Читать книгу Самые смешные рассказы / Les histoires drôles - Альфонс Доде - Страница 2
Alphonse Daudet
Les lettres de mon moulin
ОглавлениеLa chèvre de M. Seguin
A M. Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris.
Tu seras bien toujours le même, mon pauvre Gringoire !
Comment ! on t’offre une place de chroniqueur dans un bon journal de Paris, et tu as l’aplomb de refuser… Mais regarde-toi, malheureux garçon ! Regarde ce pourpoint troué, ces chausses en déroute[1], cette face maigre qui crie la faim[2]. Voilà pourtant où t’a conduit la passion des belles rimes ! Voilà ce que t’ont valu dix ans de loyaux services dans les pages du sire Apollo[3]… Est-ce que tu n’as pas honte, à la fin ?
Fais-toi donc chroniqueur, imbécile ! fais-toi chroniqueur ! Tu gagneras beaucoup d’argent, tu auras ton couvert chez Brébant[4].
Non ? Tu ne veux pas ? Tu prétends rester libre à ta guise jusqu’au bout… Eh bien, écoute un peu l’histoire de La chèvre de M. Seguin. Tu verras ce que l’on gagne à vouloir vivre libre.
M. Seguin n’avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres.
Il les perdait toutes de la même façon ; un beau matin, elles cassaient leur corde, s’en allaient dans la montagne, et là-haut le loup les mangeait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C’étaient, paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté.
Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes, était consterné. Il disait :
« C’est fini ; les chèvres s’ennuient chez moi, je n’en garderai pas une. »
Cependant, il ne se découragea pas, et, après avoir perdu six chèvres de la même manière, il en acheta une septième ; seulement, cette fois, il eut soin de la prendre toute jeune[5], pour qu’elle s’habituât mieux à demeurer chez lui.
Ah ! Gringoire, qu’elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin ! qu’elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande ! C’était presque aussi charmant que le cabri d’Esméralda – tu te rappelles, Gringoire ? – et puis, docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l’écuelle. Un amour de petite chèvre…
M. Seguin avait derrière sa maison un clos entouré d’aubépines. C’est là qu’il mit la nouvelle pensionnaire. Il l’attacha à un pieu au plus bel endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait très heureuse et broutait l’herbe de si bon cœur que M. Seguin était ravi.
« Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne s’ennuiera pas chez moi ! »
M. Seguin se trompait, sa chèvre s’ennuya.
Un jour, elle se dit en regardant la montagne :
« Comme on doit être bien là-haut ! Quel plaisir de gambader dans la bruyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le cou !… C’est bon pour l’âne ou le bœuf de brouter dans un clos !… Les chèvres, il leur faut du large. »
A partir de ce moment, l’herbe du clos lui parut fade. L’ennui lui vint. Elle maigrit, son lait se fit rare[6]. C’était pitié de la voir tirer tout le jour sur sa longe, la tête tournée du côté de la montagne, la narine ouverte, en faisant Mé !… tristement.
M. Seguin s’apercevait bien que sa chèvre avait quelque chose, mais il ne savait pas ce que c’était… Un matin, comme il achevait de la traire, la chèvre se retourna et lui dit dans son patois[7] :
« Ecoutez, monsieur Seguin, je me languis chez vous, laissez-moi aller dans la montagne.
– Ah ! mon Dieu !… Elle aussi ! » cria M. Seguin stupéfait, et du coup il laissa tomber son écuelle ; puis, s’asseyant dans l’herbe à côté de sa chèvre :
« Comment, Blanquette, tu veux me quitter ! » Et Blanquette répondit :
« Oui, monsieur Seguin.
– Est-ce que l’herbe te manque ici ?
– Oh ! non, monsieur Seguin.
– Tu es peut-être attachée de trop court[8]. Veux-tu que j’allonge la corde ?
– Ce n’est pas la peine[9], monsieur Seguin.
– Alors, qu’est-ce qu’il te faut ? qu’est-ce que tu veux ?
– Je veux aller dans la montagne, monsieur Seguin.
– Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu’il y a le loup dans la montagne… Que feras-tu quand il viendra ?
– Je lui donnerai des coups de cornes[10], monsieur Seguin.
