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RAMEAU

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La musique est un art si moderne, qu'un compositeur qui date d'un siècle a déjà le droit d'être classé parmi les auteurs anciens: et cette ancienneté est presque l'oubli; car les musiciens pratiques sont tellement occupés de l'exercice de leur art, que bien rarement ils poussent la curiosité et le désir des recherches jusqu'à aller feuilleter les partitions délaissées d'auteurs même les plus célèbres, se contentant de parler d'eux, sur la foi de leur renommée, et ne se faisant une idée de leur style, de leur manière, de leur talent, que par la lecture de quelques articles biographiques, souvent écrits légèrement ou empruntés par fragments à des appréciations contemporaines souvent sans grande valeur.

Il est peu d'hommes qui aient joui, pendant leur vie, d'une aussi grande renommée que Rameau: ses écrits théoriques et scientifiques occupèrent toute l'Europe, et si ses compositions théâtrales ne dépassèrent pas le seuil de la France, du moins dut-il à la supériorité des danseurs français de voir ses airs de danse transportés et applaudis sur tous les théâtres de l'étranger. Ces airs de danse avaient, du reste, une valeur réelle; c'est peut-être dans leur composition que Rameau sut imprimer le plus hautement son cachet d'originalité et de puissance rhythmique, car, dans la musique de chant, il était souvent gêné par l'exigence des paroles françaises et l'inexpérience des poëtes ses collaborateurs.

Cette réunion si rare d'une égale renommée dans la théorie et la pratique, suffirait pour assurer à Rameau une place à part dans l'histoire de l'art, quand même il n'eût pas montré dans l'une et l'autre la supériorité qu'on doit lui reconnaître. Mais quelle est la vanité de la gloire des musiciens! Aujourd'hui que de meilleurs systèmes ont prévalu, qui s'avisera jamais de lire les œuvres didactiques de Rameau? qui ira chercher, dans ses nombreux ouvrages de théâtre, les mélodies qui en ont fait le succès? Rameau était un grand homme, vous dira le premier musicien venu que vous interrogerez à son sujet: la preuve en est dans son portrait qui est gravé sur la médaille d'or que l'Institut décerne à ses lauréats: c'est l'auteur de Castor et Pollux et l'inventeur de la basse fondamentale.—Voilà ce qu'on vous répondra. Mais poussez vos investigations plus loin, demandez quelques détails sur son style, sur sa manière d'écrire, sur ce qui différencie cette manière de celle de ses prédécesseurs, on restera muet.

Et cependant, c'est une étude curieuse que celle de ces ouvrages qui attestent le génie de leurs auteurs, luttant avec énergie contre une impuissance causée par leurs mauvaises études, bravant les moyens d'exécution bornée dont ils pouvaient disposer, et néanmoins excitant l'enthousiasme de leurs contemporains. Quelle est donc la valeur de ces jugements contemporains, lorsque l'on voit madame de Sévigné contester la supériorité de Racine et prétendre que Lully était arrivé à l'apogée de son art?

Cependant, quelle que puisse être la partialité enthousiaste des contemporains, il est bon d'y avoir égard, pour ne pas être tenté de tomber dans un dédain injuste envers les objets de leur admiration. Nourris dans l'étude des chefs-d'œuvre qui ont fait oublier les productions qui les ont précédés, nous ne sommes que trop portés à regarder en pitié des essais qui nous semblent puérils et dont chaque trait était peut-être une révélation du génie: il faut nous tenir en garde contre nos habitudes musicales, et nous rappeler que presque tout ce qui devient lieu commun en musique, a d'abord été une nouveauté heureusement trouvée, qui n'a dû sa vogue, et plus tard sa banalité et son discrédit même, qu'à son succès et à sa propre valeur.

Les biographies de Rameau sont très-nombreuses: je n'aurai donc pas de faits nouveaux à révéler sur cet homme célèbre; mais, ayant étudié ses œuvres pratiques avec beaucoup de soin et de patience, peut-être serai-je assez heureux pour faire entrevoir quelques aperçus sur la révolution musicale dont il donna le signal, autant toutefois qu'il est possible de faire connaître les œuvres d'un musicien, lorsque les citations vous sont interdites et que la mémoire des lecteurs ne peut venir à votre aide.

Jean-Philippe Rameau naquit à Dijon en 1683. Son père était professeur de musique dans cette ville, et c'est de lui qu'il apprit les premiers éléments de cet art. Il avait une aptitude si prononcée, qu'à l'âge de sept ans il était déjà bon lecteur (chose fort rare à cette époque) et improvisait avec facilité sur le clavecin. Cependant, son père ne le destinait pas à suivre sa profession; c'était son frère Claude Rameau, qui depuis fut un organiste de talent, mais rien de plus, sur qui le père avait jeté les yeux pour le lancer dans la carrière des arts. Quant à Philippe, des arrangements de famille avaient décidé qu'il entrerait dans la magistrature. Aussi fut-il mis au collége des jésuites de Dijon.

Mais si Rameau devait être un jour un des hommes éminents de son siècle, il débuta par être un des plus mauvais écoliers des bons pères. Tout entier à son amour de la musique, son cahier et les marges de son rudiment et de ses dictionnaires étaient surchargées de lignes parallèles couvertes de blanches et de noires; ses devoirs étaient constamment négligés; les punitions, loin de le corriger, ne faisaient qu'exalter sa volonté de fer; bref, son indiscipline devint telle, que les bons pères prièrent la famille de Rameau de les débarrasser de cet élève impossible, et Philippe fut envoyé à ses parents sans avoir pu achever sa quatrième, sachant fort peu de latin, encore moins de grec et pas du tout de français. En revanche, son amour de la musique s'était accru en proportion de l'aversion qu'il avait éprouvée pour les études humanitaires, et à peine délivré du collége, il s'adonna avec plus d'ardeur à son art favori, allant quêter chez quelques organistes de la ville ce que l'on appelait déjà des leçons de composition, mais ce qui n'était et ne pouvait être, de la part de tels professeurs, que quelques notions d'harmonie bien imparfaites.

Cependant son ardeur pour la musique eut un temps d'arrêt: il avait dix-sept ans, et une passion plus impérieuse lui fit négliger ses études habituelles; une jeune veuve du voisinage vint occuper toutes ses pensées, et pendant près d'une année la musique fut mise de côté; mais si la jolie veuve se souciait peu que son jeune amant fût ou non habile musicien, elle tenait à ce que les billets d'amour qu'on lui adressait fussent ornés de moins de fautes d'orthographe possible: aussi fit-elle rougir Rameau de son ignorance, et si le futur écrivain ne lui dut pas d'acquérir un style bien pur, il lui eut au moins l'obligation de pouvoir désormais exprimer ses idées dans un français suffisamment correct.

