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CAPRÉE

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Table des matières

Il y a peu de points dans le monde qui offrent autant de souvenirs historiques que Caprée. Ce n'était qu'une île comme toutes les îles, plus riante peut-être, voilà tout, lorsqu'un jour Auguste résolut d'y faire un voyage. Au moment où il y abordait, un vieux chêne dont la sève semblait à tout jamais tarie releva ses branches desséchées et déjà penchées vers la terre, et dans la même journée l'arbre se couvrit de bourgeons et de feuilles. Auguste était l'homme aux présages; il fut si fort enchanté de celui-ci, qu'il proposa aux Napolitains de leur abandonner l'île d'Oenarie s'ils voulaient lui céder celle de Caprée. L'échange fut fait à cette condition. Auguste fit de Caprée un lieu de délices, y demeura quatre ans, et lorsqu'il mourut, légua l'île à Tibère.

Tibère s'y retira à son tour, comme se retire dans son antre un vieux tigre qui se sent mourir. Là seulement, entouré de vaisseaux qui nuit et jour le gardaient, il se crut à l'abri du poignard et du poison. Sur ces roches où il n'y a plus aujourd'hui que des ruines, s'élevaient alors douze villas impériales, portant les noms des douze grandes divinités de l'Olympe; dans ces villas, dont chacune servait durant un mois de l'année de forteresse à l'empereur, et qui étaient soutenues par des colonnes de marbre dont les chapiteaux dorés soutenaient des frises d'agate, il y avait des bassins de porphyre où étincelaient les poissons argentés du Gange, des pavés de mosaïque dont les dessins étaient formés d'opale, d'émeraudes et de rubis; des bains secrets et profonds, où des peintures lascives éveillaient des désirs terribles en retraçant des voluptés inouïes. Autour de ces villas, aux flancs de ces montagnes nues aujourd'hui, s'élevaient alors deux forêts de cèdres et des bosquets d'orangers où se cachaient de beaux adolescents et de belles jeunes filles, qui, déguisés en faunes et en dryades, en satyres et en bacchantes, chantaient des hymnes à Vénus, tandis que d'invisibles instruments accompagnaient leurs voix amoureuses; et quand le soir était venu, quand une de ces nuits transparentes et étoilées comme l'Orient seul en sait faire pour l'amour, s'était abaissée sur la mer endormie; quand une brise embaumée, soufflant de Sorrente ou de Pompeïa, venait se mêler aux parfums que des enfants, vêtus en amours, brûlaient incessamment sur des trépieds d'or; quand des cris voluptueux, des harmonies mystérieuses, des soupirs étouffés, frémissaient vagues et confus comme si l'île amoureuse tressaillait de plaisir entre les bras d'un dieu marin, un phare immense s'allumait, qui semblait un soleil nocturne. Bientôt, à sa lueur, on voyait sortir de quelque grotte et marcher le long de la grève, entre son astrologue Thrasylle et son médecin Chariclès, un vieillard vêtu de pourpre, au cou raide et penché, au visage silencieux et morne, secouant de temps en temps une forêt de cheveux argentés qui retombaient sur ses larges épaules, ondulant comme la crinière d'un lion. Le vieillard laissait tomber de ses lèvres quelques mots rares et tardifs, tandis que sa main aux gestes efféminés caressait la tête d'un serpent privé qui dormait sur sa poitrine. Ces mots, c'étaient quelques vers grecs qu'il venait de composer, quelques ordres pour des débauches secrètes dans la villa de Jupiter ou de Gérés, quelque sentence de mort qui, le lendemain, allait, sur les ailes d'une galère latine, aborder à Ostie et épouvanter Rome: car ce vieillard, c'était le divin Tibère, le troisième César, l'empereur aux grands yeux fauves, qui, pareils à ceux du chat, du loup et de la hyène, voyaient clair dans l'obscurité.

Aujourd'hui, de toutes ces magnificences, il ne reste plus que des ruines; mais, plus vivace que la pierre et le marbre, la mémoire du vieil empereur est demeurée tout entière. On dirait, tant son nom est encore dans toutes les bouches, que c'est d'hier qu'il s'est couché dans la tombe parricide que lui avait préparée Caligula, et où le poussa Macron. On dirait qu'à défaut de son corps, on tremble encore devant son ombre, et les habitants de Capri et d'Anacapri, les deux cités de l'île, montrent encore les restes de son palais avec la même terreur qu'ils montreraient un volcan éteint, mais qui, à chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, peut se ranimer plus mortel et plus dévorant que jamais.

