prenait devant Dieu pour remettre les affaires d'un peuple qui n'avait pas la même croyance que lui…
«Nous sommes égaux devant Dieu, mon amie, lui répondit M. Necker!.. Cependant, si tu le désires, je refuserai.»
Madame Necker demeura quelques instants calme et réfléchie… Puis, relevant sa tête:
«Mon ami, lui dit-elle, il faut accepter!.. Vous vous devez au bonheur du genre humain, dont vous êtes une des plus belles parties. Accomplissez la mission que Dieu vous a donnée… Rendez les hommes heureux… je tâcherai de glaner après vous…»
Une fois ce parti adopté, madame Necker remplit la charge qu'elle avait acceptée, avec toute la bonté d'âme, toute la grandeur qu'elle y pouvait mettre. Naturellement bonne, elle voyait chaque jour une foule de malheureux qu'elle soignait et soulageait dans leurs besoins, sans que sa main gauche sût ce que faisait sa main droite… Elle allait, quand elle le pouvait, dans les hôpitaux. Enfin elle fonda elle-même un hospice dans Paris, où elle établit douze malades, et en fit la fondation à perpétuité, donnant, pour cette action noble et grande, une très-grosse somme d'argent!.. Naturellement spirituelle et parfaitement instruite, madame Necker devait avoir une maison charmante… et elle l'eût été, sans une souffrance continuelle qui lui causait une douleur nerveuse dont les effets étaient bizarres; elle était contrainte à demeurer debout, même au milieu de cent personnes… Son agitation presque convulsive l'empêchait de s'asseoir!.. Elle était maigre, grande, blanche, et d'une extrême pâleur. Ce qui prouve, plus que tout ce qu'on pourrait dire, le calme de l'esprit de cette femme remarquable, c'est la gaîté soutenue de son humeur et même de son esprit, avec cette douceur toujours dans elle, toujours sa compagne. Où l'on en trouve la preuve, c'est dans le recueil de ses pensées et de ses traits. Parmi ces derniers, il s'en trouve beaucoup de très-plaisants, presque tous gais, et tous au moins intéressants. Le choix des anecdotes qu'elle cite, remarquable par cette humeur douce et tranquille qui n'a rien de la résignation, c'est-à-dire de ce qui éloigne de celle qui souffre, m'a charmée en lisant ses Souvenirs. Son mari en était fier, et il avait raison…
Les écrits de madame Necker sont distingués surtout par leur élégance et par le tour heureux des expressions. On lui a reproché d'être trop pesante dans sa diction; sans doute, à côté de sa fille, on lui trouvera un peu de monotonie et une couleur pâle; mais il y a du piquant dans sa manière de raconter, et la chose est visible en lisant ces anecdotes narrées avec simplicité; j'en vais donner un exemple. J'ai déjà dit qu'elle avait une santé déplorable; voici l'extrait d'une lettre qu'elle écrivait à M. de Saint-Lambert, son ami le plus intime:
«… Ma santé n'a fait aucun progrès en bien: je ne l'ai pas dit à M. de Lavalette; mais vous, monsieur, à qui ma vie est liée, je vous dois compte de votre bien, et j'ai droit de me plaindre du silence que vous gardez sur le mien. Je souffre toujours, mais il me semble, comme dit M. Dubucq, que tout sert en ménage.»
Cette dernière phrase est charmante, car elle est d'une simplicité douce, d'une gaîté qui est timide parce qu'elle craint de blesser un ami inquiet. Cette pensée m'a donné de madame Necker l'opinion qu'elle ne pouvait être que très-bonne… Elle dit plus loin dans une autre lettre:
«Le jour où l'on amena M. de Vaucanson chez madame du Deffant, la conversation fut assez stérile. Lorsque le savant fut sorti: Eh bien! dit-on à madame du Deffant, que pensez-vous de ce grand homme? Ah! dit-elle, j'en ai une grande idée; je pense qu'il s'est fait lui-même.»
«Deux hommes assis aux deux bouts opposés d'une table prirent querelle l'un contre l'autre. Monsieur, dit le plus irrité des deux, si j'étais auprès de vous, je vous donnerais un soufflet; ainsi tenez-le pour reçu. – Monsieur, lui crie l'autre, si j'étais auprès de vous, je vous passerais mon épée au travers du corps; tenez-vous donc pour mort.»
Je pourrais en citer beaucoup du même genre, qui prouvent que l'esprit de madame Necker était de cette nature plaisante qui montre qu'on est heureux de la joie d'autrui.
