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UN MOT AU LECTEUR
ОглавлениеToute chose présente a sa racine dans le passé;—il est donc impossible de commencer un récit quelconque, que ce récit soit l’histoire d’un homme ou celle d’un événement, sans jeter un regard sur le passé.
Par les différentes phases de la vie que nous avons entrepris d’écrire, nous serons bien des fois ramenés dans le Piémont, la terre natale de Garibaldi. Les hommes d’action politique, quand ils sont hommes de progrès, ont leurs heures de défaillance, dans lesquelles, comme Antée, ils ont besoin, pour reprendre des forces, de toucher cette terre de la patrie que Brutus, dans sa feinte folie, baisait comme la mère commune. Il est donc important que nous fassions une étude rapide de ce qui se passait en Italie de 1820 à 1834, époque à laquelle commence cette histoire.
Les guerres de la République et les envahissements de l’Empire avaient exilé en Sardaigne deux princes, qui, partis pour l’exil encore jeunes, en revinrent vieillards; c’étaient deux frères, dans la personne desquels se terminait la postérité masculine des ducs de Savoie: l’un qui fut Victor-Emmanuel Ier, et l’autre Charles-Félix.
Tous deux régnèrent.
La branche cadette était représentée par le prince de Carignan, qui fit, en 1823, comme grenadier dans l’armée française, la campagne d’Espagne, où il se distingua particulièrement au Trocadéro.
En 1840, dans une audience qu’il me donna, il me montra son sabre de grenadier et ses épaulettes de laine rouge, qu’il conservait comme reliques de sa jeunesse.
Le roi Victor-Emmanuel Ier, en montant sur le trône, qui probablement ne lui avait été donné qu’à cette condition, avait engagé sa parole aux souverains alliés de ne faire, en quelque circonstance que ce fût, aucune concession à son peuple.
Mais ce qui était facile à promettre en 1815, était difficile à tenir en 1821.
Dès 1820, le carbonarisme s’était répandu en Italie. Dans un livre qui est plus un livre qu’un roman, dans Joseph Balsamo, nous avons écrit l’histoire de l’illuminisme et de la franc-maçonnerie.
Ces deux grands ennemis de la royauté, dont la devise était ces trois initiales: L. P. D., c’est-à-dire Lilia Pedibus Destrue, eurent une grande part à la révolution française. Swedenborg, dont les adeptes assassinaient Gustave III, était mage. Presque tous les jacobins et grand nombre de cordeliers étaient maçons, Philippe-Égalité était grand orient.
Napoléon prit la maçonnerie sous sa protection; mais, en la protégeant, il la faussa, la détourna de son but, la plia à sa convenance, et en fit un instrument de despotisme.
Ce n’est point la première fois que l’on a forgé des chaînes avec des épées. Joseph Napoléon fut grand maître de l’ordre; l’archichancelier Cambacérès, grand maître adjoint; Joachim Murat, second grand maître adjoint. L’impératrice Joséphine étant à Strasbourg, en 1805, présida la fête de l’adoption de la loge des Francs-Cavaliers de Paris. Dans ce même temps, Eugène de Beauharnais était vénérable de la loge de Saint-Eugène de Paris. Venu depuis en Italie, avec la dignité de vice-roi, le Grand Orient de Milan le nomma maître et souverain commandeur du suprême conseil du trente-deuxième grade,—c’est-à-dire lui accorda le plus grand honneur que l’on pût lui faire, selon les statuts de l’ordre.
Bernadotte était maçon; son fils, le prince Oscar, fut grand maître de la loge suédoise; dans les différentes loges de Paris, furent successivement initiés: Alexandre, duc de Vurtemberg; le prince Bernard de Saxe-Veimar, et jusqu’à l’ambassadeur persan, Askeri-Khan; le président du sénat, comte de Lacépède, présidait le Grand Orient de France, duquel étaient officiers d’honneur les généraux Kellermann, Masséna et Soult. Les princes, les ministres, les maréchaux, les officiers, les magistrats, tous les hommes enfin remarquables par leur gloire ou considérables par leur position, ambitionnaient de se faire recevoir maçons. Les femmes elles-mêmes voulurent avoir leurs loges, dans lesquelles entrèrent: mesdames de Vaudemont, de Carignan, de Girardin, de Narbonne, et beaucoup d’autres dames de grandes maisons; cependant, une seule fut reçue, non pas comme sœur, mais comme frère. C’était la fameuse Xaintrailles, à laquelle le premier consul avait donné un brevet de chef d’escadron[1].
