Читать книгу Histoire des salons de Paris. Tome 2 - Abrantès Laure Junot duchesse d' - Страница 2
SALON
DE MADAME DE BRIENNE
ET
DU CARDINAL DE LOMÉNIE
ОглавлениеC'était une femme assez laide que madame de Brienne, et qui, en cas de besoin, aurait pu se faire passer pour un homme. Elle avait des moustaches, même de la barbe, et sa voix et sa démarche ne donnaient pas le démenti à ce premier aspect masculin. Elle avait, dit-on, de l'esprit; je ne le puis nier, parce qu'elle ne m'a pas prouvé le contraire; tout ce que je puis dire, c'est que je ne voudrais pas en avoir un semblable.
Elle avait eu un salon composé de parties assez originales pour faire un tout au milieu duquel on se plaisait. L'abbé Morellet, qui en était un des plus intimes, me dit, lorsque je lui racontai comment j'avais connu madame la comtesse de Brienne, que son intimité était fort agréable, et que les habitués de cette maison y trouvaient du charme. À cela je ne puis rien objecter. J'ai vu aussi le salon de madame de Brienne, à Brienne, lorsque Madame Mère y fut passer quelques jours, de Pont-sur-Seine, son château… Mais, à cette seconde époque, il ne restait plus rien, à ce que me dit le cardinal Maury, de la comtesse de Brienne d'autrefois.
Son salon, soit à Brienne, soit à Paris, avait toujours été le rendez-vous d'hommes supérieurs et même célèbres: l'abbé Morellet, Marmontel, Chamfort, La Harpe, Suard, Condorcet, Turgot, Buffon, Malesherbes, Helvétius et sa femme, etc., et plusieurs artistes fameux, tels que Piccini, David, dont le talent commençait déjà à se faire connaître… Cette réunion, à laquelle venaient se joindre plusieurs femmes spirituelles et remarquables, était en renom à Paris, et les étrangers qui arrivaient, n'importe de quel pays, se faisaient présenter chez la comtesse de Brienne.
L'abbé Morellet est celui dont j'ai tiré les renseignements les plus exacts sur cet intérieur. Il était à la fois disciple de Quesnay, ami de d'Alembert, camarade de Delille, et savant enfin tout autant qu'il faut pour montrer que la cloison du cabinet d'études n'était pas tellement épaisse qu'il n'y entendît souvent le bruit du monde… Seulement il montra qu'il n'avait fait que traverser la logomachie de Quesnay, ne prit des économistes que le vrai et l'utile, et l'appliqua au commerce, qui chaque jour à cette époque devenait presque toute la politique des temps modernes. On estimait l'abbé Morellet; on l'aimait. J'ai entendu dire à madame Helvétius qu'elle ne savait jamais comment elle aimait M. Morellet… si c'était comme un frère ou bien un père devant lequel elle allait s'agenouiller; et madame Helvétius n'était pas prodigue de ces paroles-là.
Le château de Brienne, dont je parlerai d'abord comme un premier établissement de la famille de Brienne, mérite déjà une mention particulière à lui seul, et voici comment:
L'abbé de Brienne, depuis cardinal de Loménie, archevêque de Toulouse, puis de Sens, ministre constitutionnel, l'un des hommes peut-être qui ont le plus nui à la France, mais qui l'a expié par une mort terrible, cet homme n'était pas originairement destiné à un si brillant avenir, ni à des malheurs si retentissants. Cependant, il prévoyait sa haute fortune et il a eu à cet égard une seconde vue. Fils d'un père et d'une mère qui n'avaient pas quinze mille livres de rentes, sans aucune place à la Cour, l'abbé de Brienne descendait des Loménie, secrétaires d'état sous Henri III et Henri IV, Louis XIII et Louis XIV. Malgré son peu de fortune, il pensait à devenir ministre, étant encore sur les bancs du séminaire, ce fameux séminaire des trente-trois, si renommé pour la force et la bonté des études. L'abbé de Loménie, comme on l'appelait alors, n'était pas l'aîné de sa famille; il était le second; son frère aîné fut tué au combat d'Exiles: l'abbé de Loménie avait alors vingt-un ans; il ne possédait qu'un chétif prieuré en Languedoc du revenu de quinze cents livres par an, et de plus quelques barils de cuisses d'oie dont il régalait ses amis lorsqu'il avait oublié lui-même de les manger, ce qui était rare. Il devenait l'aîné de sa maison par la mort de son frère, mais il rêvait déjà d'être un jour cardinal-premier-ministre!.. Cela fut, mais au lieu de la soutane du cardinal de Richelieu il ne revêtit que sa plus méchante doublure… Il laissa donc le droit de perpétuer le nom de Brienne à son plus jeune frère, et poursuivit ses études ecclésiastiques, convaincu qu'il trouverait dans l'état de prêtre ce qu'une autre carrière lui refuserait. Il fallait que sa confiance fût bien grande, car il était encore en Sorbonne qu'il traçait le plan d'un château royal!.. Et le château de Brienne, dont la construction a coûté deux millions, a été bâti sur les plans du cardinal, lorsqu'il était encore abbé de Loménie. Il avait fait en même temps le plan des routes magnifiques qui devaient conduire à ce château, soit de Paris, soit de Troyes. N'avais-je pas raison de dire que le château méritait bien un mot sur lui seul?
Tout en rêvant cependant à ce roman qui ne paraissait pas devoir s'accomplir, un événement extraordinaire lui donna une nouvelle confiance dans la pensée qu'il serait un jour le premier de l'État… Son frère, qui n'avait rien de remarquable, épousa mademoiselle Clément, fille d'un homme extrêmement riche, de la haute finance, qui avait laissé trois millions… Le frère ne regarda pas à la figure de la future, qui avait, comme je l'ai dit, une vraie tournure d'héritière;
Et trois millions d'écus avec elle obtenus
La firent à ses yeux plus belle que Vénus.
