Читать книгу Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr - Adolphe Retté - Страница 7

II

Оглавление

On se demandera ce que faisaient dans ce complot les élèves des

Beaux-Arts.

C'est que, justement, ils étaient la cause initiale de l'émeute. Quinze jours auparavant, avait eu lieu, au Moulin Rouge, le bal annuel des Quat'-z-Arts. Comme il était d'habitude, il y avait à cette fête outre les peintres, sculpteurs, graveurs et architectes, un certain nombre d'invités: journalistes, gens de lettres, _dilettanti, _plus un fort contingent de modèles féminins et de demi-mondaines. À la fin du bal, on avait porté les modèles en triomphe dans la pose et dans le …manque de costume qu'elles ont à l'atelier.

Certains journaux, le lendemain, rendirent compte de la fête avec force épithètes louangeuses.

Sur quoi, M. le sénateur Bérenger déposa une plainte au parquet pour outrage à la morale publique. Il n'y avait pourtant là qu'une publicité très relative, s'adressant à des gens qui en avaient vu… bien d'autres.

Des poursuites furent exercées: un certain nombre d'artistes — plutôt des sculpteurs — furent frappés d'une amende, et aussi une certaine Sarah Brown, modèle qui, en sa qualité de juive, profita de l'incident pour poser les bases de sa fortune à venir.

Aussitôt condamnés, les Beaux-Arts entrèrent en ébullition. Le 4 juillet, les élèves de divers ateliers s'assemblèrent, protestèrent au nom de l'Art, et décidèrent d'aller conspuer, chez lui, le sénateur Bérenger. Le rendez-vous pour les manifestants fut fixé place de la Sorbonne.

Il y avait à cette époque — et il y a sans doute encore — faisant angle avec la place et le boulevard Saint-Michel, un café où se réunissaient pas mal d'écrivains et de révolutionnaires. Le soir même du 4, nous étions assis trois à la terrasse du café: un électricien fort coté dans son métier et assez bon orateur dans les réunions, un commis voyageur en casquettes de cyclistes — qui se croyait, à ses moments perdus, missionné pour prêcher la Sociale, — enfin, moi-même.

Quand les artistes arrivèrent, nous ne savions pas du tout de quoi il s'agissait. La place s'emplit de criailleries et de gesticulations, mais il était très évident que ces jeunes gens ne sauraient comment s'y prendre pour organiser un cortège subversif. Les bons agents, très calmes et très modérés, circulaient à travers cette foule sans rien dire; et je crois bien qu'ayant l'expérience du quartier, ils jugeaient que tout le monde se disperserait après quelques vociférations.

Mais les anarchistes étaient là pour embrouiller les choses. Nous nous informons, nous apprenons de quoi il retourne. L'instinct de désordre, qui ne demande qu'à flamber chez tous les révolutionnaires, s'allume en nous.

Je dis à l'électricien: — Il s'agit de chambard… Viens avec moi, nous allons mettre en fureur contre Bérenger ces gâcheurs de plâtre et ces badigeonneurs de toiles. Si nous parvenons à les lancer pour de bon, il en résultera de la casse, on se cognera et tout cela fera du bien à la Sociale.

L'autre m'approuve, tandis que le Gaudissart des casquettes s'esquivait sans mot dire. Nous montons sur les marches de la Sorbonne. Et de là je fais aux Beaux-Arts une harangue où je leur démontrai qu'il fallait non seulement conspuer le sénateur, mais encore envahir sa maison et n'y rien laisser d'intact. Je ne me rappelle plus les termes de cette diatribe, mais il faut croire que le démon qui me poussait soufflait des flammes irrésistibles, car, tandis que je m'essuyais le front et que l'électricien, attisant à son tour le brasier, traînait dans la boue M. Bérenger, le Sénat et le régime, une colonne d'artistes fous de rage se forma spontanément et partit au pas de course vers la rue d'Anjou qu'habitait le Père Conscrit accusé d'un excès de pudeur.

