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CHAPITRE IV.

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Que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires sont des institutions de l'ancien régime.

Il n'y avait pas de pays en Europe où les tribunaux ordinaires dépendissent moins du gouvernement qu'en France; mais il n'y en avait guère non plus où les tribunaux exceptionnels fussent plus en usage. Ces deux choses se tenaient de plus près qu'on ne l'imagine. Comme le roi n'y pouvait presque rien sur le sort des juges; qu'il ne pouvait ni les révoquer, ni les changer de lieu, ni même le plus souvent les élever en grade; qu'en un mot il ne les tenait ni par l'ambition ni par la peur, il s'était bientôt senti gêné par cette indépendance. Cela l'avait porté, plus que nulle part ailleurs, à leur soustraire la connaissance des affaires qui intéressaient directement son pouvoir, et à créer, pour son usage particulier, à côté d'eux, une espèce de tribunal plus dépendant, qui présentât à ses sujets quelque apparence de la justice, sans lui en faire craindre la réalité.

Dans les pays, comme certaines parties de l'Allemagne, où les tribunaux ordinaires n'avaient jamais été aussi indépendants du gouvernement que les tribunaux français d'alors, pareille précaution ne fut pas prise et la justice administrative n'exista jamais. Le prince s'y trouvait assez maître des juges pour n'avoir pas besoin de commissaires.

Si l'on veut bien lire les édits et déclarations du roi publiés dans le dernier siècle de la monarchie, aussi bien que les arrêts du conseil rendus dans ce même temps, on en trouvera peu où le gouvernement, après avoir pris une mesure, ait omis de dire que les contestations auxquelles elle peut donner lieu, et les procès qui peuvent en naître, seront exclusivement portés devant les intendants et devant le conseil. «Ordonne en outre S. M. que toutes les contestations qui pourront survenir sur l'exécution du présent arrêt, circonstances et dépendances, seront portées devant l'intendant, pour être jugées par lui, sauf appel au conseil. Défendons à nos cours et tribunaux d'en prendre connaissance.» C'est la formule ordinaire.

Dans les matières réglées par des lois ou des coutumes anciennes, où cette précaution n'a pas été prise, le conseil intervient sans cesse par voie d'évocation, enlève d'entre les mains des juges ordinaires l'affaire où l'administration est intéressée, et l'attire à lui. Les registres du conseil sont remplis d'arrêts d'évocation de cette espèce. Peu à peu l'exception se généralise, le fait se transforme en théorie. Il s'établit, non dans les lois, mais dans l'esprit de ceux qui les appliquent, comme maxime d'État, que tous les procès dans lesquels un intérêt public est mêlé, ou qui naissent de l'interprétation d'un acte administratif, ne sont point du ressort des juges ordinaires, dont le seul rôle est de prononcer entre des intérêts particuliers. En cette matière nous n'avons fait que trouver la formule; à l'ancien régime appartient l'idée.

Dès ce temps-là, la plupart des questions litigieuses qui s'élèvent à propos de la perception de l'impôt sont de la compétence exclusive de l'intendant et du conseil. Il en est de même pour tout ce qui se rapporte à la police du roulage et des voitures publiques, à la grande voirie, à la navigation des fleuves, etc.; en général, c'est devant des tribunaux administratifs que se vident tous les procès dans lesquels l'autorité publique est intéressée.

Les intendants veillent avec grand soin à ce que cette juridiction exceptionnelle s'étende sans cesse; ils avertissent le contrôleur général et aiguillonnent le conseil. La raison que donne un de ces magistrats pour obtenir une évocation mérite d'être conservée: «Le juge ordinaire, dit-il, est soumis à des règles fixes, qui l'obligent de réprimer un fait contraire à la loi; mais le conseil peut toujours déroger aux règles dans un but utile.»

D'après ce principe, on voit souvent l'intendant ou le conseil attirer à eux des procès qui ne se rattachent que par un lien presque invisible à l'administration publique, ou même qui, visiblement, ne s'y rattachent point du tout. Un gentilhomme en querelle avec son voisin, et mécontent des dispositions de ses juges, demande au conseil d'évoquer l'affaire; l'intendant consulté répond: «Quoiqu'il ne s'agisse ici que de droits particuliers, dont la connaissance appartient aux tribunaux, S. M. peut toujours, quand elle le veut, se réserver la connaissance de toute espèce d'affaires, sans qu'elle puisse être comptable de ses motifs.»

C'est d'ordinaire devant l'intendant ou le prévôt de la maréchaussée que sont renvoyés, par suite d'évocation, tous les gens du peuple auxquels il arrive de troubler l'ordre par quelques actes de violence. La plupart des émeutes que la cherté des grains fait si souvent naître donnent lieu à des évocations de cette espèce. L'intendant s'adjoint alors un certain nombre de gradués, sorte de conseil de préfecture improvisé qu'il a choisi lui-même, et juge criminellement. J'ai trouvé des arrêts, rendus de cette manière, qui condamnent des gens aux galères et même à mort. Les procès criminels jugés par l'intendant sont encore fréquents à la fin du dix-septième siècle.

