Читать книгу Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке - Альбер Камю, Albert Camus, René Char - Страница 3
Le Minotaure ou La Halte D’Oran
La Rue
ОглавлениеJ’ai souvent entendu des Oranais se plaindre de leur ville: «Il n’y a pas de milieu intéressant.» Eh! parbleu, vous ne le voudriez pas. Quelques bons esprits ont essayé d’acclimater dans ce désert les mœurs d’un autre monde, fidèles à ce principe qu’on ne saurait bien servir l’art ou les idées sans se mettre à plusieurs. Le résultat est tel que les seuls milieux instructifs restent ceux des joueurs de poker, des amateurs de boxe, des boulomanes[3] et des sociétés régionales. Là, du moins, règne le naturel. Après tout, il existe une certaine grandeur qui ne prête pas à l’élévation. Elle est inféconde par état. Et ceux qui désirent la trouver, ils laissent les «milieux» pour descendre dans la rue.
Les rues d’Oran sont vouées à la poussière, aux cailloux et à la chaleur. S’il y pleut, c’est le déluge et une mer de boue. Mais pluie ou soleil, les boutiques ont le même air extravagant et absurde. Tout le mauvais goût de l’Europe et de l’Orient s’y est donné rendez-vous. On y trouve, pêle-mêle, des lévriers de marbre, des danseuses au cygne, des Dianes chasseresses[4]en galalithe verte, des lanceurs de disque et des moissonneurs, tout ce qui sert aux cadeaux d’anniversaire ou de mariage, tout le peuple affligeant qu’un génie commercial et farceur ne cesse de susciter sur les dessus de nos cheminées[5]. Mais cette application dans le mauvais goût prend ici une allure baroque qui fait tout pardonner. Voici, offert dans un écrin de poussière, le contenu d’une vitrine: d’affreux modèles en plâtre de pieds torturés, un lot de dessins de Rembrandt «sacrifiés à 150 francs l’un», des «farces-attrapes», des porte-billets tricolores, un pastel du XVIIIe siècle, un bourricot mécanique en peluche, des bouteilles d’eau de Provence pour conserver les olives vertes, et une ignoble vierge en bois, au sourire indécent. (Pour que nul n’en ignore, la «direction» a placé à ses pieds un écriteau: «Vierge en bois.»)
On peut trouver à Oran:
1. Des cafés au comptoir verni de crasse, saupoudré de pattes et d’ailes de mouches, le patron toujours souriant, malgré la salle toujours déserte. Le «petit noir»[6] y coûtait douze sous et le grand, dix-huit.
2. Des boutiques de photographes où la technique n’a pas progressé depuis l’invention du papier sensible. Elles exposent une faune singulière, impossible à rencontrer dans les rues, depuis le pseudo-marin qui s’appuie du coude sur une console, jusqu’à la jeune fille à marier, taille fagotée, bras ballants devant un fond sylvestre. On peut supposer qu’il ne s’agit pas de portraits d’après nature: ce sont des créations.
3. Une édifiante abondance de magasins funéraires. Ce n’est pas qu’à Oran on meure plus qu’ailleurs, mais j’imagine seulement qu’on en fait plus d’histoires.
La sympathique naïveté de ce peuple marchand s’étale jusque dans la publicité. Je lis, sur le prospectus d’un cinéma oranais, l’annonce d’un film de troisième qualité. J’y relève les adjectifs «fastueux», «splendide», «extraordinaire», «prestigieux», «bouleversant» et «formidable». Pour finir, la direction informe le public des sacrifices considérables qu’elle s’est imposés, afin de pouvoir lui présenter cette étonnante «réalisation». Cependant, le prix des places ne sera pas augmenté.
On aurait tort de croire que s’exerce seulement ici le goût de l'exagération propre au Midi[7]. Exactement, les auteurs de ce merveilleux prospectus donnent la preuve de leur sens psychologique. Il s’agit de vaincre l’indifférence et l’apathie profonde qu’on ressent dans ce pays dès qu’il s’agit de choisir entre deux spectacles, deux métiers et, souvent même, deux femmes. On ne se décide que forcé. Et la publicité le sait bien. Elle prendra des proportions américaines, ayant les mêmes raisons, ici et là-bas, de s’exaspérer.
