Читать книгу Les contes noirs - Alexandre Pillon - Страница 4

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J’ai beaucoup connu un Américain dont la tournure d’esprit était singulière. Il songeait creux et avait toujours l’air de prendre son ombre pour un second lui-même, ayant une existence qui lui était propre.

Il regardait souvent derrière lui quand il était seul, et refusait obstinément de s’assoir le dos tourné vers, une porte ouverte. Le coucher du soleil, lui inspirait une inquiétude qui allait toujours en augmentant, jusqu’à ce qu’on eût éclairé suffisamment la chambre dans laquelle il se trouvait pour qu’aucune partie n’en fût obscure.

C’était un homme déjà âgé, fort intelligent, muet sur son passé, mais inépuisable quand il parlait de l’autre monde! J’étais fait à ses manières et je le laissais ordinairement aller sans l’interrompre, sachant que sa monomanie ne s’arrêtait jamais sans terminer par une histoire intéressante. Un soir, qu’il était assis au coin de mon feu, il tressaillit, jeta, selon son habitude, un regard lentement circulaire autour de lui... et entama son thème favori; c’était une théorie assez originale sur la possibilité des faits considérés comme surnaturels, qu’il termina ainsi:

— Soyez-en bien persuadé, nous sommes soumis aux fantômes.... J’ai acquis plusieurs fois cette conviction dans ma vie, tant par des faits qui me sont. personnels, que par d’autres concernant des étrangers; et si vous en vouliez une preuve, voici une histoire toute récente: — Un jour de janvier de l’année 18.., je fus forcé, par un tourbillon de neige, de chercher un refuge dans la petite église Saint-Germain-des-Prés. Vous connaissez cette église? Elle a passé par les mains des restaurateurs modernes... et a maintenant l’apparence d’un de ces meubles que l’on nommait des cabinets, sous Henri III. Ce jour-là, elle était somptueusement tendue de noir: un service avait eu lieu, le corps venait de partir, et je me trouvais placé près de l’autel, devant lequel il ne restait plus que le sacristain et un enfant de chœur qui éteignaient les cierges.

Le sacristain parlait tout seul et tout haut; j’entendais parfaitement ce qu’il disait, voici son monologue:

— C’est égal, j’en reviens toujours à mon idée, moi... Ce Macchabée-là avait au cou une drôle de blessure; j’avais pas encore vu ça, moi, y-z-ont beau dire, c’est pas naturel... bah! la v’là enterrée tout d’même.

— Et qui était cette femme? demandai-je au sacristain.

— Qui c’était?... une princesse donc!

— Une princesse!

—Oui, une princesse. Eh ben! quoi dont?.. Y m’semble que la paroisse peut en enterrer, des princesses. N’y a pas qu’Saint-Sulpice, p’t’être ben, dans Paris.

— D’accord, mais comment se nommait-elle?

— La princesse de Traki... Trabi... Comment diable qui l’appelaient donc?

— De Trébizonde, dit l’enfant de chœur.

— Singulière princesse! pensai-je... Et ce trou?

— Ah! l’trou, c’est une autre affaire... ça, c’est en la cousant... eh ben! j’ai r‘marqué au cou, comme qui dirait sus la jugulaire... un petit trou... tout fraîchement fait, plus large que haut, sans déchirures, comme une dent qui serait entrée dans les chairs... J’l’ai dit au médecin qui se trouvait là, un grand pâle, mais y m’a répondu de me mêler de mes affaires, et avec une mine si méchante que, ma foi! c’est ce que j’ai fait. Mais ce qui est ben plus extraordinaire et c’que vous ne voudrez peut-être pas croire... pour une femme riche comme ça... un appartement superbe... c’est que le corbillard est parti tout seul; oui, m’sieu, tout seul. En venant, au moins, il y avait deux hommes derrière et qui ont assisté au service; mais quand il est sorti de l’église pour aller au cimetière, il est parti tout seul, tout empanaché, quatre chevaux à grandes guides, et pas une voiture, pas un chien crotté derrière. Et tenez, les v’là justement là-bas, les deux particuliers. Voyez-vous? dans cette chapelle si noire, la chapelle Saint-Roch.

Vous me connaissez, avec ce flair que je possède pour sentir les aventures qui sortent des habitudes ordinaires, je quittai le sacristain et me dirigeai vers l’enfoncement indiqué. Evidemment la solution du mystère était contenue dans cette chapelle sombre, ces deux hommes en étaient la clef.

Je manœuvrai prudemment et de façon à les bien observer. L’abordage était difficile... Mais je les tenais, ils m’appartenaient, et j’étais fermement résolu à ne les point quitter que je n’eusse appris ce que c’était que la princesse de Trébizonde, pourquoi elle avait un trou au cou... plus large que haut... sans déchirures.... et comment l’isolement s’était fait si profond autour de cette femme que pas un souvenir vivant n’accompagnait ses restes!

L’un des deux hommes était un vieillard, grand et d’un type assez vulgaire, les cheveux blancs, les moustaches rudes, boutonné de haut en bas dans un vêtement tenant le milieu entre le paletot et la polonaise. Ce devait être un ancien militaire, une nature austère, énergique, de ces gens qui se laissent volontiers tirer le nez par les enfants, mais qui se cabrent très-haut contre les mauvaises natures.

Le second, mérite une mention toute spéciale. Il était jeune, celui-là, et à l’exagération de son langage, de ses manières, à ces mille détails qui constituent un ensemble, je le reconnus pour appartenir à une espèce que l’on ne rencontre qu’à Paris, et que j’appellerai l’espèce des poëtes gras; elle n’est pas séduisante à l’œil au moins, elle n’a pas ces allures de papimanes, ces rotondités réjouissantes, ces rires pantagruéliques qui fendent jusqu’aux oreilles des joues bondies comme des ballons; elle n’a pas ces joyeux bourgeons qui fleurissent les nez des amants de la bouteille!.... Non.... C’est une espèce triste, c’est un genre de graisse particulier: celui des vêtements crasseux; celte graisse, au lieu d’arrondir, arrête anguleusement les contours et les colle à la peau, les genoux en paraissent plus maigres, les habits n’ont plus ce flou, ce moelleux élégant des étoffes propres, ils n’encadrent plus l’homme, ils l’appauvrissent. Le teint de celui qui les porte finit par prendre l’aspect terreux et blafard de la généralité du costume. Pauvres gens, ils commencent à être enfants sublimes... la porte d’or paraît vouloir s’entr’ouvrir... et ils continuent comme des meurt-de-faim.

Le jeune homme que j’avais sous les yeux appartenait à cette catégorie; il pleurait très-haut, se tordait et agitait ses bras comme un télégraphe. Sa douleur était semblable aux harmonies de ce musicien des Champs-Elysées qui se sert de ses bras, de ses genoux, de sa tête et de son ventre pour arriver à un résultat. C’était un chagrin disloqué ; il paraissait fort amoureux de la phrase, ce jeune homme, du moins il exhalait ses souffrances avec des tournures d’esprit si alambiquées qu’elles ne me parurent pas devoir être bien franches.