Une grande affaire, je ne sais plus sur quel sujet, se présenta avant que M. Necker se retirât la première fois du ministère. Attaqué de toutes parts, le directeur-général voulut, pour pouvoir résister, puisque le Roi voulait le garder, être ministre et entrer au conseil; c'était le seul moyen d'avoir de la force; M. de Maurepas, qui vit le Roi au moment de céder, éleva tout de suite un obstacle, celui de la religion. M. Necker était protestant; on lui proposa d'abjurer; il refusa. Lorsque madame Necker l'apprit, elle accourut à lui, et, se jetant dans ses bras, elle y pleura et répandit de douces larmes de joie.
«Je serai doublement heureuse maintenant en priant Dieu, lui dit-elle, car je lui offrirai, avec le mien, un noble cœur pénétré de sa divine bonté!..»
Ce fut dans ce moment difficile que M. Necker, dont le caractère était sévère et rude à manier, fit dans la maison de la Reine et celle du Roi les réformes les plus fortes28. M. le prince de Condé29 fut atteint lui-même par la main réformatrice. Les plaintes les plus graves arrivaient à M. de Maurepas, qui répondait plaisamment: «Que voulez-vous? ce Genevois est un faiseur d'or; il a trouvé la pierre philosophale.»
M. Necker, en effet, venait d'ouvrir l'administration provinciale de Montauban, et l'emprunt se faisait.
«Ainsi donc, disait Sénac de Meilhan à M. de Maurepas, un emprunt est la récompense d'une destruction, car cet homme détruit.
– Sans doute; il nous donne des millions en échange de la suppression de quelques charges.
– Et s'il vous demandait la permission de couper la tête des intendants? (M. de Meilhan était intendant de Valenciennes.)
– Eh! eh! nous le lui permettrions peut-être… mais je vous l'ai dit, trouvez-nous comme lui la pierre philosophale, et vous serez ministre le même jour…»
Enfin, Monsieur et le comte d'Artois se mirent contre M. Necker!!.. la lutte devait être un triomphe pour les princes: mais la défense du ministre fut noble et digne. Accusé d'aller à la gloire, comme Érostrate, en brûlant la monarchie, M. Necker ne répondit à ces attaques de l'envie impuissante que par le silence; mais dans le mémoire fait par ordre de M. le comte d'Artois, un passage trouva M. Necker vulnérable, et la blessure alla au cœur… ce passage concernait madame Necker!.. On lui reprochait d'avoir été maîtresse d'école dans un village de Suisse; il y avait de la méchanceté à cette action, qui n'avait pour but que de nuire. Peu après venait le parallèle de Law et de M. Necker.
On offense, on fait du mal… mais l'offensé, quoique bon, peut enfin se venger!.. ce fut ce qui arriva. M. Necker fit accuser M. de Sartines30 de prévarication, et il fut renvoyé dès le jour même du ministère de la Marine, où il était passé de la lieutenance de police.
Le jour où madame Necker apprit que son mari vengeait son injure en accusant M. de Sartines, elle se jeta à ses genoux.
«Celui qui se venge, lui dit-elle en pleurant, non-seulement n'est pas chrétien, mais est plus coupable que celui qui commet la faute. Au nom du Sauveur, secourez-le, pour moi!..»
M. Necker fut inflexible.
«Il serait coupable à moi, lui dit-il, de faire ce que vous me demandez. Cet homme est coupable… Je dois ne pas laisser subsister plus longtemps dans la rapine et l'audace un homme qui n'est, après tout, qu'un espion revêtu d'un habit noir honorable. M. de Sartines est un misérable et un assassin, le meurtrier de Pezay! Pezay, mon ami, lui si bon, si doux, si inoffensif!.. Il l'a traité comme les hommes de boue de son ministère!.. Non, non… cet homme doit succomber… parce que tout a une fin… le doigt de Dieu l'a désigné.»
