Читать книгу Histoire des salons de Paris. Tome 6 - Abrantès Laure Junot duchesse d' - Страница 1

SALON DE M. DE TALLEYRAND,
SOUS LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE
PREMIÈRE PARTIE
LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT

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C'est un homme difficile à suivre dans les méandres de sa vie politique que M. de Talleyrand… Cette destinée, se présentant toujours différemment qu'elle ne doit se terminer, a quelque chose d'étrange qui surprend, et empêche quelquefois d'être aussi impartial qu'on le voudrait pour juger un homme dont l'esprit est si supérieur et si remarquable d'agréments, comme homme du monde: c'est qu'il est en même temps homme de parti; on ne peut pas les séparer: et si l'un attire, l'autre repousse.

Avant la Révolution, l'abbé de Périgord était un abbé mauvais sujet; il faisait partie, à peine sorti du séminaire de Saint-Sulpice, de l'état-major religieux de l'archevêque de Reims. On sait que cette troupe d'abbés était la plus élégante et la plus recherchée parmi tous les jeunes gens qui prenaient le parti de la carrière ecclésiastique1. L'abbé de Périgord ne fit faute à sa renommée, et sa conduite répondit parfaitement à ce que les autres avaient annoncé. Mais M. de Talleyrand, dès cette époque, annonçait, lui, un homme supérieur à tout ce qui l'entourait… Et cette universalité dans les goûts, cette facilité dans tout ce qu'il faisait, prouvaient par avance qu'il serait un des hommes les plus distingués de son temps.

Il avait une charmante figure; ses traits étaient fins, et cela même remarquablement: chose étonnante, car sa physionomie n'est nullement active dans son expression, et pourtant rien n'est plus incisif que le regard de ses yeux presque atones, lorsqu'ils s'attachent sur vous avec une expression railleuse… Aimant vivement le plaisir, il trouvait le temps de tout accorder; et les matières sérieuses dont il s'occupa très-jeune encore prouvent qu'il ne passait pas ses journées à dormir, s'il passait ses nuits au jeu ou à souper avec des personnes joyeuses…

Sa force était, dit-on, une chose miraculeuse; il passait quelquefois deux et trois nuits de suite sans dormir; il lui fallait paraître le quatrième jour au matin avec toutes ses facultés sérieuses, eh bien! il dormait une heure après avoir pris un bain, et paraissait aussi dispos de corps et d'esprit que s'il sortait d'une retraite de six semaines à la Trappe. Une particularité qui tient à lui, c'est qu'avec cette force vraiment rare, il n'en avait pas la moindre apparence: il avait même plutôt celle d'une jeune fille… et son visage rose et blanc ne révélait en aucune sorte qu'il n'en fût pas une. Jamais M. de Talleyrand n'a fait sa barbe, et cela par une bonne raison: c'est qu'il n'en a pas, et n'en a jamais eu; il aurait pu, à vingt ans, jouer parfaitement le rôle de Faublas. Et, en y pensant bien, je croirais peut-être que Louvet a connu M. l'abbé de Périgord, et beaucoup de circonstances de sa vie de jeune homme. Voici un fait qu'il est, je crois, bon de conserver. Je pense que M. de Talleyrand ne l'a pas oublié.

Lorsque les jeunes abbés de qualité étaient au séminaire de Saint-Sulpice, ils avaient en Sorbonne un ecclésiastique comme répétiteur, ou pour une fonction à peu près semblable. Son nom, je ne l'ai pas oublié, je ne l'ai jamais su. Je ne connais que son surnom, il s'appelait la grande Catau. Pourquoi? Voilà ce que je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que tous les jeunes abbés l'appelaient ainsi. Un jour, cet homme, plus animé par ce qu'il savait probablement, et par ses propres sentiments, se laissa emporter à une vive allocution en présence de huit ou dix de ces jeunes têtes destinées à porter la mitre et peut-être la tiare. C'était d'abord M. de Talleyrand; puis l'abbé de Damas, l'abbé de Montesquiou, l'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, l'abbé de Lageard, etc., etc.

– Oh! s'écriait-il dans un moment d'exaltation, oh! mon Dieu!.. qu'est-ce donc que je vois dans ceux de tes serviteurs destinés à faire aimer ta loi!.. que vois-je parmi eux… là-bas dans cet angle obscur2, parmi ceux destinés un jour à porter peut-être la couronne de saint Pierre, mais sûrement la mitre épiscopale… que vois-je?.. des hommes portant et propageant les vices du siècle parmi le clergé, parmi les serviteurs de Dieu!.. Oh! mon Dieu! mon Dieu! que deviendra donc votre sainte religion?..

La grande Catau était une personne de grand jugement et d'un esprit très-supérieur.

Quelques années plus tard, un autre homme apostrophait M. de Talleyrand d'une manière encore plus directe. Cet homme était M. de Lautrec, lieutenant-général, ayant une jambe de bois et le droit de parler au nom du pays. Il avait été de plus ami du père de M. de Talleyrand.

– Monsieur, lui dit-il le premier jour, à l'Assemblée Constituante, lorsque M. de Talleyrand passait devant le vieillard mutilé pour aller au côté gauche, où il siégeait; Monsieur, si M. votre père vivait, il vous mettrait les bras comme nous avons les jambes.

M. de Lautrec était un homme ayant le droit de parler ainsi.

Aimant la vie du monde d'autrefois, et telle que pouvait l'avoir un homme de sa condition et de sa qualité; aimant avec passion les femmes, le jeu, et tout ce qui constituait alors un homme à la mode, ce fut ainsi que 1789 trouva M. de Talleyrand. Il était trop habile pour ne pas comprendre que le vieil édifice croulerait peut-être bientôt: car il était violemment ébranlé. Aussi, une fois aux États-Généraux, prit-il le parti qui devait triompher. Les bénéfices dont il jouissait lui devaient être enlevés par la force des événements; et, selon lui-même, il convenait mieux de les abandonner le premier (je dis toujours peut-être). Sa conduite aux États-Généraux fut conséquente; elle le fut encore lorsqu'il se sépara pour faire partie de l'Assemblée lors de l'affaire du Jeu de Paume…; mais elle fut grande et belle lorsqu'étant évêque d'Autun il entra à l'Assemblée Constituante3. Il fut constamment très-brillant dans cette nouvelle carrière, et se signala avec un courage qu'en vérité on ne demande aux prêtres que pour le martyre: il proposa lui-même l'abolition des dîmes du clergé, démontra la nullité des mandats impératifs, et, une fois au Comité de constitution, il se montra plus véhément cent fois qu'aucun de ceux qui en faisaient partie avec lui. Un fait assez remarquable dans la vie de M. de Talleyrand, c'est que l'époque qui en est la plus importante dans l'intérêt du pays est sa carrière administrative: et c'est la moins connue précisément. Ce temps, déjà bien loin pour nous, qui ne regardons jamais au-delà des jours tout près de nous, est rempli de travaux importants. Avec la même vérité, on peut louer la conduite de M. de Talleyrand, lorsqu'il demanda que les biens du clergé fussent employés au soulagement du Trésor, alors tellement en souffrance, qu'on fut obligé de créer un papier-monnaie. M. de Talleyrand, en demandant que les biens du clergé fussent ainsi aliénés, faisait, certes, une belle et grande action, puisque ses bénéfices étaient son unique fortune. C'est une résolution noble et grande; et l'abbé Maury4 ne fut pas juste envers lui en l'attaquant comme il le fit. M. de Talleyrand provoquait une grande mesure qui pouvait sauver ou tout au moins aider à sauver le pays, si elle eût été appliquée dix ans plus tôt à ses besoins. – C'est donc une vérité incontestable que M. de Talleyrand fut utile à la France, et surtout voulut l'être; mais le torrent l'emporta.

On dit avec raison que l'Assemblée Constituante renfermait plus de talents et d'hommes d'esprit que la France n'en avait jamais vu rassemblés en un même lieu. M. de Talleyrand, quel que fût celui qui s'opposait à lui, paraissait toujours dans une attitude convenable et forte, et il est à remarquer que le côté gauche dont il faisait partie était formé des hommes les plus habiles de l'Assemblée… à quelques exceptions près qui se trouvaient au côté droit. L'abbé Maury, orateur à la Bossuet, se laissait emporter par la colère quelquefois, comme le grand homme de Meaux; cette colère l'aveuglait souvent, et alors il était inférieur à celui qui était en face de lui. C'est dans une circonstance semblable que M. de Talleyrand fut injustement attaqué par lui, lorsque, voulant prévenir des abus, il provoqua le décret qui ordonnait de mettre les scellés et de faire l'inventaire des effets mobiliers et immobiliers du clergé5… Ces deux hommes ont été peut-être plus opposés l'un à l'autre que Mirabeau et Maury, et pourtant on ne parle que d'eux. Il faut avoir étudié à fond cette époque pour savoir la vérité des choses. Mirabeau parlait beaucoup et bien; M. de Talleyrand parlait peu et mal… c'est-à-dire qu'il n'avait pas cette voix de tribune, cet accent du forum qu'avaient Mirabeau et l'abbé Maury; l'abbé Maury surtout, qu'on entendait bien autrement que l'évêque d'Autun, lorsqu'en pleine tribune il le signalait comme le chef de l'agiotage qui perdait, disait-il, les finances de la France plus que tout le reste… Dans cette lutte qui devint presqu'une dispute personnelle, l'abbé Maury fut souvent injurieux pour l'évêque d'Autun. Ce fut particulièrement en défendant tous les anciens droits du clergé et de la noblesse que l'abbé Maury fit autant de bruit. Il combattait pour un parti qui expirait, mais qui était encore nombreux, et regardait comme une tradition inviolable toutes les erreurs de l'ignorance, toutes les prétentions de l'avarice. M. de Talleyrand, quoiqu'il appartînt à cette caste qu'on attaquait, avait reçu la lumière hâtée par la civilisation; et plus éclairé que ses pairs, il s'était rangé du côté des opprimés qui réclamaient leurs droits… Il devait avoir raison.

Un jour que je raisonnais sur cette question avec le cardinal, il me dit:

– Est-ce que vous croyez aussi que la noblesse qui se sépara de ses frères au Jeu de Paume était de bonne foi tout entière?

– Pourquoi non?.. Sans doute, je le crois.

– Eh bien! vous vous trompez! cette bonne foi ne fut pas générale, et dans la plupart des grands seigneurs qui firent le premier noyau de l'Assemblée Constituante, le plus grand nombre voulait abaisser la puissance royale pour reconquérir cette autre puissance que Richelieu avait su détruire. Croyez-moi, un Montmorency se rappellera toujours qu'un Montmorency épousa la veuve de Louis-le-Gros6, et cette pensée ne lui fera pas venir celle de se faire Sans-Culotte. Le despotisme aristocratique était là, tout prêt à saisir les rênes aussitôt que la main du Roi les aurait laissées échapper… Les insensés ne voyaient pas qu'à côté d'eux était un tigre qui, dans sa gueule béante, devait engloutir et noblesse et royauté…

Ce n'est pas ainsi que pensaient plusieurs hommes qui, tout en ayant la possibilité de voir, ne voulaient rien apprendre du vocabulaire qui contenait le nom de leurs nouveaux devoirs envers le souverain; c'est ainsi qu'était M. le maréchal de Mailly. La figure de cet homme m'apparaît, en ce moment, lorsque je parle d'honneur et de gloire, et elle est demeurée silencieuse lorsque je parlais des victimes de Robespierre… Pourquoi cela?.. C'est qu'un être aussi honorable n'est jamais victime… Il ne meurt pas… et son nom lui survit pour proclamer le héros, l'homme de la gloire et non l'homme du supplice7.

Aussitôt après que M. de Talleyrand eut prêté le serment civique et religieux, le maréchal de Mailly ne le voulut plus voir.

M. de Talleyrand, au reste, ne put qu'en être flatté; car le blâme d'un parti est l'éloge du parti qu'il a suivi, et comme il ne s'est jamais repenti de ce qu'il a fait, il a dû être heureux du blâme de M. de Mailly8.

M. de Talleyrand demeura constamment dans le parti de la Révolution, et le jour de la fameuse fédération il dit la messe au Champ-de-Mars… Le clergé non-constitutionnel fut doublement contre lui… L'abbé Maury l'attaqua avec d'autant plus de colère que, Mirabeau étant mort, il n'avait plus de quoi occuper assez directement sa bilieuse colère… Un jour il attaqua M. de Talleyrand, comme chef de l'agiotage qui avait un monopole impudemment établi dans Paris… M. de Talleyrand, qui voulait bien s'occuper de la chose publique, mais en repos pour lui-même, comprit cependant qu'un peu de tolérance dans le sens inverse serait une bonne chose… Il s'éleva contre l'émission des deux milliards d'assignats qu'on voulait créer et mettre en émission pour éteindre la dette publique; mais le cardinal ne lui donna pas la joie de pouvoir se vanter d'une mesure sage et modérée… Il fit de grandes railleries sur ces deux milliards:

– À quoi bon! disait-il… puisque la dette est de sept milliards?..

M. de Talleyrand, incapable de lutter contre un tel homme avec sa voix douce et sa figure toute féminine, se contentait de lui répondre de ces mots piquants dont au reste, quinze ans plus tard, le cardinal n'avait pas encore perdu le souvenir…

Ce fut alors que M. de Talleyrand fut nommé exécuteur testamentaire de Mirabeau… Déjà membre du département de Paris, ce qui le rapprochait beaucoup de Manuel et d'une foule d'autres noms qui appartenaient à la Révolution la plus intime de cette époque, M. de Talleyrand fut dès lors classé par ses anciens pairs dans la partie mauvaise de la Révolution… Il n'en était rien… M. de Talleyrand, comme bien d'autres, avait été entraîné le premier jour dans une route où le pied glissait aisément et où le retour, comme le temps d'arrêt, est également impossible; mais il avait un moyen, il l'employa: ce fut de quitter la France; il sollicita de faire partie de l'ambassade de Londres; il eut, dit-on, une mission particulière relative, ainsi qu'on le crut, à l'établissement des deux Chambres. M. de Chauvelin était notre ambassadeur à Londres9. Pitt était alors au ministère.

M. de Talleyrand avait fui la France, parce qu'on s'y méfiait de son civisme. – En Angleterre, il fut en butte aux soupçons de la plus intime malveillance, parce qu'on le crut jacobin. Ribbes, de la Chambre des Communes, le présenta comme attaché au parti d'Orléans… Ainsi M. de Talleyrand n'était ni royaliste pour les royalistes, ni républicain pour les hommes nouveaux, ni enfin quelque chose… En France, il fut compromis par l'affaire d'Achille Viard; et cité par Chabot, qui ne l'aimait pas, il somma Roland, alors au ministère de l'Intérieur, de le justifier sur ce rapport avec lui… Roland répondit, mais de manière à ne montrer aucune sympathie pour M. de Talleyrand. Aucun parti ne l'adoptait franchement. C'est alors qu'il alla en Amérique. Contraint de quitter l'Angleterre, effrayé des désordres qui se commettaient en France, il chercha un lieu où le retentissement de la tourmente révolutionnaire n'eût pas pénétré. On était alors en 1794: il se rendit aux États-Unis; c'est de là qu'il sollicita sa rentrée en France. Les jours de sang étaient passés, et remplacés par des jours, sinon plus glorieux, au moins plus paisibles. M. de Talleyrand fit demander sa radiation par quelques femmes dont il était fort aimé, et surtout madame de Staël, et il fut rappelé. Cela devait être sous un gouvernement comme celui du Directoire. Il y a plus: il fut ministre, et eut le portefeuille des Affaires étrangères.