Au moment où je m’approchais, il s’écriait dans son langage prétentieux: — Mignon aspirait au ciel, mon Dieu! et moi j’aspire à la mort... mon ciel n’est plus de ce monde... mon paradis s’est éteint avec celle que j’aimais, etc.

Il paraît qu’il aimait une femme, peut-être la princesse... nous allons bien le savoir. Je m’adressai à l’homme à la polonaise:

— Votre ami, monsieur, semble être dans un état violent, je suis médecin, et...

— Que m’importe la vie! s’écria le poète; la vie est un bouquet qui se fane vite et dont j’ai absorbé tous les parfums!

— Bien, jeune homme,. bien! mais il ne faut pas me dire de ces choses-là, à moi; il faut les réserver pour la Comédie-Française, cela réussit très-bien dans les proverbes... Je ne suis pas poète... je suis un honnête homme de médecin qui désire simplement tâter votre pouls...

Je parlais à un sourd, mon jeune homme était évanoui. Décidément, ces gens-là étaient sérieusement tristes. Le poëte ne m’inquiétait guère, c’était un premier coup de collier, qui devait se calmer en raison de la vigueur du premier moment. Mais le vieillard faisait mal à voir... l’altération de ses traits indiquait une sensation profonde, ses yeux étaient secs, mais la douleur, au lieu de se soulager par des pleurs, s’épanchait en dedans et refroidissait le cœur! C’était un fort chêne à l’écorce rugueuse; il se tenait droit, mais l’intérieur était rongé jusqu’à la sève.

Vous dire comment je parvins à mériter la confiance de ces deux hommes, ce serait trop long; je pleurai avec eux, je fus éloquent; bref, je vais vous raconter ce que j’appris du vieux Pierre Plogojowitz, en mettant en ordre les renseignements qu’il me donna.

Peu de gens ont connu la princesse de Trébizonde, et les valets d’obsèques eux-mêmes, en revenant de la porter en terre, ne se doutaient guère de la qualité de celle qu’ils venaient d’enterrer. Cela se conçoit, et l’on aurait en vain cherché son blason dans les recueils d’armoiries les plus complets. Elle était princesse par complaisance. Ses amis l’appelaient ainsi à cause d’une magnifique propriété qu’elle possédait dans l’Arménie, et dans laquelle elle se rendait tous les ans. Elle s’était un peu révoltée dans les premiers temps contre cette plaisanterie aristocratique, mais il n’y avait pas eu moyen, il avait fallu bon gré mal gré, devenir personne princière, et elle s’était gaiement laissé élever à cette dignité par le suffrage universel d’un petit nombre d’amis.

Il est fort difficile de vous dire au juste à quel monde elle appartenait, surtout avec la nouvelle classification inventée par les vaudevillistes, qui ont divisé la société par tranches: il y a le monde d’abord, puis le demi-monde, puis le quart, etc. La princesse n’était d’aucune de ces tranches, elle était de son monde à elle; elle se conduisait selon sa convenance et non selon les convenances. Elle n’avait jamais voulu soumettre sa manière de vivre ni son caractères à ces mille petites lois, dégénérées en bêtises d’habitude, qui machinent la vie de chaque jour et la transforment en répétitions successives d’une comédie ennuyeuse. C’était réellement une personne qui sortait du commun; sa femme de chambre aurait essayé en vain de l’étouffer dans son corset, et elle n’avait jamais la migraine que lorsqu’elle avait mal à la tête.

Quoiqu’on accorde trop généreusement la qualité d’extraordinaire, en admettant que ce soit une qualité, à de mensongères individualités qui ne se distinguent le plus souvent que par une affectation excentrique, cette femme justifiait réellement ce titre, et cela précisément à cause de sa simplicité ; il ne se faisait que fort peu de bruit autour d’elle.

Pour elle, l’indépendance n’était pas un mot, et elle savait néanmoins, non-seulement éviter tous les genres de scandale, mais encore mériter le respect que l’on n’accorde, — surtout aux femmes, — qu’aux réputations irréprochablement établies. Pour qu’un homme eût pu vivre comme elle le faisait, il lui eût fallu à défaut d’une grande fortune, une puissante intelligence et un grand talent dans les lettres ou les arts. La princesse avait tout cela, et elle est restée inconnue, et elle a vécu à Paris obscurément comme une perle dans la mer.

Il faut bien comprendre le caractère de cette femme, il est fort rare. C’était la personnification vivante d’une des plus ravissantes productions d’un de nos rêveurs le plus coloriste; c’était le type de Madeleine Maupin, mais une Madeleine spiritualiste, suivant des instincts libres, appréciant fort peu néanmoins tout ce qui se présentait avec des allures romanesques. Son existence était celle d’un homme sérieux. Elle perdait beaucoup, il est vrai, avec ces façons d’agir, de la gracieuse délicatesse de la femme; seulement, le peu qui en restait formait un contraste incroyable avec ses habitudes masculines, et constituait un ensemble d’une originalité dont on ne se lassait jamais, une fois qu’on l’avait bien comprise.

C’était un tableau de grand maître, dans une bordure d’une ornementation spéciale et remarquablement élégante.

Le vieux Plogojowitz parlait beaucoup de sa beauté. Les lignes en étaient graves et dans des proportions hautes et froidement régulières. Avec sa grande taille, son teint basané et sa fière mine de Cléopâtre, elle parlait peu aux sens, mais n’en était que plus dangereuse. A première vue, ou on la détestait et cette impression continuait, ou l’on se sentait envahi par une influence magnétique contre laquelle on luttait vainement. Les plus énergiques volontés se brisaient dans la lutte, et finissaient par se. soumettre en voyant qu’elles no pouvaient dompter la passion profonde qui pénétrait leurs cœurs. Tristes amours sans espérance! l’idole était une statue et les Pygmalions actuels ne sont plus dans cet âge heureux où Jupiter, prenant fait et cause, consentait à intervenir en animant le marbre.

Ces amours tourmentaient beaucoup la princesse; comme cela se représentait à chaque nouvelle connaissance qui devait rester, il lui fallait subir l’exacte répétition des scènes précédentes. C’est fort restreint le langage de l’amour; et le bourgeois gentilhomme, malgré les savantes et ingénieuses interprétations de son professeur, est-il forcé d’en revenir purement et simplement à la phrase primitive: Belle marquise, etc. C’est un chemin bien battu que la carte de Tendre; pourtant, c’est ce que l’on possède de mieux, en fait de circonstances variées et inattendues, encore n’offre-t-elle qu’un certain nombre de tours dans son sac, qui ne vous laissent, quand on les a tous usés inutilement, que la seule ressource de se retirer.