Ces deux cités sont situées, Capri, en amphithéâtre en face du port, et Anacapri au haut du mont Solara. Un escalier de cinq ou six cents marches, rude et creusé dans le roc, conduit de la première à la seconde de ces deux villes; mais la fatigue de cette rapide ascension est largement rachetée, il faut le dire, par le panorama splendide que l'oeil embrasse une fois arrivé au sommet de la montagne. En effet, le voyageur, en faisant face à Naples, a d'abord à sa droite Paestum, cette fille voluptueuse de la Grèce, dont les rosés, qui fleurissaient deux fois l'an dans un air mortel à la virginité, allaient se faner au front d'Horace et s'effeuiller sur la table de Mécène; puis Sorrente, où le vent qui passe emporte avec lui la fleur des orangers qu'il disperse au loin sur la mer, puis Pompeia, endormie dans sa cendre, et qu'on réveille comme une vieille ruine d'Egypte, avec ses peintures ardentes, ses urnes lacrymales et ses bandelettes mortuaires; enfin Herculanum, qui surprise un jour par la lave, cria, se tordit et mourut comme Laocoon étouffé aux noeuds de ses serpents. Alors commence Naples, car Torre di Greco, Resina et Portici ne sont, à vrai dire, que des faubourgs; Naples, la ville paresseuse, couchée sur son amphithéâtre de montagnes, et allongeant ses petits pieds jusqu'aux flots tièdes et lascifs de son golfe; Naples, dont Rome, la reine du monde, avait fait sa maison de plaisance, tant alors comme aujourd'hui la nature avait versé autour d'elle tous ses enchantements. Puis, après Naples, l'oeil découvre Pouzzoles et son temple de Sérapis à moitié caché dans l'eau; Cumes et son antre sibyllin, où descendit le pieux Énée; puis le golfe où Caligula jeta, pour surpasser Xerxès, un pont d'une lieue, dont on aperçoit encore les ruines; puis Bauli, d'où partit la galère impériale préparée par Néron et qui devait s'ouvrir sous les pieds d'Agrippine; puis Baïa, si mortelle aux chastes amants; puis enfin Misène, où est enterré le clairon d'Énée, et d'où Pline l'ancien alla mourir, étouffé dans sa litière par les cendres de Stabia.

Figurez-vous le tableau que nous venons de décrire éclairé par ce phare immense qu'on appelle le Vésuve, et dites-moi s'il y a dans le monde entier quelque chose qui puisse se comparer à un pareil spectacle.

Au milieu de ces souvenirs antiques surgit sous les pieds un souvenir tout moderne. C'est un épisode de cette épopée gigantesque qui commença en 1789 et qui finit en 1815. Depuis deux ans déjà les Français étaient maîtres du royaume de Naples, depuis quinze jours Murat en était roi, et cependant Caprée appartenait encore aux Anglais. Deux fois son prédécesseur Joseph en avait tenté la conquête, et deux fois la tempête, cette éternelle alliée de l'Angleterre, avait dispersé ses vaisseaux.

C'était une vue terrible pour Murat que celle de cette île qui lui fermait sa rade comme avec une chaîne de fer; aussi le matin, lorsque le soleil se levait derrière Sorrente, c'était cette île qui attirait tout d'abord ses yeux; et le soir, lorsque le soleil se couchait derrière Procida, c'était encore cette île qui fixait son dernier regard.

A chaque heure de la journée, Murât interrogeait ceux qui l'entouraient à l'endroit de cette île, et il apprenait sur les précautions prises par Hudson Lowe, son commandant, des choses presque fabuleuses. En effet, Hudson Lowe ne s'était point fié à cette ceinture inabordable de rochers à pic qui l'entoure, et qui suffisait à Tibère; quatre forts nouveaux avaient été ajoutés par lui aux forts qui existaient déjà; il avait fait effacer par la pioche et rompre par la mine les sentiers qui serpentaient autour des précipices, et où les chevriers eux-mêmes n'osaient passer que pieds nus; enfin il accordait une prime d'une guinée à chaque homme qui parvenait, malgré la surveillance des sentinelles, à s'introduire dans l'île par quelque voie qui n'eût point été ouverte encore à d'autres qu'à lui.

Quant aux forces matérielles de l'île, Hudson Lowe avait à sa disposition deux mille soldats et quarante bouches à feu, qui, en s'enflammant, allaient porter l'alarme dans l'île de Ponza, où les Anglais avaient à l'ancre cinq frégates toujours prêtes à courir où le canon les appelait.