On arrondit la petite terre de Brienne en Champagne, on acheta les propriétés environnantes, et bientôt le revenu de la terre de Brienne fut porté à cent mille francs annuellement… Un mauvais donjon était tout ce qui restait de l'ancien château, et M. l'abbé Morellet y ayant été un jour avec l'abbé de Loménie, qui n'était encore que simple grand-vicaire de l'archevêque de Rouen à Pontoise, pour juger des progrès des travaux, ils logèrent dans l'ancien château, dont il ne restait debout qu'un mauvais pavillon. Le lendemain de leur arrivée, lorsque l'abbé Morellet voulut se lever, il fallut qu'il attendît qu'on lui trouvât des souliers; il n'en avait plus qu'un, l'autre avait été mangé par les rats.
Sur ces mêmes ruines, et lorsqu'on eut coupé tout le sommet d'une montagne de laquelle on domine un pays immense, on construisit un magnifique château, édifice vraiment digne de la curiosité d'un voyageur; j'ai été frappée de la magnificence simple et bien entendue qui a ordonné cette construction. C'est un si grand avantage que la réunion du luxe et du goût25!..
Les Brienne, une fois établis dans cette belle demeure, y tinrent l'état d'une haute et puissante famille. La noblesse de la province de Champagne, celle plus élégante de Paris et de la Cour, venaient y faire de longs séjours; on y chassait avec un luxe qui n'appartenait qu'à un souverain; des distractions tout-à-fait impossibles dans d'autres châteaux y étaient aussi données de cette manière… Un cabinet d'histoire naturelle, un cabinet de physique étaient expliqués, mis à la portée de tous, même des femmes, par un physicien de mérite que M. de Brienne attachait pour la saison à son château: c'était M. de Parcieux; il faisait des cours de physique et de chimie, à cette époque où Mesmer et les merveilles de Cagliostro rendaient avide de ces sortes de connaissances… Madame la duchesse de Brissac, autrefois madame de Cossé, se trouvant à Pont26 lorsque madame de Brienne y vint pour voir Madame Mère, lui rappela comme le château de Brienne avait été amusant, une année qu'elle lui cita… et en effet, on y jouait la comédie, on y chassait, on y jouait, on y lisait des vers, enfin on y faisait ce qui plaisait.
Habituellement la vie y était toujours amusante, mais c'était surtout aux fêtes du comte et de la comtesse de Brienne que la magnificence se déployait dans toute sa volonté d'être royale. Il y avait souvent au château de Brienne plus de quarante maîtres venus de Paris, sans compter la foule des villes voisines, des châteaux environnans… et puis les musiciens, les artistes venus de Paris; les tables dressées dans le parc, les cris de vive M. le comte!.. vive madame la comtesse!.. Ce mouvement extérieur, accompagné d'une activité égale dans le château, donnait vraiment ces jours-là au château de Brienne l'aspect d'une demeure royale, et dans ces journées-là l'archevêque de Toulouse, car il l'était alors, pouvait en effet croire qu'il arriverait à la magnificence du cardinal de Richelieu, lorsqu'il se faisait porter par vingt-quatre gentilshommes, et que les murailles des villes s'abattaient devant lui…
Un des plaisirs les plus vifs de Brienne, c'était la comédie; on la jouait souvent et bien… on y donnait des pièces toujours spirituelles, et bien représentées, parce que les auteurs veillaient eux-mêmes à la mise en scène. Après la représentation de la pièce, qui était une comédie ou un petit opéra, on donnait de charmants ballets, où dansaient la jolie madame d'Houdetot, madame de Damas, madame de Simiane et d'autres jeunes et jolies personnes… Cette dernière chose donnait à Brienne l'éclat et la magnificence d'une maison de prince, et certes j'en connais plusieurs en Allemagne et en Italie qui n'offrent pas même de point de comparaison avec l'état que tenaient le comte de Brienne et le cardinal de Loménie à Brienne. La renommée de Brienne succéda à Chanteloup. J'ai beaucoup entendu parler aussi de Chanteloup, mais Brienne avait l'avantage d'être beaucoup plus rapproché de Paris; et pour la facilité du mouvement que nécessite une aussi grande maison, cet agrément était immense.
Le cardinal de Loménie avait une figure agréable, il avait même une sorte de beauté… le front élevé, le nez droit; mais en regardant attentivement ce visage, on y trouvait ce qu'on voit toujours chez ceux qui doivent mourir de mort violente… une expression malheureuse annonçant une grande infortune…
On a beaucoup parlé de l'archevêque de Toulouse: c'est un homme qui ne méritait ni son élévation, ni sa chute, et encore moins sa renommée; il avait des moyens cependant, mais non pas assez pour se mettre à la tête d'une faction. Le parti des prélats politiques, connu dans l'église de France sous le nom de prélats administrateurs, qui prit hautement le parti de M. de Malesherbes et de M. Turgot, était composé de monseigneur de Toulouse, de M. Dillon, archevêque de Narbonne, président-né des états de Languedoc, homme de génie, mais paresseux; il avait de l'ambition, et cette ambition était peut-être plus fondée que celle de Loménie; mais constamment contrarié par la Reine, qui ne l'aimait pas, il ne put succéder à M. de Maurepas, comme il en avait eu la pensée. Il a fait beaucoup de bien dans le Languedoc, et mon père avait une profonde estime pour lui.
À côté de M. de Dillon, dans le parti des prélats administrateurs, on voyait M. de Loménie, jaloux de l'archevêque de Narbonne; il ne l'en accueillait pas moins avec une amitié apparente, et M. de Dillon était une des personnes habituées du salon de Loménie lorsqu'il était hors de son diocèse, ce qui arrivait souvent.
Loménie avait pour lui la grande faveur de la Reine; il avait un esprit fin et délié, de l'esprit d'intrigue surtout; habile à faire valoir les plans des autres; ayant plus de pétulance que de vivacité dans les idées, plus de vanité que d'orgueil ou de sentiment de juste estime de soi-même. La Reine avait juré qu'elle en ferait un ministre, et malheureusement elle eut assez de faveur auprès du Roi pour triompher de ses répugnances à lui-même, car Louis XVI ne l'aimait pas. Entièrement dévoué aux intérêts de la Reine, ami intime de M. de Vermont, son instituteur, que lui-même avait envoyé à Vienne, affectant la prétention de succéder à M. de Maurepas, il disait hautement qu'un ministère ordinaire ne lui suffisait pas, et qu'il ne voulait que de la première place. Il eût été plus tôt en effet ce qu'il désirait tant, si M. de Vergennes, en qui le Roi avait une grande confiance, ne l'eût éloigné de cette nomination. Mais à la chute de M. de Calonne, la Reine fit enfin nommer M. l'archevêque de Toulouse au ministère.