C’était ce que la princesse ne pouvait comprendre, c’est que l’on ne se retirât pas! Avec sa franchise et son amour pour la ligne droite, la coquetterie lui semblait une monstruosité, et les coquettes, des femmes qui considéraient l’homme au point de vue de la serinette: un instrument jouant un air agréable, mais toujours le même. Or, quand elle avait dit: «Que voulez-vous de moi?

» une sensation exacte en tous points à

» votre affection exagérée, ou une comédie?

» Eh bien! je n’éprouve pas l’une et je

» suis trop honnête et trop bonne femme

» pour jouer l’autre. Contentez-vous donc

» de la seule chose que je puisse donner,

» c’est-à-dire une bonne et solide amitié,

» ayant la fermeté d’une parole d’honneur,

» et qui ne vous manquera dans aucune

» circonstance.» Quand elle avait dit cela

et qu’on avait chaleureusement serré sa belle main qu’elle tendait si fraternellement, il fallait accepter franchement cette situation; toute tentative nouvelle eût été ridicule. Mais aussi on savait que si la détermination était irrévocable, cette offre d’amitié était parole papale, c’était infaillible.

Et puis tout n’était pas fini: c’était un cœur d’or que celui de la princesse; et si, avec ce tact sûr qu’ont toutes les femmes pour sonder la profondeur des blessures qu’elles causent, si elle reconnaissait dans celui qui l’aimait un état de souffrance sérieux, courageusement combattu, oh! alors elle trouvait des ressources infinies en endossant la robe de médecin consolateur; ses beaux grands yeux noirs, ordinairement si froids, prenaient une expression de bonté touchante. Elle raisonnait, comme on raisonne un enfant, la surexcitation fiévreuse qu’elle voulait adoucir et régler, et cela avec un soin minutieux, des ménagements pleins de délicatesses affectueuses; elle effleurait la plaie comme on cueille une sensitive; la fleur se fermait, mais pas un pétale n’était froissé, si bien que le cœur le plus malade finissait par se calmer et s’endormir au son de cette parole harmonieuse dont la sonorité musicale était un charme de plus. Pauvre femme! elle est morte d’une façon bien horrible!

La guérison opérée, c’était un ami de plus, il prenait place dans le cénacle. On concevra facilement qu’il venait peu de femmes à l’hôtel de Trébizonde, elles n’y étaient pas aimées et c’était peut-être le seul travers de la maîtresse de la maison. — J’ai rarement joué à la poupée étant petite fille, disait-elle, et maintenant que je suis une grande femme, je ne m’y remettrai certainement pas en fréquentant les personnes de mon sexe. — Voilà quelle était son opinion! Aussi ne venait-il que des hommes à l’hôtel, et tous d’une intelligence supérieure. Cette petite cour masculine constituait une société qu’elle divisait en trois catégories: les amoureux (c’étaient les derniers présentés); les convalescents et les amis raisonnables. Les premiers étaient ses malades, ils formaient groupe à part, on ignorait s’ils resteraient. Les seconds se sentaient un peu plus à l’aise, ils commençaient à prendre pied; quant aux derniers, ils étaient dans son salon comme des académiciens, ils y avaient leurs fauteuils, et, à la façon dont ils s’y plaçaient, on devinait des gens qui avaient acquis, par une considération basée sur l’estime, le droit de se regarder comme étant chez eux.

On se réunissait tous les soirs, et cette réunion quotidienne formait un petit monde d’élite, aux habitudes distinguées, sans pédantisme, agréable, par les connaissances variées et étendues de ses habitants. On savait y causer, et lorsque parfois la conversation prenait une tournure trop austère, il se trouvait toujours là quelque esprit coloriste qui éclairait par une sortie éblouissante le ton généralement froid de l’ensemble.

Eh bien! tout le charme de cette existence si bien organisée allait se trouver détruit, et cela par une circonstance inouïe Une ombre allait rembrunir le tableau, mais une ombre dont les reflets déjà blafards du clair-obscur devaient se transformer en ténèbres profondes. Parmi les malades de la princesse, deux hommes, comme des chevaux vicieux, s’étaient constamment dérobés à son influence persuasive. Le premier n’avait pas d’importance, il n’était que ridicule. C’était le poète Lazare, celui qui se tortillait si singulièrement dans l’église Saint-Germain-des-Prés. Il était toléré à l’hôtel de Trébizonde, où il avait été admis à la suite de remarquables débuts littéraires, précoces manifestations d’un génie qui aurait pu se solidifier, s’il avait été nourri par le travail, et si un amour-propre insensé n’avait pas été le résultat de ses premiers succès. Sa manière, son jeu, consistaient dans l’exagération d’une sentimentalité cherchée, et non d’organisation, qui le plaçait continuellement sous l’étincelle poétique d’une machine électrique imaginaire. Les sublimes rêveries de son imagination à part le préoccupaient au point de lui retirer la perception des faits ordinaires; il avait surtout un dédain pour la propreté qui s’expliquait parfaitement.

Tout le monde en avait pris son parti. Tout le monde s’égayait également avec sa passion, c’était une sorte de douloureux martyre qui se traduisait avec des soubresauts d’anguille et un langage comme il doit en exister dans la lune. On avait cessé bien vite de le prendre au sérieux dès qu’on s’était aperçu qu’il tenait beaucoup au titre d’amoureux de la princesse; il en faisait une affaire de position dans le monde, et ce rôle de victime donnait trop beau jeu à ses excentricités pour qu’il consentit à le quitter. C’était un homme jugé, et tout-à-fait au second rang; cependant, comme il reviendra dans la suite de ce récit, il était important d’en parler.

Quant au second, avez-vous vu ces dessins de Granville où, prenant la tête de l’homme comme point de départ, il fait partir de ce prototype toujours choisi régulièrement une série de transformations irrégulières, qui amènent, par des lignes très-étroitement dégradées, le facies d’un animal le plus souvent hideux! On ne se serait jamais douté de l’étonnant rapport existant entre ces deux tètes sans la série qui l’amène. Avez-vous vu ces dessins? Eh bien! regardez maintenant la tête de M. Michel Krauft, suivez le procédé Granville, et vous arriverez au chef venimeux de la vipère! C’était une figure sinistre, et dont l’apparition devait avoir des conséquences si terribles qu’on ne pouvait attribuer au hasard sa présence dans cette société : c’était écrit!

Envoyé à Paris pour y étudier la médecine, Michel Krauft était fils unique d’une riche famille de boyards moldaves. Il avait vingt ans, et son profil était coupé dans le type slave le plus pur, mais un type féroce; il était vert plutôt que pâle, complètement imberbe, maigrelet; malingre; les lignes de sa physionomie avaient cette inclinaison anguleuse des natures tristes. Pourtant il n’inspirait pas d’intérêt, la concentration de sa pensée, toujours inconnue, se refusait aux marques d’effusion. C’était un mysantrope de parti pris, sans motifs; élevé au milieu de toutes les amusantes futilités des éducations aisées, il avait toujours trouvé la vie facile et couleur de rose, mais il était venu au monde avec un naturel sombre, méchant et haineux, et ces dispositions à mal faire n’avaient fait que s’aigrir en prenant des forces.

