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Chapitre 10
ОглавлениеPendant ce temps, D'Harmental s'était assis devant son épinette, et tapait dessus de son mieux; le marchand y avait mis une sorte de conscience et lui avait envoyé un instrument à peu près d'accord, de sorte que le chevalier s'aperçut qu'il faisait merveille, et commença à croire qu'il était né avec le génie de la musique, et qu'il ne lui avait manqué jusqu'alors qu'une circonstance comme celle où il se trouvait pour que ce génie se développât. Sans doute il y avait quelque chose de vrai au fond de tout cela, car au milieu d'une trille des plus éblouissantes, il vit, de l'autre coté de la rue, cinq petits doigts qui soulevaient délicatement le rideau pour reconnaître d'où venait cette harmonie inaccoutumée. Malheureusement, à la vue de ces petits doigts, le chevalier oublia sa musique, se retourna vivement sur son tabouret dans l'espérance d'apercevoir une figure derrière la main. Cette manœuvre, mal calculée le perdit. La maîtresse de la petite chambre surprise en flagrant délit de curiosité, laissa retomber le rideau. D'Harmental, blessé de cette pruderie, s'en alla fermer sa fenêtre, et pendant, tout le reste de la journée il bouda sa voisine.
La soirée se passa à dessiner, à lire et à jouer du clavecin. Le chevalier n'aurait jamais cru qu'il y avait tant de minutes dans une heure, et tant d'heures dans un jour. À dix heures du soir, il sonna le concierge afin de lui donner ses ordres pour le lendemain. Mais le concierge ne répondit pas: il était couché depuis longtemps. Madame Denis avait dit vrai: sa maison était une maison tranquille. D'Harmental apprit alors qu'il y avait des gens qui se mettaient au lit au moment où il avait l'habitude de monter en voiture pour commencer ses visites. Cela lui donna fort à penser sur les mœurs étranges de cette classe infortunée de la société qui, ne connaissait ni l'Opéra ni les petits soupers, et qui dormait la nuit et veillait le jour. Il pensa qu'il fallait venir dans la rue du Temps-Perdu pour voir de pareilles choses, et il se promit bien d'en égayer ses amis quand il pourrait leur raconter cette singularité.
Cependant une chose lui fit plaisir, c'est que sa voisine veillait comme lui: cela indiquait en elle un esprit supérieur à celui des vulgaires habitants de la rue du Temps-Perdu. D'Harmental croyait encore que l'on ne veillait que parce qu'on n'avait pas envie de dormir ou parce que l'on avait envie de s'amuser. Il oubliait ceux qui veillent parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement.
À minuit, la lumière s'éteignit dans la chambre en face, et d'Harmental à son tour se décida à se coucher.
Le lendemain, à huit heures, l'abbé Brigaud était chez lui; il présenta à Harmental le second rapport de la police secrète du prince de Cellamare.
Celui-ci était conçu en ces termes:
«Trois heures du matin.
Vu la conduite régulière qu'il a menée hier, M. le régent a donné l'ordre qu'on le réveillât à neuf heures.
Il recevra quelques personnes désignées à son lever.
De dix heures à midi, il y aura audience publique.
De midi à une heure, M. le régent travaillera à ses espionnages avec La Vrillière et Leblanc.
De une heure à deux, il ouvrira les lettres avec Torcy.
À deux heures et demie, il passera au conseil de régence et fera visite au roi.
À trois heures, il se rendra au jeu de courte paume de la rue de Seine, pour soutenir avec Brancas et Canillac un défi contre le duc de Richelieu, le marquis de Broglie et le comte de Gacé.
À six heures, il ira souper au Luxembourg chez madame la duchesse de Berry; et il y passera la soirée.
De là, il reviendra, sans gardes, au Palais-Royal, à moins que la duchesse de Berry ne lui donne une escorte des siens.»
—Peste! sans gardes, mon cher abbé. Que pensez-vous de cela? dit d'Harmental tout en se mettant à sa toilette. Est-ce que l'eau ne vous en vient pas à la bouche?
—Sans gardes, oui, répondit l'abbé; mais avec des coureurs, mais avec des piqueurs, mais avec un cocher, tous gens, qui se battent très peu, il est vrai, mais qui crient très haut. Oh! patience, patience, mon jeune ami! Vous êtes donc bien pressé d'être grand d'Espagne?
—Non, mon cher abbé; mais, je suis pressé de ne pas vivre dans une mansarde où tout me manque et où je suis obligé de faire ma toilette tout seul, comme vous voyez. Vous croyez donc que ce n'est rien que de se coucher à dix heures le soir et de s'habiller sans valet de chambre le matin?
—Oui, mais, vous avez de la musique, reprit l'abbé.
—Ah! en effet, dit d'Harmental. L'abbé, ouvrez donc ma fenêtre, je vous prie, que l'on voie que je reçois, bonne compagnie. Cela me fera honneur auprès de mes voisins.