Les rues d’Oran nous renseignent enfin sur les deux plaisirs essentiels de la jeunesse locale: se faire cirer les souliers et promener ces mêmes souliers sur le boulevard. Pour avoir une idée juste de la première de ces voluptés, il faut confier ses chaussures, à dix heures, un dimanche matin, aux cireurs du boulevard Gallieni. Juché sur de hauts fauteuils, on pourra goûter alors cette satisfaction particulière que donne, même à un profane, le spectacle d’hommes amoureux de leur métier comme le sont visiblement les cireurs oranais. Tout est travaillé dans le détail. Plusieurs brosses, trois variétés de chiffons, le cirage combiné à l’essence: on peut croire que l’opération est terminée devant le parfait éclat qui naît sous la brosse douce. Mais la même main acharnée repasse du cirage sur la surface brillante, la frotte, la ternit, conduit la crème jusqu’au cœur des peaux et fait alors jaillir, sous la même brosse, un double et vraiment définitif éclat sorti des profondeurs du cuir.
Les merveilles ainsi obtenues sont ensuite exhibées devant les connaisseurs. Il convient, pour apprécier ces plaisirs tirés du boulevard, d’assister aux bals masqués[8] de la jeunesse qui ont lieu tous les soirs sur les grandes artères de la ville. Entre seize et vingt ans, en effet, les jeunes Oranais de la «Société» empruntent leurs modèles d’élégance au cinéma américain et se travestissent avant d’aller dîner. Chevelure ondulée et gominée, débordant d’un feutre penché sur l’oreille gauche et cassé sur l’œil droit, le cou serré dans un col assez considérable pour prendre le relais des cheveux, le nœud de cravate microscopique soutenu par une épingle rigoureuse, le veston à mi-cuisse et la taille tout près des hanches, le pantalon clair et court, les souliers éclatants sur leur triple semelle, cette jeunesse, tous les soirs, fait sonner sur les trottoirs son imperturbable aplomb et le bout ferré de ses chaussures. Elle s’applique en toutes choses à imiter l’allure, la rondeur et la supériorité de M. Clark Gable. À ce titre, les esprits critiques de la ville surnomment communément ces jeunes gens, par la grâce d’une insouciante prononciation, les «Clarque».
Dans tous les cas, les grands boulevards d’Oran sont envahis, à la fin des après-midi, par une armée de sympathiques adolescents qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons[9]. Comme les jeunes Oranaises se sentent promises de tout temps à ces gangsters au cœur tendre, elles affichent également le maquillage et l’élégance des grandes actrices américaines. Les mêmes mauvais esprits les appellent en conséquence des «Marlène». Ainsi, lorsque sur les boulevards du soir un bruit d’oiseaux monte des palmiers vers le ciel, des dizaines de Clarque et de Marlène se rencontrent, se toisent et s’évaluent, heureux de vivre et de paraître, livrés pour une heure au vertige des existences parfaites. On assiste alors, disent les jaloux, aux réunions de la commission américaine. Mais on sent à ces mots l’amertume des plus de trente ans qui n’ont rien à faire dans ces jeux. Ils méconnaissent ces congrès quotidiens de la jeunesse et du romanesque. Ce sont, en vérité, les parlements d’oiseaux qu’on rencontre dans la littérature hindoue. Mais on n’agite pas sur les boulevards d’Oran le problème de l’être et l’on ne s’inquiète pas du chemin de la perfection. Il ne reste que des battements d’ailes, des roues empanachées, des grâces coquettes et victorieuses, tout l’éclat d’un chant insouciant qui disparaît avec la nuit.
J’entends d’ici Klestakoff: «Il faudra s’occuper de quelque chose d’élevé.» Hélas! il en est bien capable. Qu’on le pousse et il peuplera ce désert avant quelques années. Mais, pour le moment, une âme un peu secrète doit se délivrer dans cette ville facile, avec son défilé de jeunes filles fardées, et cependant incapables d’apprêter l’émotion, simulant si mal la coquetterie que la ruse est tout de suite éventée. S’occuper de quelque chose d’élevé! Voyez plutôt: Santa Cruz ciselée dans le roc, les montagnes, la mer plate, le vent violent et le soleil, les grandes grues du port, les trains, les hangars, les quais et les rampes gigantesques qui gravissent le rocher de la ville, et dans la ville elle-même ces jeux et cet ennui, ce tumulte et cette solitude. Peut-être, en effet, tout cela n’est-il pas assez élevé. Mais le grand prix de ces îles surpeuplées, c’est que le cœur s’y dénude. Le silence n’est plus possible que dans les villes bruyantes. D’Amsterdam, Descartes écrit au vieux Balzac: «Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées.»
3
un boulomane – любитель игры в шары
4
Diane chasseresse – Диана-охотница
5
sur le dessus de nos cheminées – на каминной полке
6
un petit noir – чашечка чёрного кофе
7
le Midi – Юг (Франции)
8
un bal masqué – маскарад
9
qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons – которые стараются изо всех сил казаться хулиганами