Le lait de sa nourrice avait tourné sur son coeur, et tout petit, au lieu de faire envoler les oiseaux de sa mère dont il était jaloux, il les étouffait. Jeune homme, il n’aurait point attiré l’attention, sans un détail qui le faisait remarquer: il avait dans la figure deux grands yeux gris, ternes, sans expression, mais d’une fixité qui gênait sans que l’on pût. s’expliquer pourquoi; ces yeux paraissaient morts, mais comme ceux des portraits, ils vous regardaient toujours, et cela, sans jamais baisser les paupières.

Il n’était pas d’une nature à s’expliquer, mais la princesse l’avait déviné, et elle en avait peur. Elle se sentait aimée, et en même temps, devant l’impuissance où elle se trouvait de lire dans ce regard qui ne traduisait rien, elle n’avait pu se décider à provoquer une explication.

Elle avait raison d’avoir peur! L’amour de Michel Krauft était égoïste, implacable comme ces mers de glace qui enveloppent les sommets des hautes montagnes et les privent éternellement des rayons du soleil.

La princesse comprenait qu’aucunes bonnes paroles, si chaleureuses qu’elles fussent, n’auraient pu fondre cette volonté, assouplir cette mauvaise nature. C’était un dangereux essai que de tendre la main à ce jeune loup pour l’apprivoiser; il avait meilleure envie de mordre que de lécher. Rien ne transpirait de cette situation à la surface; pourtant, comme elle causait à la princesse une inquiétude qui lui pesait, qui la gênait, elle résolut de se soustraire à cette influence par le procédé le plus simple. Le mois de mai était arrivé, elle avança son voyage annuel de quelques semaines et fit ses adieux à la plupart de ses amis.

Quelques-uns, les plus fidèles, furent reçus jusqu’au dernier moment, mais la veille même de son départ, elle voulut rester seule pour veiller aux derniers préparatifs; pour cela elle donna ses ordres:

— Marie, vous condamnerez ma porte ce soir, je ne veux recevoir personne.

— Est-ce que Madame a sa migraine?

— Ma migraine... et où allez-vous chercher, mademoiselle, de semblables idées?... Est-ce que la migraine est à mon service? pensez-vous qu’elle fasse partie de mes gens et que je la fasse venir lorsque j’en ai besoin?... Faites ce que je vous dis... Eh bien! d’où vient cet air effaré ? Je vois parfaitement comme vous M. Michel Krauft... il ne vous fait point l’effet d’un revenant, mais puisqu’il est entré sans se faire annoncer, il a dû entendre ce que je vous disais et que je désirais être seule.

— C’est vrai, madame, dit Michel, mais vous quittez Paris demain au matin; j’ai à vous parler de choses assez importantes pour ne pas attendre six mois, époque de votre retour, je vous prie de me consacrer une heure.

— Voilà l’instant venu, pensa la princesse: eh bien! soit, retirez-vous, Marie. — Je vous écoute, monsieur.

— Ne devinez-vous pas un peu ce que j’ai à vous dire, madame?

— En aucune façon, je suis fort gauche à deviner... Je trouve que nous n’avons point trop de toute notre attention pour bien comprendre ce que l’on nous dit, et y répondre juste... Je vous écoute, monsieur, je vous le répète.

— Eh bien! je crois que vous le devinez, moi, madame... et je crois encore autre chose... c’est qu’on se brise contre votre cœur, comme une lame d’épée contre un bouclier de diamant... Quelque bien trempé que soit l’acier, quelque fine et incisive qu’en soit la pointe, elle glisse comme un éclair pour chercher à entamer, à mordre, ou qu’elle attende patiemment un moment favorable... elle touche en vain: le diamant reste intact. C’est le plus précieux de tous les bijoux, mais c’est le plus dur; il jette comme un soleil ses rayons de tous les côtés; il paraît splendide de lumière et ce n’est qu’une apparence en effet: c’est un trésor froid: il éclaire sans brûler et demeure, malgré toutes ses chatoyantes lueurs, glacé comme un corps inerte!

— Vous calomniez bien mon pauvre cœur, monsieur, je vous assure; il n’entend rien à toutes ces choses et n’appartient pas tant que voulez le dire au règne de la minéralogie, il est bien plus dévoué que vous ne le pensez, et surtout fort patient; la meilleure preuve que je puisse vous en donner, c’est la tranquillité avec laquelle je vous écoute... et vous ne me faites rien entendre de fort agréable, vous en conviendrez... j’ignore encore le motif de votre visite...

— Je vous aime, madame!

— Ensuite...

— Comment! ensuite?

— Oui, ensuite; je le conçois très-bien, que vous m’aimiez; tous ceux qui me connaissent m’aiment; et moi-même je suis toute disposée à avoir pour vous, si vous le désirez, une grande et sérieuse affection, toute maternelle. Ma maison vous est ouverte; vous y trouverez toujours une hospitalière amitié, ingénieuse à vous distraire de votre isolement; vous êtes par votre studieuse intelligence appelé à devenir une célébrité médicale, et...

— Vous feignez de ne pas me comprendre, madame!

— C’est vrai, monsieur, et j’ai tort, répliqua la princesse avec hauteur, j’oublie un instant que je suis entièrement libre de mes paroles et de mes actions. Mais cet oubli est nécessaire, car, sans cela, il faudrait me rappeler que vous êtes chez moi assez... indiscrètement...

— L’adverbe est dur... Tenez, madame, il y a des hommes qui se couchent en rond aux pieds d’une femme comme une chienne ou un lévrier; il n’est pas dans ma nature d’user de ces pratiques galantes; je considère cela comme une lâcheté. Dans une vitrine de coiffeur, la tête de ces hommes plairait à de certaines femmes. Leur conversation est comme leur habit; elle est coupée de façon à s’ajuster, sans faire un pli, à la taille des personnes qu’ils attaquent.