– Le loup se moque bien de tes cornes. Il m’a mangé des biques autrement encornées que toi[11]… Tu sais bien, la pauvre vieille Renaude qui était ici l’an dernier ? une maîtresse chèvre, forte et méchante comme un bouc. Elle s’est battue avec le loup toute la nuit… puis, le matin, le loup l’a mangée.
– Pécaïre ! Pauvre Renaude !… Ça ne fait rien, monsieur Seguin, laissez-moi aller dans la montagne.
– Bonté divine !… dit M. Seguin ; mais qu’est-ce qu’on leur fait donc à mes chèvres ? Encore une que le loup va me manger… Eh bien, non… je te sauverai malgré toi, coquine ! et de peur que tu ne rompes ta corde, je vais t’enfermer dans l’étable, et tu y resteras toujours. »
Là-dessus, M. Seguin emporte la chèvre dans une étable toute noire, dont il ferma la porte à double tour. Malheureusement, il avait oublié la fenêtre, et à peine eut-il le dos tourné, que la petite s’en alla…
Tu ris, Gringoire ? Parbleu ! je crois bien ; tu es du parti des chèvres[12], toi, contre ce bon M. Seguin… Nous allons voir si tu riras tout à l’heure.
Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement général. Jamais les vieux sapins n’avaient rien vu d’aussi joli. On la reçut comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu’à terre pour la caresser du bout de leurs branches. Toute la montagne lui fit fête[13].
Tu penses, Gringoire, si notre chèvre était heureuse ! Plus de corde, plus de pieu… rien qui l’empêchât de gambader, de brouter à sa guise[14]… C’est là qu’il y en avait de l’herbe ! jusque par-dessus les cornes, mon cher !… Et quelle herbe ! Savoureuse, fine, dentelée, faite de mille plantes… C’était bien autre chose que le gazon du clos. Et les fleurs donc !… De grandes campanules bleues, des digitales de pourpre à longs calices, toute une forêt de fleurs sauvages débordant de sucs capiteux !…
La chèvre blanche, à moitié saoule, se vautrait là-dedans les jambes en l’air et roulait le long des talus, pêle-mêle, avec les feuilles tombées et les châtaignes… Puis, tout à coup, elle se redressait d’un bond sur ses pattes. Hop ! la voilà partie, la tête en avant, à travers les maquis et les buissières, tantôt sur un pic, tantôt au fond d’un ravin, là-haut, en bas, partout… On aurait dit qu’il y avait dix chèvres de M. Seguin dans la montagne. C’est qu’elle n’avait peur de rien, la Blanquette[15].
Elle franchissait d’un saut de grands torrents qui l’éclaboussaient au passage de poussière d’écume. Alors, toute ruisselante, elle allait s’étendre sur quelque roche plate et se faisait sécher par le soleil… Une fois, s’avançant au bord d’un plateau, elle aperçut en bas, tout en bas dans la plaine, la maison de M. Seguin avec le clos derrière. Cela la fit rire aux larmes[16].
« Que c’est petit ! dit-elle ; comment ai-je pu tenir là-dedans [17] ? »
Pauvrette ! de se voir si haut perchée, elle se croyait au moins aussi grande que le monde…
En somme, ce fut une bonne journée pour la chèvre de M. Seguin. Vers le milieu du jour, en courant de droite et de gauche, elle tomba dans un groupe de chamois en train de croquer une lambrusque à belles dents. Notre petite coureuse en robe blanche fit sensation[18]. On lui donna la meilleure place à la lambrusque, et tous ces messieurs furent très galants… Il paraît même – ceci doit rester entre nous, Gringoire – qu’un jeune chamois à pelage noir eut la bonne fortune de plaire à Blanquette. Les deux amoureux s’égarèrent parmi le bois une heure ou deux, et si tu veux savoir ce qu’ils dirent, va le demander aux sources bavardes qui courent invisibles dans la mousse[19].
Tout à coup le vent fraîchit. La montagne devint violette ; c’était le soir…
« Déjà ! » dit la petite chèvre, et elle s’arrêta fort étonnée. En bas, les champs étaient noyés de brume. Le clos de M. Seguin disparaissait dans le brouillard, et de la maisonnette on ne voyait plus que le toit avec un peu de fumée. Elle écouta les clochettes d’un troupeau qu’on ramenait, et se sentit l’âme toute triste… Un gerfaut, qui rentrait, la frôla de ses ailes en passant. Elle tressaillit… Puis ce fut un hurlement dans la montagne :
« Hou ! hou ! »
Elle pensa au loup, de tout le jour la folle n’y avait pas pensé[20]… Au même moment une trompe sonna bien loin dans la vallée. C’était ce bon M. Seguin qui tentait un dernier effort[21].