De pareilles difficultés eussent rebuté tout autre que Murat, mais Murat était l'homme des choses impossibles. Murat avait juré qu'il prendrait Caprée, et quoiqu'il n'eût fait ce serment que depuis trois jours, il croyait déjà avoir manqué à sa parole, lorsque le général Lamarque arriva. Lamarque venait de prendre Gaëte et Maratea, Lamarque venait de livrer onze combats et de soumettre trois provinces, Lamarque était bien l'homme qu'il fallait à Murat; aussi, sans lui rien dire, Murat le conduisit à la fenêtre, lui remit une lunette entre les mains et lui montra l'île.

Lamarque regarda un instant, vit le drapeau anglais qui flottait sur les forts de San-Salvador et de Saint-Michel, renfonça avec la paume de sa main les quatre tubes de la lunette les uns dans les autres et dit: Oui, je comprends; il faudrait la prendre.

—Eh bien? reprit Murat.

—Eh bien! répondit Lamarque, on la prendra. Voilà tout.

—Et quand cela? demanda Murat.

—Demain, si Votre Majesté le veut.

—A la bonne heure, dit le roi, voilà une de ces réponses comme je les aime. Et combien d'hommes veux-tu?

—Combien sont-ils? demanda Lamarque.

—Deux mille, à peu près.

—Eh bien! Que Votre Majesté me donne quinze ou dix-huit cents hommes; qu'elle me permette de les choisir parmi ceux que je lui amène: ils me connaissent; je les connais. Nous nous ferons tous tuer jusqu'au dernier, ou nous prendrons l'île.

Murat, pour toute réponse, tendit la main à Lamarque. C'était ce qu'il aurait dit étant général; c'était ce qu'il était prêt à faire étant roi. Puis tous deux se séparèrent, Lamarque pour choisir ses hommes, Murat pour réunir les embarcations.

Dès le lendemain tout était prêt, soldats et vaisseaux. Dans la soirée, l'expédition sortit de la rade. Quelques précautions qu'on eût prises pour garder le secret, le secret s'était répandu: toute la ville était sur le port, saluant de la voix cette petite flotte, qui partait gaiement et pleine d'insoucieuse confiance pour une chose que l'on regardait comme impossible.

Bientôt le vent, favorable d'abord, commença de faiblir: la petite flotte n'avait pas fait dix milles qu'il tomba tout à fait. On marcha à la rame; mais la rame est lente, et le jour parut que l'on était encore à deux lieues de Caprée. Alors, comme s'il avait fallu lutter contre toutes les impossibilités, vint la tempête. Les flots se brisèrent avec tant de violence contre les rochers à pic qui entourent l'île, qu'il n'y eut pas moyen pendant toute la matinée, de s'en approcher. A deux heures la mer se calma. A trois heures les premiers coups de canon furent échangés entre les bombardes napolitaines et les batteries du port; les cris de quatre cent mille âmes, répandues depuis Margellina jusqu'à Portici, leur répondirent.

En effet, c'était un merveilleux spectacle que le nouveau roi donnait à sa nouvelle capitale: lui-même, avec une longue-vue, se tenait sur la terrasse du palais. Des embarcations on voyait toute cette foule étagée aux différents gradins de l'immense cirque dont la mer était l'arène. César, Auguste, Néron n'avaient donné à leurs sujets que des chasses, des luttes de gladiateurs ou des naumachies; Murat donnait aux siens une véritable bataille.

La mer était redevenue tranquille comme un lac. Lamarque laissa ses bombardes et ses chaloupes canonnières aux prises avec les batteries du fort, et avec ses embarcations de soldats il longea l'île: partout des rochers à pic baignaient dans l'eau leurs murailles gigantesques; nulle part un point où aborder. La flottille fit le tour de l'île sans reconnaître un endroit où mettre le pied. Un corps de douze cents Anglais, suivant des yeux tous ses mouvements, faisait le tour en même temps qu'elle.

Un moment on crut que tout était fini et qu'il faudrait retourner à Naples sans rien entreprendre. Les soldats offraient d'attaquer le fort; mais Lamarque secoua la tête: c'était une tentative insensée. En conséquence, il donna l'ordre de faire une seconde fois le tour de l'île, pour voir si l'on ne trouverait pas quelque point abordable, et qui eût échappé au premier regard.

Il y avait dans un rentrant, au pied du fort Sainte-Barbe, un endroit où le rempart granitique n'avait que quarante à quarante-cinq pieds d'élévation. Au-dessus de cette muraille, lisse comme un marbre poli, s'étendait un talus si rapide, qu'à la première vue, on n'eût certes pas cru que des hommes pussent l'escalader. Au-dessus de ce talus, à cinq cents pieds du roc, était une espèce de ravin, et douze cents pieds plus haut encore, le fort Sainte-Barbe, dont les batteries battaient le talus en passant par-dessus le ravin dans lequel les boulets ne pouvaient plonger.