M. de Sartines fut en effet renvoyé avec la honte de l'accusation. M. de Maurepas était à Paris malade de la goutte et souffrait beaucoup en radotant un peu31, parce que, comme disait M. Necker, tout a une fin. M. Necker profita habilement de cette absence et du renvoi de M. de Sartines. Ce fut alors que, par les conseils de madame Necker, il publia son fameux compte rendu. C'est un des événements les plus remarquables du règne de Louis XVI. Ce fut en vain que le comte d'Artois, toujours ennemi de M. Necker, comme de tout novateur, appela ce travail un conte bleu, parce que la brochure était recouverte en papier bleu: ce tocsin, qui devait sonner l'heure du malheur, ne fit rien contre M. Necker dans le même moment. Le Roi était juste; il lut la brochure, et ne fit pas même attention à ce que lui dit son frère contre le directeur-général. Ses affaires prirent même un autre aspect, et mille voix s'écrièrent autour de lui et avec lui: Chute du Mentor!.. car M. de Maurepas, malgré son esprit aimable, et tout homme du monde qu'il était, avait le défaut de vivre trop longtemps dans une place dont tant d'autres voulaient…
Le parti de M. Necker était nombreux, et comptait dans ses rangs les plus grandes dames et les hommes les plus influents. On y voyait figurer la marquise de Coigny, la princesse de Poix, la comtesse de Simiane, la duchesse de Grammont, la duchesse de Choiseul, le duc de Praslin, presque tous les gens de lettres, madame de Blot, et tant d'autres dont les voix dominaient les autres bruits, dans le temps où le salon d'une femme de bonne compagnie était un tribunal où se jugeait, de l'aveu de tous, une cause comme celle de M. Necker. Les salons alors dirigeaient l'opinion publique.
Madame Necker fut encore admirable dans ce retour de faveur, parce qu'aux vertus natives et à la religion ordinairement inculquée comme principe, madame Necker joignait l'ardente piété des femmes protestantes… Louis XVI parlait un jour de madame Necker à son mari, et regrettait que son état de santé l'empêchât de tenir à la Cour… Le maréchal de Noailles se trouvait là, ainsi que le chevalier de Crussol et le baron de Bésenval: tant que les deux derniers furent présents, M. Necker garda le silence; mais lorsqu'ils furent sortis, M. Necker dit au Roi:
«Sire, votre majesté est la seule personne dans sa cour que je juge digne d'entendre prononcer le nom de madame Necker… Le nom de ma femme est connu, sire, et souvent invoqué dans les asiles les plus obscurs et les plus misérables de votre capitale, ainsi que devant quelques amis tels que monsieur le maréchal… mais je crains que ce nom, que les anges ne redisent qu'avec joie devant le trône de Dieu, ce nom ne soit comme un reproche tacite dit en face de ces femmes sans pudeur qui osent rire de ses souffrances32!!! Ces mêmes grands seigneurs qui parlent contre ma vertueuse compagne, sire, devraient se rappeler que madame Necker, ayant appris que depuis VINGT-HUIT ANS M. le comte de Lautrec, capitaine de dragons, était enfermé au château de Ham, et qu'il avait à peine l'apparence de l'espèce humaine, dans le cachot où le malheureux était enseveli, résolut à elle seule, faible femme, de le sauver, ou du moins de le soulager!.. Elle part pour Ham, s'informe de M. de Lautrec, et parvient enfin jusqu'au tombeau où l'infortuné gisait sur la paille presque sans vêtements, n'ayant enfin que ses cheveux et sa barbe pour couvrir sa poitrine et ses épaules!.. Entouré de rats et de reptiles, seuls compagnons de sa captivité, M. de Lautrec était au moment de se détruire, car son état était insupportable, lorsque madame Necker, par ses soins, sa bonté vraiment angélique, parvint à faire adoucir la captivité de M. de Lautrec: il put vivre, du moins, et bénir la femme généreuse qui, lui étant étrangère et parfaitement inconnue, a su le faire sortir de l'enfer où il gémissait.
«Voilà de ses actions, sire, poursuivit M. Necker en se tournant vers la fenêtre, pour dérober son émotion au Roi…
– Ah! ne me cachez pas vos larmes! s'écria Louis XVI, fort ému… Je suis digne de les voir, croyez-le bien, et surtout d'apprécier le trésor que Dieu vous a confié.»
Cette conversation fit du bien au cœur de M. Necker…; c'était bien le Roi dans de pareils moments!.. mais ils étaient malheureusement trop rares… et ceux qui les suivaient détruisaient l'effet que les précédents avaient produit. Un matin madame Necker entra chez son mari avec un visage serein, mais plus solennel qu'à l'ordinaire: «Mon ami, lui dit-elle, voulez-vous toujours lutter contre des factions sans cesse renaissantes? voulez-vous être la cause de la mort d'un homme, vous, à qui le sang chrétien est en horreur? Eh bien! hier une querelle eut lieu dans un bal chez madame de Blot, et les deux antagonistes se sont battus ce matin!.. les oppositions se multiplient… les avez-vous comptées?»