—Tiens, tiens, tiens! dit l'abbé en faisant ce dont le priait le chevalier; mais ce n'est pas mal du tout, cela.
—Comment! pas mal, reprit à son tour d'Harmental, mais c'est très bien au contraire: c'est de l'Armide, par dieu! Le diable m'emporte si je croyais trouver cela au quatrième étage, et rue du Temps-Perdu!
—Chevalier, je vous prédis une chose, dit l'abbé: c'est que, pour peu que la chanteuse soit jeune et jolie, nous aurons dans huit jours autant de peine à vous faire sortir d'ici que nous en avons maintenant à vous y faire rester.
—Mon cher abbé, répondit d'Harmental en secouant la tête, si votre police était aussi bien faite que celle du prince de Cellamare, vous sauriez que je suis guéri de l'amour pour longtemps; et la preuve, la voici: ne croyez pas que je passe mes journées à soupirer, je vous prierai donc, en descendant, de m'envoyer quelque chose comme un pâté et une douzaine de bouteilles d'excellents vins. Je m'en rapporte à vous: je sais que vous êtes connaisseur; d'ailleurs, envoyées par vous, elles témoigneront d'une attention de tuteur; achetées par moi, elles témoigneraient d'une débauche de pupille, et j'ai ma réputation provinciale à garder à l'endroit de madame Denis.
—C'est juste; je ne vous demande pas pourquoi faire; je m'en rapporte à vous.
—Et vous avez raison, mon cher abbé; c'est pour le bien de la cause.
—Dans une heure, le pâté et le vin seront ici.
—Quand vous reverrai-je?
—Demain probablement.
—Ainsi donc, à demain.
—Vous me renvoyez?
—J'attends quelqu'un.
—Toujours pour la bonne cause?
—Je vous en réponds. Allez, et que Dieu vous garde!
—Restez, et que le diable ne vous tente pas! Souvenez-vous que c'est la femme qui nous a fait chasser tous autant que nous sommes du paradis terrestre. Défiez-vous de la femme!
—Amen! dit le chevalier en faisant, de la main un dernier signe à l'abbé Brigaud.
En effet, comme l'avait remarqué le bon abbé, d'Harmental avait hâte qu'il fût parti. Son grand amour pour la musique, qu'il avait découvert de la veille seulement, avait fait de tels progrès qu'il était désireux de n'être distrait en rien de ce qu'il venait d'entendre. Autant que le permettait cette maudite fenêtre toujours fermée, ce qui parvenait au chevalier, tant de l'instrument que de la voix, révélait dans sa voisine une excellente musicienne: le doigté était savant, la voix était douce quoique étendue, et avait, dans les cordes hautes, de ces vibrations profondes qui répondent au cœur. Aussi, après un passage très difficile et parfaitement exécuté, d'Harmental ne put-il s'empêcher de battre des mains et de crier bravo. Par, malheur encore, ce triomphe auquel dans sa solitude, elle n'était point habituée, au lieu d'encourager la musicienne, l'intimida sans doute, à un tel point que, clavecin et voix, tout s'arrêta à l'instant même et que le silence succéda immédiatement à la mélodie pour laquelle le chevalier avait si imprudemment manifesté son enthousiasme.
En échange, il vit s'ouvrir la porte de la chambre au-dessus, qui, comme nous l'avons dit, donnait sur la terrasse. Il en sortit d'abord, une main étendue qui visiblement interrogeait le temps. La réponse du temps fut rassurante, selon toute vraisemblance, car la main fut presque aussitôt suivie d'une tête coiffée d'un petit bonnet d'indienne serré sur le front par un ruban de soie gorge de pigeon, et la tête à son tour ne précéda que de quelques instants un avant-corps, couvert d'une espèce de robe de chambre en façon de camisole et de la même étoffe que le bonnet. Cela ne permettait point encore au chevalier de reconnaître bien précisément à quel sexe appartenait l'individu qui semblait avoir tant de peine à se hasarder à l'air du matin. Enfin une espèce de rayon de soleil ayant glissé entre deux nuages, encouragea, à ce qu'il paraît, le timide locataire de la terrasse, qui se détermina à sortir tout à fait. D'Harmental reconnut alors, à sa culotte courte de velours noir et à ses bas chinés, que le personnage qui venait d'entrer en scène était du sexe masculin.
C'était l'horticulteur dont nous avons parlé.
Le mauvais temps des jours précédents l'avait sans doute privé de sa promenade matinale, et l'avait empêché de donner à son jardin ses soins accoutumés, car il commença à le parcourir avec une inquiétude visible d'y trouver quelque accident produit par le vent et par la pluie; mais après une visite minutieuse du jet d'eau, de la grotte et du berceau, qui étaient les trois principaux ornements, l'excellente figure de l'horticulteur s'éclaira d'un rayon de joie comme le temps venait de faire d'un rayon de soleil. Il s'était aperçu non seulement que toute chose était à sa place, mais encore que son réservoir était plein à déborder. Il crut donc pouvoir se donner le plaisir de faire jouer ses eaux, prodigalité qu'ordinairement, à l'instar du roi Louis XIV, il ne se permettait que le dimanche. Il tourna un robinet, et la gerbe hebdomadaire s'éleva majestueusement à la hauteur de quatre ou cinq pieds.