[1] Giuseppe la Farina, Storia d’Italia.
Mais ce n’était pas en France seulement que florissait alors la maçonnerie.
Le roi de Suède, en 1811, instituait l’ordre civil de la maçonnerie. Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse, avait, vers la fin du mois de juillet de l’année 1800, approuvé par édit la constitution de la grande loge de Berlin. Le prince de Galles ne cessa de gouverner l’ordre, en Angleterre, que lorsqu’en 1813 il fut nommé régent. Enfin, dans le mois de février de l’année 1814, le roi de Hollande, Frédéric-Guillaume, se déclara protecteur de l’ordre, et permit que le prince royal, son fils, acceptât le titre de vénérable honoraire de la loge de William-Frédéric d’Amsterdam.
Lors du retour des Bourbons en France, le maréchal Bournonville pria le roi Louis XVIII de mettre l’ordre sous la protection d’un membre de sa famille; mais Louis XVIII était homme de bonne mémoire, il n’avait pas oublié la part qu’avait eue la maçonnerie à la catastrophe de 1793; en conséquence, il répondit qu’il ne permettrait jamais à un membre de sa famille de faire partie d’une société secrète, quelle qu’elle fût.
En Italie, la maçonnerie tomba avec la domination française; mais en ses lieu et place commença d’apparaître le carbonarisme, qui semblait reprendre la tâche où la maçonnerie l’avait abandonnée, pour la continuer dans son sens libérateur.
Deux autres sectes pointaient à côté de celle-là:
L’une qui s’appelait la Congrégation catholique, apostolique et romaine;
L’autre, la Consistoriale.
Les membres de la Congrégation avaient, pour signe de reconnaissance, un cordon de soie jaune paille avec cinq nœuds. Les affiliés aux ordres inférieurs ne parlaient que d’actes de piété et de bienfaisance; quant aux secrets de la secte, connus seulement des hauts grades, on n’en pouvait parler que lorsqu’on était deux; un troisième, survenant, faisait cesser à l’instant même la conversation; le mot de passe des congréganistes était Eleuteria, c’est-à-dire Liberté; la parole secrète était Ode, c’est-à-dire Indépendance.
Cette secte, née en France parmi les néocatholiques, et dont furent plusieurs de nos meilleurs et de nos plus constants républicains, avait franchi les Alpes, était passée en Piémont, et de là en Lombardie; mais, une fois là, elle eut peu d’adeptes, et ne tarda point à s’éteindre, les agents secrets de l’Autriche étant parvenus à se procurer, à Gênes, les patentes que l’on délivrait aux initiés, ainsi que les statuts et les signes de reconnaissance.
La Consistoriale était principalement dirigée contre les Autrichiens; à sa tête se trouvaient les princes d’Italie qui n’appartenaient point à la maison de Hapsbourg; elle était présidée par le cardinal Gonsalvi; le seul prince qui n’en fût pas exclu était le duc de Modène. De là, lorsque cette ligue fut connue, les terribles persécutions de ce prince contre les patriotes: il avait à se faire pardonner sa désertion par l’Autriche, et il ne fallut pas moins que le sang de Menotti, son compagnon de conspiration, pour le raccommoder avec elle.
Les consistorialistes avaient pour but d’arracher l’Italie à François II et de se la partager. Outre Rome et la Romagne qu’il gardait, le pape acquérait la Toscane. L’île d’Elbe et les Marches passaient au roi de Naples; Parme, Plaisance et une partie de la Lombardie, avec le titre de roi, au duc de Modène; Massa, Carare, Lucques, au roi de Sardaigne; enfin, l’empereur de Russie Alexandre, qui, par aversion pour l’Autriche, favorisait ces secrets desseins, avait soit Ancône, soit Civitta-Vecchia, soit Gênes, pour s’y faire un établissement dans la Méditerranée.
