Читать книгу Mémoires du sergent Bourgogne - Adrien-Jean-Baptiste-François Bourgogne - Страница 10

II

Оглавление

Table des matières

L'incendie de Moscou.

Le 14 septembre, à une heure de l'après-midi, après avoir traversé une grande forêt, nous aperçûmes, de loin, une éminence. Une demi-heure après, nous y arrivâmes. Les premiers, qui étaient déjà sur le point le plus élevé, faisaient des signaux à ceux qui étaient encore en arrière, en leur criant: «Moscou! Moscou!» En effet, c'était la grande ville que l'on apercevait: c'était là où nous pensions nous reposer de nos fatigues, car nous, la Garde impériale, nous venions de faire plus de douze cents lieues sans nous reposer.

C'était par une belle journée d'été; le soleil réfléchissait sur les dômes, les clochers et les palais dorés. Plusieurs capitales que j'avais vues, telles que Paris, Berlin, Varsovie, Vienne et Madrid, n'avaient produit en moi que des sentiments ordinaires, mais ici la chose était différente: il y avait pour moi, ainsi que pour tout le monde, quelque chose de magique.

Dans ce moment, peines, dangers, fatigues, privations, tout fut oublié, pour ne plus penser qu'au plaisir d'entrer dans Moscou, y prendre des bons quartiers d'hiver, et faire des conquêtes d'un autre genre, car tel est le caractère du militaire français: du combat à l'amour, et de l'amour au combat.

Pendant que nous étions à contempler cette ville, l'ordre de se mettre en grande tenue arrive.

Ce jour-là, j'étais d'avant-garde avec quinze hommes, et on m'avait donné à garder plusieurs officiers restés prisonniers de la grande bataille de la Moskowa, dont quelques-uns parlaient français. Il se trouvait aussi, parmi eux, un pope (prêtre de la religion grecque), probablement aumônier d'un régiment, qui, aussi, parlait très bien français, mais paraissant plus triste et plus occupé que ses compagnons d'infortune. J'avais remarqué, ainsi que bien d'autres, qu'en arrivant sur la colline où nous étions, tous les prisonniers s'étaient inclinés en faisant, à plusieurs reprises, le signe de la croix. Je m'approchai du prêtre, et je lui demandai pourquoi cette manifestation: «Monsieur, me dit-il, la montagne sur laquelle nous sommes s'appelle le Mont-du-Salut, et tout bon Moscovite, à la vue de la ville sainte, doit s'incliner et se signer!»

Un instant après, nous descendions le Mont-du-Salut et, après un quart d'heure de marche, nous étions à la porte de la ville.

L'Empereur y était déjà avec son état-major. Nous fîmes halte; pendant ce temps, je remarquai que, près de la ville et sur notre gauche, il se trouvait un immense cimetière. Après un moment d'attente, le maréchal Duroc qui, depuis un instant, était entré en ville, se présenta à l'Empereur avec quelques habitants qui parlaient français. L'Empereur leur fit plusieurs questions; ensuite le maréchal dit à Sa Majesté, qu'il y avait, dans le Kremlin, une quantité d'individus armés dont la majeure partie étaient des malfaiteurs que l'on avait fait sortir des prisons, et qui tiraient des coups de fusil sur la cavalerie de Murat, qui formait l'avant-garde. Malgré plusieurs sommations, ils s'obstinaient à ne pas ouvrir les portes: «Tous ces malheureux, dit le maréchal, sont ivres, et refusent d'entendre raison,—Que l'on ouvre les portes à coups de canon! répondit l'Empereur, et que l'on en chasse tout ce qui s'y trouve!»

La chose était déjà faite, le roi Murat s'était chargé de la besogne: deux coups de canon, et toute cette canaille se dispersa dans la ville. Alors le roi Murat avait continué de la traverser, en serrant de près l'arrière-garde des Russes.

Un roulement de tous les tambours de la Garde se fait entendre, suivi du commandement de Garde à vous! C'est le signal d'entrer en ville. Il était trois heures après midi; nous faisons notre entrée en marchant en colonne serrée par pelotons, musique en tête. L'avant-garde, dont je faisais partie, était composée de trente hommes: M. Serraris, lieutenant de notre compagnie, la commandait.

