Читать книгу Les cinq sous d'Isaac Laquedem, le Juif errant - Aimé Giron - Страница 5
LA RUE DU CALVAIRE.
ОглавлениеUN tumulte inaccoutumé régnait dans la cité de Jérusalem. Piétinements de chevaux, rumeurs de voix, éclats de rire, pas précipités montaient de toutes les places et de toutes les rues.
On conduisait Jésus de Nazareth au Calvaire où il allait être crucifié entre deux larrons. Jésus se disait le roi des Juifs et le fils de Dieu, ce qui déplaisait fort aux docteurs de la Synagogue et aux pharisiens du Grand Sanhédrin, ce tribunal suprême de la Judée.
Ponce Pilate, gouverneur de la province, s’était lavé les mains dans une aiguière d’or en présence du peuple, et avait enfin crié à la foule menaçante: «Je vous le livre!»
Les Juifs poussèrent un hourra de satisfaction et applaudirent.
C’est pourquoi, chargé d’une lourde croix, Jésus était sorti de la cour du prétoire et marchait, écrasé et trébuchant, pour se rendre au Golgotha, le plus haut sommet du Calvaire. Le Calvaire, situé hors des murs d’enceinte de Jérusalem, servait de lieu de supplice pour les esclaves criminels et pour les méprisables Samaritains.
Jésus avait l’air d’un bûcheron ployant sous son fardeau de bois. C’était, en effet, le bûcheron divin portant sur ses épaules les péchés du monde.
La populace l’entraîna le long de la rue qui passait sous le mont Moriah où resplendissait le riche et magnifique temple. C’est là que le Christ, harassé de fatigue et de brutalités, tomba pour la première fois. Mais il se releva bientôt sous les coups de pied, les injures, et atteignit les épaisses murailles aveugles de la tour Antonia.
Du haut de la plate-forme quelques soldats, accoudés sur le parapet du chemin de ronde, regardaient avec curiosité houler et avancer le cortège de ce pauvre fou de Nazaréen.
Jésus était vêtu d’une robe blanche sur laquelle on avait jeté un manteau écarlate. Autour de sa ceinture, se nouaient les cordes dont s’aidaient les bourreaux pour le tirer dans sa marche ou pour le remettre sur pieds dans ses chutes.
Les bourreaux, trapus, massifs, féroces, aux cheveux crépus et noirs, étaient des esclaves égyptiens payés pour exécuter, à Jérusalem, les sentences de mort.
Les fantassins romains armés de la lance et les officiers de Pilate, cuirassés et casqués, l’épée à la main l’accompagnaient. Vingt-huit pharisiens à cheval caracolaient autour. Les hérauts du gouverneur ouvraient le défilé, sonnant de la trompette à tous les coins de rue.
La populace— faiseurs de filets, fabricants de sandales, fileurs de lin — allait, venait, se pressait à la suite comme une fourmilière. Sur le parcours, les potiers à leur roue envoyaient à Jésus des tessons d’argile; les esclaves, qui tournaient la meule des moulins, s’arrêtaient pour l’accabler d’insultes et quelques-méchants petits polissons de Jérusalem lui crachaient à la figure et lançaient de la boue sur ses vêtements.
Derrière la victime, les échelles, les clous, les cordes, l’écriteau étaient portés par des enfants et des habitants d’Ophel, ce quartier où Jésus avait prodigué tant de bienfaits. A mesure que le cortège défilait — du haut des terrasses, des jours de chaque maison, où les femmes se groupaient pour ne rien perdre de ce spectacle, pleuvaient les moqueries. Qu’avaient-elles donc fait ce jour-là de leur cœur, les malheureuses?
On était lentement et difficilement parvenu au centre d’un carrefour. C’est là qu’aboutissaient la rue qui part de la porte Judiciaire, celle qui monte de la porte d’Ephraïm et celle qui descend du Golgotha. En cet endroit, on força Simon le Cyrénéen à se charger d’une part de l’énorme croix. Puis, la foule se remit en marche pour gravir la rue accidentée et pénible du Calvaire.