Ainsi, vous le voyez, sans consulter les peuples ni les délimitations territoriales naturelles, cette dernière ligue se partageait les âmes comme font, après une razzia, les Arabes d’un troupeau conquis; et ce droit, qu’a la dernière créature née sur le sol européen, de se choisir son maître et de n’entrer comme domestique que chez celui qui lui convient, ce droit était refusé aux nations.
Par bonheur, un seul de tous ces projets, celui que se promettaient les carbonari, était selon le cœur de Dieu; aussi celui-là est-il en train de s’accomplir!
Le carbonarisme, qui seul était appelé à donner des fruits, croissait cependant vigoureusement dans les Romagnes: il s’était réuni à la secte des guelfes, qui avait fait son siége à Ancône, et s’appuyait au bonapartisme.
Lucien était élevé au grade de grande lumière; dans les réunions secrètes, on démontrait la nécessité d’arracher le pouvoir des mains des prêtres, on invoquait le nom de Brutus, et l’on préparait les esprits à la république.
Dans la nuit du 24 juin 1819, le mouvement éclata: il eut l’issue funeste qu’ont d’habitude les premières tentatives de ce genre; toute religion qui doit avoir des apôtres, commence par avoir des martyrs. Cinq carbonari furent fusillés, les autres condamnés aux galères perpétuelles; quelques-uns, jugés moins coupables, furent enfermés pour dix ans dans une forteresse.
Alors la secte, devenue plus prudente, changea de nom et s’appela la Société latine.
Dans le même moment, la même société conspirait en Lombardie, et étendait ses ramifications dans les autres provinces d’Italie. Au milieu d’un bal donné à Rovigo par le comte Porgia, le gouvernement autrichien fit arrêter plusieurs personnes, et, le lendemain, déclara coupable de haute trahison toute personne qui se ferait affilier au carbonarisme. Mais là où le mouvement fut le plus violent, ce fut à Naples. Coletta affirme, dans son histoire, que les affiliés du royaume montaient au chiffre énorme de six cent quarante-deux mille; et, selon un document de la chancellerie aulique de Vienne, il serait resté au-dessous de la vérité. «Le nombre des carbonari, dit ce document, monte à plus de huit cent mille dans le royaume des Deux-Siciles, et il n’y a ni police, ni vigilance qui puisse arrêter un tel débordement; il serait donc insensé de demander qu’on l’anéantît[2]».
[2] Storia d’Italia,—la Farina.
En même temps que se faisait le mouvement de Naples, Riego, autre martyr qui a laissé un chant de mort devenu depuis un chant de victoire, levait, le 1er janvier 1820, la bannière de la liberté, et un décret de Ferdinand VII annonçait que la volonté du peuple s’étant manifestée, le roi s’était décidé à jurer la constitution proclamée par les cortès générales et extraordinaires en 1812.
Les prisons, en s’ouvrant, donnèrent un ministère à l’Espagne.
Ferdinand Ier de Naples, en sa qualité d’infant d’Espagne, dut, tout en restant souverain absolu, jurer obéissance à la constitution espagnole. Ce fut alors comme un tremblement de terre dans la Calabre, dans la Capitanate et à Salerne. Le gouvernement napolitain, faible, incertain, soupçonneux, décréta quelques réformes insuffisantes, qui n’empêchèrent point le général Pepe de faire de son côté sa révolution. Naples eut, comme en 1798, son gouvernement provisoire et sa chambre de représentants.
Ce fut quelque temps après qu’éclata à son tour la révolution piémontaise. Le matin du 10 mars, le capitaine comte Palma faisait prendre les armes au régiment de Gênes et poussait ce cri: «Le roi et la constitution espagnole!» Le lendemain, un gouvernement provisoire était établi au nom du royaume d’Italie; il déclarait la guerre à l’Autriche.
Ainsi la révolution, partie d’Ancône, avait gagné Naples et était revenue à Turin. Trois volcans s’étaient ouverts en Italie, sans compter celui d’Espagne, et la Lombardie s’agitait dans un triangle de feu.