Je viens de donner presqu'une biographie de M. de Talleyrand; c'est que pour arriver à lui à cette époque, si différente de celle où il avait passé sa vie, il fallait le montrer, non pas ce qu'il était (car qui peut dire ce qu'il fut, ce qu'il est, et ce qu'il sera!), mais son attitude dans le monde, sous le Directoire…

Cette attitude fut ce qu'elle eût été sous le cardinal de Fleury, si M. de Talleyrand fût né quarante ans plus tôt: celle de l'homme le plus spirituel de la société. Il connaissait le Directoire, le méprisait, et ne croyant plus (s'il est vrai qu'il y ait jamais cru) à cette belle liberté régénératrice qui avait assuré ses premiers pas dans la carrière politique révolutionnaire, il se conduisit en conséquence de cette nouvelle croyance. Dans la façon tout énigmatique dont il se pose, M. de Talleyrand donne peu de prise à ceux qui sont chargés, par goût ou par toute autre cause, d'écrire sur lui; il est lui-même un être à part… il étonne, intéresse parce qu'il amuse, mais n'attache jamais. Peu susceptible d'une sérieuse occupation, riant de tout avec cette amère ironie qui grimace en voulant sourire, M. de Talleyrand revint en France parce que l'Amérique l'ennuyait, et que dans le reste de l'Europe on ne voulait pas de lui: en Angleterre, M. Pitt le disait jacobin; en Allemagne, on ne l'aimait pas mieux: l'Italie n'était plus son fait. Quant à l'Espagne, un évêque excommunié aurait été rôti comme un marron en 1795, et ce cas était celui de M. de Talleyrand à l'époque dont je parle… Le Pape l'avait excommunié en 179110, à peu près à la mort de Mirabeau.

On le rappela donc; et, en arrivant en France, il trouva partout de l'intérêt pour lui, bien qu'il ne fût pas aimé. C'est qu'il y avait des femmes qui se mêlaient de ses affaires…; il les avait si bien servies dans sa jeunesse, qu'elles lui devaient leur secours…

Le général Lamothe, alors colonel et fort bien vu au Directoire (ce qui ne fut pas plus tard), lui servit d'introducteur le jour où il se présenta au Luxembourg. Je ne me rappelle plus qui en était alors le président… Lamothe était avec M. de Talleyrand, à qui il donnait le bras, parce qu'on sait que M. de Talleyrand n'a pas la démarche très-sûre; il s'appuyait donc, d'un côté, sur le bras de Lamothe, et, de l'autre, sur sa canne en forme de béquille, ou sa béquille en forme de canne, et ils cheminaient ainsi dans les vastes salles du palais directorial, lorsque, arrivés dans le salon qui précédait celui du citoyen président, l'huissier de la Chambre vint prendre la canne de M. de Talleyrand… Cette canne ou cette béquille était trop nécessaire à son maître pour qu'il s'en dessaisît; l'évêque la retint comme il l'aurait fait de sa crosse: mais l'huissier avait des ordres.

– Je ne puis laisser cette canne au citoyen, dit-il.

Monsieur de Talleyrand l'abandonna…

– Mon cher, dit-il à M. Lamothe, il me paraît que votre nouveau gouvernement a terriblement peur des coups de bâton…

Et cela fut dit avec cet air impertinemment insoucieux qu'il a toujours, et qui à lui seul est toute une injure quand il n'aime pas quelqu'un.

Madame de Staël l'aimait fort déjà ou encore à cette époque, je ne sais pas bien lequel des deux; son esprit actif et brillant devait pourtant trouver un grand mécompte dans cette positivité toute sèche et toute personnelle; mais, avec elle, l'esprit avait raison sur TOUT. Son âme se reflétait alors sur celle de l'autre, et lui communiquait sa chaleur momentanément… Madame de Staël allait donc fréquemment chez M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand était un des habitués du salon de madame de Staël.

M. de Talleyrand, noble, évêque, révolutionnaire, après avoir couru les aventures, après avoir été ce que le duc de Lerme appelait un Picaro, et rentrant chez lui comme un homme simple et sans prétention, en avait pourtant une grande: il voulait entrer au Directoire. C'était bien permis; et, en vérité, l'ambition n'était pas grande, car ceux qui composaient ce gouvernement monstrueux, n'avaient pas entre eux cette homogénéité parfaite qui est si nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intention11.

À l'époque où M. de Talleyrand fut appelé aux Affaires étrangères, il y avait un troisième parti qui n'était ni de ce qu'on appelait l'hôtel de Noailles12, ni de Clichy; c'était, si l'on peut se servir de ce mot, un dédoublement des constitutionnels… Ce parti était puritain dans ses principes, et affectait une régularité extrême; les plus influents étaient pour les Cinq-Cents, où surtout il dominait, Henri Larivière, Pastoret, Boissy-d'Anglas, Lemérer, Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.

Ce parti voulait le bien, mais moins peut-être que le parti constitutionnel, dont étaient Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray, Mathieu Dumas, Bérenger, etc., etc… Sans doute il y avait des intrigants dans ce parti comme dans tout autre… mais il y en avait moins… Thibaudeau était du parti constitutionnel, et en parlant d'honnêtes gens dans ce parti-là, j'aurais dû le nommer le premier.

Les mesures révolutionnaires étaient rejetées par les deux partis que je viens de nommer… Celui qui les soutenait était le parti du Directoire: c'étaient Boulay (de la Meurthe), Jean Debry, qui fut ou ne fut pas assassiné à Rastadt, Poulain-Grandpré, Boulay-Paty, Chazal, Chénier surtout, etc… Ce parti n'était pas le plus fort en grands talents, quoiqu'il en eût plusieurs, mais il avait pour lui les armées et le Directoire.

Maintenant il y avait le parti royaliste, qui était bien fort aussi au milieu de cette anarchie… il se réunissait à Clichy; le Directoire l'exécrait. C'était un vrai club, une nouvelle représentation des Jacobins ou des Cordeliers; cette réunion fixait également l'attention publique, et surtout celle des contre-révolutionnaires.

Voilà comment allait la France politique au moment de l'arrivée de M. de Talleyrand au ministère. Il se trouva, de plus, qu'on dut renommer un directeur… Ses prétentions se réveillèrent… mais il ne fallait pas songer à prendre cette place… Trop de prétentions l'entouraient, et les Conseils, qui étaient pour beaucoup dans la nomination des candidats, ne voulaient pas d'un homme du Directoire. M. de l'Apparent fut écarté pour cette raison par Henri Larivière. On connaît son accent habituellement furieux… il s'élança à la tribune et s'écria:

– Tout homme qui a reçu des fonctions du Directoire est exclu de droit.

Et, un moment après, en entendant prononcer le nom du général Beurnonville pour la candidature, il s'écria de nouveau avec un redoublement colère:

– Non, il ne faut pas aller chercher des candidats dans la fange de 1793!..

Cette sortie presque indécente fut blâmée même par les amis de Henri Larivière…

Barthélemy fut le candidat adopté presque à l'unanimité; presque continuellement absent, étranger à la Révolution, il n'offusquait personne; il fut nommé, mais aussi fructidorisé peu de temps après.

M. de Talleyrand n'avait aucune de ces conditions, et n'eût été que plus tôt fructidorisé. Mais bientôt il comprit qu'à côté de lui était un remède à cette faiblesse d'abandon où il se trouvait; et les Clichiens devaient lui donner de l'espoir. Mais au milieu de ces luttes, comme il y en avait en ce moment, il était empêché et ne pouvait rien résoudre… Ce qu'il voulait quelquefois, c'était sa retraite. Un incident nouveau vint occuper sa vie.

Un jour, dans sa jeunesse, M. de Talleyrand, étant aux Tuileries avec un de ses amis du séminaire, il lui fit remarquer une femme qui marchait devant eux; elle était grande, parfaitement faite, et ses cheveux, du plus beau blond cendré, tombaient en chignon flottant sur ses épaules…

– Mon Dieu! quelle belle tournure! s'écria l'abbé de Périgord.

– Oui, dit l'abbé de Lageard; mais le visage n'est peut-être pas aussi beau que la tournure le promet.

Ils doublèrent le pas et dépassèrent la belle promeneuse; en la voyant, ils demeurèrent charmés: une peau de cygne, des yeux bleus admirables de douceur, un nez retroussé et un ensemble parfaitement élégant.

J'ai déjà dit que les grands-vicaires de Reims étaient des hommes à la mode mauvais sujets. On doit penser qu'ils voulurent savoir le nom de la belle blonde… Cela fut aisé.

Elle s'appelait madame Grandt.

– Son mari est bienheureux, dit M. de Talleyrand… Et comme il était occupé ailleurs en ce moment, après avoir payé le tribut d'admiration qu'on doit à une belle personne, il passa outre; seulement, quand il s'ennuyait, il pensait à la belle blonde…

Les années s'écoulèrent, M. de Talleyrand retrouva la belle blonde, et comme elle et lui n'avaient aucune occupation particulière, celle qui leur parut la plus convenable fut de se rapprocher… Soit que la belle blonde eût la seconde vue, soit qu'il lui convînt de donner son cœur à M. de Talleyrand, ce fut un arrangement convenu et conclu13

Une autre femme, qui se croyait lésée, peut-être avec raison, par cet arrangement, jeta les hauts cris, et menaça même M. de Talleyrand de sa vengeance; mais elle était bonne et ne sut jamais se venger… elle ne savait même pas punir une offense…

Des affaires plus graves se mettaient à la traverse de tout ce qui était repos et plaisir, malgré la soif que chacun avait de se satisfaire après un jeûne aussi long… Les Conseils devinrent des arènes où chaque parti se mettait en bataille devant l'autre. Le 30 prairial an V, il y eut une lutte dans l'Assemblée qui faillit dégénérer en combat; on ôta au Directoire la surveillance et l'autorisation des négociations que faisait la trésorerie nationale. Le lendemain, un député de Maine-et-Loire (Leclerc) demanda le rapport; il parla de la lutte continuelle qui existait entre les commissions et le Directoire… Aux premières paroles qu'il prononça, il y eut un seul cri poussé par cent voix, et tous les Clichiens se portèrent sur lui à la tribune… Les partisans du Directoire y coururent pour le défendre. Les combattants en vinrent à des voies de fait, et les coups les plus violents furent portés. Malès, un député, fut terrassé par un autre (Delahaye), qui le saisit à la gorge et lui déchira ses vêtements. Pichegru, qui était président, ne pouvait pas venir à bout de cinq cents hommes!

Il y avait sans doute de grands malheurs à cette époque; mais le plus grand était cette désunion entre les différentes opinions. M. de Talleyrand, ennuyé de ce qu'il voyait, regrettait presque l'Amérique et les séances de l'Assemblée Constituante, même celle du Jeu de Paume… Ce fut au milieu de ces agitations que le 18 fructidor eut lieu.

Un fait certain, c'est le peu d'influence que dans le commencement M. de Talleyrand a eu sur le Directoire… il cherchait à sonder le terrain… Tous les hommes qui l'entouraient étaient plus habiles que lui pour diriger cette révolution intègre et politique qui promettait à la France de succéder à l'autre.

Pendant que les Conseils prenaient des résolutions, le Directoire, qui faisait le roi depuis quatre ans et qui y prenait goût, le Directoire était au moment de faire un coup d'état. Poussé à bout par les Conseils, il voulait reconquérir l'autorité qu'il avait su prendre sur eux. Talleyrand connaissait-il les projets du Directoire? Je l'ignore… Il y avait alors une telle méfiance entre tous les partis qu'on ne savait ce qu'on devait faire ni penser.

Augereau arriva à Paris, envoyé de l'armée d'Italie par Bonaparte; il trouva l'esprit public partagé dans les opinions. Tout ce qui tenait à l'armée était en fureur contre les Conseils. Kléber et Bernadotte déclamaient contre eux sans dissimuler leur sentiment. Le feu n'avait plus sur lui que des cendres bien légères pour l'empêcher d'éclater.

Schérer était alors au ministère de la Guerre, comme M. de Talleyrand au ministère des Affaires étrangères: c'étaient le talent et l'impéritie; c'est une telle union qui fit que le Directoire ne sut jamais à temps que sa perte était le but des divers mouvements. Il fallait qu'il s'unît avec les Conseils, et tout eût été sauvé pour le Directoire; mais le Directoire lui-même était alors présidé par Laréveillère-Lépaux, qui fulminait dans des discours contre les Conseils, n'agissait jamais… et jouait à la chapelle pendant ce temps-là de manière à faire rire de lui. Voilà comment était la France à cette belle époque, qu'on prétend la seule de la liberté.

Kléber, dînant un jour chez Schérer dans le commencement du mois de fructidor, dit hautement que le gouvernement militaire était le seul qui convînt à la France. Bernadotte l'appuya, et dit encore après lui quelques mots qui prouvaient combien leurs sentiments étaient contraires aux Conseils. Des députés qui dînaient aussi chez Schérer, mais qui étaient dans le parti neutre, tremblèrent néanmoins pour leur corps… car c'était ici comme avec les parlements… Du reste, les discours de Laréveillère-Lépaux, prononcés à l'occasion de je ne sais plus quelle fête, et contre l'armée autant que contre les Conseils, étaient une maladresse inouïe.

L'éloignement du parti royaliste des Conseils était, comme on le sait, le motif du 18 fructidor. Ce parti, qu'il fallait punir, mais non pas retrancher, ne fut qu'un moyen dont le Directoire se servit pour mutiler l'assemblée. Si le parti royaliste eût vraiment alarmé le Gouvernement, il n'aurait pas fait grâce à M. de Talleyrand, qui était en renommée, depuis son retour, d'être royaliste et de protéger les émigrés.

Bernadotte était alors ami de Bonaparte; du moins, en avait-il l'apparence. Il lui écrivait le 7 fructidor:

«Le parti royaliste n'ose plus heurter de front le Directoire, il a changé de plan; mais, selon moi, il n'en doit pas moins être conspué et poursuivi, afin que les patriotes puissent diriger les prochaines élections. Cependant, il y a des craintes qu'une commotion mal dirigée ne devienne funeste à la liberté, ET QU'ON NE SOIT OBLIGÉ DE DONNER AU DIRECTOIRE UNE DICTATURE MOMENTANÉE. Je ris de leur extravagance. Il faut qu'ils connaissent bien peu les armées et ceux qui les dirigent, pour espérer de les museler avec autant de facilité…

«Ces députés qui parlent avec tant d'impertinence sont loin d'imaginer que nous asservirions l'Europe SI VOUS VOULIEZ en former le projet

Bernadotte ajoutait qu'il partait du 20 au 25. Ce séjour d'intrigues ne lui convenait pas, disait-il à Bonaparte.

«Adieu, mon général, jouissez délicieusement, n'empoisonnez pas votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur cœur; les royalistes la regardent et frémissent.

«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale ne s'organise pas. Cette espérance des Clichiens tombe en quenouille. Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants.»

Cette lettre, qui est textuellement transcrite, est fort remarquable par la confiance que Bernadotte paraît avoir dans son allié14, et, d'un autre côté, elle fait voir aussi que les royalistes comptaient sur l'opinion publique, puisqu'ils voulaient la garde nationale. C'était le 13 vendémiaire renouvelé; les sections étaient la garde nationale.

Les attaques personnelles qui se firent les jours suivants dans les deux Conseils mêmes furent une preuve de plus de ce qui se préparait. Tallien, attaqué par les royalistes, se défendit vigoureusement. Les royalistes crièrent que Garat-Septembre allait être dans le ministère (ministre de la Police). «Que faire si de telles gens sont aux affaires?» s'écrie Dumolard à la tribune.

– Je ne suis pas de l'Œil-de-Bœuf du Luxembourg! s'écriait de son côté Tallien… Occupez-vous plutôt de Bailleul, et de choses plus sérieuses.

On passa à l'ordre du jour. Royer-Collard dit alors à Emmery:

– Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui. Mais laissez faire, cela ne durera pas toujours.

– C'est de l'armée grise qui est dans Paris et qui nous menace, s'écria Mathieu Dumas, qu'il faut se garder!

Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichiens tenaient en réserve. Les chauffeurs qui désolaient les campagnes les plus rapprochées de Paris n'étaient autre chose que des brigands échappés des rangs les plus abjects de la Vendée, ou plutôt de ce qui en prenait encore le nom.