M. Necker fit un signe négatif.
«Eh bien! j'ai eu ce courage, poursuivit-elle; et il en reste dix!..»
M. Necker fit un mouvement d'effroi; sa femme reprit:
«Les amis de Turgot;
«Tous les économistes, ayant en tête l'abbé Baudeau33;
La haute finance;
La finance subalterne;
La haute administration;
Les propriétaires privilégiés;
Les anciens favoris du roi;
Les parlements: le parlement exilé et le parlement Meaupou;
Les ministres vos confrères;
Et M. de Maurepas.
Ajoutez, à ce que je viens de mettre sous vos yeux, votre propre gloire, mon ami, qui vous commande de ne pas la commettre dans de pareils débats, et vous serez d'accord avec moi que votre démission doit être donnée au Roi dans cette même journée… Quittons Paris; retournons à Coppet; là nous aurons encore de beaux jours et de douces heures à nous consacrer mutuellement… Sans doute les cris de ce peuple qui t'aime me vont au cœur!.. Mon bien-aimé, il faut avoir un amour bien profond pour exiger un sacrifice semblable de toi! Mais je sens que je t'aime, et que je t'aime pour toi!! Je sens que tu es mon idole, mon Dieu! Tu le sais, dans tous les temps tu fus le seul objet de toutes mes affections, toi qui ne peux me reprocher d'avoir donné à de vains plaisirs des jours que le devoir et la tendresse t'avaient consacrés! Souffre que je sois auprès de toi l'interprète fidèle de la voix générale … Viens regarder ton image dans un cœur qui ne fut qu'à toi, qui ne fut jamais rempli que par toi, viens y lire le tableau, ineffaçable de tes rares vertus, et le garantir de tes propres inquiétudes!.. Que ce cœur, qui ne t'a jamais trompé, t'apprenne à te rendre justice, et ne permets pas à la calomnie de troubler des destinées que tes éminentes vertus ont rendues si belles.34»
Madame Necker pensait, avec raison, qu'en France l'opinion publique est une puissance à nulle autre pareille. Cette puissance n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était, et nos enfants eux-mêmes ne la comprennent pas. Nous sommes des reines sans royaume, et nous ne savons plus dire même si nos fronts ont porté couronne…
À l'époque de madame Necker, l'esprit de société, le besoin de réunion, celui des égards et de la louange réciproques, avaient alors élevé un tribunal où tous les hommes de la société étaient obligés de comparaître. Là, l'opinion publique, comme du haut d'un trône, prononçait ses arrêts et donnait ses couronnes. On marquait du signe réprobateur celle ou celui qui se montrait en faute. L'empire de l'opinion, enfin, était immense, et cet empire était gouverné par une femme. C'était la maîtresse d'un salon qui présidait aux jugements qu'on rendait chez elle; c'était avec son esprit, son bon goût, qu'on les rédigeait, et son cœur, toujours à côté de son esprit, empêchait que celui-ci ne prît une fausse route.
En France, particulièrement, c'est le grand ascendant de l'opinion publique qui souvent oppose un obstacle à l'abus de l'autorité. Louis XIV la craignait; Louis XV et Louis XVI se faisaient rendre un compte exact des plus petites conversations de Paris pour juger par elles de l'esprit de la ville, de cet esprit qui forme un tout appelé L'OPINION PUBLIQUE!.. Napoléon!.. avec quelle minutieuse exactitude il se faisait rendre compte des moindres paroles… De notre temps, cette opinion publique est moins forte, parce que les sociétés particulières sont détruites et que la société générale est disséminée et sans lien; et cependant, malgré ce désaccord, il existe toujours une sorte de respect pour la parole du monde. On veut se soumettre à sa loi, et son mépris fait couler des larmes, comme sa louange et ses applaudissements font battre le cœur. Grâce à ce pouvoir, le vice, quelque hardi qu'il soit, se croyant bien fort de son impudence, après avoir fait une tentative et levé sa tête, à l'aide de la richesse et de l'apathie apparente du monde, le vice hideux et infâme est contraint de ramper comme toujours dans le silence et la fange du mépris.
Il est des femmes qui disent que leur conscience leur suffit, et que l'opinion du monde leur est indifférente si elle est injuste. Je ne les crois pas… car la chose est impossible… Il est des hommes qui disent aussi que l'opinion leur est égale… Eh bien! à eux aussi je dirai que cela n'est pas vrai. Nul sous le ciel n'est invulnérable sous un regard de blâme ou de mépris, fût-il injuste même!.. Il y a dans la malveillance un poison pénétrant dont le venin est bien âcre et bien brûlant… et lorsque le cœur d'un homme en est venu à ce point de ne pas sentir la douleur de cette blessure, c'est qu'alors ce cœur est devenu de marbre, et l'homme lui-même n'est plus qu'une pâture indigne de l'insulte.