Le roi Victor-Emmanuel Ier, on se le rappelle, avait engagé à la Sainte-Alliance sa parole de ne faire au peuple aucune concession.
Le surlendemain, pour rester fidèle à sa promesse, le roi Victor-Emmanuel abdiquait en faveur de son frère Carlo-Felice, alors à Modène, et nommait régent le prince de Carignan, qui fut depuis le roi Charles-Albert.
C’était un grand malheur pour les patriotes que cette abdication d’un prince au cœur italien, en faveur d’un prince tout dévoué à l’Autriche.
Aussi, Santa-Rosa, l’un des premiers promoteurs du mouvement, s’écriait-il:
«O nuit du 13 mars 1821, nuit fatale à ma patrie, qui nous as découragés tous, qui as abaissé tant d’épées levées pour la défense de la patrie, qui as brisé tant de chères espérances! Avec le roi Victor-Emmanuel, la nationalité du Piémont l’emportait; la patrie était dans le roi, elle se personnifiait dans ce cœur loyal, et nous avions fait cette révolution en criant: «Courage! il nous pardonnera peut-être un jour de l’avoir fait roi de six millions d’Italiens.»
Mais il n’en était point ainsi avec Carlo-Felice; on retombait sous le joug de l’Autriche, et tout était à recommencer.
Cependant tout espoir ne fut point perdu; le 14 mars, le prince de Carignan, comme régent, parut au balcon; et au milieu des immenses acclamations du peuple, il proclama la constitution d’Espagne.
Comme ce fait devait, dans l’avenir, avoir un immense retentissement; comme le roi Charles-Albert devait un jour démentir le prince de Carignan, citons, non-seulement le fait de la constitution proclamée de vive voix, mais encore le texte même de l’affiche qui fut appliquée sur les murs de Turin.
En voici la traduction littérale:
«Dans le moment difficile où nous nous trouvons, il nous est impossible de nous renfermer dans les étroites limites de notre rôle de régent; notre respect et notre soumission à Sa Majesté Charles-Félix, auquel est dévolu le trône, aurait dû nous conseiller de nous abstenir d’apporter aucun changement aux lois fondamentales du royaume, ou de temporiser, du moins, jusqu’à ce que nous connussions les intentions de notre nouveau souverain; mais, comme l’impériosité des circonstances est manifeste, et comme, d’un autre côté, nous tenons à rendre au nouveau roi un peuple sain, sauf et heureux, et non pas déjà brisé par les factions de la guerre civile, nous avons, en conséquence, toute chose sagement pesée, décidé, sur l’avis de notre conseil, et dans l’espérance que Sa Majesté, poussée par les mêmes considérations, revêtira notre délibération de son approbation souveraine, nous avons décidé, disons-nous, que la constitution de l’Espagne serait reconnue comme loi de l’État, sous les modifications que, d’accord, y apporteraient le roi et la représentation nationale.»
Cinq ans après son établissement en Italie, voilà donc ce que la charbonnerie avait obtenu: une constitution en Espagne, une constitution à Naples, une constitution en Piémont.
Mais celle-ci, la dernière née, devait être la première étouffée.
Au lieu de revenir à Gênes ou à Milan, au lieu d’approuver et de consolider les libertés données par le prince de Carignan, le roi Carlo-Felice rendait, le 3 avril suivant, l’édit que l’on va lire:
«Le devoir de tout sujet fidèle étant de se soumettre de bon cœur à l’ordre de choses qu’il trouve établi par Dieu et par l’exercice de la souveraine autorité, je déclare que, relevant de Dieu seul, c’est à nous de choisir les moyens que nous jugerons les plus convenables pour arriver au bien, et que nous ne regarderons plus, en conséquence, comme d’un sujet fidèle de murmurer des mesures que nous croyons nécessaire de prendre; nous publions donc, comme règle de la conduite de chacun, que nous ne reconnaîtrons comme fidèles sujets que ceux qui se soumettront immédiatement, subordonnant à cette soumission notre retour dans nos États.»