C'est pour arriver à son but que M. de Loménie avait organisé le château de Brienne comme il l'était. En revenant de ces fêtes somptueuses, en entendant raconter les enchantements de ce palais de fées par les jeunes femmes qui avaient contribué à la magie de ces fêtes ravissantes, dont le seul récit charmait la Reine et même le Roi, ces relations concouraient encore à entourer le nom de monseigneur de Toulouse d'une auréole plus lumineuse. Madame de Damas, madame d'Houdetot, madame de Duras, toutes ces femmes par leur grâce et leur beauté faisaient à elles seules le charme de ces fêtes enchantées, et le récit qu'elles en firent souvent devant le Roi restait, en apparence cependant, bien au-dessous de la vérité de ces magiques plaisirs.
– Savez-vous que j'aurais presque le désir d'aller voir une de ces fêtes de Brienne? dit un jour Louis XVI à la Reine.
– Ah! sire, s'écria-t-elle, ce serait un beau jour pour M. de Loménie! mais il faudrait aussi faire le même honneur à M. le duc de Choiseul.
Ce nom gâta tout. En l'entendant prononcer, le roi fronça le sourcil, et ne reparla plus du voyage de Brienne.
Le parti des prélats administrateurs était, comme on le pense, dans l'intimité de la famille de Brienne. Les prélats les plus zélés, comme M. de Dillon, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, M. de la Luzerne, évêque de Langres, élève et ancien grand-vicaire de M. de Dillon, Colbert, évêque de Rhodez, affectaient, avec quelques autres, de professer l'esprit économiste et réformateur, pour être à la mode. À eux se joignaient M. Turgot et son frère le chevalier, ainsi que le marquis de Condorcet, qui était aussi l'un des habitués de Brienne, quoique d'un esprit plus grave que les hommes qui faisaient le fond de la société de madame de Brienne. Il portait sur sa figure cette même expression sinistre annonçant une fin malheureuse!.. Un autre homme, qui périt aussi comme eux, Chamfort, homme d'un haut mérite, mais malheureux, et dont la fin tragique fut l'une des scènes terribles de notre révolution27.
C'était du sein de ces plaisirs dont j'ai fait la relation que l'archevêque de Toulouse faisait jouer les nombreux ressorts qui devaient enfin mettre en mouvement ce qui devait le porter au ministère; il savait qu'en France, et dans le pays de la Cour surtout, il faut que les femmes soient les auxiliaires employés. Depuis que la Cour de France existe, nous avons vu la vérité de cette doctrine mise en œuvre. Le cardinal de Richelieu, en attirant la haute noblesse à la Cour, en la rendant oisive, a donné passage à toutes les intrigues les plus actives. Rien ne se fit plus que par les femmes une fois qu'ayant cessé d'être châtelaines, elles sont venues sur un théâtre où l'action toute préparée les engageait à prendre un rôle dans la pièce. Suivez l'état de la société depuis Louis XIII, et voyez dans quel lieu se forment les conspirations!.. C'est dans le salon de madame de Longueville, c'est chez madame de Chevreuse, madame de Montbazon, et plus tard madame Tallien, madame de Staël, madame Château-Regnault, et une foule de femmes qui dans la Révolution ont été non-seulement activement importantes, mais dont l'influence fut discrète et puissante.
M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, était dans le parti des prélats administrateurs, et fit beaucoup de bien dans la Provence comme M. de Dillon dans le Languedoc28.
Puisque j'ai parlé du château de Brienne, voici une chanson qui fut chantée le jour de la Saint-Louis, pour l'inauguration du nouveau château. Elle peint l'intérieur de la maison d'une manière assez vraie.
Sur l'air: Dans le fond d'une rivière
Dans le plus beau jour du monde,
À Brienne consacré,
Quand son nom est célébré
Par vos santés à la ronde,
Je chanterai de nouveau,
Si votre voix me seconde,
Je chanterai de nouveau
Et Brienne et son château.
Voyez ce lieu délectable,
Où les bons mets, les bons vins,
À vos désirs incertains
Offrent un choix agréable.
Comus donna ce projet
Pour placer les dieux à table;
Comus donna ce projet
Du plus beau temple qu'était.
Au salon si je vous mène,
Vous admirerez encor,
Non pas la pourpre ni l'or
Qu'étale une pompe vaine,
Mais une noble grandeur
D'où tout s'arrache avec peine,
Mais une noble grandeur
Symbole d'un noble cœur.
Là, d'un temple de Thalie
Il29 a tracé les contours;
Le ton du monde et des cours
À l'art de Baron30 s'allie.
Le vice et les préjugés,
Enfants de notre folie,
Le vice et les préjugés
En riant sont corrigés.
Des lieux où la trompe sonne,
Je vois sortir à grands flots
Chiens et chasseurs et chevaux,
Que même ardeur aiguillonne.
Diane apprête ses traits
Comme la fière Bellone;
Diane apprête ses traits
Pour les monstres des forêts.
…
…
Puisque ce séjour abonde
En biens, en plaisirs si grands,
Revenons-y tous les ans
De tout autre lieu du monde.
J'y chanterai de nouveau
Si votre voix me seconde,
J'y chanterai de nouveau
Et Brienne et son château.
Cette chanson est de l'abbé Morellet; on voit qu'il écrivait mieux en prose qu'en vers.
C'est ainsi que se passait la vie à Brienne, au milieu d'une société nombreuse et pourtant choisie: de bonnes conversations, des fêtes et des plaisirs, voilà la vie comme il la faut mener; nous l'ignorons maintenant, c'est un secret perdu.
Mais du sein de cette réunion de joies et de plaisirs un orage s'avançait menaçant et terrible: les jeunes femmes commencèrent à sourire avec moins d'abandon; leurs joues rosées devinrent pâles, car elles craignirent pour un père, un mari, un frère, un amant, un ami. Hélas! à cette époque, quelles sont les affections qui ne furent pas d'abord froissées par le sort, déchirées et baignées dans le sang!