Tandis que les députés faisaient des phrases, le Directoire agissait enfin. J'ai toujours pensé que M. de Talleyrand avait dirigé le mouvement du 18 fructidor d'après les instructions de l'armée d'Italie. La combinaison ne pouvait en être venue ni à Augereau ni à aucun des directeurs: Barras aimait trop son plaisir, Laréveillère-Lépaux était trop honnête homme, et le reste était lui-même proscrit. Quant à M. de Talleyrand, il avait dit avec son sang-froid accoutumé et cette physionomie impassible qu'on lui connaît:

– L'attaque est résolue; le succès est infaillible. Le Corps-Législatif n'a plus d'autre ressource que de se rendre à discrétion au Directoire.

Voilà les paroles de M. de Talleyrand le 14 fructidor!

L'armée était pour le Directoire. Barras était la partie représentant le sabre dans le Directoire, et il avait une sorte de fermeté qui imposait, comme on l'a pu voir dans ce que j'ai écrit sur lui.

Les lettres anonymes étaient nombreuses. Nous connaissions beaucoup de députés; et un jour, je crois que c'était le 16 fructidor, deux d'entre eux arrivèrent pour dîner chez ma mère avec une lettre anonyme chacun dans la poche de leur gilet. L'un était Clichien, l'autre un homme de la Révolution tout entier, un pur. La lettre du Clichien était ainsi conçue:

«Tu es un scélérat de royaliste; tu dois mourir et tu mourras. Prends garde à toi!»

Celui du révolutionnaire:

«Misérable soldat de Robespierre! scélérat de terroriste! tu périras comme un chien enragé, et je serai le premier à tirer sur toi.»

Le dernier était Salicetti; quant au Clichien, je ne veux pas le nommer.

Un autre, qui vint dans la soirée, nous apporta un des placards affichés dans les escaliers intérieurs de plusieurs maisons. Ces placards disaient:

«Prenez garde à vous, représentants d'un peuple libre! Le moment de la crise approche. Ne vous laissez pas surprendre. L'orage sera terrible, mais court. Éloignez-vous!»

Madame Th… avait trouvé un de ces placards dans sa maison, et l'avait caché à son mari pour qu'il ne fût pas encore plus monté contre le Directoire: car, il l'était beaucoup, mais dans un autre sens que ceux de Clichy et du Manége.

M. de Talleyrand n'avait pas de salon, à proprement parler. À cette époque, un salon était impossible; la société était trop mélangée pour un homme comme lui, qui devait recevoir chaque parti. C'était bien encore pour une personne comme ma mère, qui, par sa position, pouvait, en s'isolant, ne recevoir que ses amis; ou madame de Staël, qui, par son talent, dominait tout et imposait ce qu'elle voulait. Cependant madame de Staël allait habituellement chez M. de Talleyrand, quand de vieilles querelles ne venaient pas soulever des tempêtes. Madame de Staël les provoquait souvent, et M. de Talleyrand dit un jour: —Mon Dieu! ne peut-elle donc ENFIN me détester!..

Le 16 fructidor, nous étions plusieurs personnes chez ma mère, très-disposées à nous amuser, lorsque l'un de nos habitués, Hippolyte de Rastignac, arriva fort troublé, et dans un désordre de toilette qui prouvait qu'il avait été attaqué et s'était défendu; sa cravate était arrachée, son habit gris à collet noir déchiré également au collet, et toute sa personne enfin était fort mal en ordre.

Il nous raconta que, sur le boulevard des Capucines, comme il descendait de cabriolet pour parler à un de ses amis, plus de trente hommes étaient tombés sur lui, et avaient exigé qu'il criât vive la République et haine à la royauté!

– C'est un Clichien! s'écriait-on de tous côtés, c'est un Clichien!

– Je ne suis pas un Clichien! leur cria-t-il; mais je ne veux pas qu'on m'impose mes paroles.

– Criez! criez! Vive la République! et haine à la royauté!

– J'étais dans une fort mauvaise position, comme vous pouvez le penser, nous dit-il, lorsque des jeunes gens de mes amis, à la tête desquels était un de mes frères, accoururent vers moi et me tirèrent de leurs mains, mais ce fut aux dépens de mon habit et de ma cravate… Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que si je suis revenu sur la plage, c'est avec avarie de mes gréements.

Et il se mit à rire.

Ma mère, qui l'aimait beaucoup, et dont il était même le favori parmi ses frères, le gronda d'aller ainsi à pied avec ce malheureux habit gris et ce collet noir.

– Comment! dit-il fort étonné; eh! j'avais dîné chez un ministre.

– Vous avez dîné chez un ministre du Directoire! s'écrièrent plusieurs femmes, dont ma mère était le chef, et parmi lesquelles on distinguait madame de Lostanges, madame de Charnassé et madame de Caseaux…; vous avez dîné chez un ministre!.. – Pourquoi pas chez Barras? ajouta madame de Lostanges.

– Mais ce ministre-là est des nôtres, répondit Hippolyte de Rastignac en arrangeant sa cravate, chose des plus importantes pour lui… C'est chez Talleyrand que j'ai dîné.

– Ah! cela est différent, dit ma mère, très-différent!

– Je ne le trouve pas, dit madame de Lostanges.

– Ah! je vous demande pardon! il y a toute une distance entre M. Talleyrand de Périgord, neveu de l'archevêque de Reims et du comte de Périgord, à ces hommes de la Révolution, tels que Schérer, des espèces comme cela… M. de Talleyrand est un homme comme il faut.

– Mais Barras est aussi un homme comme il faut; pourquoi ne voulez-vous pas que votre fille aille au bal chez lui?

– Ah! pourquoi? pourquoi? dit ma mère assez embarrassée; car, en effet, elle était portée vers M. de Talleyrand par prévention d'affection pour toute sa famille qu'elle aimait, et avec laquelle elle était liée intimement.

– Étiez-vous nombreux à votre dîner? demanda ma mère à Hippolyte de Rastignac, pour changer la conversation.

– Trente à peu près; et, dans ce grand hôtel de Gallifet, il semble qu'on ne soit que huit ou dix personnes. Au reste, il y avait GRANDE compagnie; et, en vérité, je crois que si je n'y avais pas été, M. de Talleyrand n'aurait eu que lui-même pour avoir à nommer quelqu'un.

– Vraiment! qui donc était-ce…?

– Eh! le sais-je? mon Dieu!.. Je voudrais retenir ces noms-là, et ne le puis; excepté cependant ceux de deux hommes qui feront parler d'eux dans l'avenir, quoique leurs pères soient inconnus. Ce sont les généraux Kléber et Bernadotte: l'un est républicain en carmagnole; l'autre est un républicain à l'eau rose, et se lave les mains avec de la pâte d'amandes parfumée… Je vous jure qu'il n'est pas déplacé dans le salon ambré de M. de Talleyrand.

– Qu'a-t-il donc, le salon de M. de Talleyrand? demanda madame de Lostanges, qui se retourna précipitamment au mot de pâte d'amandes parfumée15.

– Ne savez-vous pas, madame, que M. de Talleyrand aime à la passion les essences et les odeurs? et pourvu qu'il y ait de l'ambre, c'est une chose agréable pour lui. Je vous assure que Robespierre se serait fort bien arrangé de son régime, lui qui ne marchait qu'au milieu d'un nuage embaumé.

– Laissez donc votre Robespierre, s'écria madame de Lostanges, et parlez-nous de votre dîner. Qui aviez-vous en femmes? – Madame de Staël… peut-être bien?

M. DE RASTIGNAC

Oui, madame.

MADAME DE LOSTANGES

Et puis après?

M. DE RASTIGNAC

Madame Tallien et madame Grandt.

MADAME DE CASEAUX

Est-elle donc aussi belle qu'on le dit?

M. DE RASTIGNAC

Mais je la trouve bien belle… moins pourtant que madame Tallien.

MA MÈRE, souriant

Et son esprit?

M. DE RASTIGNAC, s'inclinant

Je n'ai jamais la hardiesse de juger celui des femmes.

MA MÈRE

Oh! la pauvre personne! la voilà jugée… Cependant, quelque capable que vous soyez de la juger, mon cher Hippolyte, je vous demande la permission de prendre mes renseignements chez votre oncle. Je crains de votre part un peu de prévention.

M. DE RASTIGNAC

Quoi! parce qu'elle est l'amie de l'évêque? Qu'est-ce que cela me fait à moi?.. Ce serait une preuve d'esprit, une preuve que les préjugés sont secoués; or, un esprit dans ses langes ne sait jamais les briser.

MADAME DE CASEAUX

Enfin, dites-nous donc vos convives.

M. DE RASTIGNAC

Je vais recommencer: d'abord le maître du logis, sa grandeur monseigneur Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun, ayant prêté le serment civique et religieux… ayant…

MA MÈRE

Hippolyte… Hippolyte!..

M. DE RASTIGNAC

Comment! je l'appelle monseigneur, et vous me grondez! mais c'est de l'injustice cela. C'est ce que ferait Pierre ou Armand. – Allons, pardonnez-moi, d'autant que je suis raisonnable, et que je prononce les R, moi; je ne donne ma parole d'honneur qu'intelligiblement. Et si je suis incroyable, ce n'est pas comme les autres confrères dans la mode.

MADAME DE CASEAUX

Mon Dieu, Hippolyte, que vous êtes bavard! au fait.

M. DE RASTIGNAC

M'y voici. Je suis sérieux. – Ainsi donc, M. de Talleyrand, le général Bernadotte, le général Kléber, le général Lemoine, M. Poulain-Grandpré, un M. Debry, Benjamin Constant… presque tout ce qui compose le corps diplomatique, que j'étais loin de croire aussi nombreux, deux ou trois inconnus, et votre très-humble, très-obéissant et très-dévoué serviteur. Ah! j'oubliais, et mon oncle16. Je crois que j'oublie encore M. de Castellane et son adorable femme. La perruque du mari et les yeux de celle-ci étaient encore plus de travers qu'à l'ordinaire.

MADAME DE FONTANGES

Eh bien! que dites-vous de tout ce beau monde-là?

M. DE RASTIGNAC

Je dis que c'était la plus étrange bigarrure du monde. Il y avait à cette table de M. de Talleyrand de toutes les opinions: il y avait des royalistes (saluant), à tous seigneurs tout honneur; il y avait des modérés; il y avait des sabreurs! il y avait des révolutionnaires; il y avait des directoriaux: c'est ainsi, vous le saurez, qu'on appelle les partisans de monseigneur Barras aujourd'hui. Au reste, on m'avait dit: Observez, et vous verrez de grandes choses. J'ai observé et n'ai rien vu. On a professé le plus grand dévouement au Directoire… et voilà tout. Mais le plus curieux, c'est le récit de ce qui s'est passé à l'armée d'Italie pour l'anniversaire du 14 juillet17; ce fut Bernadotte qui nous en fit le récit. Il parle bien, et M. de Talleyrand l'écoutait, sinon avec plaisir, du moins avec confiance dans l'impression qu'il devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu blasphémant; mais enfin, puisque l'évêque l'a entendu, et même avec plaisir… À propos, n'a-t-il pas été excommunié?

MADAME DE LOSTANGES

Qui cela?

M. DE RASTIGNAC

Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun…

MADAME DE CASEAUX

Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable… Madame de Permon, faites-le donc taire.

MA MÈRE

Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.

M. DE RASTIGNAC, baisant la main qu'elle lui donne

Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et vous serez contente.

MADAME DE LOSTANGES

Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre Marchésy!

M. DE RASTIGNAC

Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours à ses troupes: «Soldats, leur a-t-il dit avec cette voix puissante qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que vous êtes affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut courir des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de toute l'Europe coalisée contre elle SONT LÀ. Des montagnes nous séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la liberté, protéger le Gouvernement et les républicains… Dès que les royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»

Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le cœur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.

– Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un peu moins république.

– Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.

M. DE RASTIGNAC

Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?..

LE MARQUIS D'HAUTEFORT

Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une impertinence à son parti ou au nôtre.

MADAME DE LOSTANGES

Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.

LE MARQUIS D'HAUTEFORT

Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je n'ai pas écouté les paroles de l'air.

M. DE RASTIGNAC

Je les ai, moi, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:

«À la destruction du club de Clichy18!» Les infâmes! ils veulent encore des révolutions! Que le sang des patriotes qu'ils font assassiner retombe sur leurs têtes.

Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République! puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours victorieuses!.. Gloire à la République!» Le général Alexandre Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III! au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»

– Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte, c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au quartier-général on portait ce toast, le même vœu était exprimé par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix… «Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement républicain et à la Constitution de l'an III!»

– Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!.. (en serrant ses poings et se promenant).

MADAME DE CASEAUX, avec douceur

Allons, la paix! la paix!.. C'est si doux, si bon, la paix. Allons, Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner de M. de Talleyrand?

M. DE RASTIGNAC

Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter; mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?..

MADAME DE CASEAUX

Oui, oui.

M. DE RASTIGNAC

Eh bien donc, je vous dirai que M. de Talleyrand, qui avait évidemment mission de faire une sorte de charge en éclaireur dans nos rangs pour nous sonder d'abord, et puis ensuite pour nous montrer la grande force du Directoire… Et, en effet, il en a une immense… Tant mieux, continua-t-il comme se parlant à lui-même, il y aura plus de mérite…

MADAME DE LOSTANGES, lui prenant la main

Imprudent!..

M. DE RASTIGNAC relevant la tête, et comme sortant d'une rêverie

Pardon!.. pardon!..

MADAME DE LOSTANGES

Eh bien! que devint ce dîner. J'attends toujours, moi.

M. DE RASTIGNAC

Ce dîner ne dura que comme tous les dîners du monde; mais après, lorsque nous fûmes dans la galerie, M. de Talleyrand nous fit voir une pièce curieuse venant à la suite de tout ce que ces messieurs nous avaient dit: c'était un dessin renfermé dans une lettre écrite par Alexandre Berthier, et adressée à lui, M. de Talleyrand. J'en ai pris une copie informe, mais assez visible pourtant pour me guider et me faire faire une curieuse chose; car je suis Français avant tout, dit le bon jeune homme, et tout Français doit être ému en voyant cette vignette…

LE MARQUIS D'HAUTEFORT

Te voilà bien, toi! toujours le même! romanesque!.. et ridiculement infatué d'une gravure à présent.

M. DE RASTIGNAC

Eh! si je vous disais que M. de Talleyrand était lui-même si touché en montrant cette vignette, que ses yeux étaient humides de larmes… Il ne parlait pas, mais il pleurait, je le répète.

M. D'HAUTEFORT, riant aux éclats

M. de Talleyrand ému!.. Ah çà! tu es beaucoup plus fou que je ne le croyais, mon pauvre Hippolyte. M. de Talleyrand pleurant d'attendrissement sur les victoires des Français!.. Je croirais plutôt que c'est de colère… Enfin… voyons!.. as-tu là ce beau dessin?

M. DE RASTIGNAC

Sans doute, le voici, ou plutôt il me le faut refaire: c'est un croquis pris à la hâte.

Il se mit devant la table ronde sur laquelle il y avait toujours des crayons, et bientôt il eut fait son dessin: c'était une très-grande vignette. À droite était un obélisque, sur lequel étaient inscrites TRENTE-NEUF affaires ou batailles victorieuses pour nous, et qui ont eu lieu dans l'espace d'une année. Au pied de cet obélisque était écrit: Constitution de l'an III; et au bas: Aux mânes des braves morts pour la patrie! À côté, un génie avait un pied posé sur la ville de Vienne; il tenait des tablettes sur lesquelles il inscrivait les préliminaires de la paix. À gauche, on voyait une belle femme coiffée du bonnet phrygien, une main posée sur un faisceau, dans l'autre tenant une pique sur laquelle était un bonnet de la liberté; derrière elle un vieillard à moitié couché, appuyé sur une urne, représentait l'Italie et le Piémont; au milieu et au-dessus, la Renommée, avec une trompette dans une main, et dans l'autre un médaillon sur lequel était écrit: «Armée d'Italie… Bonaparte, général en chef…» La femme et le génie (l'Italie et la France) avaient surtout une expression ravissante d'intérêt en regardant le médaillon et le nom de Bonaparte. Il y avait de l'espérance!.. Le plan figurait une carte géographique, où l'on voyait Rome, Venise, Gênes, Milan, Turin, Vienne, Mantoue…

MADAME DE LOSTANGES

Hippolyte a raison, cette gravure est belle. S'il n'y avait que des choses pareilles dans toutes leurs sottes gravures révolutionnaires, il y aurait moyen de les voir; mais autrement!.. comment les regarder seulement?..