Les légistes modernes, en fait de droit administratif, nous assurent qu'on a fait un grand progrès depuis la Révolution: «Auparavant les pouvoirs judiciaires et administratifs étaient confondus, disent-ils; on les a démêlés depuis et on a remis chacun d'eux à sa place.» Pour bien apprécier le progrès dont on parle ici, il ne faut jamais oublier que si, d'une part, le pouvoir judiciaire, dans l'ancien régime, s'étendait sans cesse au delà de la sphère naturelle de son autorité, d'une autre part, il ne la remplissait jamais complétement. Qui voit l'une de ces deux choses sans l'autre n'a qu'une idée incomplète et fausse de l'objet. Tantôt on permettait aux tribunaux de faire des règlements d'administration publique, ce qui était manifestement hors de leur ressort; tantôt on leur interdisait de juger de véritables procès, ce qui était les exclure de leur domaine propre. Nous avons, il est vrai, chassé la justice de la sphère administrative où l'ancien régime l'avait laissé s'introduire fort indûment; mais dans le même temps, comme on le voit, le gouvernement s'introduisait sans cesse dans la sphère naturelle de la justice, et nous l'y avons laissé: comme si la confusion des pouvoirs n'était pas aussi dangereuse de ce côté que de l'autre, et même pire; car l'intervention de la justice dans l'administration ne nuit qu'aux affaires, tandis que l'intervention de l'administration dans la justice déprave les hommes et tend à les rendre tout à la fois révolutionnaires et serviles.

Parmi les neuf ou dix constitutions qui ont été établies à perpétuité en France depuis soixante ans, il s'en trouve une dans laquelle il est dit expressément qu'aucun agent de l'administration ne peut être poursuivi devant les tribunaux ordinaires sans qu'au préalable la poursuite n'ait été autorisée. L'article parut si bien imaginé qu'en détruisant la constitution dont il faisait partie on eut soin de le tirer du milieu des ruines, et que depuis on l'a toujours tenu soigneusement à l'abri des révolutions. Les administrateurs ont encore coutume d'appeler le privilége qui leur est accordé par cet article une des grandes conquêtes de 89; mais en cela ils se trompent également, car, sous l'ancienne monarchie, le gouvernement n'avait guère moins de soin que de nos jours d'éviter aux fonctionnaires le désagrément d'avoir à se confesser à la justice, comme de simples citoyens. La seule différence essentielle entre les deux époques est celle-ci: avant la Révolution, le gouvernement ne pouvait couvrir ses agents qu'en recourant à des mesures illégales et arbitraires, tandis que depuis il a pu légalement leur laisser violer les lois.

Lorsque les tribunaux ordinaires de l'ancien régime voulaient poursuivre un représentant quelconque du pouvoir central, il intervenait d'ordinaire un arrêt du conseil qui soustrayait l'accusé à ses juges et le renvoyait devant des commissaires que le conseil nommait; car, comme l'écrit un conseiller d'État de ce temps-là, un administrateur ainsi attaqué eût trouvé de la prévention dans l'esprit des juges ordinaires, et l'autorité du roi eût été compromise. Ces sortes d'évocations n'arrivaient pas seulement de loin en loin, mais tous les jours, non-seulement à propos des principaux agents, mais des moindres. Il suffisait de tenir à l'administration par le plus petit fil pour n'avoir rien à craindre que d'elle. Un piqueur des ponts et chaussées chargé de diriger la corvée est poursuivi par un paysan qu'il a maltraité. Le conseil évoque l'affaire, et l'ingénieur en chef, écrivant confidentiellement à l'intendant, dit à ce propos: «A la vérité le piqueur est très-répréhensible, mais ce n'est pas une raison pour laisser l'affaire suivre son cours; car il est de la plus grande importance pour l'administration des ponts et chaussées que la justice ordinaire n'entende ni ne reçoive les plaintes des corvéables contre les piqueurs des travaux. Si cet exemple était suivi, ces travaux seraient troublés par des procès continuels, que l'animosité publique qui s'attache à ces fonctionnaires ferait naître.»

Dans une autre circonstance, l'intendant lui-même mande au contrôleur général, à propos d'un entrepreneur de l'État qui avait pris dans le champ du voisin les matériaux dont il s'était servi: «Je ne puis assez vous représenter combien il serait préjudiciable aux intérêts de l'administration d'abandonner ses entrepreneurs au jugement des tribunaux ordinaires, dont les principes ne peuvent jamais se concilier avec les siens.»

Il y a un siècle précisément que ces lignes ont été écrites, et il semble que les administrateurs qui les écrivirent aient été nos contemporains.

L'Ancien régime et la Révolution

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