Cette nature d’homme n’arrive pas jusqu’à votre appréciation, je le sais, madame, mais il faut lui reconnaître néanmoins une certaine habileté, un talent de mise en scène, qui me manquent complètement. Si le plumage du paon et la voix du rossignol sont suffisants pour constituer une bête à bonne fortune, je regrette vivement en ce moment d’être un aussi triste et maladroit personnage... Je suis trop sérieux pour avoir recours aux banalités; je pense qu’il est inutile de dire à une femme qu’on l’aime... on ne saurait le faire sans renouveler de plates répétitions qui se récitent comme une leçon de perroquet. Mon opinion est que l’amour comme la haine se devinent avec un instinct infaillible; les gens les plus maladroits ont à cet égard une intuition qui ne trompe jamais... Pourquoi donc vous, madame, qui êtes si heureusement douée, mentez-vous à votre caractère, en voulant me faire dire ce que vous savez parfaitement: vous me considérez donc comme un de ces hommes dont je vous parlais tout à l’heure? Il faut donc vous poindre avec une éloquence de convention un douloureux martyre dont l’expression est ridicule! Pourquoi m’offrez-vous une affection maternelle? Je n’en ai que faire... j’ai une mère, madame, et elle remplit trop noblement son devoir pour avoir besoin d’une doublure. Que voulez-vous que je fasse?..... Me retirer... C’est une abnégation facile aux héros des romans de chevalerie, mais je suis plus nerveusement constitué, moi, et l’application de votre écharpe sur ma poitrine, dût-elle durer dix ans, n’apaiserait pas la souffrance qui me torture le cœur!... Comment donc m’y prendre?... Qu’avez-vous à me dire?

— Peu de choses, monsieur... vous vous trompez, ce n’est pas de l’amour que vous éprouvez, c’est un acte de volonté... Vous vous êtes dit: — Je veux... et il se trouve que c’est moi que vous voulez... Cela est fâcheux, d’autant qu’il faut deviner encore que vous me voulez, et que vous ne paraissez pas être éloigné de cette idée que mon devoir serait d’aller vous demander en mariage... C’est très-original, et voilà la première fois que j’assiste à pareille scène! Aussi dois-je vous dire que c’est un motif de curiosité seul qui me la fait supporter, attendu que votre langage inconvenant et votre ton cassant demandent beaucoup d’indulgence. Il y a beaucoup de bonnes choses dans tout ce que vous dites, mais vous êtes à côté des questions que vous soulevez...

Cette intuition dont vous parlez existe en effet, mais il faudrait être une terrible magicienne pour l’avoir avec vous... Je vous ai bien regardé, pas un muscle de votre physionomie n’a bougé, pas une nuance n’est venue colorer votre teint. La statue du Commandeur serait venue faire la cour à Elvire, qu’elle n’aurait point eu une autre mine que la vôtre. Il faut vous défaire de votre air de spectre... Si vous voulez que je vous aime, mangez du beefsteak, consentez à rire, non pas du bout des dents comme vous le faites, et assez rarement encore, mais en ouvrant la bouche et d’une façon sonore; je veux bien recevoir au nombre de nos amis un bon et brave garçon, franchement organisé... mais je fermerais impitoyablement ma porte à Croquemitaine, je vous en préviens... Il vient des petits enfants ici; je vous trouverai plus sage à mon retour, je l’espère.

Pas un poil des sourcils de Michel ne frémit, il resta un moment silencieux, puis reprit avec une voix altérée, discordante:

— Vous partez demain au matin?

— Oui, monsieur, à dix heures.

— Voulez-vous me permettre de vous accompagner... Les communications ne sont pas faciles dans les Principautés, et la connaissance que je possède des localités pourrait vous offrir de précieuses ressources.

— C’est inutile; j’ai l’habitude des inconvénients d’un voyage que je fais aussi souvent; et d’ailleurs je ne suis pas seule: Plogojowitz se charge de tous les soins matériels, et puis je retrouve en route mon vieil ami, le colonel Harold, qui, comme vous le savez, m’attend tous les ans à Tchernetz et vient passer avec moi les vacances à Trébizonde.

— Ainsi, madame, ma présence vous est odieuse; vous refusez d’employer avec moi l’ironique traitement qui vous fournit un texte si inépuisable de fines plaisanteries. Les amoureux à l’eau de rose sont les seuls que vous vouliez supporter: ce n’est pas brave, et vos merveilleuses cures n’ont rien de bien miraculeux. Vous êtes un médecin à la mode, et, quand le mal que vous causez se borne à de capricieuses fantaisies, vous consentez à le combattre; avec moi vous reculez.

— Non, monsieur, je ne recule pas... mais je ne daigne pas... Depuis une heure que vous êtes ici, votre langage est bref, impérieux... Je serais engagée avec vous que vos façons d’agir seraient inconvenantes... à plus forte raison ne devriez-vous pas oublier que je n’ai encouragé en rien votre impertinente visite. Si je vous aimais, monsieur, je vous le dirais, et j’accepterais franchement les conséquences de cette situation, mais, comme il n’en est rien, je veux bien écouter patiemment de fastidieuses galanteries quand elles ont pour interprètes des gens de bonne société et que j’estime; je veux bien consentir à ramener doucement à des idées raisonnables ceux de mes amis qui éprouvent passagèrement une passion poliment exprimée... mais il ne me plaît pas de supporter l’accent d’autorité qui perce à chaque mot de vos prétentieuses déclarations... Je pardonnerais et j’aurais de bonnes paroles pour excuser et consoler un moment de folie manifesté convenablement... mais je n’ai qu’une seule chose à dire à monsieur Michel Krauft, tel qu’il se présente aujourd’hui, c’est que j’espère, je le répète, le trouver plus sage, plus policé à mon retour... Quant à présent, il est tard, monsieur, j’ai encore à m’occuper de beaucoup de petits détails, veuillez vous retirer, et si, au mois de novembre prochain, vous consentez à reconnaître que mon libre arbitre est quelque chose d’assez précieux pour qu’on prenne la peine de le prier, et non qu’on cherche à le faire obéir, alors vous pourrez revenir chez moi... mais auparavant, croyez-moi, voyez un peu de monde... vos manières sont un peu sauvages; je vous parle en sœur en ce moment: vous êtes trop sombre, trop concentré, l’ordre de la nature semble renversé avec vous, vous paraissez plutôt revenir de l’autre monde que vous disposer à y aller en traversant le plus tranquillement possible les mauvais quarts-d’heure de cette vie... Au revoir, monsieur, dans six mois.

Michel Krauft se leva, traversa sans dire un mot la largeur de la pièce, et tenait déjà le bouton de la porte, lorsqu’il se retourna subitement et revint vers la princesse; elle fut étonnée de l’incroyable expression de domination qui se peignait sur cette figure: les yeux avaient un aspect sinistre, la pupille se rétrécissait visiblement et grandissait le blanc de l’œil; le regard était tout aussi mort, mais il se creusait et pénétrait plus profondément; ce n’était qu’un mince rayon, mais il perçait comme une vrille de feu.