Le bonhomme en eut une joie si grande qu'il se mit à chanter le refrain d'une vieille chanson pastorale avec laquelle d'Harmental avait été bercé, et que tout en répétant:
Laissez-moi aller,
Laissez-moi jouer,
Laissez-moi aller jouer sous la coudrette,
Il courut à sa fenêtre et appela deux fois à haute voix:
—Bathilde! Bathilde!
Le chevalier comprit alors qu'il y avait une communication architecturale entre la chambre du cinquième et celle du quatrième, et une relation quelconque entre l'horticulteur et la musicienne. Or, comme il pensa que, vu la modestie dont elle venait de lui donner une preuve, la musicienne, s'il restait à sa fenêtre, pourrait bien ne pas monter sur la terrasse, il referma sa croisée d'un air d'insouciance parfaite, tout en ayant soin de se ménager derrière le rideau une petite ouverture par laquelle il pouvait tout voir sans être vu.
Ce qu'il avait prévu arriva. Au bout d'un instant, une charmante tête de jeune fille parut dans l'encadrement de la fenêtre; mais comme sans doute le terrain sur lequel s'était hasardé avec tant de courage celui qui l'avait appelée était trop humide, elle ne voulut point aller plus loin. La petite levrette non moins craintive que sa maîtresse, resta près d'elle, ses pattes blanches posées sur le rebord de la fenêtre, et secouant la tête en signe de négation à toutes les instances qui lui furent faites pour l'attirer plus loin que sa maîtresse ne voulait aller.
Cependant il s'établit un dialogue de quelques minutes entre le bonhomme et la jeune fille. D'Harmental eut donc le loisir de l'examiner avec d'autant moins de distraction que sa fenêtre étant fermée lui permettait de voir sans entendre.
Elle paraissait arrivée à cet âge délicieux de la vie où la femme, passant de l'enfance à la jeunesse, sent tout fleurir dans son cœur et sur son visage, sentiment, grâce et beauté. Au premier coup d'œil, on voyait qu'elle n'avait pas moins de seize ans, mais pas plus de dix-huit. Il existait en elle un singulier mélange de deux races: elle avait les cheveux blonds, le teint mat et le col ondoyant d'une Anglaise, avec les yeux noirs, les lèvres de corail et les dents de perles d'une Espagnole. Comme elle ne mettait ni blanc ni rouge, et comme à cette époque la poudre commençait à peine à être de mode, et d'ailleurs était réservée aux têtes aristocratiques, son teint éclatait de sa propre fraîcheur, et rien ne ternissait la délicieuse nuance de sa chevelure. Le chevalier resta comme en extase. En effet, il n'avait vu dans sa vie que deux genres de femmes: les grosses et rondes paysannes du Nivernais, avec leurs gros pieds, leurs grosses mains, leurs jupons courts et leurs chapeaux en cor de chasse, et les femmes de l'aristocratie parisienne, belles sans doute, mais de cette beauté étiolée par les veilles, par le plaisir, par cette transposition de la vie qui les fait ce que seraient des fleurs qui ne verraient du soleil que quelques rares rayons, et à qui l'air vivifiant du matin et du soir n'arriverait qu'à travers les vitres d'une serre chaude. Il ne connaissait donc pas ce type bourgeois, ce type intermédiaire, si on peut le dire, entre la haute société et la population des campagnes, qui a toute l'élégance de l'une et toute la fraîche santé de l'autre. Aussi, comme nous l'avons dit, resta-t-il cloué à sa place, et longtemps après que la jeune fille était rentrée, avait-il les yeux encore fixés sur la fenêtre où était apparue cette délicieuse vision.
Le bruit de sa porte qui s'ouvrait le tira de son extase: c'étaient le pâté et le vin de l'abbé Brigaud qui faisaient leur entrée solennelle dans la mansarde du chevalier. La vue de ces provisions lui rappela qu'il avait pour le moment autre chose à faire que de se livrer à la vie contemplative, et qu'il avait donné, pour affaire d'une bien grande importance, rendez-vous au capitaine Roquefinette. En conséquence, il tira sa montre, et il s'aperçut qu'il était dix heures, du matin. C'était, on s'en souvient, l'heure convenue. Il donna congé au porteur des comestibles aussitôt qu'il les eut déposés sur la table, se chargea lui-même du reste du service, afin de n'avoir pas besoin d'immiscer le concierge dans ses petites affaires, et, ouvrant de nouveau sa fenêtre, il se mit à guetter l'apparition du capitaine Roquefinette.