M. de Rastignac avait raison; M. de Talleyrand réunissait chez lui une foule de personnages très-différents de couleurs et d'opinions; mais l'armée était TOUT en France, comme toujours, au reste. Jamais les armées différentes, aussi, n'avaient eu à leur tête des hommes tels que ceux qui étaient les chefs de soldats dont la ferveur avait quelque chose de témérairement brave, qui faisait frémir l'ennemi au nom de l'armée française.

À l'armée de Sambre-et-Meuse (à cette même époque où nous sommes maintenant, en l'an V19), il y avait Jourdan, Kléber, Championnet, Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte.

À l'armée du Rhin: Moreau, Desaix, Beaupuis, Sainte-Suzanne, Lecourbe, Saint-Cyr.

À l'armée d'Italie: Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe, Murat, et tant d'autres distingués par leurs noms comme par leur bravoure personnelle avant et depuis ce moment.

Quant à Bonaparte, ce n'était pas un esprit comme celui de M. de Talleyrand qui pouvait le méconnaître un moment; au ton de ses lettres seulement, on avait la hauteur de cet homme; on voyait que sa supériorité était sentie par lui… Il n'aimait pas le verbiage; ses idées étaient concises, claires et positives…; il écrivait un jour au Directoire en date de Vérone (15 prairial an IV):

«J'arrive dans cette ville, citoyens directeurs, pour en repartir demain; elle est grande et belle: j'y laisse une bonne garnison pour être maître des trois ponts qui sont sur l'Adige…

«Je viens de voir l'amphithéâtre: ce reste du peuple romain est digne de lui… Je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la mesquinerie de notre Champ-de-Mars; ici, cent mille spectateurs sont assis et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait.»

Il y a dans ce laconisme toute une nature différente de la nature vulgaire.

M. de Talleyrand, homme du monde, d'esprit et de talent, savait bien jusqu'à quel point il devait compter sur les hommes qui l'entouraient… – Le voile était tombé, si jamais il l'avait eu sur les yeux! Et maintenant il marchait à la lueur d'un jour orageux qui devait l'effrayer…

Le cercle constitutionnel de Paris avait produit d'autres sociétés populaires, qui n'étaient pas des clubs révolutionnaires; on y professait le plus entier dévouement au Directoire. Il y avait dans la société-mère des hommes fort adroits et même habiles, qui ne voulaient que du pouvoir et de l'argent: le pouvoir pour eux n'était même pas un but, c'était un moyen. Il y avait à leur tête deux ou trois hommes influents par une même façon de voir et de penser. Parmi eux, le plus influent était M. de Talleyrand; madame de Staël, qui était la principale cause de sa rentrée en France, avait de fréquentes relations avec lui, comme je l'ai déjà dit, et à mesure que les événements devenaient plus importants et plus intenses, ces mêmes relations devenaient plus intimes entre madame de Staël, M. de Talleyrand et Benjamin Constant… Celui-ci était l'orateur du cercle constitutionnel; M. de Talleyrand était l'âme des conseils directoriaux. Madame de Staël lui dit un jour: – Voici le moment de vous mettre au ministère; vous êtes habile, vous faites de ce Barras et des autres tout ce que vous voulez; nous serions bien empêchés alors si, à nous trois, nous n'arrivions pas à un ministère. Celui qui vous va le mieux est celui des Affaires étrangères. La République peut avoir grand crédit et faire peur quand elle parle au nom du sabre, mais je crois que les cabinets étrangers aiment mieux avoir à conférer avec un homme bien né et d'esprit qu'avec un sot ou un pédant.

Ce fut alors que le parti constitutionnel ayant demandé et obtenu le départ de quelques ministres, le ministère des Relations extérieures fut vacant, et M. de Talleyrand l'obtint. Sa nomination fut arrêtée dans un dîner chez Barras, non pas à Paris ni à Grosbois, mais à Surênes, dans une sorte de petite maison que le directeur avait dans ce village, où depuis on a couronné des rosières. Ce n'est, certes, pas en mémoire de la nomination de l'évêque d'Autun au ministère… Barras ne repoussait personne; il accueillait le parti constitutionnel pur; mais, était-il parti, Barras s'en moquait, et s'en moquait surtout dans ses orgies. Il est pénible d'avoir à le dire; mais, dans le moment que je décris, l'influence de madame de Staël, pour faire nommer M. de Talleyrand, a peut-être été funeste à beaucoup de gens… Madame de Staël est une femme trop supérieure pour être intrigante; ce mot serait une injure qu'elle est loin de mériter. Mais je dois dire en même temps que son attachement pour M. de Talleyrand, et peut-être aussi le faible de la célébrité, qui voulait qu'elle fît beaucoup parler d'elle, ont été nuisibles à beaucoup de personnes, et même aux affaires du Gouvernement…

Ce changement de ministère eut lieu le 26 messidor: ce fut Rewbell qui le proposa… Il y eut, à propos de ce ministère, un mot assez singulier de Rewbell. Carnot, tout effarouché de ce changement, vrai et franc républicain, homme d'honneur et de cœur, fut assez mal édifié de l'arrivée de l'évêque d'Autun au milieu de toute notre république, à laquelle il croyait toujours, le pauvre rêveur, et qui n'était déjà plus qu'un être de raison…; il dit donc qu'il fallait VOIR, et attendre pour délibérer enfin…

– Qu'est-ce à dire? répondit Rewbell; un directeur doit toujours être prêt à délibérer

Et le ministère fut nommé, et ce fut ainsi20:

Talleyrand, aux Relations extérieures.

Le général Hoche, à la Guerre.

Lenoir-Laroche, à la Police.

Préville-Pelet, à la Marine.

François de Neufchâteau, à l'Intérieur.

Ce ministère n'était pas mal en lui-même; mais dans les circonstances où l'on se trouvait, il était évident que le Directoire le donnait avec des intentions hostiles.

M. de Staël, qu'on ne connaîtrait pas s'il n'eût été le mari de madame de Staël, était alors ambassadeur de Suède à Paris… Madame sa femme, qui connaissait sa nullité en affaires, conviction douloureuse, au reste, pour une femme supérieure comme elle, l'employait quelquefois au moment d'un changement de ministère, et lorsque M. de Talleyrand fut nommé, il fallut ramener à soi des gens qui en étaient fort éloignés. De ce nombre était Thibaudeau; Thibaudeau était un homme antique, un homme à la Plutarque, qui vécut pauvre sous la pourpre sénatoriale comme il y était entré et comme il en sortit. Il n'aimait pas les phrases louangeuses. Comment prendre cet homme-là? M. de Talleyrand ne le comprenait pas, et je crois que madame de Staël ne le comprit pas plus. Il était, au reste, fort influent, et madame de Staël le savait.

Un jour donc qu'il revenait d'une petite maison à Meudon qu'il avait acquise de la dot de sa femme, il trouva chez lui M. de Staël, qui lui annonça le changement de ministère, et principalement la nomination de M. de Talleyrand.

M. l'ambassadeur de Suède l'était un peu en ce moment de madame sa femme; il était chargé d'observer, de parler, etc. Il parla, mais n'observa pas; et ce fut avec toute la liberté de se livrer au chagrin que lui causait la nomination de M. de Talleyrand que Thibaudeau l'apprit de M. de Staël.

– Mais pourquoi ce changement subit? disait Thibaudeau.

M. DE STAËL

Les ministres renvoyés étaient tous des royalistes.

THIBAUDEAU

Êtes-vous bien certain de l'opinion de ceux qui entrent à leur place?

M. DE STAËL

Oh! comment en douter?

THIBAUDEAU

Pourquoi?

M. DE STAËL

Parce qu'ils ont fait tant de sacrifices!

THIBAUDEAU

Lesquels, s'il vous plaît?

M. DE STAËL

Mais… je crois… que… c'est…

THIBAUDEAU

Allons, ne cherchez pas, car vous ne pourriez trouver… et ce que vous diriez serait pour moi, représentant du peuple, une crainte de plus.

M. DE STAËL

Madame de Staël m'a chargé de vous dire, mon cher représentant, qu'il faut absolument que vous veniez dîner avec elle dans quelques jours. Prenez celui qui vous convient, et dites-le-moi. Désignez vos convives. Allons, dites-le-moi tout de suite, voulez-vous?

THIBAUDEAU

Non, je ne puis vous dire une chose que je ne ferai pas. C'est bien peu poli, ce que je vous dis là, n'est-il pas vrai? Mais que voulez-vous? notre écorce républicaine est âpre et rude; mais dessous, mon cher baron, il y a un cœur pur et droit dont l'honneur est le seul maître. Ce même honneur me porte à vous dire que d'accuser Carnot de royalisme est une chose qui ne peut se faire. C'est d'abord assez ridicule, et puis c'est fort mal. Comment voulez-vous qu'une pareille nouvelle ne soit pas accueillie par des rires et des moqueries?..

M. DE STAËL

Mais cependant… et l'Apparent?

THIBAUDEAU

Pas davantage. C'est Talleyrand qui a fait courir ce bruit, et pas une autre personne. Il n'y a en France que Talleyrand qui puisse inventer le royalisme de Carnot! Je crois qu'en fait d'accusation on en aurait de plus fortes à faire contre un homme qui est aussi au pouvoir. Ne le croyez-vous pas comme moi21, mon cher baron?

M. DE STAËL

Mais, que voulez-vous que je vous dise? – Je n'y suis pour rien, après tout, dans ceci, et vous comprenez que…

THIBAUDEAU, se levant

C'est bien, mon cher baron, je suis en effet certain que vous n'êtes pour rien dans tout ceci, et j'en serais caution… Mais laissons cela, et au revoir.

Ils se séparèrent; mais ce ne fut pas terminé. M. de Talleyrand connaissait trop bien la valeur d'un homme comme Thibaudeau pour le laisser ainsi sans être à son parti. Il fallait, avec un tel personnage, être pour ou bien ouvertement contre lui.

Le feu était dans les affaires du Directoire. Cette époque, vantée par madame de Staël, par la raison, je crois, qu'elle avait alors ses amis au pouvoir, est peut-être celle de la Révolution où il y a eu le plus de turpitudes dans l'exercice des différentes autorités. Thibaudeau, homme intègre, ne voyait qu'avec douleur cette dégénération de la République. Carnot et Barthélemy, tous deux républicains, vertueux également, étaient attaqués par le Directoire et ses ministres, à la tête desquels était M. de Talleyrand, et accusés de royalisme. Barras était le plus véhément dans son attaque, et soutenu surtout par Benjamin Constant, qui avait alors pour auxiliaire et pour patronne madame de Staël.

Le 18 fructidor est une journée importante dans les fastes de la Révolution. De quelle tête la première pensée en est-elle sortie? voilà ce qui est important à savoir et ce qu'on ne saura jamais. M. de Talleyrand est aujourd'hui le seul qui pourrait éclairer à cet égard. Mais c'est comme si nous n'avions personne. Le fait est qu'on était d'accord ici à Paris avec le général Bonaparte en Italie, et qu'on lui demanda un général de son armée pour conduire l'affaire. Maintenant, est-ce l'influence de Bonaparte qui a agi sur M. de Talleyrand et le Directoire, en leur persuadant par des hommes à lui, ici, de s'adresser à lui? ou bien M. de Talleyrand fut-il le moyen qui fut employé pour amener Bonaparte à se mettre de moitié dans un complot militairement exécuté contre la liberté nationale, et par là lui ôter cette popularité qui commençait à devenir redoutable? Tout cela est obscur et ne sera jamais éclairci, parce que, je le répète, on ne peut à cet égard que faire des conjectures, qui deviennent de plus en plus incertaines, surtout lorsqu'on voit un homme comme Augereau, républicain enfoncé dans la matière, pénétré du sujet, étant de ceux-là qui avaient pour devise la République, la liberté ou la mort, lorsqu'on voit, dis-je, cet homme conduire et pointer le canon contre cette même liberté nationale qu'il avait choisie et qu'il proclamait en même temps pour patronne.

Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de Talleyrand22 avait probablement demandé au général Bonaparte un sujet de cette trempe pour avoir un corps qui eût des bras et des jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni d'oreilles pour voir et entendre. Il fallait en même temps que ce mannequin criât bien haut: Vive la République! à bas les rois!– Et voilà, quand on cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités, voilà qu'on trouve Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz cherchant aussi ce qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort…

Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort, en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz, si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le 15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin Constant dit tout haut dans son salon:

– Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est maintenant impossible… Et le Directoire s'est trop avancé pour reculer… Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?.. Celles de l'an VI seront encore plus détestables que celles de l'an V… Il faut donc en finir

Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale23 qui devait prononcer sur le message du Directoire24. C'était un homme d'un trop noble caractère pour espérer de le séduire; mais on pouvait le persuader, le détacher de sa cause, et personne plus que madame de Staël et M. de Talleyrand n'était capable de cette œuvre si difficile. Elle fut tentée: Thibaudeau fut invité par madame de Staël à passer chez elle; il s'en était éloigné depuis ces troubles; cependant il ne put enfin s'y refuser, et il y alla. Le sujet apparent était de favoriser la pétition d'un émigré, mais ce n'était qu'un prétexte. Elle aborda la question et dit à Thibaudeau qu'il devait se lier d'opinion et d'intérêt avec Benjamin Constant. Thibaudeau raconte lui-même qu'il est des antipathies qu'on ne peut vaincre, et qu'il en était là pour Benjamin Constant; mais il ajoute aussi qu'il vit aussitôt M. de Talleyrand derrière le rideau tiré pour cacher l'action qui se préparait. Les acteurs n'étaient pas encore prêts.

Thibaudeau avait trop suivi M. de Talleyrand dans la Révolution pour croire à son républicanisme; il y avait dans cet homme une double et triple enveloppe qui repoussait tout regard investigateur: cette figure pâle, ce sourire moqueur et froid, cette raillerie muette, étaient insupportables à un homme franc et naturel comme Thibaudeau. Mais comme les circonstances étaient imminentes, il surmonta sa répugnance et consentit à se trouver avec toute cette avant-garde du Directoire. Il était, lui aussi, un général du camp ennemi, et il jouait son jeu en agissant ainsi.

Ce fut dans un dîner, chez madame de Staël. Thibaudeau s'attendait à trouver M. de Talleyrand, mais il ne vit que trois couverts…

– Allons, se dit-il, voilà une de ces attaques auxquelles je dois m'attendre, maintenant que la guerre est au moment de se déclarer entre nous…

Il trouva madame de Staël, en effet, toute seule avec Benjamin Constant. Le dernier fut gai, et l'on n'y dit pas un mot de politique. Madame de Staël connaissait l'homme à qui elle avait affaire, et elle savait qu'il serait accessible à tout le charme de son esprit: aussi déploya-t-elle toutes ses ressources et fut-elle charmante. Mais aussitôt que les trois convives furent entrés dans le salon et qu'on eut pris le café, madame de Staël changea de propos et d'attitude. Benjamin Constant devint aussitôt tranchant et dogmatique, et la scène changea…

– Enfin, lui dit madame de Staël, que comptez-vous faire si vous ne vous ralliez pas au Directoire?

THIBAUDEAU

Mais pour me rallier à lui, il faudrait l'avoir abandonné; c'est ce que je ne ferai que le jour où il ne marchera plus du tout dans des voies constitutionnelles.

BENJAMIN CONSTANT

Mais vous ne pouvez nier que vous ne soyez dans une route opposante au Gouvernement?

THIBAUDEAU, souriant

Vous qui avez fait un si bel ouvrage25 sur la nécessité de se rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route constitutionnelle?

BENJAMIN CONSTANT

Et je viens d'en terminer un autre, comme vous savez, sur les réactions politiques.

THIBAUDEAU, souriant

Je connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.

MADAME DE STAËL

Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus fortes que vous dans le camp ennemi.