À l'époque où M. Necker quitta le ministère pour la première fois, il y eut un mouvement tellement extraordinaire dans toutes les classes, qu'il faut y arrêter son attention pour montrer ce qu'étaient alors nos différentes sociétés. Chacun était agité dans la noblesse, dans la finance, dans le clergé; partout avait sonné la cloche d'alarme, partout le nom du Roi et de la Reine étaient prononcés avec celui de M. de Maurepas et de M. Necker, premier avertissement que le Gouvernement recevait de l'opinion publique.
Madame Necker, toujours soigneuse de la gloire de son mari, lui conseille alors de donner sa démission, si le Roi ne le fait ministre d'état. Le Roi hésite. M. de Maurepas rassemble tout ce qu'il eut jadis de crédit et d'empire sur un prince faible pour frapper l'homme que lui-même il éleva et que maintenant il veut abattre. Il est victorieux enfin, et l'emporte; M. Necker est renvoyé. M. de Maurepas est vengé de la mystification de M. de Pezay!.. mais il ne l'est pas de ce qu'il appelle les offenses personnelles de M. Necker. Il le mande dans son cabinet, et là il lui annonce, avec la brutalité d'un homme mal appris, lui, le modèle de la politesse exquise, que le Roi lui donne sa démission, et que tous les ministres, M. de Castries excepté, donnent la leur si M. Necker demeure au ministère. M. Necker sort de chez M. de Maurepas, qui est convaincu qu'il l'a insulté, comme s'il dépendait de vouloir insulter pour atteindre quand on est haut placé! M. Necker regarde avec pitié le vieillard, impuissant dans sa haine comme dans son pouvoir d'homme d'état; il lui dit seulement que les coffres sont pleins et qu'il a accompli ses promesses. Et le lendemain, 19 mai 1781, le Roi reçut un petit billet de deux pouces et demi de large sur trois pouces et demi de haut, contenant ce qui suit, sans vedette ni titre:
«La conversation que j'ai eue hier avec M. de Maurepas ne me permet pas de différer de remettre entre les mains du Roi ma démission. J'en ai l'âme navrée. J'ose espérer que S. M. daignera garder quelque souvenir des années de travaux heureux, mais pénibles, et surtout du zèle sans bornes avec lequel je m'étais voué à la servir.
«Necker.»
M. Necker reçut des visites de condoléance de M. le prince de Condé et du prince de Conti à Saint-Ouen, et des ducs d'Orléans et de Chartres.
«Gardez-vous pour des temps meilleurs,» lui dit madame Necker.
À cette époque de la première retraite de M. Necker, sa fille avait dix-huit ans; mais elle était tellement femme du monde que l'on pouvait déjà prononcer hardiment sur elle le jugement qui la proclamait l'un des esprits les plus lumineux de son temps comme publiciste. Mais je parlerai d'elle plus tard, et en son lieu. Madame de Staël ne doit être en concurrence avec personne; elle éclipse tout là où elle se trouve, et la maison où elle paraît doit être la sienne. Sa mère rend une lumière assez vive pour être admirée seule à côté de M. Necker, soit qu'elle s'y montre son guide sur la mer orageuse des mouvements politiques, soit qu'elle le console dans sa belle retraite de Saint-Ouen.
Le ministère qui remplaça M. Necker, M. de Fleury35 (Joly), le marquis de Castries36, le comte de Ségur37, M. Amelot38, M. de Vergennes39, cette réunion d'hommes, se comprenant mal, ne s'aimant pas, s'ennuyait et ne faisait rien. On changea encore de ministre, et M. d'Ormesson fut sacrifié à M. de Calonne. À dater du départ de M. Necker, l'anarchie se mit dans le département des finances… et dans tous les autres. Que devenait Louis XVI au milieu de ce conflit de passions personnelles et d'agitation publique?.. Il voyait, sentait le mal, et ne remédiait à rien. Enfin le tumulte en vint au point de ne savoir comment la machine irait encore. Un jour M. de Castries se rappela que M. Necker l'avait fait entrer au ministère, et à son tour le désigna au Roi pour contrôleur-général. Le Roi le voulait bien; hélas! il voulait tout!.. Mais autour de lui que de voix négatives!.. M. de Vergennes voulait tenir M. Necker éloigné du ministère, et encore une fois la Couronne se trouvait dans une position désastreuse.