Lamarque s'arrêta en face du rentrant, appela à lui l'adjudant général Thomas et le chef d'escadron Livron. Tous trois tinrent conseil un instant; puis ils demandèrent les échelles.

On dressa la première échelle contre le rocher: elle atteignait à peine au tiers de sa hauteur; on ajouta une seconde échelle à la première, on l'assura avec des cordes, et on les dressa de nouveau toutes deux: il s'en fallait de douze ou quinze pieds, quoique réunies, qu'elles atteignissent le talus; on en ajouta une troisième; on l'assujettit aux deux autres avec la même précaution qu'on avait prise pour la seconde, puis on mesura de nouveau la hauteur: cette fois les derniers échelons touchaient à la crête de la muraille. Les Anglais regardaient faire tous ces préparatifs d'un air de stupéfaction qui indiquait clairement qu'une pareille tentative leur semblait insensée. Quant aux soldats, ils échangeaient entre eux un sourire qui signifiait: «Bon, il va faire chaud tout à l'heure.»

Un soldat mit le pied sur l'échelle.

«Tu es bien pressé!» lui dit le général Lamarque en le tirant en arrière, et il prit sa place. La flottille tout entière battit des mains. Le général Lamarque monta le premier, et tous ceux qui étaient dans la même embarcation le suivirent. Six hommes tenaient le pied de l'échelle, qui vacillait à chaque flot que la mer venait briser contre le roc. On eût dit un immense serpent qui dressait ses anneaux onduleux contre la muraille.

Tant que ces étranges escaladeurs n'eurent point atteint le talus, ils se trouvèrent protégés contre le feu des Anglais par la régularité même de la muraille qu'ils gravissaient; mais à peine le général Lamarque eut-il atteint la crête du rocher, que la fusillade et le canon éclatèrent en même temps: sur les quinze premiers hommes qui abordèrent, dix retombèrent précipités. A ces quinze hommes, vingt autres succédèrent, suivis de quarante, suivis de cent. Les Anglais avaient bien fait un mouvement pour les repousser à la baïonnette, mais le talus que les assaillants gravissaient était si rapide qu'ils n'osèrent point s'y hasarder. Il en résulta que le général Lamarque et une centaine d'hommes, au milieu d'une pluie de mitraille et de balles, gagnèrent le ravin, et là, à l'abri comme derrière un épaulement, se formèrent en peloton. Alors les Anglais chargèrent sur eux pour les débusquer; mais ils furent reçus par une telle fusillade qu'ils se retirèrent en désordre. Pendant ce mouvement, l'ascension continuait, et cinq cents hommes à peu près avaient déjà pris terre.

Il était quatre heures et demie du soir. Le général Lamarque ordonna de cesser l'ascension: il était assez fort pour se maintenir où il était; et effrayé du ravage que faisaient l'artillerie et la fusillade parmi ses hommes, il voulait attendre la nuit pour achever le périlleux débarquement. L'ordre fut porté par l'adjudant général Thomas, qui traversa une seconde fois le talus sous le feu de l'ennemi, gagna contre toute espérance l'échelle sans accident aucun, et redescendit vers la flottille, dont il prit le commandement, et qu'il mit à l'abri de tout péril dans la petite baie que formait le rentrant du rocher.

Alors l'ennemi réunit tous ses efforts contre la petite troupe retranchée dans le ravin. Cinq fois, treize ou quatorze cents Anglais vinrent se briser contre Lamarque et ses cinq cents hommes. Sur ces entrefaites, la nuit arriva; c'était le moment convenu pour recommencer l'ascension. Cette fois, comme l'avait prévu le général Lamarque, elle s'opéra plus facilement que la première. Les Anglais continuaient bien de tirer, mais l'obscurité les empêchait de tirer avec la même justesse. Au grand étonnement des soldats, cette fois l'adjudant général Thomas monta le dernier; mais on ne tarda point à avoir l'explication de cette conduite: arrivé au sommet du rocher, il renversa l'échelle derrière lui: aussitôt les embarcations gagnèrent le large et reprirent la route de Naples. Lamarque, pour s'assurer la victoire, venait de s'enlever tout moyen de retraite.

Les deux troupes se trouvaient en nombre égal, les assaillants ayant perdu trois cents hommes à peu près; aussi Lamarque n'hésita point, et mettant la petite armée en bataille dans le plus grand silence, il marcha droit à l'ennemi sans permettre qu'un seul coup de fusil répondît au feu des Anglais.