THIBAUDEAU, toujours calme et souriant

Lequel?

MADAME DE STAËL

Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?

BENJAMIN CONSTANT

Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.

THIBAUDEAU, avec dignité

Je ne le crois pas.

MADAME DE STAËL

Cela est positif.

THIBAUDEAU

Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas changer d'avis… car… je ne crois pas que le Directoire veuille véritablement accueillir les constitutionnels.

MADAME DE STAËL

Écoutez, je sais avec certitude que le Conseil des Anciens veut se transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir le prétendant sur le trône.

BENJAMIN CONSTANT

Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis, avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine; ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez donner la majorité, donnez-la au Directoire.

THIBAUDEAU

Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils; mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en 93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État, n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils… Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté. Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois, elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République26.

MADAME DE STAËL

Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de Paris, que ferez-vous?

THIBAUDEAU

Je suivrai la majorité.

MADAME DE STAËL

Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?

THIBAUDEAU

Je me réunirai aux députés fidèles.

BENJAMIN CONSTANT, sèchement

Ils ne vous recevront plus.

THIBAUDEAU

Je saurai mourir.

Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau, qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à dîner à Thibaudeau, à Jean Debry27 et à Riouffe. Thibaudeau, espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs sentiments, accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple. Jean Debry, surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.

– Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait Jean Debry; je ne l'aime pas. Quant à Talleyrand!.. celui-là!..

Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne disait pas.

Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que probablement ses chargés d'affaires ne s'acquittaient pas bien de leur mission.

– Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un jour de cette semaine.

Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en brèche par les autres.

Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.

Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution par la demande formelle de cette réunion.

THIBAUDEAU

Mais je ne suis pas seul.

M. DE TALLEYRAND

Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.

POULAIN-GRANDPRÉ

Vraiment, je le crois bien! (Tirant un grand papier de sa poche). Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé28… Sur douze, il a entraîné la majorité onze fois.

M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.

BENJAMIN CONSTANT

Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est telle qu'elle nous l'a dit.

THIBAUDEAU

Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop flagrante!.. Je ne le sais que trop, vous dis-je!

M. DE TALLEYRAND

Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!.. Étrange aveuglement!..

THIBAUDEAU

Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est sur lesquels nous ne nous entendons plus.

RIOUFFE

L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de salut pour la République.

M. DE TALLEYRAND

Qui parle de la violer?

JEAN DEBRY

Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix pour nous le dire… Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète après lui: Intégralité de la constitution.

M. DE TALLEYRAND

Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la constitution. Nous sommes donc d'accord.

THIBAUDEAU

Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et qui nous la donnera?

BENJAMIN CONSTANT

Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du présent…

JEAN DEBRY, souriant

Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.

M. DE TALLEYRAND

Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le dernier message29 du Directoire, à moins que ce ne soit pour passer à l'ordre du jour… Voilà tout ce qu'on lui demande.

THIBAUDEAU

Je ne le puis pas. Ce serait nous faire à nous-mêmes une blessure mortelle.

BENJAMIN CONSTANT

En quoi et comment?

THIBAUDEAU

Parce qu'en passant à l'ordre du jour, ce serait reconnaître à l'armée un pouvoir qu'elle n'a pas; ce serait introduire la tyrannie militaire, et nous ne la voulons pas.

POULAIN-GRANDPRÉ

Mais pourtant je ne vois rien…

THIBAUDEAU, avec dignité

Plus un mot, je vous prie, sur ce sujet… Le Corps-Législatif s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour.

M. de Talleyrand se leva alors avec une sorte d'impatience… Il venait de voir qu'il n'y avait rien à faire avec des hommes qui exigeaient une pensée formulée clairement: aussi cette conférence ne produisit-elle aucun résultat, non plus que les deux précédentes. Il était évident que M. de Talleyrand et son conseil avaient une arrière-pensée qu'ils n'osaient pas dire.

Quelques jours après, Augereau fut nommé commandant de la 17e division30 militaire: c'était une déclaration de guerre, et ce qui se passa immédiatement le prouva plus que tout. Dix-sept pièces de canon arrivèrent à Paris du parc d'artillerie de Meudon; la garnison fut augmentée. Les Conseils alarmés envoyèrent chez le ministre de la Guerre Schérer; les envoyés y trouvèrent Augereau, qui, avec la même impudence que lorsqu'il trahit plus tard l'homme qu'il avait juré de servir, dit qu'il répondait des Conseils sur sa tête.

Ceux qui se rappellent cette époque ne peuvent lui trouver de point de comparaison avec rien dans l'histoire. Il y a une confusion de toutes choses qui fait frémir et reculer devant cet abîme où tout ce qui avait encore quelque renom et quelque peu d'honneur allait s'engloutir…

C'est au milieu de cette tourmente qu'on atteignit le 16 fructidor. M. de Talleyrand était non-seulement le guide du Directoire alors, mais il était, parmi les ministres, le seul bien capable de remuer ce grand colosse de l'État dans des circonstances aussi critiques. Schérer, qui était ministre de la Guerre et brave homme, quoi qu'on en ait dit, invita Thibaudeau à dîner avec plusieurs généraux, comme on l'a vu plus haut; Schérer était son ami. Thibaudeau lui dit:

– Tentez un dernier effort; les constitutionnels sont au Directoire; s'il le veut, un mot de certitude, et tout est dit.

Schérer demanda sa voiture, et fut au Petit-Luxembourg… Thibaudeau attendit sa réponse au ministère même… Il revint bientôt… Il n'y avait plus d'espoir… La République allait subir son dernier supplice.

Le lendemain, on fit courir une liste de soixante-quinze députés qu'on disait arrêtés… C'était faux. Mais quelle agitation, et en même temps quelle stupeur!.. Barras envoya plusieurs de ses aides de camp chez les femmes de sa connaissance, pour les prévenir qu'une révolution pouvait avoir lieu, et qu'il leur conseillait, de quitter Paris… Madame Tallien, qu'on savait être de la société intime de Barras, se préparait en effet au départ, ce qui augmentait l'inquiétude des Parisiens.

Maintenant deux mots sur l'état des affaires, à ce moment si singulièrement entouré d'événements incohérents.

Le Directoire, composé de cinq directeurs, avait dans son sein une scission; trois membres contre deux: Barthélemy et Carnot étaient pour les Conseils représentatifs, Barras, Rewbell et Laréveillère pour eux-mêmes.

Dans les Conseils, il y avait un nombreux parti royaliste, un parti purement républicain, et un autre républicain aussi, mais seulement constitutionnel: c'était le plus nombreux.

Tous ces partis étaient en présence, et le moment où la lutte devait s'engager était également redouté: on se rappelait le 10 août, le 2 septembre, le 1er prairial, le 13 vendémiaire, et ces souvenirs-là n'étaient pas faits pour rassurer.

Voilà l'état des choses que M. de Talleyrand était appelé à diriger. Il s'en tira comme un homme de caractère ferme et entreprenant l'aurait fait. C'était pourtant une bizarre combinaison que celle de tous ces partis se combattant les uns les autres, avec des armes qui n'étaient pas faites pour eux. Le parti républicain était contraint de désavouer ses propres principes, parce qu'on les tournait contre lui. Les royalistes, voulant abattre le Directoire par tous les moyens possibles, demandaient la liberté de la presse pour l'attaquer dans des journaux, la liberté de tirer le canon pour le pointer sur le Luxembourg. C'était une situation bizarre, comme on le voit, que celle de la France dans un tel moment. Cela prouve, au reste, qu'on ne peut bien juger un parti sur ses vraies opinions que lorsqu'il31 est le plus fort et libre de les professer.

Le 17 au matin, Boissy-d'Anglas reçut une lettre de madame de Staël, qui lui disait d'avoir confiance dans la personne qui lui remettrait ce billet, qu'elle le priait, au reste, de brûler… Boissy-d'Anglas fit entrer le messager; c'était un homme s'exprimant fort bien, qui lui dit, après avoir regardé si personne ne l'écoutait, que madame de Staël quittait Paris, parce qu'il y aurait du mouvement d'ici à vingt-quatre heures; qu'il prît donc garde à lui, et que surtout elle le priait en grâce de brûler les lettres qu'il avait d'elle.

Or, savez-vous ce que c'était que ces lettres? Des lettres relatives au retour de M. de Talleyrand en France et à sa nomination au ministère… Ces lettres, dans lesquelles madame de Staël s'épanchait beaucoup, pouvaient la perdre si le Directoire s'était emparé des papiers de Boissy-d'Anglas; elle y parlait du Directoire d'une manière que sûrement il n'aurait pardonnée ni en masse ni personnellement: tout cela relativement à la nomination de Talleyrand, qu'elle leur donnait comme une bonne à des enfants au maillot… Et ce n'eût été que peu de chose encore si elle ne les avait traités que d'incapables. Quant à madame de Staël, elle avait quitté sa maison. Pourquoi? Je l'ignore, car enfin c'était elle, ou son parti, du moins, qui ordonnait le pas de charge.

Pichegru était alors président du Conseil des Cinq-Cents. Cet homme, dont le nom a fatigué la France et l'Europe, est peut-être une des plus grandes nullités qu'il y ait eu dans notre Révolution.

Son caractère n'eut jamais rien de complétement honorable; officier d'artillerie, et au service, au moment de la Révolution, au lieu d'émigrer, si ses opinions n'étaient pas d'accord avec l'ordre des choses, il demeura en France. Robespierre, à qui il était suspect, lut aux Jacobins des lettres interceptées qui le compromettaient. Il était alors à l'armée; il écrivit après la bataille d'Haguenau, au club des Jacobins, que désormais il prendrait pour cri de ralliement: Vive la République! vive la Montagne!– Enfin il en fit tant que Collot d'Herbois fit son éloge à ces mêmes Jacobins! En effet, il y avait de quoi le louer!.. car un jour il écrivit à la Convention, étant alors commandant en chef de l'armée du Nord, qu'il venait de détruire un corps d'émigrés, qu'il l'avait exterminé… «Soixante-neuf hommes ont échappé à notre canon, ajoutait-il; mais ils ont été faits prisonniers, et ils vont périr tous du dernier supplice32

Ce qui fut fait.

Plus tard, après la conquête de la Hollande, il vint à Paris. Il y avait à cette époque des troubles assez sérieux; au 1er prairial, il fut nommé commandant-général de Paris pendant sa mise en état de siége, car il ne faut pas croire que nous ayons commencé en 1832; et les républicains, qui criaient si haut alors, auraient dû savoir que la République de 1795 en faisait tout autant: le pouvoir qui se défend quand on l'attaque est le même partout et en tout temps33.

Quoi qu'il en soit, Pichegru se conduisit comme un digne mandataire de la Convention, qui n'était pas autant mère du peuple qu'on le croit; il marcha contre la section de la Cité et celle des Quinze-Vingts; partout il dissipa des rassemblements de femmes, et s'acquitta enfin à merveille de son rôle de commandant. Il écrivit à la Convention que ses ordres étaient exécutés. La Convention lui fit des compliments, et le résultat de tout cela fut qu'il demanda à retourner à l'armée, ce qui lui fut accordé. Mais cet homme ne pouvait pas vivre un mois sans être accusé; il vint des adresses à la Convention contre lui; Moreau, qui plus tard devait conspirer avec Pichegru, et qui travaillait peut-être déjà à la besogne de 1814, le justifia devant la Convention. Cependant les comités conservèrent des doutes, et on l'envoya en Suède comme ambassadeur. Nommé ensuite député de l'Aube au Conseil des Cinq-Cents, il revint en France et siégea dans l'assemblée. Lorsque son nom fut appelé, il fut applaudi assez vivement; bientôt après il fut élu président, et c'est ainsi que le trouva le 18 fructidor.

Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde nationale… la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté, que la loi eût passé, que tout fût en ordre, il aurait eu le temps d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin aucune prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer sur la destinée à venir de la France.

À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:

«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale ne s'organise pas… Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»

On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les républicains.

Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On redoutait TOUT, sans aller au devant de rien. J'avais dîné dans le Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes, une de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun, se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et les siens… La nuit fut terrible; le silence de mort qui régna dans la ville était peut-être encore plus effrayant que le bruit de la fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité s'accomplissait dans l'ombre… Et comment se jouait ce drame important dans lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les scènes de la Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a le plus vivement impressionnée.

L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand, qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure, et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les effrayer davantage… ils ne l'étaient que trop!.. On vint dire dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y envoya… il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi, M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration, mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré la peur, ils avaient tous trois de grands sabres qui traînaient par terre et dont le bruit leur faisait peur… Cette peur qui les possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril pour tous… Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un état violent.

– Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous allions être arrêtés… que six cents personnes étaient désignées pour être égorgées!..

Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu…

Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau écrivait ces belles paroles:

«Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!..»

Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République, fut, comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée… Pichegru, accusé véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues lorsqu'il fallait des faits… Toutes les fois que M. de Talleyrand, tout en jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au creps, qu'il aimait fort à cette époque, recevait une des fréquentes nouvelles qui lui étaient apportées de quart d'heure en quart d'heure, il souriait sans parler. Il avait si bien prévu ce qui arrivait; il avait joué contre des hommes qu'il connaissait.

On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18 fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement la main sur le collet!.. Pichegru était traître à la patrie ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru, effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au moins d'une violence…

Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor, Barras fut Roi pendant vingt-quatre heures. On prétend que M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique théophilanthrope, avait fui la séance des délibérations ce jour-là… que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy, ils étaient désignés tous deux pour être fructidorisés, comme on le disait alors… Barras était donc parfaitement le maître… Quelques jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla, non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce qu'il va dire, et agit en conséquence.

Paris entendit UN coup de canon, car ce fut avec un SEUL coup de canon, encore tiré à poudre, que le Directoire fut quitte (et les Parisiens aussi) de la révolution si importante du 18 fructidor… Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée; l'autre demeura cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses séances. En vérité, nous en venions à avoir des révolutions à l'eau rose… Madame de Coigny disait à propos de cette dernière secousse:

– Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un général, au lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame…

Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie des Conseils… Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit assez plaisamment que c'était la première fois qu'il n'avait pas pris le vent.

Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à Rochefort dans des CHARIOTS GRILLÉS comme des bêtes féroces; ils vont ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou plutôt pour bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent tellement intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris malgré la patience évangélique de la plupart d'entre elles… Le Directoire les entendit, et on rappela le général Bourreau, qu'on appelait le général Dutertre.

Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M. le marquis de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté; que Moreau accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir les Clichiens; et que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un quatrième étage sur le pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.

Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui s'échappa. On prétend que les meneurs du jour, embarrassés de ce qui pouvait survenir de la présence de Carnot, préférèrent le laisser aller.

Le général Bonaparte avait de fréquentes relations avec tout ce qui tenait au gouvernement d'alors. M. de Talleyrand avait eu par lui les premières lueurs de cette conspiration de fructidor, dont la preuve avait été trouvée dans les papiers de M. d'Entraigues, à Venise, surtout une conversation de d'Entraigues et de Montgaillard34: cette pièce était accablante.

Le fait est que le Directoire n'avait rien inventé; seulement il avait habilement joué les cartes que le sort lui avait données.

Au même moment, Moreau faisait une proclamation à son armée, le 24 fructidor, où il disait, entre autres35 phrases fort accablantes pour Pichegru:

Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la France entière.

Une correspondance avec Condé, qui m'est tombée entre les mains, ne me laisse aucun doute sur cette trahison.

Et sept ans plus tard, Moreau conspirait contre sa patrie avec ce même Pichegru!.. Il contribuait à propager l'accusation d'un parti contre Napoléon, en disant qu'il avait fait assassiner Pichegru… Assassiner Pichegru, bon Dieu! et pourquoi?.. était-il à craindre cet homme connu seulement par quelques victoires, à une époque où nos soldats triomphaient seuls par la force et l'élan de leur patriotisme?.. Il s'est tué parce qu'il a compris que la France, dans sa majorité, jetterait du mépris au traître qui, après avoir léché la griffe des tigres qui déchiraient les justes de la patrie, conspirait dans ce même moment avec des hommes dont il faisait en même temps fusiller les mandataires. Une conduite aussi double est indigne d'un homme d'honneur, ayant du sang français dans les veines.

