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LE DOMAINE DES RAVIÈRES. — LE CHAGRIN DE CLAUDE CHARDET. UNE ABSENCE MYSTÉRIEUSE.
ОглавлениеDans tous les pays de vignobles, les vendanges sont une fête joyeuse; mais, dans quelques cantons de la France, la plantation de la vigne est presque une solennité.
Il en est du moins ainsi dans un village du Mâconnais, qui a conservé jusqu’ici l’originalité des vieux usages. Ce village, dont les quatre cents feux se groupent un peu confusément, sur le revers d’un coteau fertile, autour du clocher carré d’une vieille église romane, se nomme Uchizy. Ses habitants ont conservé la vieille tradition bourguignonne qui veut que la vigne, pour prospérer, soit plantée en grande réjouissance, au son de la musique, et qu’à chaque rangée de sarments, l’on fasse des libations destinées à fêter les vendanges futures de la plantation nouvelle.
A Uchizy, où chacun, peu ou prou, est propriétaire, ce sont les riches cultivateurs qui se piquent le plus d’observer les vieilles coutumes; aussi, lorsqu’à la fin de 1858, le père Billot, valet fermier de Claude Chardet, des Ravières, alla inviter, dans tous les quartiers d’Uchizy, les amis de son maître à venir l’aider à planter sa vigne des Glaçons le troisième jour du mois de mars, nul ne fut étonné que l’invitation fût faite à l’ancienne mode, c’est-à-dire que le père Billot se présentât chargé d’un grand broc plein d’un excellent vin de 1846, dont il versait un verre à chaque invité en trinquant avec lui.
Après une quinzaine de stations de ce genre, le père Billot n’était certainement pas gris; mais il se sentait l’estomac plus chaud, la langue mieux déliée, l’œil éclairci, et la bise d’hiver, qui lui soufflait en pleine figure une pluie fine, lui paraissait moins aigre.
Bien campé dans ses deux sabots ouatés de paille, les jambes couvertes de guêtres en toile blanche, le corps protégé par un paletot de cette même grosse toile s’entre-bâillant par devant pour montrer une blouse gros bleu, d’un neuf brillant, que dépassait un peu en dessous le pan de son habit des dimanches, il s’en alla frapper d’un air narquois chez Joseph Courot, du Pilori, le rival de son maître en fortune, qui jalousait, dit-on, la belle maison des Ravières et généralement tout ce qui faisait le bon renom de Claude Chardet.
I
JOSEPH COUROT ET LE PÈRE BILLOT.
Joseph Courot se trouva chez lui à point nommé pour recevoir l’invitation que le père Billot lui fit dans les règles; voulant y faire honneur, il cria à sa ménagère d’aller chercher à la cave une bouteille de vin mousseux de Viré, afin, dit-il, de marier le blanc au rouge dans l’estomac du père Billot. Celui-ci ne fut pas dupe de cette amabilité et ne se trompa point en jugeant qu’elle avait pour but de le faire jaser sur ce qui se passait aux Ravières; mais il ne pouvait refuser cette politesse adressée par un riche cultivateur, à lui, simple vigneron, et il s’assit dans la vaste cuisine enfumée, auprès du feu de vieilles souches, dont les lueurs bleuâtres faisaient danser des paillettes dans les assiettes en faïence peinte accotées au dressoir de noyer.
Quelques minutes après, la bouteille de Viré était placée sur la longue table entre une assiettée de noix et une pile de gaufres, et les dernières gouttes de la première santé portée pétillaient encore au fond des verres, lorsque Joseph Courot dit au maître valet de ferme:
«Est-ce que c’est pour célébrer la fin de son deuil que ton maître nous promet une si belle fête! Depuis qu’il a perdu sa fille et son gendre, les Ravières étaient bien monotones. Est-ce qu’on dansera comme de coutume après le plantage de la vigne?
— Oh! non, répondit le père Billot hochant tristement la tète. Pourtant, que mon maître eût ou non le cœur gai, il fallait planter sa vigne des Glaçons, puisque le terrain avait été défoncé, préparé, et, dès lors, il ne pouvait moins faire que d’inviter ses amis. Mais, de longtemps, le plaisir ne rentrera aux Ravières. Songez donc, maître Courot, perdre en dix jours, il y a un an, sa fille et son gendre, c’est de quoi amasser au cœur de mon maître de la peine pour longtemps, autant dire pour sa vie.
— Oui, dit Joseph Courot, car Philibert, le fils de Claude Chardet, n’est guère propre à le consoler. Il est si simple qu’il en est sot. En voilà encore un que l’instruction a hébété !