Le père de Rameau, qui avait consenti à laisser son fils suivre sa vocation, fut pour le moins aussi alarmé de le voir négliger la musique pour le français, qu'il l'avait été quelques années auparavant de lui voir sacrifier le latin et le grec à la musique. Il pensa qu'un voyage en Italie étoufferait le germe amoureux de sa dangereuse passion et le ramènerait au culte de l'art qu'il négligeait. Philippe Rameau partit pour l'Italie, mais il n'alla que jusqu'à Milan; et quoique ce pays pût alors mériter à juste titre le nom de patrie des arts et surtout de la musique, Rameau en fut si peu impressionné qu'il n'y fit qu'un très-court séjour, et rien ne prouve, dans les œuvres qu'il a publiées depuis, qu'il ait tiré le moindre profit de ce qu'il put y entendre. Il n'y a jamais la moindre trace de style italien dans ses ouvrages: tout ce qu'il n'a pas inventé procède de la manière de Lully et des compositeurs qui séparèrent leurs deux époques.

A Milan, Rameau fit la connaissance d'un directeur qui recrutait des musiciens pour composer un orchestre destiné à desservir quelques villes du midi de la France, où il comptait faire une tournée. Il s'engagea comme premier violon, et c'est en cette qualité qu'il visita Marseille, Nîmes, Montpellier, etc. Mais le violon ne lui servait qu'à le faire vivre: l'orgue, cet instrument des compositeurs, était sa passion, et partout où il trouvait l'occasion de le toucher, il excitait l'admiration. Après quelques années de cette vie errante, sur laquelle on manque de détails précis, Rameau retourna à Dijon, aussi pauvre d'argent que de gloire, mais riche d'espérance et plein de foi en lui-même. Aussi refusa-t-il courageusement l'orgue de la Sainte-Chapelle qu'on lui offrait dans sa ville natale, et se décida-t-il à tenter le voyage de Paris. Il y arriva en 1717, inconnu, âgé déjà de trente-quatre ans, mais plein d'audace et d'énergie.

Un des premiers artistes qu'il entendit dans cette ville fut le célèbre organiste Marchand. A cette époque, le sceptre de la musique instrumentale appartenait aux organistes. Les leçons particulières de clavecin leur procuraient un bénéfice considérable, indépendamment de leurs appointements d'organistes. Ceux qui jouissaient de quelque renommée cumulaient les orgues de plusieurs églises ou communautés; ils se faisaient remplacer par des commis les jours ordinaires, et s'arrangeaient pour jouer un morceau ou deux dans chacune des églises où ils étaient titulaires, les jours de grande solennité. Marchand était l'organiste à la mode, il ne pouvait suffire à ses nombreuses leçons: on prétend qu'il gagnait jusqu'à 10 louis par jour, somme énorme pour le temps; mais ce qui n'est pas moins extraordinaire, c'est que cet homme, si occupé, trouvait moyen de dépenser encore plus d'argent qu'il n'en gagnait.

Rameau alla se loger près de l'église des Grands-Cordeliers, où Marchand attirait la foule chaque fois qu'il se faisait entendre. Bientôt il se fit présenter au célèbre organiste: celui-ci accueillit à merveille l'artiste provincial et pensa même pouvoir l'employer comme commis à ses orgues des Jésuites et des Pères de la Merci. Mais un jour, ayant été, par curiosité, entendre celui qu'il avait pris pour suppléant, il fut tellement surpris de la supériorité de son jeu, qu'il comprit qu'il aurait en lui un rival trop redoutable, et dès lors il employa plus d'acharnement à le desservir qu'il n'avait mis de facilité à l'accueillir. Une place d'organiste était devenue vacante à l'église de Saint-Paul; un concours fut ouvert: malheureusement Marchand fut institué juge de ce concours, et Rameau, qui concourait avec Daquin, se vit préférer ce dernier.

On comprend que ce n'est que par induction que nous pouvons aujourd'hui apprécier l'injustice de ce jugement. Mais il suffit de comparer les excellentes pièces de clavecin de Rameau aux très-faibles productions du même genre de Daquin, pour ne pas douter de l'iniquité de cette décision.

Rameau désolé, se voyant à bout de ressources à Paris, fut obligé d'accepter la place d'organiste de Saint-Etienne, à Lille. Mais à peine arrivé dans cette ville, il reçut de son frère Claude Rameau l'offre de lui succéder à l'orgue de la cathédrale de Clermont en Auvergne. Philippe Rameau n'hésita pas, et il souscrivit un engagement de plusieurs années avec l'évêque et les chanoines de Clermont. Dans cette ville éloignée du centre des arts, il employa quatre années à composer son premier traité d'harmonie et un grand nombre de cantates, de motets et de pièces d'orgue et de clavecin. Si, en général, il est avantageux de se tenir toujours au courant des productions musicales nouvelles, pour ne pas se laisser dépasser, il est aussi de puissants génies à qui la solitude et l'absence d'audition de toute espèce de musique permettent de donner un essor plus vif à leur imagination, en les préservant de toute imitation involontaire. C'est ce qui arriva pour Rameau: les premières pièces qu'il publia plus tard ont un cachet d'indépendance et d'originalité, dû peut-être à l'isolement où il se trouvait lorsqu'il les composa.

Riche de ses productions et surtout de son ouvrage théorique, qu'il espérait devoir faire une grande sensation, il jugea que le moment était venu de retourner à Paris, et de publier ses ouvrages nouveaux. Mais l'évêque et ses chanoines tenaient à leur organiste; un contrat le liait encore avec eux pour plusieurs années et son congé lui fut refusé. Rameau ne se tint pas pour battu, mais il usa de ruse. Dès le lendemain du jour où il subit le refus de son congé, il engagea la bataille contre les oreilles des chanoines. Aux mélodies nobles et élégantes qu'il avait l'habitude d'exécuter sur l'orgue, il substitua les successions d'accords les plus déchirantes, les combinaisons de jeux les plus bizarres et les plus grotesques; les chanoines soutinrent l'assaut avec courage, mais leur ennemi ne se lassa pas. On était aux approches d'une grande fête, la dignité du service divin pouvait souffrir de la continuation de cette cacophonie obstinée: le chapitre céda, l'engagement fut résilié, et Rameau obtint de jouer une dernière fois le jour de son départ, c'était celui de la grande fête qui devait attirer un nombreux auditoire: mais, cette fois, son but était atteint, il n'avait plus de motifs pour se montrer autre que lui-même, et il joua avec tant de charme et de supériorité que les chanoines comprirent, à leur grand regret, qu'ils ne remplaceraient jamais celui qui voulait se séparer d'eux.