À peine étions-nous dans le faubourg, que nous vîmes venir à nous plusieurs de ces misérables que l'on avait chassés du Kremlin; ils avaient tous des figures atroces, ils étaient armés de fusils, de lances et de fourches. À peine avions-nous passé au pont qui sépare le faubourg de la ville, qu'un individu, sorti de dessous le pont, s'avança au-devant du régiment: il était affublé d'une capote de peau de mouton, une ceinture de cuir lui serrait les reins, des longs cheveux gris lui tombaient sur les épaules, une barbe blanche et épaisse lui descendait jusqu'à la ceinture. Il était armé d'une fourche à trois dents, enfin tel que l'on dépeint Neptune sortant des eaux. Dans cet équipage, il marcha fièrement sur le tambour-major, faisant mine de le frapper le premier: le voyant bien équipé, galonné, il le prenait peut-être pour un général. Il lui porta un coup de sa fourche que, fort heureusement, le tambour-major évita, et, lui ayant arraché son arme meurtrière, il le prit par les épaules et, d'un grand coup de pied dans le derrière, il le fit sauter en bas du pont et rentrer dans les eaux d'où il était sorti un instant avant, mais pour ne plus reparaître, car, entraîné par le courant, on ne le voyait plus que faiblement et par intervalles; ensuite, on ne le vit plus.

Nous en vîmes venir d'autres, qui faisaient feu sur nous avec des armes chargées; il y en avait même qui n'avaient que des pierres en bois à leurs fusils. Comme ils ne blessèrent personne, l'on se contenta de leur arracher leurs armes et de les briser, et, lorsqu'ils revenaient, l'on s'en débarrassait par un grand coup de crosse de fusil dans les reins. Une partie de ces armes avaient été prises dans l'arsenal qui se trouvait au Kremlin; de là venaient les fusils avec des pierres en bois, que l'on met toujours, lorsqu'ils sont neufs et au râtelier. Nous sûmes que ces misérables avaient voulu assassiner un officier de l'état-major du roi Murat.

Après avoir passé le pont, nous continuâmes notre marche dans une grande et belle rue. Nous fûmes étonnés de ne voir personne, pas même une dame, pour écouter notre, musique qui jouait l'air La victoire est à nous! Nous ne savions à quoi attribuer cette cessation de tout bruit. Nous nous imaginions que les habitants, n'osant pas se montrer, nous regardaient par les jalousies de leurs croisées. On voyait seulement, ça et là, quelques domestiques en livrée et quelques soldats russes.

Après avoir marché environ une heure, nous nous trouvâmes près de la première enceinte du Kremlin. Mais l'on nous fit tourner brusquement à gauche, et nous entrâmes dans une rue plus belle et plus large que celle que nous venions de quitter, et qui conduit sur la place du Gouvernement. Dans un moment où la colonne était arrêtée, nous vîmes trois dames à une croisée du rez-de-chaussée.

Je me trouvais sur le trottoir et près d'une de ces dames, qui me présenta un morceau de pain aussi noir que du charbon et rempli de longue paille. Je la remerciai et, à mon tour, je lui en présentai un morceau de blanc que la cantinière de notre régiment, la mère Dubois, venait de me donner. La dame se mit à rougir et moi à rire; alors elle me toucha le bras, je ne sais pourquoi, et je continuai à marcher.

Enfin, nous arrivâmes sur la place du Gouvernement; nous nous formâmes en masse, en face du palais de Rostopchin, gouverneur de la ville, celui qui la fit incendier. Ensuite l'on nous annonça que tout le régiment était de piquet, et que personne, sous quelque prétexte que ce soit, ne devait s'absenter. Cela n'empêcha pas qu'une heure après, toute la place était couverte de tout ce que l'on peut désirer, vins de toutes espèces, liqueurs, fruits confits, et une quantité prodigieuse de pains de sucre, un peu de farine, mais pas de pain. On entrait dans les maisons qui étaient sur la place, pour demander à boire ou à manger, et comme il ne s'y trouvait personne, l'on finissait par se servir soi-même. C'est pourquoi l'on était si bien.

Nous avions établi notre poste sous la grand'porte du palais, où, à droite, se trouvait une chambre assez grande pour y contenir tous les hommes de garde, et quelques officiers russes prisonniers que l'on venait de nous conduire et que l'on avait trouvés dans la ville. Pour les premiers que nous avions, conduits jusqu'auprès de Moscou, nous les avions laissés, par ordre, à l'entrée de la ville.

Le palais du gouverneur est assez grand; sa construction est tout à fait européenne. Dans le fond de la grand'porte se trouvent deux beaux escaliers très larges, qui sont placés à droite et finissent par se réunir au premier où se trouve un grand salon avec une grande table ovale dans le milieu, ainsi qu'un tableau de grande dimension dans le fond, représentant Alexandre, empereur de Russie, à cheval. Derrière le palais se trouve une cour très vaste, entourée de bâtiments à l'usage des domestiques.

Une heure après notre arrivée, l'incendie commença: on aperçut, sur la droite, une épaisse fumée, ensuite des tourbillons de flammes, sans cependant savoir d'où cela provenait. Nous apprîmes que le feu était au bazar, qui est le quartier des marchands: «Probablement, disait-on, que ce sont des maraudeurs de l'armée qui ont mis le feu par imprudence, en entrant dans les magasins pour y chercher des vivres».