Le Christ n’en pouvait plus. Son visage saignait meurtri et son front empourpré sous la couronne d’épine; le sang collait ses cheveux et ruisselait le long de sa barbe; ses vêtements traînaient souillés de fange.
Alors, une sainte femme, Véronique, prise de compassion, malgré les menaces et les railleries des bourreaux, s’agenouilla pour lui essuyer la face avec un scapulaire de laine blanche.
Jésus essaya de continuer sa route, mais retomba épuisé au milieu de cette rue escarpée.
En cet endroit, s’élevait une petite maison blanche, basse et carrée. Elle était bénie de Dieu, car un figuier l’ombrageait. Contre ses murs grimpait un beau cep de vigne, et, sur sa terrasse, nichait un ménage de cigognes. On montait de la chaussée à sa porte par quelques degrés. A côté du seuil, contre la paroi, s’étendait un banc de pierre.
Cette maison appartenait à Isaac Laquédem, de la tribu de Lévi. Isaac était le cordonnier des publicains, des pêcheurs de la mer de Tibériade, des gens misérables de la vallée d’Ophel, des vendeurs de fruits et d’herbes de Sichem en Samarie, — de la plus pauvre clientèle galiléenne, en un mot.
Isaac, robuste Juif de quarante-cinq ans, marié et père de famille, vivotait de son métier. Ce jour-là, il avait appliqué les lèvres, plus que de raison et souvent, à son outre de vin du Carmel.
En entendant la rumeur qui escaladait le mont Acra comme une marée en colère, il avait quitté sa besogne un instant. Assis sur le banc de sa porte recouvert par une natte de jonc, il regardait les flots du peuple battre déjà la dernière marche de sa rampe. Se levant pour mieux voir, se rasseyant pour rire mieux, il vociférait en homme ivre quand la multitude inonda tout à fait le pavé devant sa demeure.
Ce fut là que Jésus, incapable d’aller plus loin, se laissa choir une seconde fois. Il tourna alors douloureusement les yeux vers Isaac Laquédem, et, d’une voix brisée et suppliante:
«Isaac, dit-il, prête-moi, quelques minutes, le coin de ton banc afin que je puisse me reposer. Je n’ai plus de forces; je souffre... et me sens mourir.»
Le Juif se dressa en éclatant de rire.
«Par pitié, Isaac! Et mon père te donnera, pour l’éternité, un trône dans les palais de son royaume, le Paradis.
— Marche! marche donc, car tu me fais affront,», répondit brutalement le cordonnier de la rue du Calvaire.
Jésus le considéra avec tristesse, et comme Isaac vociférait de plus belle en lui montrant le poing:
«Tu marcheras toi-même, exclama-t-il sévèrement en étendant un doigt vers le Juif, jusqu’à la fin des siècles.»
Et le Christ, tiré par les cordes des bourreaux, continua à suivre la voie douloureuse, le front penché vers la terre. Il franchit bientôt une arcade voûtée, porte ouverte dans les murailles de Jérusalem. Là, se terminait la ville; là, commençait la montée du Calvaire.
Et les trompettes sonnaient toujours, lugubrement, par intervalles.
Isaac Laquédem se trouva seul, cloué sur son banc par la parole et le doigt du Christ. Il semblait qu’un coup de foudre invisible fût tombé du ciel sur son cœur. Personne. La foule avait suivi la foule. Elle couvrait déjà, comme un innombrable troupeau de moutons du pays de Chanaan, les sommets nus et brûlés du Golgotha.
Isaac restait toujours immobile, sentant peser sur lui la terrible malédiction. Soudain, le soleil s’empourpra d’un rouge sombre, l’air s’obscurcit, la terre trembla et la populace, épouvantée, redescendit en courant les pentes du Calvaire. Il était trois heures.