A peine arrivé à Paris, Rameau y publia les morceaux qu'il avait composés dans la retraite: ils obtinrent un brillant succès et lui valurent des admirateurs, des élèves et la place d'organiste de l'église de Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Il publia l'année suivante son Traité d'harmonie. Cet ouvrage, qui s'éloignait complétement de la routine généralement suivie, lui valut plus de critiques que d'éloges, mais ne contribua pas peu à le faire connaître comme musicien sérieux et important.

Cependant un homme comme Rameau ne pouvait se contenter de la publication de quelques petites pièces vocales et instrumentales, déjà il rêvait le théâtre. Alors, non plus qu'aujourd'hui, il n'était facile d'arriver à l'Opéra. Piron, compatriote de Rameau, lui conseilla de s'essayer dans quelques airs de danse et morceaux de chants qu'on intercalerait dans les pièces de l'Opéra-Comique de la foire. Rameau composa donc de la musique pour plusieurs pièces de Piron: j'ignore si cette musique a jamais été gravée, mais je n'en ai jamais vu aucune trace à la Bibliothèque nationale ni à celle du Conservatoire.

Cependant ces essais de musique pratique ne faisaient pas négliger à Rameau ses études didactiques. Il publia en 1726 son Système de musique théorique, où il développait sa méthode de la basse fondamentale dont le germe existait déjà dans son Traité d'harmonie, puis en 1732 sa Dissertation sur les différentes méthodes d'accompagnement par le clavecin et l'orgue. Ces trois ouvrages l'avaient posé comme un habile théoricien, il était cité comme un des meilleurs organistes, ses compositions instrumentales avaient de grands succès, et pourtant il ne pouvait arriver au théâtre, objet de ses désirs, et bientôt il allait entrer dans sa cinquantième année.

La maison de M. de la Popelinière était, à cette époque, le rendez-vous des gens de lettres et de tous les artistes. Le financier, amateur des arts, ne pouvait manquer de protéger Rameau; celui-ci fut bientôt admis dans son intimité. M. de la Popelinière entretenait un orchestre à son service: les compositeurs trouvaient un grand avantage à faire essayer par cet orchestre les ouvrages qu'ils destinaient à la publicité; pour les habitués de ces concerts, c'était toujours une bonne fortune d'avoir la primeur de ces nouveautés; chacun, en un mot, gagnait à cette intelligente prodigalité du fermier général. Nous n'avons plus de fermiers généraux, mais nous avons eu des entrepreneurs, et nous avons encore des banquiers millionnaires. L'idée ne vient pas à un seul de protéger les arts d'une manière si intelligente et si efficace: leur protection se borne à louer, de temps en temps, une loge au théâtre, ou à prendre quelques billets au concert d'un pauvre artiste, qui souvent a payé d'avance cette mesquine libéralité, en jouant pour rien dans les salons du prétendu protecteur.

Voltaire, à qui Rameau avait été recommandé, écrivit pour lui les paroles d'un opéra de Samson, et Rameau se mit au travail avec ardeur; sa partition terminée, il ne put parvenir à faire représenter son ouvrage à l'Opéra, des scrupules religieux firent repousser ce sujet biblique. Voltaire se plaint avec amertume de cette rigueur dans sa Correspondance, d'autant qu'à la même époque on représentait à la Comédie-Italienne une arlequinade bâtie sur le même sujet, ce qui peut sembler extraordinaire.

La partition de Samson a été perdue, mais on prétend que Rameau replaça quelques-uns des morceaux qu'il avait composés pour cet ouvrage dans Dardanus et Zoroastre, opéras qu'il fit représenter plus tard.

Peut-être, après la défense de jouer Samson, Rameau se fût-il découragé complétement, sans le puissant appui de M. de la Popelinière. La première condition, pour faire un opéra, est de s'en procurer le poëme (ce que nous appelons aujourd'hui le livret); M. de la Popelinière le lui fit avoir. Sur ses instances, l'abbé Pellegrin consentit à en donner un, mais non sans avoir pris ses précautions.

C'était un singulier homme que cet abbé Pellegrin: il avait dû à la protection de madame de Maintenon, à qui il avait présenté un livre de cantiques de sa composition, de pouvoir se fixer à Paris; mais depuis près de cinquante ans qu'il l'habitait, ce séjour ne lui avait guère été profitable. Le pauvre abbé avait essayé de tout: il avait fait d'abord des poésies spirituelles,—je veux dire sacrées;—c'étaient des paroles de sainteté parodiées sur des airs d'opéras; cela se chantait dans les couvents où l'on élevait les jeunes filles, et les premiers recueils eurent assez de vogue. L'abbé Pellegrin, pour continuer à exploiter cette mine, publia: L'Imitation de Jésus-Christ, mise en cantiques sur des airs d'opéras et de vaudevilles choisis et notés; il fit ensuite une traduction des Odes d'Horace en vers français; mais voyant que tout cela ne lui rapportait plus assez, il se décida enfin à travailler pour le théâtre, et donna successivement une comédie, une tragédie, et quelques opéras; ses droits d'auteurs (ils étaient bien minimes alors) et le prix de ses messes lui procuraient à peine de quoi vivre, et l'on avait fait sur lui cette épigramme célèbre:

Le matin catholique et le soir idolâtre,

Il dîne de l'autel et soupe du théâtre.

Hélas! le pauvre abbé ne dînait pas tous les jours, et pourtant son revenu devait encore décroître. Un ou deux succès au théâtre suffirent pour donner à son nom un retentissement qui devait lui être fatal. Le cardinal de Noailles l'interdit à jamais de ses fonctions sacerdotales et l'abbé n'ayant plus de ménagements à garder, joignit à ses travaux pour la Comédie-Française et pour l'Opéra, ceux plus expéditifs et plus lucratifs de la Comédie Italienne et des théâtres forains. Malgré cela, il ne put jamais parvenir à vaincre la misère: il est vrai qu'il était très-bon, et que presque tout ce qu'il gagnait était employé à soutenir une famille nombreuse et encore moins fortunée que lui.