M. de Loménie fut ministre, son ambition fut satisfaite. Mais combien alors il regretta les jours tranquilles de Brienne! J'ai souvent pensé, en me trouvant dans la pièce qui faisait son cabinet, et dans laquelle j'attendais quelquefois des heures entières lorsque j'étais de service auprès de Madame Mère31, combien peut-être M. de Loménie y avait fait entendre des plaintes trop longtemps contenues dans le monde!.. Cette maison m'a toujours imprimé une profonde tristesse lorsque ma pensée me reportait vers une époque passée au milieu des troubles affreux dont le sang du malheureux archevêque de Sens avait augmenté l'horreur.
Sans doute M. de Loménie fit des fautes dans son administration, mais ces fautes n'étaient pas de nature à lui donner vis-à-vis de la nation l'aspect d'un homme qu'il fallait conduire à la mort. Le jour où il fut décidé qu'il sortait du ministère, tous les jeunes avocats, toutes les têtes ardentes qui rêvaient déjà la Révolution, portèrent, sur la place de Grève, un mannequin habillé comme l'archevêque, et le brûlèrent. Il y eut du tumulte; le chevalier Dubois, commandant alors le guet de Paris, fit tirer sur la multitude, et plusieurs personnes tombèrent. Hélas! ce ne fut pas la première fois que les pavés de la Grève furent rougis du sang français autrement que par le supplice d'un criminel!
Cette affaire, que je ne raconte pas plus longuement, au reste, dans cet ouvrage, parce que ce n'est pas son but, l'est avec beaucoup de détail dans mes Mémoires sur Napoléon et sur la Révolution.
Cependant, s'il était condamné par un parti, M. de Loménie était excusé par l'autre, à la tête duquel était la Reine. Mais il y avait une autre faction qui lui était nuisible plus peut-être que l'autre ne lui était favorable, et cela par la conséquence toute naturelle que le mal blesse bien plus avant que le bien ne produit de bien lui-même. Ces factions qui se levaient avec haine, même contre M. de Loménie, étaient conduites par des femmes choquées dans quelques prétentions au château de Brienne, parce qu'elles jouaient mal la comédie, par exemple; et qui, ayant été exclues d'un rôle, n'avaient jamais pardonné au maître du château qui n'avait pas voulu qu'elles fussent ridicules. De là des haines plus ou moins gratuites, mais toutes funestes à celui qu'elles frappaient. Madame de Coigny était une des plus acharnées contre l'archevêque. Jeune, jolie, charmante, fort grande dame, riche, elle avait tous les droits d'une femme à la mode pour paraître sur le théâtre de Brienne; mais sa voix avait un tel accent qu'il était impossible de lui donner un rôle. Soit qu'elle crût que l'archevêque ne pouvait récuser ses droits, soit qu'elle se fît elle-même illusion sur cette voix vraiment désagréable, elle ne pardonna pas le refus qu'elle essuya, quoiqu'il fût entouré de tout ce qui pouvait l'adoucir. Elle fut une des plus ferventes à poursuivre l'archevêque lorsqu'il fut une fois sorti du ministère; elle était pourtant bonne, et la personne la plus sociable, surtout dans sa jeunesse; elle était fille de M. de Conflans.
Sans être beau, le cardinal de Loménie en avait l'apparence; j'ai vu beaucoup de ses portraits dans sa famille qui me donnent de lui cette idée, du moins. Mais il avait dans le regard, dans le sourire, dans l'ensemble de la physionomie, cette expression malheureuse qui révèle une destinée funeste. Il avait de l'esprit, contait bien, et avait dans les manières cette sorte de charme attaché aux positions élevées, et qui donne une teinte que nul autre ne peut recevoir… C'était là un des sujets de sarcasme les plus amers… peut-être même de haine de la classe inférieure envers la noblesse de France. Le cardinal de Loménie avait de la hauteur, mais jamais une fois qu'il était dans le monde; alors il devenait l'un des hommes les plus aimables du salon de sa belle-sœur.
L'abbé Delille était l'un des habitués les plus assidus de la société de madame la comtesse de Brienne; mais il avait été trop dévoué aux exilés de Chanteloup pour que Brienne l'accueillît comme un ami. Cependant l'abbé Delille aurait voulu être bienvenu dans ce palais enchanté, où les plaisirs étaient si admirablement variés, qu'on doutait encore s'il n'y avait pas un peu de magie dans leur exécution. Les poètes qui chantaient ses merveilles recevaient la lumière de leur gloire. L'abbé le savait bien; à cette époque, cependant, il n'avait pas besoin d'un reflet étranger pour se montrer comme l'une de nos gloires littéraires. Les Jardins avaient paru, ainsi que plusieurs autres ouvrages.
L'abbé Delille n'avait nullement la figure et la tournure de ce qu'on pourrait penser de lui en lisant, par exemple, son poëme de l'Imagination et quelques passages des différentes traductions qu'il a faites; il avait une physionomie fine et railleuse, et qui s'accordait mal avec des traits assez forts pour n'avoir rien de gracieux; il était même laid. Son nez était gros; ses sourcils avançaient sur ses yeux, dont le globe était fort couvert par la paupière. Son sourire avait presque toujours de la malice, et dans sa conversation on retrouvait cette disposition. Avant son émigration, lorsqu'il était à Brienne, par exemple, il était alors Jacques Delille, l'un de ces abbés musqués dont Rivarol fit un si plaisant portrait, lorsque l'abbé Delille, par un oubli impardonnable, s'avisa d'omettre le jardin potager dans les Jardins. Rivarol fit alors une satire intitulée: le Chou et le Navet, qui est dans tous les recueils de pièces détachées, et que, pour cette raison, je ne transcris pas ici. L'abbé Delille, enfant trouvé à la porte de l'hospice de la Pitié à Clermont en Auvergne, fut traité sans merci par Rivarol dans cette pièce de vers; mais il avait, dit-on, cherché cette correction par l'air dégagé avec lequel il accueillait les moindres avis.
«Ingrat! lui disait le chou, tu m'oublies!.. et pourtant
«Ma feuille t'a nourri, mon ombre t'a vu naître!..
Le Ciel fit les navets d'un naturel plus doux…
Dit le navet au chou… et puis console-toi…
Car… ses vers passeront, les navets resteront.»