Et en même temps que le roi Charles-Félix rendait cet édit, modèle d’aveuglement, de sottise et d’entêtement, il nommait une commission militaire chargée d’avoir à connaître des délits de trahison, de rébellion et d’insubordination qui avaient été commis. Par bonheur, les principaux criminels, c’est-à-dire ceux dont les noms sont aujourd’hui les noms glorieux du Piémont, étaient déjà en fuite.
La commission nommée par Carlo-Felice ne perdit pas de temps. On a vu les rois manquer de bourreaux, jamais de juges: le tribunal, en cinq mois, jugea cent soixante-dix-huit personnes; il en condamna soixante-treize à la mort et à la confiscation, et les autres à la prison et aux galères.
Des condamnés à mort, soixante étaient contumaces, et furent pendus en effigie.
Nommons quelques-uns de ces hommes, pour que l’on voie bien quels étaient ceux que frappait ce pouvoir stupidement absolu, qui, depuis Tarquin, n’a jamais su abattre que les têtes les plus hautes et les plus intelligentes.
C’étaient: le lieutenant Pavia, le lieutenant Ansaldi, le médecin Ratazzi, l’ingénieur Appiani, l’avocat Dossena, l’avocat Luzzi, le capitaine Baronis, le comte Bianco, le colonel Regis, le major Santa-Rosa, le capitaine Lesio, le colonel Casaglio, le major Collegno, le capitaine Radice, le colonel Morozzo, le prince Della Cisterna, le capitaine Ferraso, le capitaine Pachiarotti, l’avocat Marochetti, le sous-lieutenant Anzzana, l’avocat Ravina.
En tout, six officiers supérieurs, trente officiers secondaires, cinq médecins, dix avocats, un prince; tous illustres par les dons de l’intelligence, tous remarquables par les qualités du cœur.
Deux avaient été arrêtés et furent exécutés; c’étaient le lieutenant de carabiniers Jean-Baptiste Lanari, le capitaine Giacomo Garelli. L’exécution eut lieu, pour l’un, le 2 juillet, pour l’autre, le 25 août.
Un des principaux coupables était sans contredit Charles-Albert. Il avait proclamé la constitution, non pas, comme l’ont dit ses partisans, sauf l’approbation de Carlo-Felice, mais dans ces termes, qui sont loin d’admettre la réserve:
«Nella fiducia che Sua Maesta il re mosso d’al istesse considerazioni, SARA PER RIVESTIRE questa deliberazione della sua sovrana approvazione: la costituzione di Spagna SARA PROMULGATA E OSSERVATA COME LEGGE DELLO STATO.»
Aussi, au reçu de la lettre qui lui notifiait le refus du roi Carlo-Felice, le prince de Carignan courut-il à Modène; mais le roi refusa de le recevoir, et le duc lui fit intimer l’ordre de quitter ses États. Le prince de Carignan se retira à Florence, près du grand-duc de Toscane; il ne s’agissait point pour Charles-Albert d’un simple exil ou d’une disgrâce momentanée, il s’agissait de la perte du trône du Piémont. Le bruit se répandit que Charles-Félix léguerait la couronne au duc de Modène, et que celui-ci, qui avait manqué le trône dans la conspiration des princes italiens contre l’Autriche, cette fois, atteindrait le but de ses incessants désirs.
Le prince de Carignan confia sa position au comte de la Maisonfort, notre ministre à Florence. Le comte de la Maisonfort écrivit aussitôt à Louis XVIII.
Voici un fragment de la lettre de notre ministre:
«Pour déposséder le prince de Carignan de son héritage, il est question d’appeler au trône la duchesse de Modène, fille aînée du roi Victor. Cette facilité à écarter la maison de Savoie d’un trône qu’elle a fondé, cette ingratitude, cachet du siècle où nous vivons, ne peut être partagée ni soutenue par le chef d’une maison dix-huit fois alliée avec elle, et cette politique ne peut être celle du gouvernement français, qui a au moins le droit d’exiger l’entière indépendance du souverain qui tient la clef de l’Italie.»
Louis XVIII fut de l’avis de son ministre; il écrivit au prince de Carignan qu’il lui offrait un refuge à la cour de France. C’était lui dire: «Vous n’avez rien à craindre, je prends vos intérêts entre mes mains, je ne permettrai pas qu’un autre que vous soit roi du Piémont.»