L'abbé Pellegrin avait près de 70 ans, quand M. de la Popelinière sollicita de lui la faveur d'un poëme d'opéra pour son protégé. Le protégé pouvait passer pour un jeune compositeur, puisqu'il n'avait encore rien fait représenter au théâtre, et n'en atteignait pas moins la cinquantaine. Sa réputation de grand organiste, de savant théoricien, n'inspiraient pas au poëte une confiance absolue; aussi exigea-t-il que le musicien lui fît un billet de 600 livres pour le garantir des chances d'une chute probable.

Rameau signa le billet et se mit à l'œuvre sur-le-champ. Le poëme de l'abbé était intitulé Hippolyte et Aricie; les personnages, moins Théramène, sont les mêmes que ceux de la tragédie de Phèdre, mais l'action est différente; la mort d'Hippolyte n'en est pas le dénouement. Tout l'appareil mythologique, de rigueur alors à l'Opéra, y est déployé avec une assez grande habileté. Jupiter descend sur la terre, Diane en fait autant, puis Thésée visite les enfers, y cause avec Pluton et avec les trois Parques, etc.; puis il y a des chœurs, des chasseurs, des matelots; tout cela était très-musical et devait offrir de grandes ressources au compositeur.

Il y eut chez M. de la Popelinière une espèce de répétition, ou plutôt d'audition préalable de l'opéra. Rameau avait habilement choisi les morceaux les moins difficiles d'exécution, et ceux qu'il croyait être le plus susceptibles de produire de l'effet en dehors de la scène. Son attente ne fut pas trompée, le succès fut immense, et, au milieu de l'enthousiasme général, on ne fut pas peu surpris de voir un petit vieillard, assez mal vêtu, s'élancer vers le musicien qui dominait de sa haute stature tous ceux qui s'empressaient autour de lui pour le féliciter: «Monsieur, dit le pauvre poëte au compositeur, quand on fait de si belle musique on n'a pas besoin de donner de garanties; voici votre billet: si l'ouvrage ne réussit pas, ce sera ma faute et non la vôtre.» Et devant tout le monde il déchira l'obligation de six cents livres. De la part de tout autre, cet hommage au génie de Rameau n'eut été qu'un procédé de bon goût; de la part de Pellegrin, si pauvre et si dénué de ressources, c'était une abnégation admirable.

Dès le lendemain l'ouvrage fut mis en répétition, mais c'est là que devaient commencer les douleurs de l'artiste.

Parmi les continuateurs de Lully, il y eut des hommes de talent, mais il n'y avait pas eu un génie créateur. Tous avaient suivi, presque pas à pas, les traces du grand musicien que l'on regardait alors comme un modèle qui ne devait jamais être surpassé: Campra, Colasse, Desmarets, de Blâmont, Mouret lui-même, quoiqu'il eût une plus grande fraîcheur d'idées que ses confrères, écrivaient pour les voix et disposaient les instruments exactement comme l'avait fait Lully quarante ans avant eux. C'était la même coupe pour les ouvertures, les récits, les scènes et les airs de danse. Les mélodies différaient, mais les habitudes de modulation, d'harmonie et d'accompagnements étaient les mêmes.

Rameau vint changer presque tout. Son récitatif était moins simple et plus surchargé de dissonances, ses airs étaient plus accusés, ses rhythmes variés et presque tous nouveaux. Aux mouvements presque toujours lents, il en substituait de vifs et d'animés, et ce qui étonnait surtout, c'était la nouveauté et l'imprévu de la modulation, la force de l'harmonie et les combinaisons de l'instrumentation. Chez Lully, comme chez ses successeurs, presque toute la partition était écrite pour les instruments à cordes et à cinq parties: les instruments à vent n'apparaissaient que pour doubler les instruments à cordes dans les tutti, et pour jouer seuls et divisés en famille de flûtes ou de hautbois, dans des ritournelles de quelques mesures seulement. Rameau abandonnant ce système, faisait faire des rentrées aux flûtes, aux hautbois, aux bassons, sans interrompre le jeu de la symphonie, donnant à chaque instrument une partie indépendante et distincte, assignant à chacun un rôle différent, faisant en un mot l'essai de ce qui s'est constamment pratiqué depuis. Avait-il étudié ce procédé en Italie, l'avait-il deviné? Ce serait un point à éclaircir. Comme ce n'est que dans quelques morceaux de l'opéra qu'il en use et que dans certains autres il conserve l'ancienne méthode, on peut se demander si ces tâtonnements étaient dictés par la timidité de l'essai d'une chose absolument nouvelle ou par la crainte que devait lui inspirer l'inhabileté des exécutants. Je pencherais plutôt pour ce dernier motif, car il est à remarquer que les innovations ne se font jour que petit à petit dans cette partition d'Hippolyte et Aricie. L'ouverture est entièrement calquée sur le modèle de celles de Lully, presque tout le prologue est aussi dans cette manière. Ce n'est qu'à la dernière scène qu'on remarque une gavotte chantée, A l'Amour rendons les armes, d'un rhythme vif, carré et précis et portant le cachet d'un style entièrement nouveau pour l'époque. Le premier acte n'offre pas non plus de grandes innovations, si ce n'est dans l'harmonie qui est plus riche et plus variée. Mais le deuxième acte, celui de l'enfer, est tout une révolution musicale. Un air de basse chanté par Thésée avec accompagnement en dessins d'arpèges dans les violons, signale une coupe toute nouvelle.