Quoi qu'il en fût de toute cette affaire, il nous revenait à Paris que Bonaparte allait avoir une grande puissance, et que dans le salon de M. de Talleyrand on portait très-haut son mérite et ses services. En effet, le traité de Campo-Formio fut signé, et M. de Talleyrand en reçut le premier la nouvelle, comme cela était naturel. Lavalette, qui alors était à Paris, et avait conduit le 18 fructidor avec Augereau36, allait souvent chez M. de Talleyrand; celui-ci aimait l'esprit de Lavalette, sa manière de conter, sa parole comme il faut, et une foule de choses en lui qui, au fait, rendaient sa société désirable.

Lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio arriva à Paris, avec toute cette gloire dont la tête de Bonaparte était entourée, M. de Talleyrand le comprit, mais sans le deviner entièrement toutefois; il vit un grand homme, mais il crut un peu trop peut-être à l'orgueil personnel, qui lui disait qu'il avait fait une partie de cette gloire; comme plus tard en eurent la pensée ceux qui le suivaient alors.

Monge et Berthier arrivèrent d'Italie, apportant le fameux traité qui donnait la paix à la France. M. de Talleyrand les invita souvent à dîner chez lui, et les fit causer sur Bonaparte. Berthier parlait volontiers, et sans entendre malice à la chose, et Monge, malgré sa science profonde, était simple comme un enfant. M. de Talleyrand eut donc aussi beau jeu que possible pour les faire parler sur l'homme qu'il voulait connaître et ne connaissait encore d'aucune manière37. Cette besogne il était obligé de la faire à lui seul, car il n'avait pas dans sa maison une personne capable de l'aider; il n'était pas marié, pour dire le mot, quoiqu'il y eût une femme dans la bergère, à la droite de la cheminée, et souvent à table vis-à-vis de lui; mais madame Grandt, qui plus tard devint altesse sérénissime par la grâce de Dieu, ou à la grâce de Dieu, plutôt que de toute autre, madame Grandt n'était pas de force à ce que M. de Talleyrand lui confiât la moindre mission. On sait bien qu'en 1802, l'ayant priée de parler à Denon de ses voyages, la pauvre femme le prit pour Robinson Crusoé, et lui demanda des nouvelles de Vendredi; or, cette belle action, elle la fit en 1802, et l'on n'était alors qu'en 1797.

Elle était bien belle alors madame Grandt. Je comprends que M. de Talleyrand l'ait aimée, quoiqu'elle fût sotte, et sotte à impatienter, comme j'ai compris aussi que madame Grandt ait aimé M. de Talleyrand, quoiqu'il fût évêque; car un évêque, ce n'est ni bien ni mal; ce n'est ni une femme ni un homme, ce n'est rien pour l'amour.

La maison de M. de Talleyrand fut quelque temps à se monter et à devenir sociable; mais une fois que le premier pas dans cette route fut fait, le reste alla tout seul. Madame de Staël, d'autres femmes qui savaient causer, entouraient M. de Talleyrand, et lui épargnaient la peine de parler. Quelques-unes de ses amies émigrées rentrèrent, rappelées par lui-même, lui, qui naguère était proscrit! M. de Talleyrand aime sa maison, le casement; il aime sans aucun doute ce que nous appelons chez nous l'intérieur; ce qui, pour le dire en passant, dérange un peu ma confiance dans cette belle science qu'on appelle la phrénologie, car M. de Talleyrand a, j'en suis sûre, les deux organes que Gall appelle attachement à l'habitation et à la sociabilité38; de ces deux organes réunis, Gall faisait l'esprit patriotique. Je ne prononce sur rien; je demande seulement si M. de Talleyrand est un patriote dans la véritable acception du mot?

M. de Talleyrand aimait tout ce qui rappelait la cour; le Directoire en était idolâtre. Alors les grands manteaux étaient dépliés, les chapeaux à la Henri IV sortaient de leur étui, et le Directoire jouait à la parade. Hélas! c'était la principale occupation de ce gouvernement, si misérable qu'on ne peut que le mépriser. On n'a pas de haine pour ce qui est si petit.

En apprenant la nouvelle de la paix de Campo-Formio, la joie fut universelle. Croira-t-on qu'un homme39 osa proposer, au milieu de cet enthousiasme, d'accorder une indemnité pécuniaire au général Bonaparte! mais les murmures universels, non-seulement dans l'Assemblée, mais dans Paris, dans la France, prouvèrent qu'on était encore au temps où l'annonce d'une victoire faisait battre un cœur français et pleurer de joie.

Un habitué du salon de M. de Talleyrand était Chénier. Ce fut lui qui proposa et fit adopter le décret pour la rentrée et la radiation de M. de Talleyrand, et le rapport de l'acte d'accusation contre lui. Celui-ci n'avait pas oublié ce service, et puis l'esprit élevé de M. de Talleyrand avait su comprendre Chénier. Chénier était un républicain, qui jamais ne fut coupable d'aucun excès, et qui en empêcha beaucoup40. Mais une fois que l'opinion a pris une route fausse pour son jugement, il est difficile de la faire revenir. C'est une chose étrange de notre nature française; nous sommes légers pour prendre parti contre un homme, dès qu'il est célèbre en quoi que ce soit, et nous sommes fixés dans notre pensée pour lui accorder ensuite la justice qui lui est due.

Bonaparte était donc, comme je l'ai dit, le favori de monsieur de Talleyrand. Il dit à Chénier qu'il fallait faire quelque chose de remarquable pour l'arrivée du général Bonaparte, et Chénier fit le Chant du Retour… On le lut chez monsieur de Talleyrand, qui aurait encore voulu plus de louanges pour le vainqueur… Et madame de Staël!.. Ce n'est pas alors qu'elle le nommait Robespierre à cheval!… Et le salon de monsieur de Talleyrand, ce même salon qui, plus tard, retentit d'invectives contre le héros de la France et de projets pour son abaissement et sa mort, ne répétait alors que des paroles d'amour et de louanges! C'est qu'on ne le croyait pas si grand!..

Enfin, le vainqueur de Lodi et d'Arcole, le pacificateur de la plus grande partie de l'Europe, rentra dans Paris, chargé de lauriers qui faisaient pencher sa jeune tête. Quelle joie! quel délire!.. Comme le peuple français comprenait la gloire qu'on lui donnait alors!.. C'était plus que de l'enthousiasme… Ah! ces souvenirs font mal… mal à briser le cœur!

Monsieur de Talleyrand, fier du général Bonaparte, le reçut comme un fils… Son discours, lorsqu'il le présenta au Directoire, et qu'on peut lire dans le Moniteur, est une preuve sans réplique de ce qu'il pensait alors… Il blessait le Directoire cependant, et il le savait!..

Le Directoire donna une fête au vainqueur-pacificateur, et le soir il y eut un bal à l'Odéon. Ce bal fut très-beau, beaucoup de toasts furent portés au dîner. Chénier en porta un assez remarquable pour être rapporté:

À ses victoires pour notre gloire! à sa longue vie pour notre bonheur!..

François de Neufchâteau fit aussi des vers… Les couronnes tombaient sur le front pâle du jeune homme, qui paraissait calme et comme accoutumé à de pareils honneurs.

Monsieur de Talleyrand demandait à chaque personne qu'il rencontrait:

L'avez-vous vu?.. – Non. – Eh bien, venez demain chez moi, il y dînera, vous pourrez le voir facilement…

Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore vu… Les préparatifs de cette fête avaient la même importance pour les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un objet, le marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter le général Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez cher?..» Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh bien! prenez-le!.. Je ne veux pas qu'il soit dit que par ma faute il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre héros41

Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe l'homme des siècles, comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement autour de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!.. Comme on se pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage pâle et mélancolique, au regard profond et à l'œil d'aigle. Cet homme, âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette ville aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se levèrent pour voir un homme si grand!.. Et lui, calme et froid même au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il fut plus tard… Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:

«Les lois organiques de la République sont à faire, dit-il dans un discours qu'il fit au Directoire… L'ère des gouvernements représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même temps significatives.

Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée, s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru, que les enfants la savent par cœur, ainsi que la réponse42. Et pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison pour parler brutalement à une femme qu'il savait être amie de monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps, et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques. Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite ainsi.

J'ai laissé passer une particularité relative au discours de Barras à Bonaparte.

On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand, les autres à madame de Staël… et personne à Barras… La raison qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours, s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais, qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son paquet de mousseline:

– Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force à faire un discours?

– Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.

– Comment, NON! s'écria M. de Lauraguais.

– Non, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait vouloir intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume, c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et… vous le savez bien vous-même… Vous savez que votre cousin Barras, comme vous l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.

– Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais… Quelle sotte pensée allez-vous me prêter-là!

Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au mot POUVOIR, et le saluait très-bas.

– Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur? lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.

– Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.

– Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à lui seul cette phrase:

Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!

M. de Talleyrand sourit et dit:

– Elle est bien, au fait, cette phrase!

Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit. Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était l'auteur du discours.

M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de l'admiration…

Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait Bonaparte.

– Il faut que vous partiez, lui dit-il.

– Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle ils espèrent que je me perdrai.

– Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.

BONAPARTE, avec un cri de joie

Pour l'Orient!

M. DE TALLEYRAND

Pour l'Orient.

BONAPARTE

Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le vœu de mon ambition, le rêve de ma vie?..

M. DE TALLEYRAND

Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je l'ai trouvé, et le voici.

BONAPARTE

C'est vrai!..

M. DE TALLEYRAND

Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?

BONAPARTE, toujours parcourant

Quelle est-elle?

M. DE TALLEYRAND

C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz43!

BONAPARTE

Leibnitz?.. le fameux Leibnitz?

M. DE TALLEYRAND

Lui-même.

BONAPARTE

Mais comment cela se peut-il?

M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.

– Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous de mon projet?

– Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le vœu le plus cher de ma vie!

Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui voulait à tout prix éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M. de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y devait mourir?.. Est-ce cela?.. Je le répète, on ne saura jamais la vérité44.

Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon, rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait ce qui se reformait alors de la bonne société française. Barras, qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie en France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une raillerie partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure mortelle au pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un fauteuil ou sur un canapé, écoutait longtemps, sans parler, les hommes qui étaient chez lui, ainsi que les femmes, et il y en avait de bien spirituelles; et puis il se soulevait lentement et laissait échapper une phrase bien salée sur ses amis les directeurs comme sur leurs ennemis les députés.

Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand; il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'Homme à bonnes fortunes, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: A-t-on mis de l'or dans mes poches? l'a été de M. le maréchal de Richelieu.

M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais il l'aimait, comme le disait son oncle le comte de Périgord, parce qu'elle lui servait à autre chose qu'il aimait mieux encore. En effet, il aimait (ce qu'il veut encore) à être le premier en tout, et le pouvoir conduit à faire réussir même une chose morale en ce monde; mais, du reste, paresseux en toutes choses, il n'aimait ni le travail, lorsqu'il traversait ses plaisirs, ni les inquiétudes sans cesse renouvelées que le gouvernement directorial faisait surgir autour de lui. Toute cette vie inquiète l'ennuyait; on pouvait prévoir, lorsqu'on dînait chez lui ou qu'on y passait la soirée, que bientôt il n'habiterait plus l'hôtel des Affaires étrangères. On s'y moquait assez ouvertement des représentants du peuple qui ne représentaient rien, et du Directoire qui ne dirigeait rien. J'étais trop jeune alors pour aller dans le monde; mais mon frère, mon beau-frère et ma mère, qui tous trois y allaient beaucoup à cette époque, racontaient une foule d'anecdotes très-curieuses à cet égard.

Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand, après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil; mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon tour aux deux Conseils qui se donnaient les airs de faire les malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:

– Ils le méritent.

Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai entendu dire à tout le monde.

Or, voici la raison de ce tour que voulait jouer Sottin, qui, du reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la Police.

Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal, demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre une enseigne qui dît: Je suis représentant, comme avait fait le loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: Je suis Guillot, berger de ce troupeau.– Les députés décidèrent donc qu'ils auraient un costume. Pour narguer le Directoire, qui avait pris le moyen âge, les Conseils se firent un costume45 tout grec et tout romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr), assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire le casimir des manteaux en Angleterre. C'était au moins maladroit pour un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul soupçon de royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que Sottin dit au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté, et qu'il répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.

Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient marchandise anglaise, la douane les confisqua… Grande rumeur! plainte au Directoire… Message des Conseils. Ce message, reçu par les directeurs assemblés avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et comiquement discuté. Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se furent bien divertis, on rendit une ordonnance pour que les manteaux revinssent à Paris… Mais dans la réponse aux Conseils et d'après l'avis de M. de Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot aux plaintes des députés qui se plaignaient que les ministres leur faisaient faire antichambre. On se borna à en rire tout bas et à répéter le mot fort spirituel que dit un ministre: Pourquoi y viennent-ils?

Et c'était vrai.

Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le fait, beaucoup plus remarquablement insolent.

Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères se meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque jour un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire du grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté par M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire46. L'envoyé de la république Romaine vint après lui, puis celui de Gênes, celui d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de Staël était ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique annonçait ce qu'il fut en effet en l'an VII.

À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en France. Des placards furent apposés par un nommé Jorry, et ces placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et il eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne veut jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation de M. de Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle accusation était portée contre lui; dans les journaux, dans les salons républicains, dans les salons royalistes, partout son nom avait un entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait le blâme. Les républicains lui reprochaient sa noblesse, fait inhérent à lui-même et impossible à détruire. Son état de prêtre lui faisait aussi du tort auprès du parti. On y disait avec raison que le caractère religieux avait un cachet indélébile que ni le temps ni l'apostasie ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne sont jamais remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et son apostasie religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce parti, ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être enfin le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des saints47

1

Les abbés les plus distingués de cette troupe élégante étaient les abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar, l'abbé de Damas, l'abbé de Coucy, l'abbé de Périgord, l'abbé de Lageard, l'abbé de Montesquiou.

2

Ces jeunes séminaristes se mettaient dans cet angle, où ils pouvaient probablement rire et causer plus librement.

3

Je n'aime pas M. de Talleyrand parce qu'il a fait une action dont la France doit toujours porter le deuil; mais je suis juste envers lui et dis la vérité.

4

L'abbé Maury n'avait d'influence sur les affaires qu'autant qu'il était à la tribune pour arrêter quelquefois les choses lorsqu'elles allaient trop vite; mais, du reste, il ne fit rien.

5

L'abbé Maury soutint la légitimité des biens du clergé, et il avait raison; il disait que les abbayes avaient plus fait défricher de biens autour de leur habitation que pas un châtelain; mais il ne fallait pas voir le droit dans ce moment de tempête: il fallait aller au-devant de la spoliation forcée qui devait avoir lieu, pour empêcher qu'elle ne fût entière.

6

Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains: ce sont les États du royaume qui ordonnèrent ce mariage, pour donner un appui au jeune roi, dit le président des États.

7

On a beaucoup parlé du maréchal de Mailly, mais pas assez, selon moi. Je veux réparer cette négligence; son nom, d'ailleurs, n'est pas déplacé dans un écrit relatif à M. de Talleyrand: mademoiselle de Périgord, cousine germaine de M. de Talleyrand, était madame de Mailly120.

Tout ce que l'histoire du temps et les Mémoires nous rapportent de la cour de Louis XIV, et de l'époque de la chevalerie, se retrouve dans le maréchal de Mailly.

Né en 1708, il avait passé sa jeunesse avec les hommes les plus distingués de la cour de Louis XIV. Il fit ses premières armes en Allemagne, sous le maréchal de Berwick et des officiers supérieurs choisis et élevés en grade par Louis XIV lui-même. Il reste encore beaucoup de personnes qui ont pu juger de la différence des manières dans les hommes de la Régence et ceux de Louis XVI dans la société, et elles peuvent dire qu'en effet la différence était grande. Le cardinal de Luynes, le maréchal de Croï, le duc de Richelieu, ont été connus par nos pères, et nous savons par eux comme la vie était douce et facile avec de telles personnes. Comme les relations étaient gracieuses! l'existence était du bonheur alors.