Il y a dans toute cette pièce un esprit charmant contre lequel aurait échoué tout le talent poétique de l'abbé Delille, s'il avait voulu y répondre… Il y a une autre pièce dans le même genre, excepté qu'elle ne s'adresse pas à un individu, mais à l'époque. C'est la satire de Berchoux, parlant aux Grecs et aux Romains. Il y a là dedans un véritable sel attique; ce peut n'être plus de mode, comme on le dit assez bêtement (j'en demande pardon à ceux qui parlent ainsi), mais j'avoue que je trouve du plaisir à lire ce qui est spirituel, de quelque époque et dans quelque époque que cela arrive et soit écrit. Le Dante, l'Arioste, Pétrarque, Homère, pour remonter plus haut, tous ces hommes-là m'amusent, ou m'intéressent même, et les siècles disparaissent devant l'intérêt de la pensée, lorsque le poëte sait l'éveiller.
L'abbé Delille avait, comme je l'ai dit, beaucoup de malice dans sa conversation et dans sa physionomie. Je ne l'ai connu qu'aveugle, et escorté de sa femme, ce qui en faisait l'être le plus désagréable à supporter. J'en reparlerai plus tard, à l'époque de son entrée en France. L'abbé Delille et le cardinal Maury, tous deux dans un genre opposé, sont deux hommes remarquables dans leur changement de carrière littéraire et politique en tout ce qu'elle tient au monde.
L'abbé Maury, comme on l'appelait avant la Révolution et pendant ses premières années, est un nom sur lequel l'attention se porte aussitôt qu'on le prononce. Il avait tout ce qui exclut de la bonne compagnie; et pourtant il allait dans les maisons, non-seulement les plus distinguées comme rang et comme pouvoir, mais chez les femmes les plus à la mode, comme madame de Beauvau, madame de Simiane, madame de Coigny et plusieurs autres, dont la jeunesse, l'élégance et l'agréable esprit attiraient encore plus de monde chez elles que leur grand état de maison.
L'abbé Maury était parti de son village, auprès d'Avignon, avec deux chemises dans un sac, son bréviaire, et quelques mouchoirs. Son gousset était léger et tout-à-fait en harmonie avec son bagage; mais il avait vingt ans, une santé robuste, un esprit ayant la conscience de ce qu'il pouvait, et devant lui une époque qui accueillait tout ce qui la comprenait; avec d'aussi grands avantages, on est bien puissant contre le sort, me disait le cardinal lui-même. Il se mit donc en route gaîment pour Paris, mais à pied, car il n'avait pas de quoi faire le voyage en voiture… Parmi toutes ses facultés agissantes, celle de manger toujours était la plus prononcée. Il cheminait donc en songeant, en composant son premier sermon… en rêvant enfin, lorsqu'il fut joint par un jeune homme aussi mince et délicat que l'abbé Maury était robuste et carré. Le jeune homme pâle et maigre avait aussi un petit paquet au bout d'un bâton… il était pauvre comme l'abbé Maury, allait à Paris comme lui, avait des illusions comme lui, et comme lui enfin croyait trouver à Paris un monde de merveilles dans lequel ils allaient être admis sur leur première demande.
– Je ne désire qu'une chose… je suis modeste, dit le jeune homme pâle… je ne demande qu'à faire l'autopsie du premier prince ou de la première princesse de la famille royale qui mourra.
– Ah! monsieur est donc médecin… chirurgien?
– Je suis docteur, monsieur…
Le futur cardinal se découvrit devant la science voyageant à pied.
– Quant à moi, dit-il, mon ambition ne s'élève pas beaucoup plus haut que la vôtre… Je voudrais faire l'oraison funèbre du prince ou de la princesse dont vous scalpelleriez le corps.
– Ah! monsieur est ecclésiastique?
Et le jeune homme pâle se découvrit en s'inclinant très-bas devant le jeune abbé, qu'il aurait soupçonné, à sa taille robuste, sa mine fleurie, être plutôt un futur colonel qu'un futur archevêque.
La connaissance fut bientôt faite; les deux jeunes gens se confièrent leurs projets, leurs espérances… hélas! elles étaient nulles, car elles ne reposaient que sur leur volonté profondément déterminée… Ils s'unirent enfin de cette confiance que les malheureux ont l'un pour l'autre, et qui n'existe pas parmi les gens heureux. Ils firent leur route pédestrement et gaîment, arrivèrent à Paris, furent tous deux se loger dans une chambre, au cinquième étage, puis furent remettre le peu de lettres de recommandation qu'ils avaient, et attendirent les événements…
Ils n'attendirent pas longtemps. Il mourut une jeune princesse, fille du Dauphin et de la Dauphine… Le jeune abbé, aidé de ses protecteurs qu'il ne cessait de voir chaque jour, fit son oraison funèbre. Le médecin l'embauma. – Savez-vous le nom de ces deux jeunes gens? – L'un est, comme je vous l'ai dit, l'abbé Maury; l'autre était M. Portal, qui est mort premier médecin du Roi, laissant cent mille livres de rentes à ses enfants32… La seule chose qu'il avait conservée de sa figure de grande route, c'était sa pâleur et sa maigreur. – Elles étaient au point de faire demander si le malade n'avait pas eu besoin de prendre l'air, et si, étant mort tandis qu'il était levé, on n'avait pas oublié de le recoucher. – Il joignait à cela une voix tellement éteinte, que l'illusion eût été entière s'il avait eu la fantaisie de jouer le mort.
– Mais cela porte malheur, me disait-il un jour, après avoir lui-même plaisanté sur cette apparence mortuaire, qui l'enveloppait comme un vrai linceul!..
Il était aimable, Portal; il savait une foule d'anecdotes, qu'il racontait à merveille quand on savait jouer de lui, comme le disait ma mère. Sa perruque, cette petite figure toute grippée plutôt que ridée, cette pâleur de mort sur ce visage qui souriait avec une voix cassée et des yeux atones: tous ces détails formaient un ensemble qui avait à lui seul assez d'originalité pour plaire lorsqu'il accompagnait le récit amusant de quelque drôle d'histoire dont les personnages pouvaient être annoncés ou sortaient de chez nous. – Portal était médecin de tout ce qui était à la mode avant la Révolution. Lui, Tronchin, le docteur Petit et le docteur Thouvenel… étaient les seuls brevetés pour envoyer les gens dans l'autre monde ou les retenir dans celui-ci.