Puis les récitatifs de Pluton, les airs des furies, les chœurs de démons et enfin l'admirable trio des Parques prouvent toute la puissance du génie de Rameau. Ce trio, disposé pour trois voix d'hommes, est malheureusement devenu inexécutable. La partie supérieure est écrite pour la haute-contre et s'élève souvent dans les régions de sol, la, si, ut, . Cette voix n'existe plus, on n'arrivait à ces notes que par une émission blanche et nasale, proscrite depuis longtemps de tout système de chant raisonnable. En transposant le morceau, la partie inférieure arriverait à des notes impossibles, il faut donc se contenter de lire ce morceau, d'en exécuter les accompagnements et de se figurer l'effet des voix par l'imagination. Néanmoins, malgré l'imperfection d'un tel mode d'exécution, on sera frappé de la grandeur et de la noblesse de la ritournelle en sol mineur, exécutée par les violons, et qui devient ensuite l'accompagnement du début du trio: Quelle soudaine horreur ton destin nous inspire. Le récitatif de Pluton qui précède ce trio, Vous qui de l'avenir percez la nuit profonde, porte aussi un cachet de grandiose et de sombre majesté, digne de rivaliser avec les plus belles inspirations des maîtres de toutes les époques.—Le passage enharmonique qui accompagne les paroles, Où vas-tu, malheureux, était alors d'une hardiesse dont on se fera peut-être une idée, en apprenant que la première fois qu'on voulut l'essayer à l'orchestre de l'Opéra, les musiciens, après plus d'une heure d'efforts infructueux, durent renoncer à l'exécution, et comme Rameau insistait, le chef d'orchestre jeta son bâton sur le théâtre, déclarant qu'il ne se chargeait pas de diriger cette musique impossible. Rameau se leva lentement, et ramenant avec son pied le bâton jusqu'au pupitre du chef d'orchestre: «Monsieur, lui dit-il, n'oubliez pas qu'ici vous n'êtes que le maçon et que je suis l'architecte; c'est à moi de commander; que l'on recommence.» Et l'on recommença, mais l'exécution ne fut guère plus heureuse, et il est à croire qu'aucun contemporain de Rameau n'a jamais entendu cette belle transition exécutée d'une manière satisfaisante, car vingt-cinq ans plus tard J.-J. Rousseau écrivait que les passages enharmoniques étaient impossibles au théâtre, et que les essais qu'on en avait faits n'avaient jamais produit que d'affreuses cacophonies.

On peut penser que l'opinion des exécutants ne devait guère être favorable à une musique tellement au-dessus de leurs forces; aussi, malgré la beauté des chœurs et des autres parties de l'ouvrage, Hippolyte et Aricie n'obtint qu'un médiocre succès.

Quelques connaisseurs reconnurent cependant la supériorité de Rameau. Disons à la gloire d'un grand musicien de l'époque, de Campra, le plus habile des compositeurs depuis Lully, qu'à cette première représentation, comme quelques musiciens dénigraient hautement l'œuvre et l'auteur: «Ne vous y trompez pas, leur dit Campra, il y a plus de musique dans cet opéra que dans tous les nôtres, et cet homme-là nous éclipsera tous.»

La prédiction devait s'accomplir; mais l'opinion publique avait besoin de s'éclairer. Rameau fut si découragé de son insuccès, qu'il prit la résolution de renoncer au théâtre. «J'avais cru que mon goût plairait au public, disait-il, je vois que j'étais dans l'erreur, il est inutile de persévérer.» Fort heureusement on parvint à lui rendre le courage, et il entreprit une œuvre nouvelle; celle-ci était d'un genre tout différent. C'était un ballet intitulé les Indes galantes.

Ce que l'on appelait alors un ballet ne ressemblait nullement au genre d'ouvrage que nous nommons ainsi de nos jours. C'était un opéra où la danse tenait une assez grande place, mais où elle n'était jamais amenée que par une succession de scènes chantées. La danse existait déjà, mais non la pantomime. Ce ne fut guère que quarante ans plus tard que Noverre inventa ou introduisit en France le ballet pantomime.

En général, dans les ballets du temps de Rameau, comme les Indes galantes, les Eléments, les Grâces, etc., chaque acte formait une action séparée, mais la réunion de tous les actes se rapportait au titre générique.

Ce que l'on avait surtout reproché à Rameau, c'était la sévérité, la bizarrerie, l'excès d'originalité, l'abus des dissonances et des modulations. Il espérait prouver, dans un sujet gracieux, que son talent savait se plier à tous les genres. On lui avait fait un crime d'avoir voulu faire autrement que Lully; aussi eut-il grand soin, dans son nouvel ouvrage, d'écrire dans le style de ce maître ce que l'on appelait les scènes, c'est-à-dire la partie déclamée.

Mais il arriva le contraire de ce qu'il avait prévu: le public trouva très-monotones ces scènes où il s'était efforcé de se conformer à la manière de Lully, et il applaudit avec transport les morceaux où il s'était laissé aller à son inspiration. Ce fait nous est confirmé par la préface dont Rameau fit précéder la publication de sa nouvelle partition: «Le public ayant paru moins satisfait des scènes des Indes galantes que du reste de l'ouvrage, je n'ai pas cru devoir appeler de son jugement; et c'est pour cette raison que je ne lui présente ici que des symphonies entremêlées des airs chantants, ariettes, récitatifs mesurés, duos, trios, quatuors et chœurs, tant du prologue que des trois premières entrées, qui font en tout quatre-vingts morceaux détachés, dont j'ai formé quatre grands concerts en différents tons: les symphonies y sont même ordonnées en pièces de clavecin, et les agréments y sont conformes à ceux de mes autres pièces de clavecin, sans que cela puisse empêcher de les jouer sur d'autres instruments, puisqu'il n'y a qu'à prendre toujours les plus hautes notes pour les dessus, et les plus basses pour la basse. Ce qui s'y trouvera trop haut pour le violoncello pourra y être porté une octave plus bas. Comme on n'a point encore entendu la nouvelle entrée des sauvages, que j'ajoute ici aux trois premières, je me suis hasardé de la donner complète. Heureux si le succès répond à mes soins! Toujours occupé de la belle déclamation et du beau tour de chant qui règnent dans le récitatif du grand Lully, je tâche de l'imiter, non en copiste servile, mais en prenant, comme lui, la belle et simple nature pour modèle.»

On voit, par cette péroraison, que Rameau voulait fermer la bouche à ses antagonistes, et cet hommage publiquement rendu à Lully lui valut beaucoup de partisans. Les airs chantés, et surtout ceux consacrés à la danse, dans ce nouvel ouvrage, avaient eu beaucoup de succès: ce succès augmenta, lorsque l'on y ajouta la quatrième entrée, celle des sauvages.