M. de Mailly avait toutes les idées du temps de Louis XIV; il voulait que tout le monde fût heureux, mais il avait horreur du mélange des classes. C'est ainsi que lorsqu'il alla gouverner le Roussillon (où sa mémoire est encore adorée), il ne voulut pas favoriser les académies; mais, en revanche, il donna des chaires d'enseignement dans les Universités. Dans le même temps, il fondait des hôpitaux, il ouvrait le port de Port-Vendres pour le peuple du Roussillon; et il établissait des manufactures, des foires, en demandant chaque année qu'on soulageât le peuple de ses taxes.

M. de Mailly avait un haut respect pour la noblesse; il aimait à raconter qu'il descendait d'Anselme de Mailly, tuteur des comtes de Flandre, qui commandait les troupes de la reine Richilde en 1070. Marié trois fois, il ne voulut jamais s'allier qu'à de grandes familles; sa dernière femme était mademoiselle de Narbonne-Pelet121. Il voulut connaître à fond l'histoire de la famille de Narbonne, et fut charmé d'apprendre qu'elle était excellente, et digne vraiment de ceux qui avaient été souverains de la ville de Narbonne par la grâce de Dieu.

Il fut très-content de la réponse que fit M. de Narbonne au Roi, lorsque celui-ci lui demanda, assez ridiculement, au reste:

– M. de Narbonne, êtes-vous Pelet?

– Oui, Sire…

– Et comment?

– Comme Votre Majesté est Capet.

Lorsqu'en 1770, le clergé fit des remontrances au Roi sur les écrits122 philosophiques, le maréchal de Mailly dit à un homme de ma connaissance: «La France aura une révolution plus sanglante que celle de l'Angleterre et de l'Allemagne. Mais sachez, monsieur, ajouta-t-il, que si jamais l'esprit du temps nous conduit à la nécessité de défendre le trône, nous mourrons tous avant le Roi!..»

L'époque prévue approchait à grands pas; et lorsque le premier prince du sang eut donné l'exemple à la noblesse, et que toute cette noblesse, soit d'action, soit de parole, eut laissé attaquer son principe vital, que la métaphysique du temps eut bien divisé sans classer, quand la jalousie et l'esprit d'égalité, amenés tous deux par le despotisme, eut renversé, confondu cette suite de dignités qui formaient et constituaient une grande monarchie, quand le maréchal de Mailly fut obligé d'ôter de son hôtel les armoiries si belles de sa famille:

Hogne qui vonra.

Alors il dit:

«On a peut-être mal fait, à Versailles, de trop peser sur cette classe qui triomphe aujourd'hui. Le cœur des Français est fier, sensible et peu endurant; on l'a humilié, il l'a senti, et il est demeuré vindicatif et ulcéré. Mais il y a dans la nation française quelque chose de grand que les insurgés ne savent pas faire (gouverner). Le tiers-état a renversé un heureux régime, mais celui qu'il lui a donné le renversera, car les Français sont actifs et industrieux; et, dans dix ans, vous verrez que la monarchie se relèvera plus forte et plus glorieuse.»

M. de Mailly ne s'est trompé que de deux ans dans ses calculs.

M. de Mailly ne voulut jamais émigrer; il était contre cette mesure, qui, en effet, laissa le Roi sans défenseurs… l'émigration en Angleterre surtout lui semblait une infamie. Ce fut le mot dont il se servit.

– Quand la Reine était puissante, disait le maréchal, l'Angleterre punissait le lord Gordon qui répandait des libelles contre elle. La Reine est malheureuse: eh bien! madame de Lamothe, fouettée et marquée par la main du bourreau, vend publiquement à Londres d'infâmes écrits sur la reine de France! Elle est accueillie à Londres! elle y est bien vue!.. Elle!.. madame de Lamothe!

M. de Mailly avait raison.

Louis XVI avait pour le maréchal de Mailly une profonde estime et une vénération qu'il est rare qu'un souverain ressente pour un sujet. Aussi ce fut lui qui fut chargé de la défense des côtes du Nord, lorsque le Roi fut averti que les Anglais, profitant des troubles du royaume, devaient faire une descente en France… Le quartier-général du maréchal était à Abbeville; il commandait depuis Montreuil jusqu'à Avranches.

Le maréchal de Mailly avait une grande estime pour une haute et belle naissance. Lorsqu'il fut nommé maréchal, il choisit pour ses aides de camp des hommes remarquables de ce côté: le premier était M. de Torelli, des comtes de Guastalla, maison ancienne, alliée à la France, au duc de Wurtemberg et aux princes d'Este; le second était M. d'Aubusson de la Feuillade, ambassadeur à Florence et à Naples sous l'Empire, et chambellan de Napoléon: un de ses aïeux avait été grand-maître de Rhodes; le troisième était le chevalier de Saint-Simon, descendant des anciens comtes de Vermandois.

Peu de temps après, le Roi partit pour Montmédy. Ce fut alors que la noblesse donna le coup mortel à sa position dans l'État; tout l'état-major de l'armée passa à l'Assemblée Nationale, les Liancourt, Montmorency, Choiseul, Praslin, Sillery, Castellane, de Luynes, Biron, Latour-Maubourg, Lusignan, Crillon, Crussol, Rochegude, Batz, Lafayette, Montesquiou, Menou, Beauharnais, Dillon, Lameth, etc.

Tous ces noms vinrent à la barre de l'Assemblée! La noblesse de France à la barre de l'Assemblée!.. dès lors, il n'y avait plus de monarchie.

Le maréchal de Mailly se conduisit alors comme on devait présumer qu'il le ferait. Lorsqu'il vit toute la cour de France à la barre, lorsqu'un événement aussi inouï, aussi scandaleux, eut prouvé que la royauté était morte en France, le maréchal de Mailly fit voir qu'il y avait encore un représentant des anciens serviteurs de saint Louis. Il envoya au Roi sa démission de toutes ses charges, et lui apprit que, dans sa monarchie expirante, il y avait encore quelques palpitations d'honneur, et que les vieilles maximes étaient moins versatiles que les emplois militaires n'étaient amovibles.

Quand je vois cette figure du maréchal, âgé alors de 83 ans, représentant à lui seul la monarchie française de saint Louis, de François Ier et de Henri IV, je suis d'abord attendrie, et puis mon cœur est rempli d'un sentiment profond d'exaltation et de généreuse admiration!

Il ne restait plus à l'ancienne France qu'un petit nombre de familles fidèles, et la monarchie constitutionnelle elle-même n'avait plus que des lambeaux déchirés par les factions; les haines avaient consommé ce que la confiante ignorance avait commencé. On appelait la seconde monarchie la monarchie des Feuillants, comme en Angleterre ils avaient donné un surnom ridicule à leur Parlement avant la mort de Charles Ier.

C'est ainsi qu'on arriva au 10 août. À minuit, le 9, le tocsin sonna; Mandat, qui voulait défendre le Roi, fut massacré à la Commune et son corps jeté à l'eau. Le maréchal de Mailly, apprenant que le Roi était sans défense, accourut aux Tuileries, se mit au milieu de sept à huit cents gentilshommes venus dans le même dessein que lui, et jura avec eux de mourir en défendant la famille royale. Le Roi passa la revue, et confia la défense des Tuileries au maréchal. Ce fut alors que la Reine, prenant un pistolet à la ceinture de Backmann, le donna au Roi en lui disant: Monsieur, voilà le moment de vous montrer. M. de Mailly salua le Roi de son épée, et lui dit: Sire, nous voulons relever le trône ou mourir à vos côtés!..

Le Roi se couvre, tire son épée, et jure de demeurer avec eux. Mais Rœderer entraîne le Roi à l'Assemblée; tout est fini, il n'y a plus de roi de France.

Quelques nobles suivent le Roi; d'autres se retirent… ce qui reste demande les ordres de M. de Mailly. Que pouvait-il faire? les canonniers étaient passés aux fédérés!.. il ne lui reste plus que la gendarmerie, commandée par Raimond.

– Vivent les grenadiers français! s'écrie le vieillard. – Vive mon général! répondent les grenadiers.

M. d'Affri, commandant des Suisses, avait répondu à la Reine que des Suisses ne pouvaient tirer sur des Français, et s'était retiré. Backmann et Zimmermann l'avaient remplacé… On connaît le détail de cette horrible journée. Le Roi envoya l'ordre aux Suisses de ne plus tirer, par M. d'Hervilly; l'ordre ne put parvenir au milieu du carnage et des malheurs qui commençaient ainsi la République, dont c'était le premier jour!..

Le maréchal, perdu dans cette foule qui combattait pour ainsi dire corps à corps, vit tuer à ses côtés M. de Pomard, gentilhomme qui était son aide de camp. Le noble vieillard, l'épée à la main, combattait toujours néanmoins comme un jeune homme plein d'ardeur; un homme lève sur lui un sabre rouge de sang et allait le tuer, le maréchal pose avec calme la main sur le bras de cet homme et se nomme; à l'aspect de cette figure vénérable, de ces cheveux blancs, de cet homme revêtu du cordon bleu et de ces insignes dont l'éclat imposait encore, le fédéré laisse tomber son sabre; puis, ordonnant tout bas au maréchal de se taire et de le suivre, il le maltraite, et, tout en l'entraînant, lui arrache son cordon bleu qui est toujours un honneur, mais aussi un signe de proscription… C'est ainsi que le maréchal fut conduit à son hôtel… le nom de cet homme est demeuré inconnu… alors une action généreuse était un crime!..

Deux jours après, le maréchal fut dénoncé et conduit à sa section. Ses nobles réponses, ses cheveux blancs et ses quatre-vingt-trois ans firent impression sur les monstres de 93, qui alors n'étaient encore qu'au berceau!.. Il échappa, et se retira avec la maréchale, toute jeune alors, dans le département du Pas-de-Calais. Là, André du Mont, altéré du sang des royalistes en 93, comme il le fut en 94 de celui des républicains, le fit jeter en prison; la maréchale ne le quitta pas… Joseph Lebon, qui succéda à André du Mont, fut assez cannibale pour envoyer à l'échafaud un homme aussi vénérable par son âge que respectable par sa chevaleresque loyauté. En approchant de l'échafaud, sa tête se releva plus fière que jamais elle ne l'avait été devant l'ennemi.

– Vive le Roi! s'écria-t-il… je le dis comme mes ancêtres!

Sa malheureuse femme était enceinte en 1792, et mit au monde, cette même année123, le fils124 qui devait transmettre à cette époque le beau nom de son père.

8

Ceci est un peu paradoxal; mais c'est tout ce que je puis trouver de mieux pour excuser M. de Talleyrand.

9

On verra dans la suite que cette mission fut aussi singulièrement donnée que remplie. Je vais rapporter tout à l'heure une lettre de M. de Chauvelin qui la dément.

10

C'est un fait qui est peu connu et positif que celui de cette excommunication.

11

Voici une histoire à propos du Directoire, pour montrer l'estime dans laquelle on le tenait.

Après le 18 fructidor, on voulut mettre un autre général à la place de Carnot, et on fit dire au général Lefebvre (plus tard le duc de Dantzick) de venir et qu'il serait nommé.

Sa femme, après s'être fait lire la lettre, car je crois qu'elle ne savait pas lire, dit à son mari:

«Reste ici; qu'iras-tu faire là-bas? Il faut qu'ils soient bien malades pour avoir besoin d'un imbécile comme toi!.. Reste ici et ne va pas donner ta tête ou ta liberté; laisse les manteaux rouges s'arranger entre eux.

Il écouta les conseils de sa femme, et fit bien.

12

C'était dans une rue à demi fermée qui n'existe plus aujourd'hui, et qu'on nommait rue de l'Orangerie, au grand hôtel de Noailles. Ce club s'appelait aussi le club du Manége. Les républicains les plus chauds allaient là.

13

On sait que ce fut en allant demander la protection de M. de Talleyrand après toutes les tristes affaires de M. de L*****.

14

Il avait épousé mademoiselle Clary, sœur de madame Joseph Bonaparte.

15

Madame de Lostanges, si charmante par son esprit fin et gai et sa jolie figure, était la femme la plus recherchée sur toutes ces choses dont je parle ici.

16

Le marquis d'Hautefort, un homme extrêmement spirituel, et spirituel avec de la gaîté et du mouvement. Il allait souvent chez ma mère; il était très-vieux alors.

17

25 messidor de l'an V.

18

Lannes était républicain enragé, comme on les nommait alors.

19

Les ennemis (an V) n'avaient à opposer que le prince Charles et Wurmser, vieillard honorable, ainsi que Beaulieu. Voici une lettre de Beaulieu, écrite à cette époque à Vienne, et qui fut interceptée par nous:

«Je vous avais demandé un général, et vous m'envoyez Argenteau. Je sais qu'il est grand seigneur, et qu'indépendamment des arrêts que je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français en ont soixante mille; que je fuirai demain, après-demain, tous les jours, s'ils me poursuivent. Mon âge me donne le droit de tout dire; en un mot, dépêchez-vous de faire la paix à quelque condition que ce soit.

On voit que l'Autriche devait être plus qu'inquiète. Ce fut alors que, lorsqu'on proposa la paix, on accepta à Leoben, et plus tard à Campo-Formio.

20

Le ministère qui fut renvoyé était ainsi composé:

À la Police, Cochon l'Apparent.

À la Guerre, Petiet.

À l'Intérieur, Bénézet.

À la Marine, Truguet.

Aux Affaires étrangères, Charles Lacroix.

21

Allusion à une motion presque publique faite par Laîné, pour mettre immédiatement (dans les vingt-quatre heures) Barras en arrestation, parce que les troupes de Hoche venaient à Paris sans ordre du ministère de la Guerre et clandestinement.

22

Mon mari, à cette époque premier aide de camp du général Bonaparte, m'a souvent parlé du 18 fructidor, et son opinion, c'est que M. de Talleyrand l'avait dirigé et ménagé d'avance. Mais il n'avait à cet égard que des conjectures; à la vérité, elles devaient avoir du poids.

23

Cette commission était composée de Vaublanc, Jourdan (des Bouches-du-Rhône), Pastoret, Siméon, Emmery, Thibaudeau et Boissy-d'Anglas.

24

Ce message du Directoire avait été motivé par un fait très-important, la marche d'un corps de douze mille hommes, commandé par le général Hoche. Voilà encore une ténébreuse et sinistre aventure qui jamais ne sera éclaircie, la mort subite et violente de Hoche, qui suivit son voyage précipité à Paris et son retour à son armée de Sambre-et-Meuse. Un député (Delarue) fit, le 19 thermidor, un rapport sur la marche de ces troupes, et dit, dans le Conseil même, qu'au lieu de deux mille hommes avoués par le général Hoche pour aller s'embarquer à Brest, il y avait toute une armée. Un autre député (Willot) fit aussi une virulente sortie contre le général Hoche. Ce général est une des belles figures de notre Révolution; c'est un homme antique dans toute l'acception qu'on attache à ce mot. S'il est venu à la tête de ses troupes pour délivrer le Directoire, c'est qu'il croyait que le Directoire était en péril; d'un esprit supérieur, jeune, brave, habile, d'une capacité égale, soit qu'il maniât le sabre, soit qu'il se servît de sa plume; beau et modeste dans ses succès de tous les genres, le général Hoche est un homme pas assez connu dans cette galerie d'hommes de la Révolution, où il demeure confondu. Je veux ici donner un échantillon de son esprit juste et fin, et, en même temps, de son noble caractère; je sais où il se trouve beaucoup de lettres du général Hoche, et j'espère posséder bientôt ce trésor, je puis le dire: car ces lettres révèlent toute la noblesse de l'âme d'un homme vraiment supérieur. Je dirai, avant de transcrire cette lettre, que le général employé sous le général Hoche était le général Richepanse. J'ai entendu mon mari dire ces propres paroles: «J'ai toujours souhaité ressembler à cet homme-là!» Et il ajoutait, en lui secouant la main avec cette franchise adorable qui le faisait tant aimer de ses amis: «Richepanse, tu es le seul homme qui ne boive que de l'eau dont je serre la main cordialement.» C'était vrai; et cet homme commandait les troupes sous le général Hoche. Cependant l'un et l'autre n'eussent exécuté que de bonnes et de loyales mesures.