En effet, le roi qui avait octroyé la charte à son peuple, ne pouvait faire un crime à un prince d’avoir promis au sien une constitution qui n’avait pas été reconnue.
Mais il fallait que le prince de Carignan fît amende honorable aux yeux de la Sainte-Alliance.
Des trois constitutions nées du carbonarisme, l’une, celle du Piémont, avait été étouffée à sa naissance, des propres mains du roi Carlo-Felice; l’autre, celle de Naples, avait été anéantie par l’invasion autrichienne; la troisième, la seule survivante, celle d’Espagne, allait être mise à néant par l’intervention française.
Il s’agissait pour le prince de Carignan, qui avait proclamé la constitution d’Espagne à Turin, d’aller combattre à Madrid la constitution d’Espagne.
Le breuvage était amer à avaler; mais, si Paris valait bien une messe, le Piémont valait bien une médecine.
Le prince de Carignan cacha sa rougeur sous les longs poils d’un bonnet de grenadier, fit la campagne d’Espagne, et fut un des vainqueurs du Trocadéro; de sorte que, quand Carlo-Felice mourut, le 27 avril 1831, le prince de Carignan monta sans trop de difficulté sur le trône, sous le nom de Charles-Albert.
L’Autriche, qui eût préféré voir là son archiduc de Modène, jeta les hauts cris; elle présenta aux rois Charles-Albert comme un carbonaro; et, aux carbonari Charles-Albert comme un traître.
Elle mentait doublement.
Charles-Albert n’était point un carbonaro; la proclamation par laquelle il donnait la constitution démontrait qu’il donnait cette proclamation comme contraint et forcé.
Charles-Albert n’était point un traître, n’ayant pas pris d’engagement personnel; c’était tout simplement un prince qui avait l’ambition de devenir roi.
La honte d’aller abolir à l’autre bout de l’Europe la constitution qu’il avait proclamée à Turin était effacée par le courage du grenadier; le soldat avait absous le prince.
Del Pozzo lui écrivait de son exil à Londres: «Les moyens termes et les mesures incomplètes ne servent à rien et n’avancent rien en politique; LE PIÉMONT VEUT UN ROI CONSTITUTIONNEL.»
Un autre patriote, qui gardait l’anonyme, lui écrivait:
«Mettez-vous à la tête de la nation, écrivez sur votre bannière: UNION, LIBERTÉ, INDÉPENDANCE. Déclarez-vous le vengeur et l’interprète du droit populaire. Intitulez-vous le régénérateur de l’Italie; délivrez-la des barbares, bâtissez l’avenir, donnez un nom à un siècle, fondez une ère qui date de vous. Soyez le Napoléon de la liberté italienne. Jetez à l’Autriche, avec votre gant, le nom de l’Italie: ce vieux nom fera des prodiges; appelez-en à tout ce qu’il y a de grand et de généreux dans la Péninsule. Une jeunesse ardente, courageuse, sollicitée par les deux passions qui font les héros, la haine et la gloire, vit depuis longtemps dans un seul penser, et ne soupire qu’après le moment de le mettre en action; appelez-la aux armes, mettez les villes et les forteresses sous la garde des citoyens; et, libre ainsi de tout autre soin que celui de vaincre, donnez-lui l’impulsion. Réunissez à vous tous ceux que la renommée a proclamés grands d’intelligence, forts de courage, purs d’avarice, exempts de basses ambitions. Inspirez, enfin, la confiance à la multitude, en effaçant tous doutes sur vos intentions et en invoquant l’aide de tous les hommes libres. Sire, je vous dis la vérité: les hommes libres attendent votre réponse par des actions; mais, quelles qu’elles soient, tenez pour certain que la postérité proclamera en vous le premier des hommes ou le dernier des tyrans italiens. Choisissez!»
Ce qui fait véritablement des rois les élus du Seigneur, c’est qu’ils soient ceux à qui l’on écrit de pareilles lettres; si le roi Charles-Albert eût suivi les avis de son correspondant anonyme, il eut, à coup sûr, commencé par Goïto,—mais il est probable qu’il n’eût point fini par Novare.