« Hou ! hou !… faisait le loup.
– Reviens ! reviens !… » criait la trompe.
Blanquette eut envie de revenir ; mais en se rappelant le pieu, la corde, la haie du clos, elle pensa que maintenant elle ne pouvait plus se faire à cette vie[22].
La trompe ne sonnait plus…
La chèvre entendit derrière elle un bruit de feuilles.
Elle se retourna et vit dans l’ombre deux oreilles courtes, toutes droites, avec deux yeux qui reluisaient… C’était le loup.
Enorme, immobile, il était assis là regardant la petite chèvre blanche et la dégustant par avance[23]. Comme il savait bien qu’il la mangerait, le loup ne se pressait pas.
« Ha ! ha ! la petite chèvre de M. Seguin » ; et il passa sa grosse langue rouge sur ses babines.
Blanquette se sentit perdue… Un moment, en se rappelant l’histoire de la vieille Renaude, qui s’était battue toute la nuit pour être mangée le matin, elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux se laisser manger tout de suite ; mais, s’étant ravisée, elle tomba en garde[24], la tête basse et la corne en avant, comme une brave chèvre de M. Seguin qu’elle était… Elle n’espérait pas de tuer le loup mais seulement elle voulait voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la Renaude.
Alors le monstre s’avança, et les petites cornes entrèrent en danse.
Ah ! la brave petite chevrette, comme elle y allait de bon cœur ! Plus de dix fois, je ne mens pas, Gringoire, elle força le loup à reculer pour reprendre haleine. Et elle cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe ; puis elle retournait au combat, la bouche pleine… Cela dura toute la nuit. De temps en temps la chèvre de M. Seguin regardait les étoiles danser dans le ciel clair, et elle se disait :
1
ces chausses en déroute – изношенные штаны
2
cette face maigre qui crie la faim – это худое лицо, что вопит о голоде
3
Voilà ce que t’ont valu dix ans de loyaux services dans les pages du sire Apollo… – Вот чего стоили тебе десять лет верной службы у его величества Аполлона…
4
Brébant – Бребан, парижский ресторатор
5
il eut soin de la prendre toute jeune – он позаботился о том, чтобы взять молодую козочку
6
Elle maigrit, son lait se fit rare. – Она похудела, молоко стала давать редко.
7
dans son patois – на своём наречии
8
Tu es peut-être attachée de trop court. – Может, слишком коротка твоя привязь.
9
Ce n’est pas la peine. – Не стоит беспокоиться.
10
Je lui donnerai des coups de cornes. – Я ему наподдам рогами.
11
Il m’a mangé des biques autrement encornées que toi… – Он у меня сожрал коз и пободливее тебя…
12
tu es du parti des chèvres – ты на стороне коз
13
Toute la montagne lui fit fête. – Все на этой горе воздавали ей почести. (fit fête: форма Passé simple от faire fête)
14
brouter à sa guise – щипать траву в своё удовольствие
15
la Blanquette – здесь определённый артикль, употреблённый перед кличкой животного, можно передать по-русски так: эта самая Бланкетта.
16
Cela la fit rire aux larmes. – Она расхохоталась до слёз.
17
comment ai-je pu tenir là-dedans ? – как я там умещалась?
18
Notre petite coureuse en robe blanche fit sensation. – Наша маленькая беглянка в белом платье произвела на всех сильное впечатление.
19
si tu veux savoir ce qu’ils dirent, va le demander aux sources bavardes qui courent invisibles dans la mousse – если тебе хочется узнать, о чём они говорили, спроси у болтливых ручьёв, которые незаметно струятся среди мхов
20
de tout le jour la folle n’y avait pas pensé… – за целый день эта резвушка даже не подумала об этом …
21
C’était ce bon M. Seguin qui tentait un dernier effort. – Это был добрый господин Сеген, который предпринимал последнюю попытку.
22
se faire à cette vie – свыкнуться с этой жизнью
23
et la dégustant par avance – и предвкушая, как он её съест
24
mais, s’étant ravisée, elle tomba en garde – но, передумав, она приготовилась к схватке