— Je ne sais point, je ne m’y connais guère, reprit le père Billot; mais, si maître Philibert Chardet s’amuse à des tas de choses qui m’étonnent, comme à piquer sur du carton des rangées de bêtes que j’écraserais sous mon sabot, à ramasser, à dessiner des herbes que je fourrerais dans le râtelier de mes animaux, il se connaît au temps mieux que le meilleur almanach, il sait soigner les bestiaux malades, et ne peut être trompé dans ses achats par aucun maquignon. Puis c’est un homme juste, bon au pauvre monde et qui commande avec douceur.
— Et cela te plaît, car Claude Chardet est dur, lui, n’est-ce pas?
— Bah! il est plus dur pour lui-même que pour ses gens gagés, le premier debout, le dernier couché, comme s’il avait son pain à gagner. C’est de la race intrépide des vieux Chiserots; la tête vive, les bras actifs, un vrai Sarrasin, quoi !»
Joseph Courot, qui entendait cet éloge avec dépit, frappa du poing sur la table.
«Un vrai Sarrasin?... Non, dit-il. Sais-tu seulement, père Billot, — car enfin ces vieilles idées commencent à se perdre, — sais-tu seulement ce que c’est qu’un vrai Sarrasin?
— Je reconnais votre chanson à son air, répliqua le père Billot d’un ton narquois. Pour être un vrai Sarrasin, à votre goût, mon maître, Claude Chardet aurait dû marier sa fille avec n’importe lequel de vos amis, avec le meilleur peut-être, et recevoir à coups de triqueles prétendants venus des autres communes. Cela se pratiquait ainsi autrefois; mais les modes changent. Qu’y faire?
— Je dis et je prétends que si ton maître s’en était tenu aux vieilles coutumes, il serait plus heureux qu’il n’est, et sa. maison autrement gaie. S’il n’avait pas eu la vanité de faire élever son fils Philibert au collège, et sa fille Marie en pension, à Mâcon, tous les deux se seraient mariés à Uchizy. Philibert aurait été un bon propriétaire de campagne, comme moi; et, si la destinée était que Marie mourût jeune, au moins les enfants qu’elle a laissés seraient restés avec leur grand-père pour le consoler. Au lieu de cela, Alice et Paul sont demeurés chez leur oncle Thonnins, qui, paraît-il, est un docteur, un gros monsieur à Lyon. Il fera de la petite une vraie demoiselle, et de Paul un citadin; et, quand les enfants viendront en visite ici, peut-être bien seront-ils vexés de trouver leur grand-père si paysan... Enfin Claude Chardet a voulu tout cela... Encore un coup, père Billot!
— Ce sera le dernier, dit en se levant le maître valet, et nous allons le boire à la prospérité de votre maison et au bonheur de mon maître. Je ne puis pas vous répliquer sur tout ce que vous avez dit. Je suis plus habile aux coups de pioche qu’aux coups de langue; m’est avis pourtant que je porte cette santé-là d’un meilleur cœur que vous.
— Qu’entends-tu par là ?» demanda Joseph Courot qui craignit d’avoir trop exprimé ses sentiments secrets devant ce fidèle serviteur des Ravières.
Le maître valet ne lui répondit que par un sourire un peu ironique. Reprenant son broc presque vide, il salua la compagnie et s’achemina vers la maison de son maître, en se disant qu’il avait, lui, plus de chance qu’un riche d’avoir de vrais amis, vu qu’il ne possédait rien qui pût lui susciter des envieux.
Le 3 mars suivant, dès le grand matin, la maison des Ravières présentait un spectacle animé. Les invités y arrivaient par groupes, en costume de travail, l’outil sur l’épaule, et franchissaient, en causant entre eux, la haute porte de la cour, dont le fronton, couvert d’un tuilage, portait, sculpté dans sa pierre, le chiffre 1797, date de sa construction.
Tous les bâtiments qui entouraient cette vaste cour n’étaient pas de cette époque. La maison des maîtres valets, avec son escalier de pierre extérieur montant au premier et unique étage, ses piliers de bois rejoignant le toit en auvent par un Y gracieux, sa porte basse ornée de clous et ses fenêtres à petites vitres verdâtres, était de ce temps-là, ainsi que le pigeonnier en tourelle dont le pied plongeait dans la mare où se déversaient les eaux des étables voisines; mais la maison du maître, qui séparait cette cour du jardin, était tellement neuve qu’elle n’était pas encore terminée.
Le perron en fer à cheval et à sept doubles marches de pierre rose attendait sa rampe de fer; les fenêtres étaient sans rideaux ni persiennes.