Isaac Laquédem sortit alors de sa stupeur et releva son front livide. Devant lui, debout sur le pas de sa porte, se tenait un messager étranger serré dans un vêtement moiré d’écaillés d’azur et d’or, avec une épée flamboyante hors du fourreau.
«C’est toi, le Juif errant? interrogea-t-il.
— Non. Je suis Isaac Laquédem.
— Tu seras désormais Isaac Laquédem le Juif errant jusqu’à la fin des siècles. Marche!»
Par Jéhovah! c’était la sentence du Nazaréen. Isaac reconnut alors dans ce messager, aux ailes reployées, le protecteur du peuple hébreu, l’archange saint Michel.
«Par pitié ! laisse-moi... implora à son tour l’Israélite.
— Marche! Prends la chaussure et ceins la ceinture du voyageur; embrasse ta femme, dis adieu à tes enfants. Je t’attends.»
Isaac Laquédem, terrifié, rentra dans sa maison.
Sa femme, assise sur un escabeau de cèdre, filait à sa quenouille une toison de laine de Joppé. L’aîné de ses fils dans un coin tressait des nasses de pêche comme il l’avait appris, jadis, de l’apôtre Pierre, sur les bords du lac de Génésareth; le plus jeune montait une fronde de lin pour lancer les cailloux du Cédron aux colombes qui perchaient, par milliers, sur les broches d’or au faîte du temple.
«Femme, je dois partir ce soir. Sers-moi à boire et à manger. Mon voyage sera long au pays des Gentils.
— Père, reviendras-tu pour le sabbat?
— Ni pour le sabbat ni pour la pâque.»
Il mangea, taciturne, quelques figues et quelques dattes servies sur un plat d’argile peinte, et but une coupe de l’eau puisée dans sa citerne. Puis, serrant sa tunique d’une ceinture de cuir à pochette et jetant par dessus un manteau en poil de chameau; chaussant des sandales aux courroies neuves; coiffant son bonnet en peau de gazelle et prenant, derrière la porte, un bâton épais et dur, haut comme le bâton des patriarches dans les plaines de Membré, il considéra un moment ses deux enfants. Ses mains tremblaient aux émotions de son cœur.
Isaac n’osait partir avant la nuit; mais la nuit descendait plus prompte et plus ténébreuse aujourd’hui. La lampe de cuivre à quatre becs était déjà allumée. Elle projetait, jusqu’aux solives contre la muraille blanche, l’ombre gigantesque d’Isaac. Isaac aperçut ce fantôme formidable. Il fit un mouvement de terreur et, d’un souffle brutal, éteignit sur la lampe les mèches en moelle de sureau.
«Adieu, dit-il brusquement à sa femme effrayée!
— Au revoir, Isaac! Pourtant, où vas-tu donc?
— Demande-le au vent d’Arabie. Adieu!»
Il se pencha vers ses fils qui attachaient sur leur père des regards incertains. Il les embrassa au front et silencieusement l’un après l’autre. Ses yeux étaient devenus farouches, mais restaient secs. Plus de larmes dans le cœur du Juif; le Christ, d’un mot, en avait tari la source.
«Père! murmurèrent enfin les deux enfants inquiets.
— Isaac! supplia la mère.
— Que le Messie, Jésus crucifié sur le Golgotha, soit avec vous!
— Le Nazaréen?.... Il a perdu la raison.»
Isaac avait ouvert, puis refermé avec soin la porte de la maisonnette, et sa robuste main la maintenait immobile derrière lui.
L’archange saint Michel attendait en effet.
«Isaac, le char de David au timon et aux roues d’or brille dans le firmament de la nuit. Pars avec cinq deniers éternels dans ta ceinture, et marche. Marche encore! marche toujours!»
L’archange disparut. Le Juif descendit pesamment les marches de son escalier, qu’il ne devait plus remonter. Il faut qu’il aille maintenant devant lui, irrémissiblement devant lui, sans pouvoir jamais revenir en arrière.