Charles-Albert jeta la lettre au feu et, au lieu de marcher dans le large chemin qui lui était ouvert, s’engagea dans l’étroit sentier d’une tortueuse politique.
A partir de ce moment, divorce fut prononcé entre le roi de Sardaigne et la Jeune Italie.
La Jeune Italie! C’est vers cette époque que furent, pour la première fois, prononcés ces trois mots.
De quoi se composait-elle, alors? De Joseph Mazzini, l’infatigable promoteur de l’unité italienne, sur la tête duquel l’Italie a mis d’abord la couronne de lauriers de la victoire, et met aujourd’hui la couronne d’épines de l’ingratitude. Joseph Mazzini, à peine connu à cette époque par quelques publications patriotiques, tourmenté par la police de Milan, s’était réfugié à Marseille, où il posait les premières pierres de l’œuvre immense entreprise par lui, en envoyant avec mille difficultés en Piémont les numéros de sa Jeune Italie.
Les nobles et les prêtres piémontais, qui s’étaient emparés de l’esprit de Charles-Albert, tremblèrent en entendant sonner le tocsin de la pensée. Depuis deux ans qu’ils avaient pris racine à la cour, ils avaient pu déjà mesurer leur puissance; et cependant ils connaissaient le roi Charles-Albert, son immense soif de popularité et, bien qu’il fraternisât ostensiblement avec l’Autriche, ils avaient peur qu’un jour ne se réveillât en lui, nous ne dirons pas quelque levain de libéralisme, mais quelque éclair d’ambition.
On savait que Charles-Albert, dans ses nuits fiévreuses, comme en ont les rois, rêvait le trône d’Italie. Or, ce trône, il n’y pouvait monter qu’en donnant la main à la Révolution; le trône d’Italie était à la nomination non des rois, mais des peuples.
Il fallait donc mettre une barrière entre lui et les patriotes.
Un jour, un assassin en bonnet de juge se leva et dit:
—Il est temps de lui faire goûter le sang.
Le même jour, le roi Charles-Albert fut prévenu qu’un grand complot se tramait contre lui dans l’armée; ce complot, lui dit-on, avait pour but de le détrôner.
Les faits furent dénaturés, les périls exagérés; on attaqua toutes les fibres de l’homme et du prince pour lui donner ces ressentiments mortels, dont avaient besoin ces hommes qui s’intitulent les sauveurs des monarchies.
On dénonça, on mentit, on calomnia, et la soif du sang fut habilement éveillée dans le gosier royal[3].
[3] Brofferio, Histoire du Piémont.
Une commission criminelle extraordinaire fut créée à Turin, pour diriger par une impulsion unique tous les supplices du Piémont.
La première violation du code pénal fut cette décision de la commission, que tous les accusés, militaires ou non, seraient justiciables d’un conseil de guerre.
C’est alors que fut faite la réponse mémorable que l’on va lire.
Un officier, qui siégeait comme juge dans le conseil d’enquête, interrogeait un jurisconsulte sur quelques principes de droit criminel. Le jurisconsulte lui répondit que la première base de toute loi—que la première règle de tout code était celle-ci:
«Un conseil d’enquête militaire doit se déclarer incompétent à juger des citoyens.»
—Cela ne nous est pas possible, répondit l’officier; le général a ordonné de nous déclarer compétents.
Et, pour cette fois, l’ordre du général fut la base de la loi, la règle du code.
Le premier qui tacha de son sang la pourpre du nouveau roi, fut le caporal Tamburelli; il fut fusillé par derrière, pour avoir commis le crime de lire à ses soldats la Jeune Italie.
Le second fut le lieutenant Tolla, coupable d’avoir eu entre les mains des livres séditieux, et, connaissant le complot, de ne l’avoir pas dénoncé.
Comme Tamburelli, il fut fusillé par derrière.
C’était une ingénieuse invention de la magistrature piémontaise, pour assimiler le supplice de la fusillade à celui de la potence.
Ce n’était point assez de tuer, il fallait essayer de déshonorer. Le 15 juin, on fusillait, toujours par derrière, le sergent Miglio, Giuseppe Biglia et Antonio Gavolli.