Dans un de ses recueils pour clavecin, Rameau avait publié une pièce intitulée les Sauvages. Elle avait été très-remarquée et méritait de l'être. Il eut l'idée de l'intercaler dans cet acte et d'en faire l'accompagnement du duo: Forêts paisibles. Le duo fit de l'effet au théâtre; mais en fin de compte, les parties vocales n'étaient que l'accompagnement; le véritable chant était celui de l'orchestre exécutant l'air, et cette mélodie, devenue populaire, est connue de tout le monde. Ce qu'il y a de singulier, c'est que son caractère est âpre, rude et vigoureusement indiqué par les notes pointées, qui lui donnent une vigueur et une énergie très prononcées. Dans l'accompagnement du duo, en raison du sens des paroles, elle devrait prendre, au contraire, un sentiment de placidité qui semble être l'opposé de sa conception première. Dalayrac a intercalé ce thème dans l'opéra d'Azemia; mais lui aussi l'a employé comme accompagnement d'une prière des sauvages au lever du soleil, par conséquent, dans un sentiment calme; tandis qu'il aurait dû présider à quelque action énergique, et être placé comme le bel air des Scythes, par exemple, dans l'Iphigénie en Tauride de Gluck.

Les Indes galantes avaient prouvé toute la flexibilité du talent de Rameau; ce ballet avait été représenté en 1735, deux ans après Hippolyte et Aricie. Il fallut encore deux années de repos, ou plutôt de travail, avant que Rameau fît représenter un nouvel ouvrage. Mais cet opéra devait être son chef-d'œuvre: c'était Castor et Pollux, joué pour la première fois en 1747.

Jusque là, malgré la représentation des deux ouvrages précédents, le talent dramatique de Rameau avait pu, sinon être contesté, du moins mis en discussion. Le succès de Castor et Pollux ferma la bouche à ses détracteurs, et de ses partisans fit des fanatiques. Il faut dire aussi que, de tous les ouvrages de Rameau (et ils sont nombreux), c'est le seul où le sujet et les paroles soient à la hauteur de la musique. C'était un véritable chef-d'œuvre comme pièce, d'après la poétique et les exigences du genre de l'opéra, tel qu'on l'entendait alors. Les passions humaines y étaient habilement mises en jeu; l'amour, l'amitié poussés à l'héroïsme; la valeur, le désespoir, la joie s'y déployaient tour à tour; l'élément mythologique de rigueur venait prêter toute sa pompe au spectacle; d'une fête on passait à un combat, du combat à une cérémonie funèbre; puis, des Champs-Elysées on allait aux Enfers, et on ne retournait sur la terre que pour se reposer de tant d'émotions par le déploiement des sentiments les plus doux, les plus nobles et les plus généreux. Le cadre offert au musicien était immense, mais celui-ci l'avait rempli avec une merveilleuse variété de tons et de couleurs.

On remarque, au premier et au second acte, deux airs de bravoure pour haute-contre, qui donnent l'idée la plus grotesque du goût de chant qui régnait alors: mais, malgré la forme surannée des agréments, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il y a dans ces morceaux une excellente coupe, et la preuve de leur supériorité est l'adoption générale qu'en firent tous les compositeurs pendant plus de soixante ans: les grands airs à roulades de Grétry et de ses contemporains sont exactement coupés comme ceux de Castor et Pollux, et ne sont guère moins ridicules sous le rapport vocal; seulement, ils sont imités, et les premiers étaient inventés.

Dès le début du second acte, le génie de Rameau se révèle dans toute sa puissance; le chœur, Que tout gémisse! est d'une couleur et d'une expression admirables. Cette gamme en demi-tons exécutée à trois parties, en imitations, est du meilleur effet, et produit l'harmonie la plus riche et la plus pittoresque; les voix ne font entendre que quelques notes entrecoupées pendant que se poursuit le dessin d'orchestre. Certes, cette analyse incomplète ne peut donner l'idée d'une chose bien neuve; mais tout cela était tenté pour la première fois; et, d'ailleurs, il règne dans cet admirable morceau un sentiment de grandeur et de tristesse qu'on peut comprendre en l'écoutant ou en le lisant, nais qu'il serait impossible de faire apprécier autrement que par la citation même de ce chœur.

Le morceau qui s'enchaîne à ce chef-d'œuvre est un autre chef-d'œuvre; c'est le fameux air: Tristes apprêts, pâles flambeaux. Le chœur, Que tout gémisse! est en fa mineur; l'air qui suit immédiatement est en mi bémol: ces deux tons si éloignés sont reliés ensemble par trois notes des basses à l'unisson fa, la bémol, mi bémol; puis arrive la ritournelle de l'air en mi bémol. Je suis obligé de revenir sans cesse sur cette impuissance des mots à peindre les sons, et sur la crainte de rester inintelligible. Il est certain qu'on ne peut guère se douter, en lisant ce que je viens d'écrire, qu'il y ait un trait de génie dans la simplicité de cette transition. Elle était pourtant d'un effet si prodigieux, que, pendant plus d'un demi-siècle, les musiciens ne cessaient de citer le fa, la, mi de Rameau comme l'exemple de la plus grande hardiesse de modulation qu'on pût jamais tenter.

L'air: Tristes apprêts est peu mélodique; mais il offre le type de la plus noble déclamation, et je n'en sache pas de plus beau dans tout le répertoire des grands musiciens qui ont adopté cette école de déclamation, sans en excepter Gluck lui-même.

Dans l'acte de l'Enfer se trouve le chœur Brisons tous nos fers, dont le rhythme syllabique est si puissamment accentué. C'était encore une invention de Rameau. Avant lui, tous les chœurs de démons qu'on avait faits n'avaient guère d'autre expression que celle de gens en colère; la couleur infernale, si je puis m'exprimer ainsi, leur manquait complétement. Rameau sut l'imprimer à ses compositions; et il n'a pas fallu moins que les admirables chœurs de démons du second acte de l'Orphée de Gluck pour faire oublier ceux du quatrième acte de Castor et Pollux.

Mouret, l'un des plus charmants compositeurs de l'époque transitoire de Lully à Rameau, celui que ses contemporains avaient surnommé le musicien des Grâces, perdit la raison peu de temps après l'apparition de Castor et Pollux. On fut obligé de l'enfermer à Charenton, et dans ses accès de fureur il ne cessait de chanter le fameux chœur: Brisons tous nos fers. On a même prétendu que Mouret devint fou d'enthousiasme ou de jalousie après l'audition de ce chef-d'œuvre, mais rien ne me semble devoir confirmer cette assertion. Il y a une telle distance de Mouret à Rameau, que l'idée de jalousie me semble impossible, et à quelque degré que pût être porté l'enthousiasme dans la tête avignonnaise de Mouret, il n'est guère probable qu'il l'eût été au point de la lui faire perdre entièrement. Mouret avait près de cinquante-cinq ans lorsqu'il perdit successivement les places de directeur du Concert spirituel, de compositeur de la Comédie italienne et de directeur de la musique de la duchesse du Maine. Les émoluments de ces trois places composaient tout son revenu, et l'on doit supposer que la privation de toutes ces ressources fut la principale cause de l'aliénation mentale qui, l'année suivante, le conduisit au tombeau.

