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SALON DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE
DEUXIÈME PARTIE
L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE
ОглавлениеC'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande cité qui l'offre à son souverain.
Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite, mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang, et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des bruits de divorce… Le Prince me répondit d'abord avec ambiguïté, et puis finit par me dire qu'il le croyait sûr.
– «Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si l'Empereur épouse une princesse étrangère…
– C'est ce que je lui ai dit.
– Vous avez eu ce courage, monseigneur?..
– Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé dans cette grande question.
– Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?..
– Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui prendra soin qu'elle soit instruite…»
Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur.
Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille impériale, qui ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles voulaient changer de belle-sœur; soit qu'il voulût malgré l'Empereur pénétrer dans son secret, se rendre nécessaire, et forcer sa confiance, il est certain que Fouché avait pénétré jusqu'à l'Impératrice, et lui avait apporté de ces consolations perfides, qui font plus de mal qu'elles ne laissent de douceur après elles. Mais le genre d'émotion convenait à Joséphine; elle était femme et créole! deux motifs pour aimer les pleurs et les évanouissements. Malheureusement pour elle et son bonheur, Napoléon était un homme, et un grand homme… deux natures qui font repousser les larmes et les plaintes: Joséphine souffrait, et Joséphine se plaignait; il est vrai que cette plainte était bien douce, mais elle était quotidienne et même continuelle, et l'Empereur commençait à ne pouvoir soutenir un aussi lourd fardeau.
À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter.
Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame de L… de madame de Th… de madame de L… de madame Sa… et d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui n'arrivait là qu'en ennemi.
Il y venait envoyé par les belles-sœurs surtout, qui, poussées par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout, était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert une mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des personnages actifs de ce grand drame lui parut une des parties les plus importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir, il comprit que Joséphine était celle qui lui serait le plus favorable: aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle.
Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de Paris… Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais qu'elle n'était sûre de rien.
Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que l'Empereur voulait se séparer d'elle.
– «Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans déguisement et telle qu'elle me parvient.»
Joséphine pleura. – «Que dois-je faire? dit-elle.
– Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame, si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment elle est le point de mire.
– Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété…
– Mais il est difficile… Il faut beaucoup de courage.
– Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!.. Il m'en a fallu davantage pour supporter le changement de l'Empereur que je n'en aurai peut-être besoin pour sa perte.
– Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat… Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui ordonne… Soyez grande en allant au-devant30; le beau côté de l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le dévouement.»
Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice. Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements étouffés à la proposition de Fouché.
Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en tenir sur l'état présent des choses… Mais Joséphine pleurait et ne répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur un jouet brisé, plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une couronne perdus. Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la partie commencée, et il revint de nouveau en parlant à Joséphine de l'amour de l'Empereur pour elle.
– «Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée… Il ne m'aime plus!.. Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah! monsieur le duc, les temps sont bien changés!.. Tenez: vous allez en juger.»
Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il y en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne de Wagram… Ces dernières lettres étaient toutes récentes… J'ai vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé: c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres…
«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX
»Marac, le 21 avril 1808.
»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies et sa Cour à dîner. Cela m'a donné bien des embarras31. J'attends Charles IV et la reine.
»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne.
»Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes nouvelles.
»Napoléon.»
«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS32
»Burgos, le 14 novembre 1808.
»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne.
»Napoléon.»
«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG
»Saint-Polten, le 9 mai 1809.
»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten33. Demain je serai devant Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens ont passé l'Inn et violé la paix.
»Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont gais: il y a ici du vin.
»Porte-toi bien.
»Tout à toi:
»Napoléon.»
En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent pleuré. Fouché les lui rendit en silence.
– «Eh bien? lui dit-elle…
– Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.»
Joséphine sanglota avec un déchirement de cœur qui aurait attendri un autre homme que Fouché.
– «Vous ne voulez pas en croire mon attachement pour vous, madame; et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous prendre conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée, mais qui peut être pour vous un excellent guide dans cette très-importante situation? Je l'ai vue dans le salon de service: c'est madame de Rémusat.