Thouvenel avait beaucoup de crédit auprès des femmes à vapeur; il était non-seulement partisan du magnétisme33, mais l'un des sectaires les plus dévoués à la faction du baquet, et même un peu à celle de Cagliostro… Cette époque fut bien remarquable par les suites de la crédulité de plusieurs individus dont l'influence était fort importante… Thouvenel était un homme fort spirituel, un esprit mordant et avec de la réplique. Il racontait aussi de bonnes histoires du château de Brienne.
Chamfort était encore un habitué de cette société où les idées nouvelles étaient toutes bien accueillies. Fils naturel et frappé de cet anathème que la société de l'époque précédente lançait sur chaque enfant fruit d'une de ces unions réprouvées par le monde, Chamfort sentit ce malheur plus vivement peut-être qu'aucun autre enfant dans cette même position; sans appui, sans protection, ignorant même jusqu'au nom de son père, il prit ce nom de Chamfort, bien décidé à l'illustrer par lui-même comme s'il en eût reçu l'obligation de cent aïeux: il essaya tout ce qu'un homme peut tenter en ce monde par l'industrie sans intrigue; partout il échoua. Enfin un riche Liégeois, qui croyait aimer les lettres, prit Chamfort comme secrétaire. Celui-ci partit avec son nouveau protecteur, et peu de temps après il revint à Paris abreuvé de malheurs et de tout ce qui fait l'amertume d'une situation dépendante rendue plus horrible par la dureté du protecteur… Chamfort rapporta de Spa et de Cologne, où il avait résidé, une amertume triste et souffrante, une âme abattue et découragée!.. Le Journal encyclopédique se formait alors, il y écrivit; et pendant deux ans l'infortuné vécut ainsi du fruit de son labeur, voyant chacune de ses lignes trempée de larmes et de la sueur brûlante de l'excès du travail… C'est ainsi que chacun de ses repas, le repos de ses nuits, étaient empoisonnés et troublés par la crainte de n'avoir pas de lendemain!.. Il fit ensuite la Jeune Indienne, puis le Marchand de Smyrne, jolie petite pièce, qui se joue encore à la Comédie Française; plusieurs Éloges couronnés à l'Académie34; une tragédie, mauvaise selon La Harpe, et passable selon quelques autres: la Reine en accepta l'hommage, et accorda sa faveur à l'auteur. Enfin le prince de Condé le nomma son secrétaire des commandements!.. Il avait donc une existence morale!.. La société ne le repoussait plus!.. Il disait en pleurant à un ami qui le félicitait de sa nomination:
– Ah! c'est que j'étais bien malheureux, voyez-vous, car le jour qui se levait pour moi me menaçait de n'avoir pas de lendemain!..
L'année suivante, il fut reçu à l'Académie… Il écrivait en général avec une manière à lui, dans laquelle on trouve un néologisme peu favorable à la diction de Chamfort lui-même, qui aimait à traduire ordinairement sa pensée. Son talent dramatique était peu remarquable; il était paradoxal, défaut immense pour un auteur dramatique, comme obstacle au dialogue et à la marche de la pièce. Mais dans la conversation il était parfaitement aimable; il avait de l'âme et du mouvement sans tristesse, quoiqu'il en eût beaucoup dans son organisation naturelle… Dans cette lutte incessante qu'il soutenait contre la société, comme individu que son code proscrivait, Chamfort avait puisé des idées qui le portèrent à l'instant au niveau de 1789, lorsque la dernière pierre de la Bastille vint à tomber! Aucune influence préservatrice n'avait entouré son cœur, qui reçut de vives et profondes blessures, dont la cicatrice fut toujours douloureuse. Aussi fut-il un des premiers à crier: Vive la liberté! et surtout l'égalité!… Toutefois cette cause, qu'il embrassa avec ardeur, lui devint fatale… il perdit le peu qui lui avait été donné, ses pensions et sa place à l'Académie… Mais il n'en demeura pas moins attaché aux principes de la cause républicaine; et quand la tempête politique gronda plus forte et plus dangereuse, sa voix s'éleva au-dessus de celle des orages pour rappeler la nation à l'ordre et au devoir.
La fraternité des hommes de sang de la Révolution, disait-il, est celle de Caïn… sois mon frère ou je te tue!..
Il fut arrêté et jeté dans un cachot… ses amis, et ils étaient nombreux, parvinrent à le faire mettre en liberté… Il retourna chez lui. Mais cette nouvelle persécution du sort le trouva sans force et sans courage!.. Être frappé par la main d'un frère lui parut une injustice plus impossible à supporter qu'aucune de celles qui lui avaient été infligées jusque-là!.. la prison surtout! oh! la prison!..
– Jamais je ne repasserai sous les voûtes d'un cachot! répétait-il en frémissant.
Il tint parole.
Dénoncé une seconde fois au comité de salut public, il vit arriver chez lui les soldats et les officiers civils chargés de l'arrêter. Il les reçut avec calme, les pria seulement de vouloir bien attendre qu'il changeât de vêtements, et demanda la permission de passer dans un cabinet qui n'avait pas d'issue. À peine y fut-il entré que, saisissant un pistolet chargé qu'il tenait toujours prêt, il le tire à bout portant en visant au front; mais il se manque, et le coup fracasse le haut du nez et enfonce l'œil droit!.. Résolu à mourir, il prend un rasoir, se donne plusieurs coups dans la gorge, se frappe au cœur… et enfin vaincu par la douleur, il pousse un cri, et tombe baigné dans son sang! Cependant on travaillait à enfoncer la porte, car le coup de pistolet avait donné l'alarme; mais la porte était forte et résista longtemps; enfin on parvint à la briser; on entre… on trouve le malheureux vivant encore… palpitant au milieu d'une mer de sang!.. et voulant dicter ses dernières volontés… Les médecins voulurent lui mettre un appareil…
– Laissez-moi, leur dit-il, et que l'un de vous écrive plutôt ce que je vais dire:
Et il dicte:
«Moi, Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir plutôt en homme libre qu'en esclave, ne voulant pas être reconduit dans une prison et perdre ainsi ma noble dignité d'homme; et je déclare que, si l'on voulait m'y traîner en l'état où je suis, il me reste encore assez de force pour achever ce que j'ai commencé… Je suis un homme libre, et ne rentrerai jamais vivant dans une prison…»
Il souffrit plusieurs heures les plus atroces douleurs!.. enfin il expira le 13 avril 1794.