— Madame, dit Michel, écoutez bien ceci: J’ai analysé froidement le singulier sentiment qui me pousse vers vous, et ce sentiment est en effet une volonté, mais une volonté implacable, assez décidée, assez déterminée, pour que je n’y renonce jamais. Physiologiquement, c’est inexplicable, mais dans la pratique, cela existe! J’ai combattu le pour et le contre, le résultat est fatal, je ne puis prendre sur moi de vous abandonner! Je vous veux, et, si dans la lutte une barrière se présente, j’aime mieux risquer de me briser la tête que de ne pas essayer de la franchir. Si j’étais d’un caractère moins absolu, j’aurais pu m’y prendre avec vous plus bénévolement, mais avec une organisation tranchée comme la mienne, je perdrais plus de temps à acquérir les qualités qui me manquent pour arriver à une réussite douteuse, qu’à marcher droit au but que j’envisage avec les défauts que vous me reprochez. Attendez-vous donc à tout, mon parti est pris; la moindre contrariété me révolte et m’excite tellement que je jouerais à chaque instant ma vie pour la surmonter, et cela sans grand regret. Or, à partir d’aujourd’hui, tous les moyens me seront bons; vous êtes prévenue, vous avez eu raison de me dire au revoir, madame, nous nous reverrons, je vous le promets!

Et Michel Krauft, impassible, sortit comme s’il venait de dire les choses les plus naturelles du monde.

Malgré son sang-froid, la princesse resta un moment stupéfaite, et ce fut avec une inquiétude qu’elle ne put vaincre qu’elle fit ses derniers préparatifs. Une indisposition survenue à Plogojowitz, son intendant, retarda le départ de deux jours; le changement qu’elle fit subir à son itinéraire allongea également sa route ordinaire et ce ne fut que quinze jours après la scène qui vient de se passer qu’elle arriva à Tchernetz.

Elle y arriva souffrante, et la surprise qui l’attendait dans ce lieu n’était pas faite pour la remettre. Tchernetz est un petit bourg sur le Danube, un lieu d’attente, pour ainsi dire construit là pour les voyageurs qui traversent les Principautés, et qui consiste en quelques maisons misérablement groupées autour de l’auberge, le palais du lieu.

Ce n’était pas une femmelette que la princesse; elle s’étonnait difficilement. Eh bien! elle ne put surmonter le mouvement d’effroi qui la saisit, le frisson qui fit tressaillir son corps, lorsqu’elle aperçut en entrant dans l’auberge les deux hommes qui occupaient les deux angles de l’immense cheminée de la salle commune. On aurait frissonné à moins: le voyageur du côté droit était le comte Harold Stanoska, colonel hongrois; l’autre aurait été facilement reconnu au bout de vingt ans, quand on ne l’aurait vu qu’une fois: c’était Michel Krauft.

Il faut que nous fassions connaissance avec le colonel; il en vaut la peine, et va remplir un des principaux rôles de cette triste histoire.

Le colonel Harold était un type assez curieux de fou en liberté. Il y a beaucoup plus qu’on ne le croit de ces porteurs de cerveaux détraqués à qui on laisse imprudemment le monde entier pour maison de santé ; de la meilleure foi du monde, ils causent tout le mal possible dès qu’une piqûre d’épingle vient exciter leur manie. Ce n’est qu’un petit coin de cervelle, tout le reste est parfois d’une excellente organisation, mais ce petit coin est terrible, il fait rage à lui tout seul et entraîne tout le reste à l’accomplissement des actes extravagants qu’il enfante. Chez le colonel, ce coin vicieux, cette tache d’huile grandissait de jour en jour et rendait de plus en plus dangereux un genre de folie assez rare: il était fou de bravoure, mais fou à ne reculer devant aucune entreprise, quelque excentriquement téméraire qu’elle pût être; fou à chercher le danger quand il ne se présentait pas, comme d’autres cherchent une existence tranquille. Il savait se créer des difficultés périlleuses, et ouvrait, pour sortir de chez lui, plus volontiers la fenêtre que la porte. A part son don quichotisme, Harold était un homme parfaitement sûr, d’une franchise à toute épreuve, et, lorsqu’il consentait à mitiger l’inconcevable fougue de son caractère, c’était l’homme le plus estimé, le plus admiré de l’armée hongroise. Ses amis haussaient bien un peu les épaules en lui tendant la main, mais ils se seraient mis dans le feu pour lui être utile.

Il faut revenir à notre récit.

Dans le courant de la journée qui réunit, au bord du Danube, trois caractères si différents, la princesse, installée aussi confortablement que possible dans la meilleure chambre de l’auberge, conta au colonel tout ce qui s’était passé depuis leur dernière entrevue, sans oublier l’incident important du jeune Moldave et la singulière visite qu’elle en avait reçue au moment de son départ. Elle terminait à peine, lorsqu’un domestique se présenta et demanda si madame la princesse pouvait recevoir M. Michel Krauft. Elle répondit négativement.

— Vous le voyez, mon bon Harold, ceci devient fort sérieux: que me conseillez-vous? L’avenir m’inquiète. Il faudrait pourtant que ce jeune homme consentît à se tenir tranquille.

— C’est bien simple, je vais aller le prendre et le jeter par la fenêtre; je vous réponds qu’il ne bougera plus.

Et le colonel se leva pour mettre sa menace à exécution.

— Oui, mais c’est trop simple; asseyez-vous, Harold, je voudrais un moyen plus compliqué.

. — Voulez-vous que je le provoque? je ferai tout mon possible pour qu’il ne remue pas plus qu’une mouche en sortant de mes mains.

—Toujours tuer... Voyons! Harold, soyez donc raisonnable, vous aussi. Quand vous aurez tué ce pauvre enfant... Est-ce un crime qui mérite la peine de mort, après tout, que de m’aimer?... Vous savez que je déteste la violence... N’avez-vous pas d’autre manière d’affronter une difficulté que de tirer votre grand sabre et frapper dessus?... Mais, à ce compte, nous autres femmes, nous ne saurions user d’aucune défense...

—Ah! ma chère amie, c’est fort différent, si vous avez envie de vous laisser mordre par ce jeune serpenteau, il faut me le dire... mais il ne faut pas me demander conseil dans ce cas. Tenez, il parle peu, votre Michel Krauft, mais il permet qu’on le regarde... Je l’ai bien regardé, moi... et je vous certifie que le pauvre enfant a les dents longues... Ce serait rendre un service à la société que d’arracher cette mauvaise graine avant qu’elle ait poussé plus vigoureuse..... Maintenant, si vous voulez essayer de la persuasion... voyez... recevez-le... mais... vous perdrez votre temps, je vous en préviens.

—C’est bien ce que je crains, mais que faire?

—Je ne vous reconnais pas, Lucie... En vérité, vous m’étonnez prodigieusement en ce moment... mais il faut user de la seule force à employer pour vous, la force d’inertie... C’est une mauvaise nature, une bête vénimeuse, incapable d’une pensée généreuse... C’est un scorpion que vous ne voulez pas me laisser écraser... soit... mais au moins, fermez toutes les issues, bouchez tous les trous, refusez soigneusement toute entrevue... Ainsi, ma chère Lucie, vous voilà en prison à Tchernetz, vous voyez un peu comme cela est ridicule!