Claude Chardet avait fait bâtir cette maison pour y recevoir dignement sa fille et son gendre dont il était fier à bon droit. M. Paul Thonnins était l’ingénieur civil le plus en renom de tout le Lyonnais. Mais, ce jeune couple étant mort presque simultanément d’une angine, le pauvre père avait arrêté les travaux, et, depuis un an, la construction attendait qu’on rabotât les planchers et qu’on tapissât les murs. Dans ses chambres désertes, les meubles déjà achetés gisaient dans leurs cadres d’emballage rembourrés de foin.
Le rez-de-chaussée seul était occupé par le ménage sans enfants de Philibert Chardet, qui vivait avec son père. La femme de Philibert avait pour Claude Chardet des soins filiaux; mais le chef de famille éprouvait une telle répugnance à hanter ce qu’on appelait le logis neuf que tous les repas se prenaient au logis vieux, où il habitait lui-même.
C’était un bâtiment analogue d’aspect à celui des maîtres valets et qui lui faisait symétrie au côté gauche de la cour.
Ce fut dans la chambre basse du logis vieux que les invités trouvèrent prêt le déjeuner du matin. La table était dressée au milieu de cette pièce un peu sombre, entourée de buffets, et de ces grandes armoires de vieille menuiserie à dessins prismatiques appelées à Uchizy des cabinets. Un feu clair pétillait dans la haute cheminée à lambrequin de drap vert passementé de galons bruns. Bien que le repas dût être sommaire, Mme Philibert Chardet, aidée de deux servantes, couvrait encore de plats fumants et de mets froids la longue table, lorsque les pas des invités retentirent sur le dallage en larges pierres de la salle. Elle salua et installa tout le monde, et s’esquiva ensuite pour aller chercher dans la chambre haute son beau-père, qui, contre son habitude en circonstances analogues, était en retard pour recevoir ses convives. Quant à son mari, lui non plus n’avait pas encore paru; mais le fait ne tirait pas à conséquence, les distractions de Philibert Chardet étant connues de tout Uchizy, au point d’y être passées en proverbe.
Catherine appela par deux fois son beau-père, en gravissant l’escalier extérieur par lequel on montait au premier étage. Surprise de n’en recevoir aucune réponse, au moment où, des marches supérieures, son regard se trouva à la hauteur de la fenêtre, elle aperçut Claude Chardet en contemplation devant un cadre appendu au mur et contenant quatre petites photographies. Elle le voyait de profil, et elle fut saisie de pitié en distinguant sur sa joue un sillon qu’y traçaient des larmes.
Il était là, debout, interrompu évidemment dans ses soins de toilette par une émotion qui les lui avait fait oublier, car il était à demi habillé, et ses mains crispées froissaient sa veste de travail, sa tête grisonnante était secouée par les sanglots mal contenus qui soulevaient sa poitrine robuste.
Cette faiblesse était si inattendue de la part d’un homme qui se maîtrisait toujours et qui imposait à tout le monde par sa rude autorité, que sa belle-fille attendit un moment avant d’oser entrer; timide comme elle l’était, elle ne sut dire à Claude Chardet en l’abordant que ces paroles banales:
«On vous attend, mon père; est-ce que vous seriez malade?»
Le maître des Ravières tressaillit, passa le revers de sa main sur ses yeux; puis, voyant sur la douce physionomie de sa belle-fille le vif sentiment de sympathie qu’elle n’avait pas su exprimer dans ses paroles, il lui répondit:
«Malade?... Oui, je suis malade, ma pauvre Catherine, et je ne guérirai point, car voilà ma maladie, — et il lui montrait les portraits de M. et Mme Thonnins et de leurs deux enfants. — Je la porte toujours avec moi; mais il y a des jours où elle surmonte mon courage. A quoi bon amender nos terres, accroître nos profits, épargner nos gains? Pour qui travaillions-nous ici autrefois, si ce n’était point pour ceux-là ? Toi aussi, Catherine, tu étais d’un même cœur avec moi. Tu les aimais, ces chers petits, comme tu aurais aimé tes enfants, si tu en avais eu.
— Vous voulez dire que je les aime, que nous les aimons, répondit Catherine; si nous avons perdu ma pauvre Marie et mon pauvre beau-frère, les enfants nous restent.
— Pas à nous, pas à nous, s’écria Claude Chardet en hochant tristement la tête; quand je vais les voir à Lyon, ils m’embrassent et me caressent parce qu’on leur dit: «C’est le grand-père.» Mais je ne sais de quoi leur parler qui les intéresse. Plus ils grandiront, plus ils seront éloignés de nous, et voilà l’idée qui me ronge. Tout à l’heure, en songeant à cette vigne que je vais replanter, je me suis dit que plus tard ces enfants la vendront peut-être pour s’en faire des rentes, et cela m’a gonflé le cœur. Est-ce qu’ils pourront jamais savoir combien la terre est chère à ceux qui la cultivent? Est-ce que, dans leurs beaux appartements, ils apprendront à aimer ce vieux domaine des Ravières où tous les Chardet sont nés, ont vécu et sont morts, du plus loin qu’on se souvienne?...