Le général Hoche écrivit au Directoire, de Wetzlar, où il était alors:

«Vous avez dû être invité, par un message des Cinq-Cents, à traduire devant les tribunaux les signataires des ordres donnés aux troupes pour leur marche sur l'intérieur. Cette fois, M. Willot a été sans s'en douter mon interprète auprès de vous et de la Représentation nationale; permettez-moi donc de vous prier de m'indiquer le tribunal auquel je dois m'adresser, pour obtenir enfin la justice qui m'est due. Il est temps que le peuple français connaisse l'atrocité des accusations dirigées contre moi par des hommes qui, étant mes ennemis particuliers, devraient au moins faire parler leurs amis, ou plutôt leurs patrons, dans une cause qui leur est personnelle; il est temps que les habitants de Paris, surtout, connaissent ce qu'on entend par l'investissement d'un rayon; qu'on leur explique comment neuf, dix, même douze mille hommes peuvent faire le blocus d'une ville qui, au premier bruit du tambour (ou de cloche125, si on l'aime mieux), peut mettre cent cinquante mille hommes sur pied pour sa défense… Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence de treize mille hommes dans son département, où pas un soldat n'a mis le pied (la légion des Francs, composant l'avant-garde, n'a pas dépassé Chêne-le-Pouilleux); le reste des troupes est encore dans les départements réunis, D'OÙ IL N'EST PAS SORTI!.. Je demande enfin un tribunal pour moi et pour mes frères d'armes; on les a peints comme des séditieux, ainsi que moi: ils ont été accueillis et traités comme des brigands. Nos accusateurs doivent prouver nos crimes autrement que par des ouï-dire de M. Charon, qui ne veut pas que je passe à Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y ait pas d'autre route, mais par des pièces authentiques et irréfutables; toutes celles que j'ai signées vont paraître, elles sont à l'impression. Si quelques soldats ont témoigné leur indignation de la manière dont ils ont été accueillis en rentrant chez eux, on verra que j'y ai moins participé que ceux que quatre régiments de chasseurs ont tant fait trembler. Depuis longtemps, je suis en possession de l'estime publique, non à la manière de quelques égorgeurs révolutionnaires, devenus ou plutôt reconnus pour des agents en chef de nos ennemis, mais ainsi qu'un homme de bien y peut prétendre. On doit donc s'attendre que je n'y renoncerai pas pour l'amour de quelques Érostrates parvenus depuis un moment sur la scène de la Révolution, et qui ne sont encore connus que par d'insignifiantes déclamations et les projets les plus destructifs de tout ordre et de tout gouvernement.»

Cette lettre fit effet; Hoche s'échappa un moment de son quartier-général et vint à Paris pour avoir des explications sur la conduite du Directoire, et surtout pour avoir justice d'un député nommé Willot, qui, en pleine assemblée, l'avait désigné sous le nom de Marius. Ce député était en outre général; ce qui pouvait avoir des suites… Je m'étends sur toute cette affaire de Hoche, parce que cette époque est celle du pouvoir de M. de Talleyrand, et que tout ceci se rapporte à lui et à son influence. Cette affaire est une chose importante dans la Révolution française.

Hoche repartit presque aussitôt de Paris; son cœur était profondément ulcéré. Il avait vu la turpitude du Directoire, toute l'horreur de sa politique, et il vit en même temps que ce même Directoire, qui l'avait mis en avant, retirait le bras qui lui avait montré le chemin…

De retour à son armée pour l'anniversaire du 10 août, il donna une fête, comme cela se faisait alors (23 thermidor an V). Voici son discours:

«Amis, je ne dois plus vous le dissimuler, vous ne devez pas encore vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant de fois fixé la victoire; avant de le faire, peut-être aurons-nous à assurer la tranquillité de l'intérieur, que des fanatiques, que des rebelles aux lois républicaines osent troubler!»

Voici les toasts du banquet civique que donna le général en chef aux autorités et à son armée:

Le général Ney: Au maintien de la République! Grands politiques de Clichy, daignez ne pas nous forcer à faire sonner la charge.

Le général Chérin126: Aux membres du Gouvernement qui feront respecter la République!

Un chef d'escadron: Aux patriotes des Cinq-Cents!

Un commissaire des guerres: À la coalition légitime de l'armée d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse!

On fit des couplets satiriques qui circulèrent dans l'armée, qui avaient pour titre: Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de Clichy

Le général Willot monta à la tribune et dit:

«Je ne crains pas qu'un nouveau César127 passe le Rubicon; le héros qui est maintenant aux lieux que César traversa pour marcher contre sa patrie y consolide la liberté des peuples au sein desquels la victoire l'a conduit. Mais Marius128 peut arriver aux portes de Rome, et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent. Dans cette circonstance, je suppose qu'un lieutenant fidèle129 arrête le nouveau Marius aux limites constitutionnelles130, le Directoire pourra donc destituer le lieutenant fidèle et ouvrir le passage aux factieux!»

25

Benjamin Constant a publié en l'an IV un ouvrage sur le Gouvernement français, et la nécessité de s'y rallier. Celui sur les Réactions politiques parut un an plus tard, en l'an V.

26

Propres paroles de Thibaudeau.

27

Jean Debry, dont il est souvent question dans cet article, est un homme dont le Directoire savait apprécier les talents, et qu'il voulait rattacher à lui. Député de l'Aisne à l'Assemblée Législative, il eut une carrière parlementaire très-importante; ce fut lui qui fit déchoir Louis XVIII de son droit à la régence, et qui fit prononcer l'accusation contre les princes émigrés. En général, il était fort exagéré et fort peu tolérant, mais d'un républicanisme dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui: ainsi ce fut lui qui fit décréter que toujours on jouerait la Marseillaise à la garde montante. Il était très-exalté, mais vrai, et cette certitude donnait une grande autorité au député qui siégeait souvent entre deux faux frères; il était admirable pour le général Bonaparte, qu'il vénérait. Je crois bien que M. de Talleyrand ne l'aimait guère, Jean Debry.

Nommé ministre de la République au congrès de Rastadt, il partit avec Bonnier et Robertjeot. Arrivé à Rastadt, il fit tout ce qu'il put pour maintenir la dignité de la République; et, pour se livrer plus tranquillement aux fonctions nouvelles qu'il avait adoptées, il envoya sa démission de député au Conseil. C'était un républicain trop zélé, peut-être: voilà son seul défaut. On sait quel fut le sort des plénipotentiaires de Rastadt… il y a un voile sur cette sanglante catastrophe, que la main du temps soulèvera peut-être, mais qui ne l'est aujourd'hui qu'à demi. Assassinés tous trois par les hussards Szeklers chargés de les escorter, Jean Debry fut le seul qui échappa. C'était la nuit; il essaya de fuir, couvert de blessures, transi de froid, troublé par la crainte de voir revenir ses meurtriers; le malheureux se traîna de buisson en buisson jusqu'à une maison hospitalière où il fut reçu. Sa convalescence fut longue; le jour où il rentra dans l'Assemblée, l'émotion fut au comble… Il avait encore le bras en écharpe, il était pâle; et puis, en revoyant ses collègues, ils lui rappelaient les deux victimes qui étaient tombées avec lui, mais pour ne pas se relever… Il prononça un discours à la suite duquel il fut couvert d'applaudissements… sa dernière phrase fut oratoire, elle enleva les acclamations.

– Vengeance contre l'Autriche! s'écria-t-il avec cette puissance d'émotion qu'il avait au dernier degré… On lui répondit par un autre cri formé par cinq cents voix!..

Les fauteuils des deux autres plénipotentiaires ne furent jamais occupés; on jeta sur eux un crêpe noir, au travers duquel on voyait leurs noms entourés d'une couronne civique… Et lorsque dans quelque cérémonie on procédait à l'appel nominal, le député le plus voisin du fauteuil répondait: «Mort assassiné au congrès de Rastadt.»

28

Cette liste était depuis le 1er prairial, c'est-à-dire deux mois et demi.

29

Message qui faisait part de toutes les adresses des différents corps d'armée au Directoire.

30

La division militaire de Paris était la 17e à cette époque.

31

Une autre circonstance assez bizarre prouve l'esprit de vertige qui jamais ne quitte les partis politiques!.. Croirait-on que deux jours avant le 18 fructidor, ils avaient tellement les yeux fascinés dans le parti de Clichy, qu'ils parlaient d'organiser une police? Un nommé Dossonville, homme du métier et employé par Rovère, leur avait présenté un plan. La dépense devait s'élever à 50,000 fr., et comme ils ne voulaient pas demander cette somme aux Conseils, ils s'arrangèrent pour l'avoir par quart et par cotisation. C'était à faire pitié!

32

Voir le Moniteur; à cette époque, il était vrai.

33

C'est, au reste, un fait digne de remarque, que la profonde ignorance de la génération actuelle de l'histoire véritable de la Révolution; il y a même un côté ridicule à cette ignorance. C'est pourtant comme étude qu'il faudrait connaître cette époque.

34

Cette pièce inculpait gravement Pichegru. Elle fut trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues, ouvert en présence de Bonaparte et de Clarke, alors commissaire du Directoire près l'armée d'Italie; Clarke, d'abord chargé de surveiller le général Bonaparte, et puis se dévoilant à lui et se donnant à l'homme dont le pouvoir était évident dans l'avenir, comme il fut ensuite à la Restauration, lorsque ce même homme alla mourir à Sainte-Hélène!

35

Cette correspondance fut trouvée dans un fourgon du général Klinglin, saisi par nos troupes le 2 floréal an V; et Moreau la garda jusqu'au 24 fructidor, c'est-à-dire quatre mois et demi après. Il paraît que le Directoire croyait Moreau aussi coupable que les autres.

36

Je ne connais rien de plus étrangement ridicule que toute la conduite d'Augereau alors, si ce n'est celle des directeurs, lorsque je pense que l'on a agité la question de savoir s'il ne remplacerait pas Carnot ou Barthélemy! Augereau, qui, se trouvant à quelque temps de là à la présidence de ce même Conseil qu'il avait décimé, lorsqu'on apprit la démission de Bernadotte, et qu'on craignit un coup d'État, s'écria: «Ne vous rappelez-vous plus que je suis le même homme qu'au 18 fructidor? eh bien! je vous préviens qu'il faudra faire tomber ma tête avant de toucher à mes collègues!» Bavardage! abus des mots!

37

Ils ne s'étaient pas encore rencontrés; M. de Talleyrand était revenu d'Amérique après le départ de Bonaparte pour l'Italie.

38

Ce que, plus tard, Spurzheim a nommé habitivité; barbarisme inutile.

39

Malibran, député de l'Hérault au Conseil des Cinq-Cents; et il aimait le général Bonaparte!.. il demanda en même temps pour lui qu'on donnât le nom de faubourg d'Italie au faubourg Saint-Antoine. Cet homme, j'en suis sûre, aurait aussi mal entendu l'honneur pour lui-même; je crois que ce Malibran est le beau-père de la fameuse madame Malibran. Comme il était familier de Barras, on pensa que le Directoire, qui déjà craignait Bonaparte et le jugeait d'après lui, aurait voulu le déconsidérer dans le cas où il aurait accepté.

40

Chénier (Marie-Joseph), qui fut à tort accusé de la mort de son frère, était un homme de bonne foi, républicain dans le cœur. Il a fait une foule de beaux traits, de choses utiles qu'on ignore, parce qu'on parle de lui sans rien approfondir; mais il faut connaître Chénier, et savoir tout le bien qu'il fit et le mal qu'il empêcha. Ce fut lui qui fit décréter les écoles primaires. Aussitôt que la veuve d'un littérateur faisait entendre une parole de détresse, Chénier montait à la tribune et demandait une pension pour elle; s'occupant des arts, de la littérature, et d'une foule de choses toutes utiles à la science et au progrès. Les Clichiens ont été rigoureux pour lui, parce qu'il fut sans pitié pour les excès de la Compagnie de Jésus et de leurs acolytes plus féroces que les monstres de 93. Le Moniteur de l'époque (et celui-là est vrai) est le livre où l'opinion devrait s'instruire avant de se formuler si violemment.

41

C'est madame Germon, couturière très en vogue alors, qui répondit ce mot à une femme, et fit en effet sa robe pour le tiers du prix. Elle fut depuis couturière de madame Bonaparte.

42

Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.

43

Leibnitz avait un penchant pour la France; étant encore jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences, disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité de Arte combinatoria. Ce fut comme un jalon pour son génie; il fit plus encore, et montra ses résultats à Oldenbourg. L'autre se mit à rire, et lui dit que tout ce qu'il avait fait était l'ouvrage d'un nommé Mouton, Français (1670). Mais, plus tard, Leibnitz montre à Oldenbourg une autre propriété des nombres qu'il avait trouvée. – Bon! lui dit l'autre, cela est dans la Ligarithmotechnia de Mercator, du Holstein. Un autre se serait désespéré de cette suite de rencontres qui ressemblaient à un plagiat continuel; mais comme Leibnitz ne lisait pas, il ne pouvait être plagiaire. Il se remit avec calme au travail, et recommença ses calculs; ce fut alors qu'il trouva une série de fractions exprimant la surface du cercle, comme Mercator, son premier rival, avait trouvé la série de l'hyperbole. Huyghens, à qui Leibnitz fit voir ce beau travail, rendit hommage à la grandeur de la chose et en félicita l'auteur. – Pour cette fois, dit Leibnitz, Oldenbourg sera content! il lui envoie son travail et attend la réponse avec impatience… Oldenbourg félicita cordialement son ami sur un aussi beau chef-d'œuvre de son esprit… Mais par une fatalité inconcevable, ajoutait-il, ce même travail, ce même résultat viennent d'être opérés par un certain M. Isaac Newton de Cambridge, qui n'avait pas encore publié les nouvelles découvertes qu'il avait faites. Quel siècle que celui où de telles choses arrivent! et qu'on fut heureux d'y vivre!

Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette série du cercle quelque temps auparavant.

44

Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut l'être.

45

Depuis l'Assemblée Constituante, c'est-à-dire le moment où la séance du Jeu de Paume sépara les trois ordres, il n'y eut aucun costume pour les représentants. Les conventionnels ne portaient qu'une écharpe tricolore, et ceux qui allaient à l'armée y ajoutaient un panache aux trois couleurs. Après le 9 thermidor, quelques députés portèrent des armes, telles qu'un sabre, un poignard… Ce ne fut qu'après le 18 fructidor que les Conseils s'habillèrent, et s'enveloppèrent d'une toge comme d'un linceul. Ainsi qu'on orne les morts en Égypte et au Mexique, on parait les représentants après leur mort morale.

46

Il remplaçait un autre envoyé du grand-duc de Toscane, qui avait failli compromettre la bonne intelligence des deux pays. Le comte Carletti, ministre de Toscane en France, y était venu, à ce qu'il paraît (en l'an III), avec un plan pour faire sauver madame la duchesse d'Angoulême du Temple, où elle était encore. C'était un homme très-singulier que ce comte Carletti: étant à Florence, où il était grand-chambellan du grand-duc, il se battit en duel avec M. Windham, qui, depuis, fut si fameux dans ses querelles avec M. Pitt, et qui, toujours querelleur, à ce qu'il paraît, se battit aussi avec M. Pitt. Les Anglais rient de tout avec leur air paisible: on rit de ce duel, on plaisanta même jusque dans une caricature, où M. Windham était vis-à-vis de M. Pitt, représenté par une lame de couteau surmontée d'une tête parfaitement ressemblante (on sait que M. Pitt était fort maigre), et M. Windham disait avec la banderolle: «Je ne sais pas tirer sur une lame de couteau.»

Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.

47

Au moment où M. de Talleyrand prit le ministère des Affaires étrangères, il y avait trois régicides au Directoire, Barras, Carnot et Rewbell.

Histoire des salons de Paris. Tome 6

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