Le morceau le plus saillant de la scène des Champs-Elysées est le charmant air: Dans ces doux asiles. Depuis quelques années, ce morceau est exécuté, aux concerts du Conservatoire, sous le titre de: Chœur de Castor et Pollux, et il y produit un effet immense. Dans l'intérêt de la vérité et pour éviter des recherches inutiles à ceux qui voudraient rencontrer ce prétendu chœur dans la partition de Castor et Pollux, je dois raconter par quelle transformation cet air est devenu un chœur.

Je demande pardon à mes lecteurs d'être obligé de me mettre en jeu, mais il me serait difficile de faire autrement, puisque je suis l'arrangeur de ce morceau.

Auber se trouvant un soir chez moi, il y a sept ou huit ans, me citait la merveilleuse facilité de Scribe à parodier des paroles sur des mélodies que lui fournissent les compositeurs. Savez-vous, me dit-il, que c'est un grand avantage que nous avons sur les musiciens qui nous ont précédés? Eux, étaient obligés d'astreindre leur génie à traduire en musique des vers sans rhythme et mal coupés, tandis que nous, lorsqu'il nous arrive de trouver un chant qui puisse s'adapter à la situation, nous avons sur-le-champ notre poëte pour y ajuster des paroles qui suivent tous les caprices de notre coupe et de notre mesure.

—Croyez-vous donc, lui répondis-je, que ce soit une chose si nouvelle? Il y a plus de cent cinquante ans que les musiciens en agissent ainsi avec leurs librettistes, et Lully faisait parodier par Quinault des paroles sur tous ceux de ses airs de danse qui lui semblaient susceptibles d'être chantés.

—Etes-vous bien sûr de ce que vous dites-là? N'est-il pas plus probable que Lully prenait la mélodie de ses airs chantés pour en faire le thème de ses airs de danse?!

—Je ne le crois pas, mais s'il m'est impossible de vous prouver que j'ai raison, pour ce qui concerne Lully et Quinault, j'ai une autorité irrécusable pour Rameau. Voici un air charmant publié par lui en 1727 dans ses airs de clavecin, et que je retrouve en 1735, intercalé comme air de danse et comme air chanté dans Castor et Pollux. Et je me mis à lui jouer d'abord la mélodie de Rameau, puis à lui chanter avec les paroles parodiées par Gentil Bernard:

Dans ces doux asiles,

Par nous soyez couronnés,

Venez;

Aux plaisirs tranquilles,

Ces lieux charmants sont destinés.

Ce fleuve enchanté,

L'heureux Léthé,

Coule ici parmi les fleurs;

On n'y voit ni douleurs,

Ni soucis, ni langueurs,

Ni pleurs.

L'oubli n'emporte avec lui

Que les soucis et l'ennui:

Le Dieu nous laisse,

Sans cesse,

Le souvenir

Du plaisir.

Quand bien même, ajoutai-je, la date de la mélodie ne ferait pas foi, l'irrégularité de mesure, et cette succession de neuf vers masculins prouveraient que la nécessité du rhythme musical a seule pu déterminer le poëte à adopter cette coupe bizarre. Vous voyez bien que ni vous ni moi n'avons été les premiers à user de la complaisante facilité de notre poëte.

—Mais Auber avait déjà oublié le motif de notre discussion, il était tout entier au charme du morceau que je venais de lui faire entendre, et il me pria de le lui répéter. Ah! s'écria-t-il, je connais quelqu'un qui serait bien heureux d'entendre cette mélodie.

—Eh! qui donc?

—Parbleu, c'est le roi. Il raffole de vieille musique, et, à vrai dire, je crois qu'il n'aime que celle-là, et que ce n'est que par pure bonté et par politesse qu'il veut bien quelquefois me complimenter sur la mienne. Vous-même l'avez éprouvé, car ce qu'il apprécie le plus de tout ce que vous avez fait, ce sont vos arrangements de Richard et du Déserteur qu'il vous avait demandés.

—Eh bien! quelle difficulté y a-t-il à ce que j'arrange la musique de Rameau comme j'ai arrangé celle de Grétry et de Monsigny?

—Vraiment, vous m'arrangeriez cela pour mes concerts de la cour?

—Mais bien certainement.

—Et huit jours après je portais à Auber le chœur: Brisons nos fers, et l'air: Dans ces doux asiles, arrangés pour les voix et pour l'orchestre. Cela fut exécuté la semaine suivante chez Louis-Philippe, et,—je dois le dire,—à sa grande satisfaction.

Après 1848, M. Girard, qui avait été chef d'orchestre des concerts du roi et qui l'était et l'est encore de la société des concerts, eut l'idée d'y faire exécuter le morceau que j'avais arrangé. Mais il en supprima la première partie, celle qui se composait du chœur: Brisons tous nos fers, et ne conserva que l'air: Dans ces doux asiles. Dans la partition de Rameau, ce menuet était d'abord exécuté par l'orchestre, puis chanté par une voix seule: ce que j'ai ajouté est la reprise en chœur. L'orchestration n'est pas celle de Rameau, c'est celle que j'ai calquée sur la réduction au clavecin de la partition gravée, mais l'harmonie très-élégante de cette orchestration, ainsi que celle du chœur, est bien celle indiquée par la réduction.

Je n'analyserai pas ce délicieux morceau que tous les amateurs ont entendu et applaudi aux concerts du Conservatoire, mais je dois dire qu'il n'est pas le seul de l'œuvre de Rameau qui soit digne de la réhabilitation que j'ai été assez heureux pour lui procurer, et que plus d'une mélodie de cet homme célèbre peut prouver combien son génie se produisait sous les aspects les plus variés. Je ne poursuivrai pas plus loin l'examen des opéras de Rameau: cette tâche est trop ingrate. D'ailleurs ces appréciations sont sans intérêt pour ceux qui ne connaissent pas ces ouvrages et complétement inutiles pour le petit nombre de ceux qui ont eu la patiente curiosité de les compulser. Je me contenterai de compléter la liste de ses productions dramatiques.