Tout-à-coup on exile M. Necker pour un ouvrage dans lequel madame Necker avait écrit bien des belles pages. M. Necker l'adressa au Roi en violant l'étiquette. C'en fut assez; les ennemis de M. Necker se prévalurent de CETTE FAUTE: il fut non pas exilé, mais relégué hors de Paris. J'ai une lettre de Louis XVI, une lettre de trois pages, écrite à M. de Vergennes, dans laquelle il parle de M. Necker d'une manière outrageante!.. Qu'est-ce qu'un roi qui peut traiter ainsi un homme qu'il a jugé digne de sa confiance pendant plusieurs années, surtout lorsque cet homme lui a donné des preuves de son habileté et de son attachement?..
«Qu'on ne me parle plus de M. Necker, s'écria Louis XVI, ni de M. de Mareuil!»
En janvier 1785, il disait de M. Necker: «C'est un homme de talent, sans doute, mais un brouillon fanatique qui, dirigé par sa femme, voudrait faire de mon royaume une république criarde comme est leur ville de Genève…»
Pendant ce temps M. Necker voyait M. de Castries en secret, et tout se préparait pour sa rentrée au ministère. C'est ce moment que j'ai choisi pour peindre madame Necker dans son salon… Elle avait, à cette époque, bien des sentiments qui l'agitaient, et que pouvait-elle faire? Rien comme femme du ministre; tout, comme femme privée, comme souveraine d'un royaume où l'opinion était elle-même une souveraine.
Des années s'écoulèrent ainsi; par l'histoire de la Révolution, qu'il faut suivre en même temps pour me bien comprendre, on peut voir ce que faisaient à cette époque les sociétés en France, et combien les salons étaient puissants… comment ils pouvaient et comment ils faisaient. M. Necker et M. de Calonne, M. Necker et M. Turgot, en arrivèrent à être eux-mêmes les causes portées devant ce terrible tribunal du monde; il les jugea, comme toujours, sans y entendre grand'chose, parce qu'à l'ordinaire les parties sont absentes. Il y eut des pamphlets écrits, des brochures signées et avouées des auteurs; les choses en étaient arrivées à un point alarmant pour la majesté royale. Louis XVI, qui la voyait en silence s'écrouler tous les jours sans songer à la soutenir d'un bras de souverain, Louis XVI songea cependant à sévir contre les ministres qui, soit en place, soit dans la retraite, troublaient l'ordre public et dérangeaient la société jusque dans ses bases.
Le 7 avril 1787, un dimanche, le Roi écrivit à M. de Calonne, alors contrôleur-général, pour lui demander sa démission… Il avait fait cette terrible profession de foi à l'Assemblée des Notables!.. et pourtant il n'avait eu peur de rien… M. de Montmorin lui porta la lettre du Roi. La dénonciation de M. de Lafayette donna le coup de grâce à M. de Calonne, qui, au fait, pour être ministre des Finances, dans une aussi terrible crise, n'avait aucune des qualités requises… Il était agréable, mais toujours Robin, et son portrait, fait par madame de Staël, est fort éblouissant: ses amis le comparaient à Alcibiade; mais, s'il lui a jamais ressemblé, c'était probablement pour avoir fait couper la queue à son chien. Le Roi lui envoyait sa démission dans sa lettre le plus gracieusement qu'il pouvait. Le vendredi suivant, le lieutenant de police, M. de Crosne, successeur de M. de Sartines et de M. Lenoir, alla porter lui-même à M. Necker l'ordre qui l'exilait à vingt lieues de Paris, lui laissant le choix du lieu de sa retraite. M. Necker, qui s'attendait à rentrer au contrôle-général, partit à l'heure même avec sa femme; mais il fut contraint de s'arrêter à Marolles, à peu près à dix lieues de Paris, et de là il écrivit que madame Necker étant trop malade pour aller plus loin, il demandait de demeurer près d'elle; ce que le Roi accorda. Il quitta Marolles quelques jours après, et se rendit à Château-Renard, près de Montargis. Mais en partant il avait quitté le lieu du combat en Parthe… en lançant une flèche qui avait porté au milieu du cœur, et la blessure était de telle sorte que la main seule qui l'avait faite la pouvait guérir. Le mal grandissait, la plaie s'envenimait… mais ce fut bien pis lorsque M. de Brienne s'en mêla: le sang français coula par flots; la Seine reçut des cadavres. Enfin la Cour vit le danger; elle fit donner un chapeau rouge à M. de Loménie, et rappela M. Necker. Madame Necker était alors plus malade que jamais, et ne pouvait demeurer dans un même lieu sans que des douleurs très-violentes la fissent aussitôt changer de place. Partout déjà sonnait le tocsin de la révolte; et pour accepter la place de contrôleur-général, il fallait le courage de madame Necker.