Tous ces hommes-là moururent avec un courage admirable. Jacopo Ruffini était enfermé dans les prisons de la tour de Gênes. On cherchait à lui enlever les forces par tous les moyens: défaut de nourriture, défaut de sommeil. Il sentit qu’il s’affaiblissait, non-seulement physiquement, mais moralement. Il résolut de ne point attendre qu’on le plaçât entre la mort et la honte. Craignant de n’avoir point la force de choisir la mort le jour où la chose arriverait, il détacha une lame de fer de la porte de sa prison, l’aiguisa, et s’en coupa la gorge.
Dans les spasmes de son agonie, il eut le temps d’écrire du bout de son doigt, et avec son sang, sur la muraille:
«Je lègue par testament ma vengeance à l’Italie.»
Lorsqu’on entra le matin dans sa chambre, on le trouva mort.
A Gênes, furent fusillés:
Luciano, Piacenza et Louis Turffs.
A Alexandrie:
Domenico Ferrari, Giuseppe Menardi, Giuseppe Bigano, Amandi Costa, Giovanni Marini.
Puis vint le tour d’Andréa Vochieri.
Comme à Jacopo Ruffini, consacrons à Andréa Vochieri quelques lignes.
Un condamné d’Alexandrie, qui survécut aux longues tortures de Fenestrelle, a laissé dans ses Mémoires le récit de l’agonie d’Andréa Vochieri.
«D’abord, dit-il en parlant de lui-même, on m’enleva mes livres, qui se composaient d’une Bible, d’un recueil de prières chrétiennes, et d’une Histoire des capucins illustres du Piémont; puis on me mit les fers aux pieds, et on me conduisit dans un autre cachot plus humide, plus noir, plus sordide que le premier, avec fenêtres à doubles barreaux et portes à doubles cadenas: ce cachot attenait à celui du pauvre Vochieri; quelques gerçures mal réparées permettaient que je plongeasse la vue de ma prison dans la sienne, et une faible lumière, filtrant chez lui, me permettait de l’entrevoir. Il était couché sur un misérable banc avec les fers aux pieds; deux gardes se tenaient à ses côtés, le sabre nu; un factionnaire, armé d’un fusil, gardait la porte. Il se faisait, dans ce sombre cachot, un terrible silence: les soldats semblaient plus consternés que le prisonnier lui-même; de temps en temps, deux capucins venaient le voir et l’exhorter. Je l’eus ainsi devant les yeux, ne pouvant m’empêcher de le regarder, quelque douleur que j’éprouvasse de le voir ainsi pendant une semaine entière. Enfin, un jour, on l’emmena: on le conduisait à la mort.»
Mais ce que ne raconte pas le prisonnier, car il ne pouvait pas le savoir, c’est que Vochieri fut conduit à la mort par le chemin le plus long; il est vrai que ce chemin passait devant sa maison, et que sa maison était habitée par sa sœur, sa femme et ses deux enfants. On espérait qu’à la vue de tout ce qu’il aimait au monde, le courage du condamné faiblirait et qu’il ferait des révélations.
Mais lui, souriant tristement:
—Ils ont oublié, dit-il, qu’il y avait quelque chose au monde que j’aimais mieux que sœur, femme et enfants: c’est l’Italie. Vive l’Italie!
Puis, se tournant vers les gardes-chiourmes qui allaient le fusiller au lieu de soldats, il dit ce seul mot: «Marchons!»
Un quart d’heure après, il tombait percé de six balles.
Maintenant, Charles-Albert était de la famille des rois de la Sainte-Alliance, comme le pape, comme le roi de Naples, comme François IV et comme Ferdinand VII: il avait les mains rouges du sang de son peuple.
Il y avait alors, à Nice, un jeune homme qui regardait couler tout ce sang, en se faisant à lui-même le serment de consacrer sa vie au culte de cette liberté, pour laquelle tombaient tant de martyrs.
Ce jeune homme, alors âgé de vingt-six ans, était Joseph Garibaldi.
Laissons-le parler et raconter lui-même les merveilleux événements de son aventureuse existence.
Alex. Dumas.
MÉMOIRES DE JOSEPH GARIBALDI