— Mais ils doivent venir à toutes les vacances, insinua la bonne Catherine. Il faut bien que ces enfants-là fassent leur éducation.
— Ah! que ne la font-ils ici! s’écria Claude Chardet. Qu’a-t-on besoin de tant savoir pour être heureux? Je ferais de Paul un vigneron comme moi; tu formerais Alice à tenir un ménage; je n’aurais pas tant d’ambition pour eux que j’en ai eu pour Philibert et Marie... Mais ce sont là des idées de campagnard, comme dirait le docteur Thonnins qui a gardé ces deux enfants-là. Et pourtant il n’est que leur oncle, lui! Et, quand Paul et Alice sortiront de leurs pensions, ils s’ennuieront ici et ne voudront vivre qu’à la ville... Allons, n’y pensons plus, travaillons seulement à les rendre riches, puisque c’est la seule chose qu’on nous permette de faire pour eux.
— Oui, et habillez-vous vite, mon père, car tout votre monde est arrivé.»
L’entrée tardive de Claude Chardet dans la salle basse fut saluée par des plaisanteries joviales, auxquelles il répondit sur le même ton, tant il avait d’empire sur lui-même. Il fit les honneurs de sa table avec cordialité, et nul plus que lui ne se serait inquiété de l’absence de Philibert, si, au moment où les convives, dûment lestés, débouchèrent dans la cour, Claude Chardet ne se fût mis à gronder son maître valet occupé à disposer sur une charrette attelée les paquets de sarments mouillés, qu’il retirait un à un des cuves en bois dans lesquelles ils avaient trempé par un bout en attendant le jour de la plantation.
«On fait tout de travers ici, dit le maître des Ravières, et il ne sert de rien que je commande.
— Tout est pourtant comme vous le souhaitiez, not’ maître, répondit le père Billot. Le quartaut de vin à boire est chargé ; voici sur le devant un panier de verres et l’autre panier contenant la collation de midi. On n’aura pas froid à la manger là haut en plein air; le soleil n’est pas bien chaud, mais il fait joli tout de même. Et voici tous les paquets de sarments en état.
— C’est bon, bavard, mais quel cheval as-tu attelé ? Je t’avais dit de prendre Noiraud.
— Ah! Quant à Noiraud, reprit le maître valet, s’il court encore depuis qu’il est parti, il doit être loin. Maître Philibert l’a attelé au char à bancs, il y a de ça une demi-heure.
— A propos de quoi? Qu’est-ce que c’est que cette lubie? s’écria Claude Chardet en colère, pendant que ses invités se disaient entre eux que c’était l’habitude de maître Philibert d’éviter les occasions de se trouver en compagnie, d’où quelques-uns tiraient contre lui une accusation de fierté, et d’autres une preuve de sauvagerie.
— Ma foi, not’ maître, il ne m’a rien dit, sinon de verser un verre de vin chez nous à un homme qui est venu, et cela pour ne déranger personne au logis. Maîtresse Chardet était occupée du déjeuner, et ses deux servantes aussi. Cet homme avait une casquette noire avec quelque chose d’écrit, de brodé dessus. Il a donné à maître Philibert un papier bleu, et maître Philibert lui a signé un autre petit papier. Sur quoi il n’a fait qu’un saut à l’écurie, et fouette Noiraud! il s’en est allé sans davantage desserrer les dents.
— C’est une dépêche que le piéton du télégraphe lui aura apportée de Tournus, dit Joseph Courot.
— Oui, grommela Claude Chardet à l’oreille de sa belle-fille, ce sera quelqu’un de ces savants, avec lesquels il est en correspondance pour leur parler des araignées et des hannetons, qui lui aura envoyé cette dépêche. Ces gens-là ne savent à quoi dépenser leur temps et leur argent. Allons! ne prêtons point à rire des manies de ce pauvre Philibert; mais j’enrage contre lui, et il le saura bien ce soir.»
Ce fut dans ces dispositions que le maître des Ravières monta la colline des Glaçons pour aller à sa vigne. S’il ferma l’oreille aux propos de ses compagnons qui s’égayaient aux dépens de son fils, il pesta bien à part lui contre l’invention du télégraphe, sans se douter que cette dépêche, contre laquelle il maugréait, avait une bien autre importance pour sa famille et son avenir que celle qu’il lui assignait.