Après Castor et Pollux, il fit successivement représenter: les Talents lyriques, 1739; Dardanus, 1739; les Fêtes de Polymnie, 1745; les intermèdes de la Princesse de Navarre, comédie, 1745; le Temple de la gloire, 1745. C'est dans cet ouvrage que la clarinette fut employée pour la première fois au théâtre. L'ouverture est fort originale et est censée représenter l'effet d'un feu d'artifice. Les Fêtes de l'Hymen et de l'Amour, 1747; Zaïs, 1748; Pygmalion, 1748; Naïs, 1749; Platée, 1749; Zoroastre, 1749; Acante et Céphise, 1751; la Guirlande, 1751; Daphnis et Eglé, 1753; Lysis et Délie, 1753; la Naissance d'Osiris, 1754; Anacréon, 1754; Zéphyr, Nélée et Myrtis, Io, le Retour d'Astrée, 1757; les Méprises de l'Amour, 1752; les Sybarites, 1760. Parmi ces ouvrages, quelques-uns ne sont que des sortes de divertissements en un acte; plusieurs renferment de charmants détails; mais on ne peut guère compter comme œuvres sérieuses que Dardanus et Zoroastre.

Cette multiplicité de petits ouvrages dénotent que l'opéra français était alors à son déclin. La guerre des Bouffons, en 1745; l'apparition du Devin du Village, presque à la même époque, avaient porté un coup mortel aux grands opéras, qu'on commençait à avoir le courage d'avouer très-ennuyeux. De là cette suite de petits opéras ballets en un acte, qui avaient au moins l'avantage d'ennuyer moins longtemps. Cependant, après la guerre des Bouffons, on fit (en 1750) une reprise de Castor et Pollux qui eut un succès immense.

Rameau mourut en 1764. Il était alors âgé de quatre-vingt-un ans. Ses derniers ouvrages n'avaient eu que de médiocres succès, et il ne travaillait plus qu'à contrecœur. Il était comblé d'honneurs et dans un état de fortune très-honorable, à laquelle n'avait sans doute pas peu contribué la parcimonie que lui ont reprochée tous ses contemporains. Il mourut, croyant, comme Lully, laisser après lui des ouvrages immortels; et cependant ses opéras lui survécurent moins que ceux de Lully n'avaient survécu à leur auteur. Les opéras de Lully se jouèrent, en effet, quatre-vingts ans après sa mort, tandis que ceux de Rameau furent complétement abandonnés, dès que les œuvres de Gluck eurent anéanti à jamais les opéras français antérieurs, au système desquels ils appartenaient cependant par plus d'un point.

Je n'ai point tenté d'apprécier Rameau comme théoricien; cela m'eût entraîné à des considérations beaucoup trop spéciales, et qui sortiraient tout à fait du cadre que je me suis tracé.

Comme compositeur, Rameau fut certainement un très-grand homme, d'un génie inventif et novateur; mais seulement au point de vue de l'art français. Il ne pourrait être comparé aux compositeurs célèbres italiens ou allemands de son époque. Mais l'ignorance musicale était si grande en France, que les œuvres, les noms même de ces grands musiciens étaient complétement ignorés. Il faut donc considérer Rameau comme ayant presque tout tiré de son propre fonds, et ne le comparer qu'aux compositeurs français qui l'avaient précédé ou à ceux qui vivaient à son époque. Sous ce point de vue, sa supériorité est immense: coupe de morceaux, disposition de parties, agencement des scènes, style dramatique, couleur locale, orchestration, combinaisons d'harmonie et de modulations, rhythmes mélodiques, tout diffère chez lui de ce qu'ont fait ses prédécesseurs.

Lully a écrit, on peut le dire, le même opéra en quinze ou vingt opéras différents; c'est toujours le même système depuis le premier jusqu'au dernier, tandis qu'il y a une variété extrême dans les ouvrages de Rameau, un grand effort d'user de moyens nouveaux et une grande recherche de la différence de style.

Nous ne connaissons que fort peu son instrumentation, ses partitions n'ayant été publiées que réduites. Il existe, au contraire, l'édition princeps imprimée des principaux ouvrages de Lully, contenant son instrumentation pour instruments à cordes, à cinq parties, assez correctement écrites, avec l'indication des endroits où apparaissaient exceptionnellement les instruments à vent. Une autre édition moins rare des opéras de Lully, et faite après sa mort, est gravée, et ne contient que la basse chiffrée, et quelques rentrées d'instruments.

La bibliothèque du Conservatoire possède une partition manuscrite de Castor et Pollux, mais ce n'est pas l'instrumentation primitive de Rameau, c'est un arrangement fait avec addition de cors et clarinettes, instruments qui n'étaient pas encore connus à l'époque où fut composé cet opéra. Cet arrangement avait été fait par Rebel et Francœur pour une des dernières reprises que l'on fit du chef-d'œuvre de Rameau. Cependant, ce qui doit rester de l'instrumentation de l'auteur peut être l'objet d'une étude assez curieuse, c'est un fouillis de parties surchargées d'ornements et de petites notes dont l'exécution devait être fort difficile et produire un assez triste effet; le travail paraît en avoir été pénible et l'ensemble manque de clarté et d'unité. On conçoit bien plus l'effet de l'instrumentation de Lully, qui semble beaucoup mieux ordonnée.

Vers le commencement de ce siècle on donna à l'Opéra quelques représentations de Castor et Pollux dont Candeille avait refait la musique, mais il avait conservé le chœur: Que tout gémisse, l'air: Tristes apprêts; le chœur: Brisons tous nos fers, et quelques airs de danse dont faisait sans doute partie le menuet: Dans ces doux asiles. Bien en avait pris à Candeille de conserver ces morceaux, car ce furent les seuls qui produisirent de l'effet et valurent quelques représentations à cette reprise, qui fut et sera sans doute la dernière de ce chef-d'œuvre, réduit à l'état d'ornement de bibliothèque et d'objet d'étude et de curiosité.

Il est cruel, en terminant une si longue notice, d'être obligé de prévoir le jugement de ses lecteurs, et de s'avouer à soi-même qu'on n'a fait qu'une chose incomplète. Je me vois pourtant réduit à cette extrémité; je sens combien peu je suis parvenu à faire partager mon admiration pour les belles choses que renferment les opéras de Rameau, et à faire comprendre les défauts qui tenaient à son éducation et à son époque. Ayant déjà, et à plusieurs reprises, invoqué comme excuse la difficulté de prouver sans pouvoir citer, il ne me reste plus qu'à solliciter l'indulgence des lecteurs dont j'ai, sans doute, fatigué la patience.

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