Il a fait beaucoup de travaux importants pour Mirabeau, qui, malgré son beau talent, employait assez souvent celui des autres lorsqu'il leur en reconnaissait, et dans son opinion Chamfort était placé très-haut.
Les autres habitués du salon de Brienne étaient, comme je l'ai dit, Condorcet, Marmontel, l'abbé Morellet, l'abbé Delille et plusieurs autres littérateurs dont les talents comme écrivains peuvent n'être pas du premier ordre, mais qui étaient fort aimables, comme fournissant à la conversation; M. le chevalier de Boufflers, si spirituel… car alors l'auteur d'Aline était dans toute sa fraîcheur; il faisait des lectures de son joli conte, qui étaient fort recherchées, et qui, en vérité, donnaient un grand plaisir à ceux assez heureux pour les entendre… Marmontel mit à la mode pendant une saison un genre de distraction tout-à-fait agréable en ce qu'il flattait l'amour-propre sans faire souffrir celui des autres…
On faisait le portrait écrit d'une femme de la société, et chacun lisait le soir ce qu'il avait composé dans la journée. Madame de Damas, jeune et jolie femme, eut le plaisir d'entendre d'elle un des plus jolis éloges qu'une femme puisse recevoir, car elle fut louée par une autre femme: madame de Brienne, alors jeune et fort spirituelle, fit un portrait écrit de madame de Damas, dont j'ai entendu quelque partie, et qui était vraiment charmant. Il y avait une sorte d'émulation toute spéciale et toute flatteuse dans cette occupation directe d'une femme ou d'un homme par un ami. Madame Necker avait aussi ce talent à un degré remarquable. Le portrait de madame la duchesse de Lauzun est une des jolies choses en ce genre qui nous restent de cette époque. Thomas fut celui qui remit à la mode ce genre d'amusement littéraire fort en usage sous Louis XIV, mais oublié depuis.
Marmontel faisait aussi beaucoup de portraits. Neveu de l'abbé Morellet par son mariage avec sa nièce, il était parfaitement accueilli à Brienne, et le cardinal lui témoignait une estime particulière; mais il était peu propre au genre léger et tout entier d'agrément; et lorsque Marmontel voulait sortir de sa manière romanesque, il montrait aussitôt l'auteur des Contes moraux, et parlait de la marquise de Duras, de madame d'Egmont, comme il faisait parler Annette et Lubin. Il n'avait pas de trait dans l'esprit, pour me servir d'une expression de ce temps-là, qui chez nous peint d'un seul mot… C'est ainsi que cette réunion d'hommes et de femmes aimables faisait de Brienne un lieu de délices. Il se joignait à cet agrément, qui fournissait aux plaisirs de chaque jour, un sujet de bonheur et de paix qui ne pouvait qu'augmenter le charme de ce beau lieu; c'était la bonté inépuisable du comte et de la comtesse de Brienne. On citait de cette bonté des traits vraiment touchants… Un jour le comte apprend que les lapins d'une garenne à laquelle il tenait beaucoup commettaient de grands dégâts; il donne aussitôt l'ordre d'entourer la garenne d'un mur élevé à ses frais. Un malheureux ne s'adressait jamais à lui sans en être écouté et soulagé. Un hospice pour les malades, des écoles pour les enfants, une école militaire, tous ces bienfaits étaient l'ouvrage de l'archevêque et de son frère. Pour le comte de Brienne, il avait peu d'esprit, mais un sens droit, une manière toujours indulgente de voir les choses et de les juger. Il avait été ministre malgré lui, et n'avait accepté que pour ne pas faire de peine à son frère l'archevêque, lorsque celui-ci était parvenu au premier ministère… Il quitta donc la place sans regret, et retourna dans sa paisible retraite, espérant y retrouver le repos. Mais le malheur avait frappé un premier coup, et il ne devait plus s'arrêter… Qui aurait prévu cependant, lorsque les plus belles fêtes faisaient retentir les salons et les jardins de Brienne des accents d'une joie heureuse, que quelques années plus tard cette belle demeure entendrait les cris du désespoir!..
Lorsque le comte de Brienne fut arrêté et conduit à Paris, plus de trente villages environnants réclamèrent pour lui… mais telle était la rage stupide des bourreaux de cette époque, qu'on ne voulut voir dans cette démarche qu'un acte insurrectionnel!.. Le malheureux périt sur l'échafaud!..
L'archevêque avait été jeté dans une prison de Sens, puis ensuite, à la fin du mois de février 1794, il avait été transféré chez lui avec des gardes qui ne le perdaient de vue sous aucun prétexte… Un jour, il dormait; des gardes, accompagnés d'un commissaire du gouvernement, viennent de nouveau l'arrêter… le malheureux vit qu'il était perdu!.. et son parti fut pris… Son frère devait venir le voir le lendemain de Brienne. L'archevêque demande à l'attendre… Indignement traité par les exécuteurs de l'ordre, il reçoit une funeste impression de cette sévérité et de l'horreur de sa position. Autour de lui était la belle madame de Canisy, sa mère, mère de la belle duchesse de Vicence, et les trois jeunes Loménie, ses neveux… sa tête se perdit, et le lendemain matin, son frère le comte de Loménie, partant pour voir mettre les scellés à Brienne, entra dans la chambre de l'archevêque, et le trouva mort dans son lit; il s'était empoisonné avec le poison composé par Cabanis lui-même: du stramonium combiné avec de l'opium.
L'archevêque de Brienne a fait de grandes fautes dans son ministère. Je suis fâchée d'ajouter un mot de blâme à cette fin si désastreuse, mais la vérité est là pour l'histoire, et elle est sévère pour l'innocent comme pour le coupable… Et l'on ne peut se dissimuler que l'archevêque de Sens n'ait commis des fautes graves, surtout depuis la Révolution, dans le premier ministère à la tête duquel il était.