Beaucoup de personnes qui n'ont pas fait cette campagne disent que l'incendie de Moscou fut la perte de l'armée: tant qu'à moi, ainsi que beaucoup d'autres, nous avons pensé le contraire, car les Russes pouvaient fort bien ne pas incendier la ville, mais emporter ou jeter dans la Moskowa les vivres, ravager le pays à dix lieues à la ronde, chose qui n'était pas bien difficile, car une partie du pays est déserte, et, au bout de quinze jours, il aurait fallu nécessairement partir. Après l'incendie, il restait encore assez d'habitations pour loger toute l'armée, et, en supposant qu'elles fussent toutes brûlées, les caves étaient là.

À sept heures, le feu prit derrière le palais du gouverneur: aussitôt le colonel vint au poste et commanda que l'on fit partir de suite une patrouille de quinze hommes, dont je fis partie: M. Serraris vint avec nous et en prit le commandement. Nous nous mîmes en marche dans la direction du feu, mais, à peine avions-nous fait trois cents pas, que des coups de fusil, tirés sur notre droite et dans notre direction, vinrent nous saluer. Pour le moment, nous n'y fîmes pas grande attention, croyant toujours que c'étaient des soldats de l'armée qui étaient ivres. Mais, cinquante pas plus loin, de nouveaux coups se font entendre, venant d'une espèce de cul-de-sac, et dirigés contre nous.

Au même instant, un cri jeté à côté de moi m'avertit qu'un homme était blessé. Effectivement, un venait d'avoir la cuisse atteinte d'une balle, mais la blessure ne fut pas dangereuse, puisqu'elle ne l'empêcha pas de marcher. Il fut décidé que nous retournerions de suite où était le régiment; mais, à peine avions-nous tourné, que deux autres coups de fusil, tirés du premier endroit, nous firent changer de résolution. De suite il fut décidé de voir la chose de plus près: nous avançons contre la maison d'où nous croyons que l'on venait de tirer; arrivés à la porte, nous l'enfonçons, mais alors nous rencontrons neuf grands coquins armés de lances et de fusils, qui se présentent et veulent nous empêcher d'entrer.

Aussitôt, un combat s'engagea dans la cour: la partie n'était pas égale, nous étions dix-neuf contre neuf, mais, croyant qu'il s'en trouvait davantage, nous avions commencé par coucher à terre les trois premiers qui s'offrirent à nos coups. Un caporal fut atteint d'un coup de lance entre ses buffleteries et ses habits: ne se sentant pas blessé, il saisit la lance de son adversaire qui se trouvait infiniment plus fort, car le caporal n'avait qu'une main libre, étant obligé de tenir son fusil de l'autre; aussi fut-il jeté avec force contre la porte d'une cave, sans cependant avoir lâché le bois de la lance. Dans le moment, le Russe tomba blessé de deux coups de baïonnette. L'officier, avec son sabre, venait de couper le poignet à un autre, afin de lui faire lâcher sa lance, mais, comme il menaçait encore, il fut aussitôt atteint d'une balle dans le côté, qui l'envoya chez Pluton.

Pendant ce temps, je tenais, avec cinq hommes, les quatre autres qui nous restaient, car trois s'étaient sauvés, tellement serrés contre un mur, qu'ils ne pouvaient se servir de leurs lances: au premier mouvement, nous pouvions les percer de nos baïonnettes qui étaient croisées sur leurs poitrines sur lesquelles ils se frappaient à coups de poing, comme pour nous braver. Il faut dire, aussi, que ces malheureux étaient ivres d'avoir bu de l'eau-de-vie qu'on leur avait abandonnée avec profusion, de manière qu'ils étaient comme des enragés. Enfin, pour en finir, nous fûmes obligés de les mettre hors de combat.

Nous nous dépêchâmes à faire une visite dans la maison; en visitant une chambre, nous aperçûmes deux ou trois hommes qui s'étaient sauvés: en nous voyant, ils furent tellement saisis qu'ils n'eurent pas le temps de prendre leurs armes, sur lesquelles nous nous jetâmes; pendant ce temps, ils sautèrent en bas du balcon.

Comme nous n'avions trouvé que deux hommes, et qu'il y avait trois fusils, nous cherchâmes le troisième, que nous trouvâmes sous le lit, et qui vint à nous sans se faire prier et en criant: «Bojo! Bojo!» qui veut dire: «Mon Dieu! Mon Dieu!» Nous ne lui fîmes aucun mal, mais nous le réservâmes pour nous servir de guide. Il était, comme les autres, affreux et dégoûtant, forçat comme eux, et habillé de peau de mouton, avec une ceinture de cuir qui lui serrait les reins. Nous sortîmes de la maison. Lorsque nous fûmes dans la rue, nous y trouvâmes les deux forçats qui avaient sauté par la fenêtre: un était mort, ayant eu la tête brisée sur le pavé; l'autre avait les deux jambes cassées.