1
«Je la trouvai dans la chambre d'une de ses femmes; mademoiselle de Chevreuse et moi, nous nous assîmes sur une malle, et là nous parlâmes des affaires du moment, qui étaient bien alarmantes.»
2
Signes de ralliement de la Fronde.
3
La duchesse de Bouillon, la comtesse de Soissons, le maréchal de Luxembourg! et tant d'autres noms fameux parmi les plus respectés.
4
Anne de Gonzague, fille de Charles de Gonzague, duc de Nevers, puis de Mantoue, femme d'Édouard, comte palatin du Rhin. Elle était la plus intrigante personne du monde, très-dévouée à Mazarin et à Anne d'Autriche. Bossuet, qui était homme de cour en même temps qu'orateur, parle d'elle avec beaucoup de finesse dans son oraison funèbre: «Toujours fidèle à la reine Anne, dit-il, elle eut le secret de cette princesse et celui de tous les partis, tant elle était pénétrante, tant elle savait gagner les cœurs.»
5
Voir le compte-rendu de l'exposition de l'époque.
6
Je sais que je m'attirerai des reproches en disant que Voltaire n'est pas poëte… On ne l'est pas cependant pour avoir fait des poésies légères, quelque parfaites qu'elles soient… Quel nom donnerez-vous à l'Arioste!.. au Tasse?..
7
Voici à ce sujet un mot du prince de Conti le père. Son fils, le comte de la Marche, prit parti pour le parlement Maupeou; le vieux prince était pour l'ancienne magistrature, et pensait que la France était perdue si elle demeurait exilée.
«Je savais bien, dit-il un jour devant cent personnes, que le comte de la Marche était mauvais fils, mauvais père et mauvais mari, mais je ne le croyais pas mauvais citoyen.»
8
Il n'est que trop vrai que, dans l'origine, la Reine fut pour ce malheureux choix!..
9
Madame de Genlis.
10
Ce n'est pas par la douceur de sa voix et de son timbre que madame de Coigny donnait l'exemple chez elle, car elle avait un son de voix rauque le plus désagréable du monde.
11
M. Fox attaqua vivement M. Pitt dans le Parlement pour ce traité: chose étrange! parce que c'était nous qui étions froissés et perdus par ses clauses… Un jour M. Fox dit en plein parlement: «Il est étrange que M. Pitt croie aussi facilement à l'amitié de gens qui ont aidé l'Amérique à se soulever et à nous échapper. En vérité, ajouta-t-il, c'est comme ceux qui prennent pour positif: «Monsieur, j'ai bien l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur.» En même temps, il se tournait, avec un air ironique, du côté de M. Pitt. – «Et dont on l'est si peu, qu'on se bat avec lui le lendemain,» répondit froidement M. Pitt.
12
Ce fut sur lui qu'on fit ce quatrain; il est de M. de Rulhières:
Ce jeune homme a beaucoup acquis,
Acquis beaucoup je vous le jure.
Il s'est fait auteur et marquis,
Et tous deux malgré la nature.
13
M. de Maurepas avait un petit appartement que Louis XVI lui avait donné tout près du sien; il le sonnait comme Louis XV sonnait ses quatre filles. Il sonnait d'abord madame Adélaïde, elle sonnait alors madame Victoire, qui sonnait madame Sophie, et le dernier coup de cloche était pour madame Louise.
14
Malgré l'extrême douceur de ses manières, M. de Pezay ne pouvait retenir un sourire amer lorsqu'il disait que M. de Maurepas avait en effet refusé un jour de lui laisser rédiger le simple rapport de l'incendie d'une ferme royale. Après tout, il n'était qu'un intrigant un peu plus habile et mieux élevé qu'un autre, et voilà tout.
15
On a fondu les cuivres de ces cartes pendant la révolution, ce qui rend les exemplaires restants de la plus grande rareté. L'atlas de cartes géographiques accompagnant les Mémoires de Maillebois est aujourd'hui d'un prix idéal qui n'est surtout pas en rapport avec la valeur intrinsèque de l'ouvrage.
16
Celle d'Amérique pour l'indépendance.