—Tout ceci finira mal, Harold!

—C’est possible; je vous promets de ne pas le chercher, mais, s’il vient à ma rencontre, je ne puis vous répondre de ce qui arrivera. Voyons! Lucie, vous êtes inexplicable, je vous le répète; je ne vous ai jamais vu cette inquiétude. Soyez tranquille, vous savez combien je vous aime: eh bien! je suis là, je veille. Vous devez avoir besoin de repos? je vais condamner votre porte et reviendrai ce soir vous tenir compagnie. Au revoir, Lucie.

Le colonel sortit, mais par une étrange coïncidence, il mettait le pied sur la dernière marche de l’escalier pour descendre juste au moment même où Michel Krauft mettait en bas le pied sur la première pour monter.

Les deux hommes se rencontrèrent au milieu.

Il y eut un temps d’arrêt, puis deux regards se fixèrent froidement l’un sur l’autre, et pas une paupière ne se baissa.

—Je me doute de l’endroit où vous allez, monsieur, dit le colonel.

— Cela est d’autant moins difficile que c’est le seul où cet escalier conduise.

Le colonel pâlit.

— Oui, mais vous ne vous obstinerez pas, je pense, à continuer, quand vous saurez que le but, la porte, est condamné ?

—Pardon! monsieur, je m’obstinerai, répliqua Michel Krauft avec une voix fort douce, fort mielleuse.

—Ah!... Ainsi vous persistez, malgré la défense formelle de la princesse, à essayer de pénétrer chez elle?

—Précisément, je persiste.

—C’est ce qu’il faudra voir, pensa le colonel.

Et pendant le moment de silence qui suivit, devinant cette détermination glaciale, inflexible, il se décida à tenter la chance du duel, et, dans le cas d’un refus, à essayer d’un dernier moyen rendu opportun par la gravité des circonstances, et qui, on le comprendra tout à l’heure, devait, dans la pensée du colonel, terminer heureusement la situation.

— Monsieur Michel Krauft, dit-il (j’ai été assez heureux pour apprendre votre nom), puisque vous êtes si enragé à causer avec les gens, vous devez comprendre ce désir chez les autres. Eh bien! il se trouve que je tiens très-fermement à vous parler, et cela tout de suite. Voulez-vous me faire l’honneur de monter un instant chez moi?

—Non, je refuse.

—Très-bien! je vois que décidément vous êtes un joli garçon. Mais à mon tour de vous demander pardon; vous me ferez cet honneur; et malgré vous, vous verrez... Devant deux volontés comme les nôtres, il n’y a plus qu’un seul tiers qui puisse intervenir, et ce tiers, c’est la force physique. Or, comme je suis assez bien doué de ce côté, je vais l’employer, le tout sans vous faire de mal.

Et disant cela, le colonel empoigna par le collet de son habit et la ceinture de son pantalon le fluet Michel Krauft et l’emporta tranquillement à bras tendus jusque chez lui. Arrivé là, le colonel ferma la porte à double tour, mit la clef dans sa poche, alluma un cigare et s’assit. Michel ne pouvait pâlir, mais il pouvait devenir livide, et sa physionomie était cadavéreuse. La régularité des traits existait toujours; on devinait seulement un état de rage indescriptible à l’altération de sa voix et à l’oppression de sa respiration.

—Là ! dit le colonel, voyez-vous que vous êtes venu. Si vous aviez été gentil, je n’aurais pas été forcé de vous enlever comme une jolie femme... C’est très-malhonnête, ce que vous avez fait là... En ma qualité de nouvelle connaissance, vous me deviez au moins la préférence... qu’en pensez-vous?... Vous ne voulez pas parler?... A votre aise, mais je vous préviens que vous resterez ici sans boire ni manger jusqu’à ce que vous ouvriez la bouche... à moins que ce ne soit pour me mordre... auquel cas je me défendrai... Vous ne vous attendiez pas à rencontrer à Tchernetz un gaillard comme cet excellent colonel Harold, hein? convenez-en... Cela dérange un peu vos petits projets...

Probablement Michel Krauft pensa qu’il avait au dehors des affaires qui ne souffriraient point de retard, car il parla; son langage était bref, saccadé, mais il était intelligible.

—Pas tant de paroles... Au fait... Que voulez-vous de moi?

—Enfin... Voici en peu de mots... Il est visible que je vous gêne. — La bouche de Michel se contracta imperceptiblement. —Bien! je saisis le signe... J’ai également une certaine envie, mais très-violente, de me débarrasser de vous... Voulez-vous vous battre? Nous allons prendre des armes et sortir pour vider immédiatement cette affaire.

— Non, dit Michel.

— Non?

— Non! je n’ai aucun avantage à cela. Je sais que la princesse n’aime personne: que m’importe donc de vous tuer... ce ne serait pas une chance heureuse pour moi. Ma position serait toujours la même, sauf ma liberté d’action qui est bien quelque chose. Mais je recouvrerai cette liberté le jour où vous ne serez plus là. Ce n’est donc qu’une affaire de patience, tandis qu’en me battant, au contraire, je cours une chance terrible, c’est celle d’être enterré, et comme vous le dites si spirituellement, monsieur, cela dérangerait encore bien plus mes petits projets.

— Peste! mais vous êtes un habile logicien, monsieur Michel; il faut que vous vous battiez cependant, je vais vous y forcer... Quelque méchant que vous soyez, monsieur, il doit y avoir dans un rejeton de votre race un principe d’honneur que je n’invoquerai pas en vain, je crois... eh bien! je vais confier à cet honneur un secret que je vous prierai de considérer comme inviolable... Voulez-vous me donner votre parole?

— Allez, monsieur, je la donne.

— L’aveu que je vais vous faire vous fera facilement comprendre combien la position que j’occupe auprès de la princesse vous gène, et combien il est important pour vous de chercher à me tuer: je ne suis pas seulement l’ami de la princesse, monsieur, je suis même, suivant que vous envisagerez les choses, beaucoup plus ou beaucoup moins que son amant; moi, je dis beaucoup plus, parce que Lucie est une noble femme qui aime et comprend son devoir, et que celui d’épouse est un de ceux qu’elle considère comme le plus sacré. Celle que vous appelez la princesse de Trébizonde est en réalité la comtesse Harold Stanoska. Il est inutile de vous dire pourquoi ce mariage est toujours resté et restera toujours secret, seulement vous n’avez plus de motifs à invoquer maintenant, votre patience serait longue, votre avantage est de me tuer... voulez-vous vous battre?