Enchantés du résultat obtenu, nous rejoignons la tête de la manifestation et, trois minutes après, la place était vide.

Cependant les gardiens de la paix, débordés, bousculés, affolés courent au téléphone et objurguent la Préfecture de leur envoyer du renfort. S'expliquèrent-ils mal? Le fait est qu'un quart d'heure plus tard, une brigade de réserve débouchait à fond de train sur la place et, sans pourparlers ni explications, tombait à bras raccourcis sur les consommateurs paisibles demeurés à la terrasse du café. Une bagarre s'ensuit. Un employé de commerce nommé Nuger est frappé à la tempe d'un porte-allumettes lancé à toute volée par un agent et meurt sur le coup…

Pendant ce temps, nous avions cassé quelques vitres chez M. Bérenger; nous nous étions un peu cognés avec la police, puis, nous dispersant, nous avions été boire des bocks, car il faisait une chaleur terrible. C'était là une de ces mille équipées comme Paris en voyait tous les quinze jours à cette époque.

Mais il y avait le cadavre de Nuger.

Le lendemain matin, la nouvelle de ce malheur enflamme Paris comme une traînée de poudre. Littéralement ce fut pareil à un coup de cloche qui réveilla tous ceux dont la haine du régime constituait une raison de vivre. Il suffit de se reporter aux journaux du temps pour vérifier que je n'exagère pas.

L'émeute éclate avec la rapidité de la foudre. Une colonne de six mille manifestants, conduite par Jean Carrère, marche sur la Chambre pour l'envahir et exiger la révocation de M. Lozé. Il s'en fallut de peu qu'elle ne réussît. Et c'est à partir de ce jour que, par les soins d'un questeur nommé Madier de Montjau, les balustrades du Palais Bourbon vers le quai ont été hérissées de pointes de fer.

Pendant ce temps, les révolutionnaires, qui avaient battu le rappel de tous leurs adhérents, tentaient, aidés par les cochers, et les terrassiers en grève, d'enlever d'assaut l'hôpital de la Charité où l'on avait transporté le corps de Nuger, dans le but de s'emparer de ce cadavre pour le promener à travers la ville.

Il y eut là quelque chose d'impulsif, sans colloques préalables ni calculs; et il est presque incompréhensible, autrement que par un accès de colère collectif, le mouvement de révolte qui se propagea de quartier en quartier.

Car, il faut le souligner, les trois quarts de Paris nous approuvaient et faisaient des voeux pour nous. Paris, qui hait — au fond — les parlementaires et ceux qui les garantissent du châtiment, sentait son coeur battre à l'unisson du nôtre.

La preuve? Tandis que nous attaquions l'hôpital, nous fûmes chargés par la garde à cheval. Or, à mesure que les municipaux avançaient au grand trot et que nous reculions devant eux en tirant des coups de revolver, — on avait pillé un armurier, rue de Rennes, — de toutes les fenêtres de la rue Jacob il pleuvait sur les casques et les chevaux des bouteilles, des briques, des pots de fleurs, des casseroles et des vases intimes.

Le 6; Charles Dupuy, président du Conseil, rassure les parlementaires pantois et croit faire un coup de maître en fermant la Bourse du travail qui, du reste, fermentait terriblement. Là- dessus, quatorze syndicats se soulèvent à leur tour et déclarent qu'ils la reprendront par la force. La ligue des patriotes annonce une réunion place de la Concorde. Les bouchers de la Villette demandent à Morès s'il est temps de jouer de la trique. Jules Guérin convoque les antisémites.

Durant ces appels à la lutte, les révolutionnaires se battaient: barricade place Saint-Germain-des-Prés, à l'orée de la rue Bonaparte, barricade rue de l'École-de-Médecine, barricade de seize omnibus et tramways renversés place Maubert, tentative d'enlèvement de la caserne du prince Eugène, etc.

Dans l'après-midi de la même journée, on songea à coordonner toutes les forces soulevées par un même dégoût du régime et l'on se réunit chez Regnard, comme je l'ai rapporté.

Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr

Подняться наверх