17
À la mort de M. de Clugny, on remarqua qu'il était le premier ministre des Finances depuis Colbert qui mourut en place; il y en avait eu vingt-cinq! – M. de Clugny fut remplacé par Taboureau des Réaux, homme intègre et éclairé, dont la sincère probité et les talents ne purent lutter néanmoins contre les intrigues de M. de Pezay, qui voulait que son protégé fût seul.
18
Madame Necker, en parlant de M. Necker, est tellement exagérée qu'elle en arrive à être ridicule. Ainsi, par exemple, en parlant de M. Necker: «Il a surtout dans le regard je ne sais quoi de fin et de céleste, que les peintres n'ont jamais adopté que pour la figure des anges…» Et plus loin: «Duclos disait: Mon talent, à moi, c'est l'esprit; car il le mettait à la place de tout… M. Necker peut dire: Mon talent, à moi, c'est le génie.»
19
Je crois avoir déjà dit dans mes mémoires sur l'empire que mon père était très-lié avec M. Necker, et qu'il l'estimait beaucoup. C'est de lui que j'ai appris à l'estimer aussi.
20
Sénac de Meilhan, intendant de Valenciennes, l'un des ennemis les plus acharnés contre M. Necker.
21
C'est ce que Saint-Lambert écrivait après avoir lu la correspondance de Rousseau.
22
Il y avait, en France, un respect religieux pour l'ancienne noblesse de robe, qui, en effet, était respectable et honorable sous tous les rapports: les Molé, les Lamoignon, d'Ormesson, d'Aguesseau, Trudaine, Joly de Fleury, Senozan, Nicolaï, Barentin, Colbert, Richelieu, Villeroy, Turgot, Amelot, d'Aligre, de Gourgues, Boutin, Voisins, Boullogne, Machault, Berulle, Sully, Bernage, Pelletier, Lescalopier, Rolland, de Cotte, Bochard de Sarron, etc., etc.
23
Il ne fut contrôleur-général qu'en 1789.
24
La ferme des postes mise en régie, et le bail cassé, les receveurs des domaines supprimés, les intendants de finances supprimés, les administrateurs réduits à six.
25
J'ai déjà dit qu'il s'appelait Masson.
26
M. de Talleyrand a beaucoup de ressemblance avec M. de Maurepas: il est comme lui railleur, même dans les choses sacrées, et d'une finesse d'aperçu qui tient plus au talent qu'au génie.
27
Suzanne Curchod de Naaz, fille d'un ministre protestant. Elle est née à Genève, quoique son père eût sa cure dans le pays de Vaud.
28
Les trésoriers de la maison du Roi, et ceux de la Reine; les trois offices de contrôleurs-généraux, ceux des trésoriers de la bouche, ceux de l'argenterie, celui des menus plaisirs, des écuries, et celui de la maison du Roi, etc., etc.
29
Grand-maître de la maison du Roi.
30
Ce fait du renvoi de M. de Sartines est bien curieux. On avait besoin de dix-sept millions pour la guerre d'Amérique; mais on voulait le cacher à M. Necker, qui alors était directeur-général. D'accord avec M. de Maurepas, alors ministre, M. de Sartines augmenta son budget de la marine de trois millions par mois. M. de Maurepas était malade; M. Necker, qui ne savait rien de cet accord entre le Roi, M. de Sartines et M. de Maurepas, accuse M. de Sartines en plein conseil. Le Roi se trouve seul; il n'ose dire: Je sais ce que c'est! M. de Sartines est renvoyé comme coupable. Le Roi dit ensuite qu'il l'avait oublié!.. Le silence de M. de Sartines est bien beau.
31
Il est remarquable combien M. de Maurepas a de ressemblance avec M. de Talleyrand!
32
On avait fait des caricatures représentant madame Necker droite et pâle, se tenant raide et immobile devant son mari tandis que celui-ci dînait, et lui récitant un traité de morale. La maladie de madame Necker était une agitation nerveuse qui l'empêchait de se tenir assise.
33
On l'appelait le père de la science; il était l'élève du docteur Quesnay.
34
Tout ce qui est en italique est de madame Necker elle-même, et pris d'un portrait de M. Necker. (Voir ses Souvenirs.)
35
Successeur immédiat de M. Necker.
36
Ministre de la Marine, depuis maréchal.
37
Ministre de la Guerre, depuis maréchal, grand-père de l'auteur de l'ouvrage sur la campagne de Russie.
38
De la maison du Roi.
39
Des affaires étrangères.