J'ai entendu raconter à l'empereur une histoire assez extraordinaire qui aurait eu lieu au château de Brienne, alors qu'il était le rendez-vous de toutes les joies. L'empereur n'y était pas admis alors, il le fut depuis, et on le comblait même de bontés; mais il savait beaucoup de choses par le retour de quelques-uns de ses camarades que leurs relations de famille faisaient admettre au château lors des vacances.
Un jeune homme de la société de madame de Brienne avait un caractère tellement désagréable qu'on ne pouvait vivre avec lui en bonne harmonie. Il avait surtout beaucoup de prétentions, et entre autres celle de n'avoir jamais peur. Un soir, la discussion s'échauffe; quatre personnes de la société font le pari avec ce jeune homme qu'avant six mois il aura été effrayé: il accepte; les conditions sont arrêtées; cent louis de pari seront payés par le jeune homme s'il perd, cent louis seront payés par les attaquants si le jeune homme sort vainqueur de la lutte…
Pendant les premiers temps, les choses furent assez bien. Quelque bourrue que fût l'humeur de cet homme, elle ne tenait pas, elle cédait même parfois aux bouffonnes inspirations de ses amis. Le premier mois s'écoula sans qu'il eût cédé une seule fois à de la peur. On avait arrêté de ne continuer la chose qu'à Brienne.
Un jour, les quatre amis réunis se dirent qu'il y avait une sorte de honte à n'avoir pas encore réussi. L'un d'eux fit une proposition qui fut adoptée et mise à exécution le soir même.
J'ai déjà dit qu'il y avait à Brienne, dans les premières années de la construction du château neuf, quelques restes d'un vieux pavillon de l'ancienne construction, où les rats mangeaient les souliers de l'abbé Morellet; ce pavillon servait à loger des jeunes gens lorsque le château avait plus de monde qu'il n'en pouvait contenir. L'on se trouvait précisément dans cette circonstance, et le jeune homme poursuivi y logeait, ainsi que quelques-uns de ses amis.
Le temps avait été orageux tout le jour… Le soir la tempête s'était apaisée, mais sans avoir éclaté, et lorsqu'on se retira, le temps avait cette pesanteur qui accable et rend malade.
– Voilà une nuit pour une apparition! dirent les jeunes fous à leur ami…
– Vraiment, leur répondit-il, je lui conseille de venir, elle sera bien venue.
Et les saluant d'un air ironique, il rentra dans son appartement.
L'air était lourd, l'atmosphère accablante; le jeune homme se laissa aller sur un fauteuil, dont les pieds vermoulus le soutenaient à peine, et là il eut d'étranges visions. Bientôt ses idées s'embrouillèrent, et il tomba dans un sommeil étrange. Son domestique le réveilla de cette sorte de torpeur… il se coucha presque malade et succombant à une impression toute nerveuse qui ne pouvait être naturelle, même par l'effet de la tempête…
La chambre où il se trouvait était éloignée de toute la partie occupée même de ce pavillon déjà assez désert… elle était vaste et sombre… Un lit à colonnes torses, garni de rideaux en point de Hongrie, était la pièce la plus remarquable de l'ameublement. Le jeune homme l'avait longtemps considéré avant de se coucher.
– Mon Dieu!.. avait-il dit, c'est comme un tombeau!..
La chaleur accablante qu'il faisait et le temps orageux l'eurent bientôt endormi profondément, et il était enseveli dans son premier sommeil, lorsqu'un son plaintif le réveilla en sursaut. Ce bruit est près de lui… il est contre son oreille!.. il se lève sur son séant… et croit continuer un rêve interrompu. Les quatre parties de rideaux sont relevées autour des colonnes; contre chacune d'elles est appuyée une panoplie complète35, c'est-à-dire un chevalier revêtu de son armure, mais immobile, silencieux, et sans aucune apparence de vie!..
25
L'esplanade produite par l'enlèvement du sommet de la montagne est un ouvrage vraiment curieux. C'est sur cette esplanade qu'est bâti le nouveau château, ayant vingt-sept croisées de face; un immense corps de logis avec deux beaux pavillons et deux pavillons isolés; des communs aussi beaux que pour une demeure royale; un chemin allant du château au bourg de Brienne, construit sur des arches et traversant un vallon très-profond; une salle de spectacle; des souterrains admirables par leur beauté et surtout leur utilité, en ce qu'ils assainissent le château… Mille dépendances, enfin, toutes faites avec grandeur et le plus souvent dans un but utile, font de cette demeure un lieu tout-à-fait digne d'un souverain.
26
Pont-sur-Seine, terre de Madame Mère; ce château, fort vaste et fort beau, était la seule chose remarquable de cette propriété. Il n'y avait pour parc qu'une étendue de terrain tout-à-fait inculte et sans ombrage. Ce château avait appartenu avant la révolution à M. le prince de Lusace (Xavier).
27
Il est à remarquer que, dans cette société de Brienne, il y eut trois suicides d'hommes très-remarquables, Condorcet, Chamfort et le cardinal; tous les trois incrédules! sans religion!.. Voilà quel fut le résultat de la croyance philosophique.
28
À l'époque même de la Révolution, on disait dans les villages du Languedoc, et je l'ai entendu moi-même: Ah! c'est encore de l'ouvrage de notre bon archevêque, de notre père! Il était adoré dans tout son diocèse.
29
Brienne.
30
Fameux comédien.
31
L'hôtel de Madame Mère était l'hôtel de Brienne; il est situé rue Saint-Dominique, faubourg Saint-Germain. C'est aujourd'hui le Ministère de la Guerre.
32
Il n'a laissé qu'une fille, madame Lamourier, qui à son tour n'a également qu'une fille, qu'elle a mariée il y a trois à quatre ans.
33
Thouvenel a été mon médecin pendant plusieurs années. Il est mort d'une apoplexie séreuse.
34
Éloges de Molière et de La Fontaine. Ces deux morceaux sont peut-être ce que Chamfort a écrit de mieux.
35
On appelle ainsi, comme on le sait, une armure complète de chevalier dressée contre une muraille d'arsenal dans un vieux château.