— Vous manquez de perspicacité... La position change dans la forme, mais dans le fond elle est toujours la même; il y a mieux, le duel m’offre moins de chances. Dans le premier cas, si je tué l’ami, on peut revenir sur cette douleur... Dans le second, si je tue le mari, avec le caractère de votre femme, j’excite une haine à jamais implacable. Vous devenez donc tout-à-fait inviolable maintenant, plus inviolable que toat-à-l’heure, officiellement du moins, dit Michel Krauft en souriant. Nous n’avons point à discuter ma mort, ajouta-t-il; dans les deux cas, elle reste la même. Je refuse... j’aime mieux attendre...

— Monsieur, vous êtes chez moi, vous en sortirez sain et sauf; mais écoutez bien ceci: par votre conduite, vous êtes en dehors de tous ménagements; je vais vous rendre votre libre arbitre... mais sur mon honneur si vous adressez seulement une parole, un mot, à la comtesse, voici ce qui arrivera... nous sommes à Tchernetz; par mon grade, je suis ici le maître absolu: eh bien! je vous ferai prendre par une escorte de trabans, et vous ferai reconduire dans votre famille. Vous m’avez entendu... Faites-y bien attention... Partez, monsieur, je n’aime pas les lâches.

Michel Krauft sortit crispé comme un batracien sur le dos duquel on jetterait du poivre.

Cinq heures après cette conversation, la nuit était survenue. Le colonel suivait mélancoliquement un petit chemin creux, bordé d’un côté par un mur, et de l’autre par une haie qui le séparait du Danube, lorsque, dans un enfoncement un peu sombre, il vit briller, sous un rayon de lune, une lame de couteau qui se dirigeait hostilement sur sa poitrine. Il pensa que, pour manœuvrer d’une façon aussi intelligente, ce couteau devait être mu par une main tenant à un bras emmanché dans un corps dont il était bon de voir la figure.

Avec la rapidité de l’éclair, il para le coup, saisit comme un étau le poignet meurtrier et tira à lui:

— Tiens, tiens, tiens! dit Harold: monsieur Michel!... Je m’en doutais... Est-ce que votre chère santé serait compromise, depuis ce matin, que vous venez respirer les fraîches émanations du Danube?... Vous avez là un joli couteau... un peu petit, mais il est suffisant cependant... Je vois ce que c’est: il est tout nu, il lui manque une gaine, et vous avez voulu vous servir de mon pauvre corps pour lui en fournir une... Diable! mais vous êtes un garçon de goût: il vous faut des manches d’une certaine valeur!... Ah çà ! j’aurais bien le droit de vous étrangler-et de vous envoyer dans la rivière, n’est-ce pas?... Non... cela m’est défendu; je vais même pousser l’intérêt jusqu’à vous ôter ce dangereux joujou avec lequel vous pourriez vous blesser... Seulement, vous me permettrez bien de satisfaire un petit moment de curiosité : je désirerais savoir s’il est possible d’animer un peu vos joues, ordinairement d’une pâleur si obstinée... Venez donc dans un endroit plus clair...

Le colonel traîna Michel sous un rayon de lune, le cloua contre le mur avec une main de fer, et le souffleta de l’autre à trois reprises différentes: à chaque soufflet il regardait curieusement si l’expérience réussissait. Au sixième, il y renonça.

— Il n’y a pas moyen, dit-il, les roses ne veulent point venir sur vos joues, c’est un endroit trop malsain... Maintenant, c’est moi qui refuse de me battre avec vous, et rappelez-vous ce que je vous ai dit, à la moindre tentative, je vous envoie mes trabans.

Cette journée, féconde en événements, devait se terminer par un incident épouvantable. Peut-être une heure à peine s’était écoulée que le comte Stanoska était chez la princesse et causait avec elle du danger qu’il venait de courir. Elle blâmait toutes ces violence. «Il aurait mieux valu, criait-elle, partir tout de suite et changer de lieu de résidence cette année; peut-être le temps aurait-il calmé un état extraordinaire que les scènes de la journée ne pouvaient qu’exaspérer.» Elle reconnaissait néanmoins, dans tout ce que le colonel avait fait, la justification des procédés extrêmes provoqués par cette situation exceptionnelle; cependant elle ne pouvait s’empêcher d’être préoccupée; elle ne pouvait surmonter une vague inquiétude, que le comte partageait un peu, malgré son apparente tranquillité. Un prompt départ était indispensable; il fallait éviter à tout prix une odieuse individualité et revenir sur ses pas pour rencontrer le bateau, qui ne passait à Tchernetz qu’à trois jours de là.

Ils en étaient à se demander si l’on ne donnerait pas l’ordre de faire atteler tout de suite, lorsque l’escalier gémit sous la pression d’un corps qui s’arrêtait à chaque marche... Un frottement sourd indiquait que le visiteur nocturne s’aidait du mur pour se soutenir; c’était un homme ivre ou un mourant... Le comte et sa femme écoutèrent anxieusement... A chaque marche, péniblement franchie, on entendait une respiration haletante, une sorte de sifflement rauque comme un râle... La comtesse se précipita vers la porte, l’ouvrit, regarda et rentra immédiatement... — C’est Michel, dit-elle d’un ton bref. Le colonel allait s’élancer, elle le retint. — Pas un mot, Harold, pas un geste, laissez-le venir... je vais lui parler... je le veux...

Au moment même, le frôlement s’opéra derrière la cloison du palier jusqu’au seuil de la porte, et une figure horrible apparut... Michel Krauft, les traits affreusement altérés, entra dans la chambre et roula sur le tapis dès qu’il quitta son point d’appui... Il fit signe qu’il voulait parler, et avec un son de voix impossible à rendre, il parvint à prononcer distinctement quelques mots, entrecoupés par les convulsions d’une agonie hideuse: — «La mort seule pouvait venir en aide à

» ma vengeance... mais c’est une maîtresse

» jalouse... il faut aller à elle librement...

» Elle refuse ses faveurs à quiconque lui

» est envoyé par la main d’un autre... je

» vais mourir par ma volonté... mais je

» suis d’une famille de BROUCOLAQUES... je

» me vengerai!...» — Et Michel Krauft se dressa de toute sa hauteur, fixa avec deux yeux dilatés d’une façon surhumaine un regard que la princesse ne put soutenir, et retomba foudroyé.

Un troisième personnage assistait à cette mort, Plogojowitz, attiré par le bruit qui se faisait en haut, était monté juste assez à temps pour entendre les dernières paroles du moribond. Peut-être lui seul y attacha-t-il un sens sérieux, car il s’évanouit, et refusa obstinément, quelques instances que pussent lui faire le comte et sa femme, de partir avec eux une demi-heure après.

Quand il les rejoignit au bout de quinze jours une étrange révolution s’était opérée dans sa personne, ses cheveux étaient devenus tous blancs. Mais on ne put jamais savoir ce qu’il avait fait à Tchernetz, la seule chose qu’il raconta fut qu’au moment de l’enterrement, toutes les tentatives pour fermer les yeux du cadavre étaient demeurées infructueuses.

Les contes noirs

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