Les deux troupes se heurtèrent, les baïonnettes se croisèrent, on se prit corps à corps; les canons du fort Sainte-Barbe s'éteignirent, car Français et Anglais étaient tellement mêlés qu'on ne pouvait tirer sur les uns sans tirer en même temps sur les autres. La lutte dura trois heures; pendant trois heures, on se poignarda à bout portant. Au bout de trois heures, le colonel Hausel était tué, cinq cents Anglais étaient tombés avec lui; le reste était enveloppé. Un régiment se rendit tout entier: c'était le Royal Malte. Neuf cents hommes furent faits prisonniers par onze cents. On les désarma; on jeta leurs sabres et leurs fusils à la mer; trois cents hommes restèrent pour les garder; les huits cents autres marchèrent contre le fort.

Cette fois, il n'y avait même plus d'échelles. Heureusement, les murailles étaient basses: les assiégeants montèrent sur les épaules les uns des autres. Après une défense de deux heures, le fort fut pris: on fit entrer les prisonniers et on les y enferma.

La foule qui garnissait les quais, les fenêtres et les terrasses de Naples, curieuse et avide, était restée malgré la nuit: au milieu des ténèbres, elle avait vu la montagne s'allumer comme un volcan; mais, sur les deux heures du matin, les flammes s'étaient éteintes sans que l'on sût qui était vainqueur ou vaincu. Alors l'inquiétude fit ce qu'avait fait la curiosité: la foule resta jusqu'au jour; au jour, on vit le drapeau napolitain flotter sur le fort Sainte-Barbe. Une immense acclamation, poussée par quatre cent mille personnes, retentit de Sorrente à Misène, et le canon du château Saint-Elme, dominant de sa voix de bronze toutes ces voix humaines, vint apporter à Lamarque les premiers remerciements de son roi.

Cependant la besogne n'était qu'à moitié faite; après être monté il fallait descendre, et cette seconde opération n'était pas moins difficile que la première. De tous les sentiers qui conduisaient d'Anacapri à Capri, Hudson Lowe n'avait laissé subsister que l'escalier dont nous avons parlé: or, cet escalier, que bordent constamment des précipices, large à peine pour que deux hommes puissent le descendre de front, déroulait ses quatre cent quatre-vingts marches à demi-portée du canon de douze pièces de trente-six et de vingt chaloupes canonnières.

Néanmoins, il n'y avait pas de temps à perdre, et cette fois, Lamarque ne pouvait attendre la nuit; on découvrait à l'horizon toute la flotte anglaise, que le bruit du canon avait attirée hors du port de Ponza. Il fallait s'emparer du village avant l'arrivée de cette flotte, ou sans cela elle jetait dans l'île trois fois autant d'hommes qu'en avait celui qui était venu pour la prendre; et, obligés devant des forces si supérieures de se renfermer dans le fort Sainte-Barbe, les vainqueurs étaient forcés de se rendre ou de mourir de faim.

Le général laissa cent hommes de garnison dans le fort Sainte-Barbe, et, avec les mille hommes qui lui restaient, tenta la descente. Il était dix heures du matin. Lamarque n'avait moyen de rien cacher à l'ennemi; il fallait achever comme on avait commencé, à force d'audace. Il divisa sa petite troupe en trois corps, prit le commandement du premier, donna le second à l'adjudant général Thomas, et le troisième au chef d'escadron Livron; puis, au pas de charge et tambour battant, il commença de descendre.

Ce dut être quelque chose d'effrayant à voir que cette avalanche d'hommes se ruant par cet escalier jeté sur l'abîme, et cela sous le feu de soixante à quatre-vingts pièces de canon. Deux cents furent précipités qui n'étaient que blessés peut-être, et qui s'écrasèrent dans leur chute: huit cents arrivèrent en bas et se répandirent dans ce qu'on appelle la grande marine. Là on était à l'abri du feu; mais tout était à recommencer encore, ou plutôt rien n'était achevé: il fallait prendre Capri, la forteresse principale, et les forts Saint-Michel et San-Salvador.

Alors, et après l'oeuvre du courage, vint l'oeuvre de la patience; quatre cents hommes se mirent au travail. En avant des thermes de Tibère, dont les ruines puissantes les protégeaient contre l'artillerie de la forteresse, ils commencèrent à creuser un petit port, tandis que les quatre cents autres, retrouvant dans leurs embrasures les canons ennemis, tournaient les uns vers la ville et préparaient des batteries de brèche, tournaient les autres vers les vaisseaux qu'on voyait arriver luttant contre le vent contraire, et préparaient des boulets rouges.

Le Speronare

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