– Oui! oui!.. s'écria Joséphine.»
Et madame de Rémusat fut appelée.
C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils, tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du monde un attachement réel pour l'Impératrice.
En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet, qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité à l'avantage de ce qu'il tramait.
– «Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc… Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en détourner, car je vois…»
Elle n'osa pas achever sa phrase, car ce qu'elle voyait était assez imposant pour arrêter sa parole.
– «J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.»
Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir. Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle, travailler dans son intérêt.
C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre.
«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que lui…»
Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il n'y avait aucune prévision possible… Et elle sortit de chez lui aussi embarrassée qu'en y arrivant.
Cependant la position était critique; il devenait d'une grande importance de suivre les conseils de Fouché, si ces conseils étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité immédiate.
– «Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!»
Et elle pleurait.
– «Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur n'aimait pas les scènes ni les pleurs!»
Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause la plus immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux époux ce qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de confiance dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait beaucoup aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour, quel est le cœur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié pour la femme qui nous fut chère?.. Et Napoléon était fortement dominé par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme… Qui sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des garçons, et son propre sang, enfin34!
Mais il ne fut rien de tout cela… L'Impératrice garda le silence. Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition.
Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires. Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et la pauvre Joséphine, au désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon fût devenu tout à coup si peu confiant pour elle…
Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne, d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse.
Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu à l'Empereur.
Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau qui l'égorgerait, que des réflexions très-sérieuses vinrent se mêler à son chagrin… Pour la première fois il lui parut étrange que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose.
Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de dévouement de l'Impératrice… Ce silence éclaira madame de Rémusat, et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination infernale… La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de l'Empereur le même bonsoir que chaque jour.
– «Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais écrire cette lettre!..»
Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!..
– «Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur? Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?»
Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle, c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé d'elle en l'engageant à se calmer.
«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de Joséphine, non, cela est impossible!.. L'Empereur ne peut être assez dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!.. l'Empereur ne sait rien.»
Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois, Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac.
– «Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle… Il faut que je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes d'audience.
– Mais il est couché.
– C'est égal. Il faut que je le voie, il le faut absolument.»
Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message de madame de Rémusat.
– «Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?.. Mais j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin, à sept heures, ou à huit au plus tard.»
Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de l'Empereur… Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour moi que je le veux voir… que c'est pour lui-même.»
Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait particulièrement… Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir sur une chaise qui était auprès de lui… Elle était émue, et ce fut avec un violent battement de cœur qu'elle raconta brièvement à l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain… À mesure qu'elle parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, une de ces attitudes qui n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire unique, un regard unique.
– «Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin…
– Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en allant au-devant de votre volonté… Car il ne peut avoir que celui-là…
– Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment, vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une voix plus sévère!.. je n'aime pas les détours… et je suis l'homme de la vérité, parce que je suis fort avant tout.»
Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui.
– «C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui dit-elle…
– Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!..
– Ah, Sire!.. vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler… et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que l'Impératrice a gardé.»
Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un compliment cherché par celle qui était son guide et son conseil. Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets au jour, eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation presque entière du silence de l'Impératrice…
– «Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il.
– Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule… Elle va passer une triste et cruelle nuit.
– Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir besoin… Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.»
Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec violence…
«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était accouru…»
Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis.
À mesure que Napoléon descendait cet escalier, il éprouvait une émotion dont il était en général peu susceptible; mais la conduite de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation dans une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir sur le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute récompense… Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle eut la durée d'un éclair… et avant que sa main eût touché le bouton de la porte, il n'apportait plus que des consolations.
Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour, étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la garde, il dit à Bourrienne:
«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.»
Comme il l'aimait alors!
Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler que des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans la plainte et la douleur… Son charme eût été bien plus puissant si elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel est l'homme, quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve QU'IL A TORT?..
Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au cœur en entendant cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et se trouva dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit, ne se doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle.
– «Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main.
Elle poussa un cri.
– «Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime, mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par moi à ton âme.»
Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine de la lampe d'albâtre qui était près de son lit… L'Empereur la tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps, n'avaient frappé son oreille… Accablée sous le poids de tant de vives impressions, elle retomba sur l'épaule de Napoléon et pleura de nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur n'aimait pas ces sortes de scènes prolongées.
– «Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre?
– Ah! c'est que j'ai au cœur un sentiment qui m'avertit que le bonheur ne me revient que passagèrement… et que… tôt ou tard!..
– Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre son cœur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi… Je dois donc écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée… Je ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie, plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment; sois la compagne de sa gloire, comme tu es celle de son cœur… et surtout fie-toi à moi!»
Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération… Et huit jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes tracasseries avaient recommencé.
Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en automne35… J'attendais que Madame descendît de chez elle… Elle occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin. Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré par la porte donnant sur la rue de l'Université… Duroc était avec lui.
Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte.
– «Comment, c'est vous qui me rendez ce service? dit l'Empereur. Où sont donc vos chambellans… vos écuyers?..»
Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne devait venir qu'à deux heures.
– «Alors M. de Laville doit prendre le service… Vous êtes exacte, vous, madame la Gouverneuse36… C'est bien… Je ne le croyais pas… On me disait que vous étiez toujours malade… Puis-je voir Madame?»
Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté.
– «Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.»
Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu chez sa mère et ses sœurs, si ce n'est pourtant la princesse Pauline.
– «Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au reste n'a compris sa véritable position, n'a pas même cette seconde vue qui vient aux mourants à leur dernière heure… Aucune lueur ne lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque jour elle redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un cœur se rattachait par conviction de paroles! C'est absurde!
– Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant.
– Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable de ce crime-là bien positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé à sa chute… mais… je ne l'empêcherai pas.»
Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre.
– «Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse de l'Impératrice a tout détruit… D'abord, des plaintes sans nombre d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont fortement aigri… et puis, il y a eu hier une histoire qui est vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se trouve mêlée… L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire…» Et voici ce que Duroc me raconta:
Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur, il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre!
«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que des revendeuses à la toilette mettent le pied chez moi…»
Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup… Il demandait souvent si on avait pris quelqu'une de ces friponnes, et alors, si elles avaient été chassées comme elles le méritaient.
La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin qu'une pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait rapport à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la cour, défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans qu'on eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber, on ne le vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un Espagnol du temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait le moins.
On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour les tireuses de cartes et toutes les affaires de nécromancie. Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et toutes les femmes qui savaient tenir une carte de Taro. Il y avait alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand. Cet homme s'appelait Hermann; il était Allemand, et logeait dans une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue appelée la rue des Marais. Cet homme avait une étrange apparence. Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent, qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a des soupçons contre lui.»
Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M. Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment où Napoléon y pénétra!.. et quelle était la troisième personne?.. la revendeuse à la toilette!..
La colère de l'Empereur fut terrible!.. Il faillit tuer cet homme… Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et en levant la main sur elle:
– Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!.. et comment vous trouvez-vous avec de pareilles gens?..»
L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut apprécier, à moins d'en avoir été témoin… Pétrifiée de sa venue, tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier: «C'est madame Lætitia qui me l'a adressée…»
Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se replier sur elle-même.
– «Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine sur Madame-Mère.
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Ces détails sont positifs.
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Que pouvait-il entendre par ces paroles? De quel embarras parle-t-il; il ne communiquait jamais un plan ni même un projet politique à Joséphine, dont il connaissait la discrétion.
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Ces lettres sont copiées sur celles originales, fournies par la reine Hortense, à qui elles sont revenues après la mort de l'Impératrice.
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La poste avant Vienne.
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Le comte Valesky, – le comte Léon.
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Et même à la fin; il faisait déjà froid. J'arrivais des Pyrénées, et l'Empereur revenait d'Allemagne après la campagne de Wagram.
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C'était ainsi qu'il m'appelait lorsqu'il y avait peu de monde, et même les jours de fête, à l'Hôtel-de-Ville lorsqu'il était de bonne humeur.