Nous les laissâmes comme ils étaient, et nous nous disposâmes à retourner sur la place du Gouvernement. Mais quelle fut notre surprise lorsque nous vîmes qu'il était impossible, vu les progrès qu'avait faits le feu: de la droite à la gauche, les flammes ne formaient plus qu'une voûte, sous laquelle il aurait fallu que nous passions, chose impossible, car le vent soufflait avec force, et déjà des toits s'écroulaient. Nous fûmes forcés de prendre une autre direction et de marcher du côté où les seconds coups de fusil nous étaient venus; malheureusement, nous ne pouvions nous faire comprendre de notre prisonnier, qui avait plutôt l'air d'un ours que d'un homme.

Après avoir marché deux cents pas, nous trouvâmes une rue sur notre droite; mais, avant de nous y engager, nous eûmes la curiosité de visiter la maison aux coups de fusil, qui paraissait de très belle apparence. Nous y fîmes entrer notre prisonnier, en le suivant de près; mais à peine avions-nous pris ces précautions, qu'un cri d'alarme se fit entendre, et nous vîmes plusieurs hommes se sauvant avec des torches allumées à la main; après avoir traversé une grande cour, nous vîmes que l'endroit où nous étions, et que nous avions pris pour une maison ordinaire, était un palais magnifique. Avant d'y entrer, nous y laissâmes deux hommes en sentinelle à la première porte, afin de nous prévenir, s'il arrivait que nous fussions surpris. Comme nous avions des bougies, nous en allumâmes plusieurs, et nous entrâmes: de ma vie, je n'avais vu d'habitation avec un ameublement aussi riche et aussi somptueux que celui qui s'offrit à notre vue, surtout une collection de tableaux des écoles flamande et italienne. Parmi toutes ces richesses, la chose qui attira le plus notre attention, fut une grande caisse remplie d'armes de la plus grande beauté, que nous mîmes en pièces. Je m'emparai d'une paire de pistolets d'arçon dont les étuis étaient garnis de perles et de pierres précieuses; je pris aussi un objet servant à connaître la force de la poudre (éprouvette).

Il y avait près d'une heure que nous parcourions les vastes et riches appartements d'un genre tout nouveau pour nous, qu'une détonation terrible se fit entendre: ce bruit partait d'une place au-dessous de l'endroit où nous étions. La commotion fut tellement forte, que nous crûmes que nous allions être anéantis sous les débris du palais. Nous descendîmes au plus vite et avec précaution, mais nous fûmes saisis en ne voyant plus les deux hommes que nous avions placés en faction. Nous les cherchâmes assez longtemps; enfin nous les retrouvâmes dans la rue: ils nous dirent qu'au moment de l'explosion, ils s'étaient sauvés au plus vite, croyant que toute l'habitation allait s'écrouler sur nous. Avant de partir, nous voulûmes connaître la cause de ce qui nous avait tant épouvantés; nous vîmes, dans une grande place à manger, que le plafond était tombé, qu'un grand lustre en cristal était brisé en milliers de morceaux, et tout cela venait de ce que des obus avaient été placés, à dessein, dans un grand poêle en faïence. Les Russes avaient jugé que, pour nous détruire, tous les moyens étaient bons.

Tandis que nous étions encore dans les appartements, à faire des réflexions sur des choses que nous ne comprenions pas encore, nous entendîmes crier: Au feu! C'étaient nos deux sentinelles qui venaient de s'apercevoir que le feu était au palais. Effectivement il sortait, par plusieurs endroits, une fumée épaisse, noire, et puis rougeâtre, et, en un instant, l'édifice fut tout en feu. Au bout d'un quart d'heure, le toit en tôle colorié et verni s'écroula avec un bruit effroyable et entraîna avec lui les trois quarts de l'édifice.

Après avoir fait plusieurs détours, nous entrâmes dans une rue assez large et longue, où se trouvaient, à droite et à gauche, des palais superbes. Elle devait nous conduire dans la direction d'où nous étions partis, mais le forçat qui nous servait de guide ne pouvait rien nous enseigner; il ne nous était utile que pour porter quelquefois notre blessé, car il commençait à marcher avec peine. Pendant notre marche, nous vîmes passer, près de nous, plusieurs hommes avec de longues barbes et des figures sinistres, et que la lueur des torches à incendie, qu'ils portaient à la main, rendait encore plus terribles; ignorant leurs desseins, nous les laissons passer.

Mémoires du sergent Bourgogne

Подняться наверх