Isaac Laquédem fit quelques pas et se retourna pour voir une dernière fois son heureuse et petite demeure de la rue du Calvaire. Il remarqua que les cigognes blanches du nid sur la terrasse — na-sida, les pieuses, comme les appellent les Hébreux — allaient partir comme lui. Le printemps s’annonçait dans les cimes du Liban et les branches de leurs vieux cèdres; peut-être Dieu ordonnait-il aux oiseaux bénis de fuir la maison maudite. Le cep de vigne mourra sans doute aussi, et le figuier se desséchera.
Isaac regarda les deux oiseaux, entourés de leurs petits, étaler les pennes noires de leurs ailes, allonger vers le ciel leur bec rouge et vers la terre leurs pattes rouges, puis s’envoler.
«Elles partent avec leurs enfants, elles!» gronda lugubrement le Juif.
Ce disant, il descendit, tête baissée, la rue obscure et déserte du Calvaire. Jérusalem avait peur, ce soir, et chaque bruit des semelles de bois d’Isaac retentissait sur les dalles comme un sinistre battement du cœur de la cité déicide.
Il marche... Il traverse hâtivement la ville dont chaque lumière lui semble l’œil flamboyant du Christ le condamnant à errer.
Il marche... Il franchit la porte Dorée à double baie qui ouvrait ses vantaux d’olivier sur le portique oriental du temple.
Il marche... Sous les remparts, entre les murailles et le chemin de Béthanie quelques caravanes, avec leurs chameaux aux clochettes résonnantes, apportant du nard, des aromates, de l’encens et des tapis roulés, dressaient leurs tentes.
Il marche... et passe le Cédron dont les eaux, en cette saison, ont les teintes du sang qui trempait le visage de Jésus.
Il marche... Il traverse le ravin de la vallée de Josaphat dans laquelle il ne lui sera permis de se reposer qu’au dernier jugement; il s’éloigne par la grotte amère de Gethsémani.
Il marche... Il atteint le haut du mont des Oliviers en frissonnant; car, dans chaque rameau, il croyait revoir aussi le doigt du Christ étendu vers lui.
Il se retourna pour jeter un suprême regard sur Jérusalem... Sa Jérusalem! Les murailles et les tours grises des remparts se déployaient, là-bas, le long des crêtes solitaires. Quelques rares sycomores, quelques palmiers dispersés flottaient à l’angle des terrasses comme de funèbres panaches. Dans cet océan de maisons, hélas! il est par là une vague blanche qui fut sa demeure... Adieu!
Marche!... Il laisse derrière lui maintenant les pâles oliviers, les noirs caroubiers, les térébinthes à l’odeur de résine, les figuiers aux feuilles cotonneuses et aux fruits jaunâtres du fertile pays de Juda. Un vautour en retard vole dans les nuées et le devance.
Il marche encore... Au loin, la mer Morte aux flots azurés; mais le ciel est obscur à cette heure comme l’intérieur d’un sépulcre. Plus loin encore, la chaîne — si bleue au soleil — des montagnes de Moab, a disparu sous la brume sombre comme sous un voile de veuve.
Il marche toujours...
Soudain, les cigognes de sa terrasse passent au-dessus de sa tête en claquant du bec. Il écoute. Il entend:
«C’est Isaac Laquédem, le Juif errant!» disent-elles.
Il se hâte...
Derrière lui, le vent d’Arabie souffle sur le mont de Gethsémani et crie lamentablement au ciel:
«C’est Isaac Laquédem, le Juif errant!»
Il fuit...
Les oliviers centenaires, entrechoquant leurs rameaux, répètent sourdement à la terre sous leurs racines:
«C’est Isaac Laquédem, le Juif errant!»
Isaac, doublant le pas pour échapper à ces dénonciations de la nature entière, sentit passer un frisson d’épouvante dans la moelle de ses os. Et il marchait, marchait, marchait...
Dans les lointains ténébreux de la nuit où peut-être avait erré jadis l’ombre maudite de Caïn le fratricide, ombre maudite à son tour, il s’enfonça, s’effaça, disparut.