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L’Albanie et les Albanais

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A partir d’Antivari on entre dans un monde nouveau. La côte semble vouloir se soustraire aux regards; elle se fait basse, plate et fuyante. Les hautes falaises tachetées de villages et de bois profonds font place à des plaines vulgaires, sur lesquelles plane le silence de la mort: notre œil interroge en vain la ligne effacée du rivage; une grève, des mamelons d’argile, et dans le lointain une vague ligne bleue, voilà tout ce que nous apercevons de cette Albanie qui est comme une mystérieuse épave d’un monde disparu. Antivari, comme son nom l’indique, est située en face de la ville italienne de Bari, dont elle est séparée par un détroit de quarante lieues; la distance d’Antivari à Corfou n’est pas beaucoup plus considérable; mais qu’on ne se laisse point tromper par la proximité des pays classiques et les teintes chaudes des montagnes, et qu’on ne vienne pas chercher sur cette côte sauvage de grandes ruines ou de glorieux souvenirs. Tandis qu’en pays grec on sent revivre une âme sous la poussière des morts, ici on prête en vain l’oreille aux grandes voix de la mer et de la montagne; rien qui résonne du bruissement des siècles écoulés! Quelques ports ensablés par les alluvions des fleuves, quelques châteaux vénitiens, sur lesquels le lion de St. Marc a laissé en passant les marques de ses griffes, quelque citadelle turque, illustrée par la rébellion d’un Mahmoud ou d’un Ibraïm Pacha, voilà, avec les débris de la colonie romaine de Dyrrachium, tout ce qu’offre, en fait de souvenirs historiques, la côte albanaise d’Antivari aux Acrocérauniens.

Le pays que nous appelons Albanie est à peine un tout géographique; long de cent lieues d’Antivari à Prévéza, il en a trente à quarante de large et va en se rétrécissant quelque peu vers le sud. Assez bien défendue contre les invasions du dehors par la mer et à l’est par de hautes chaînes de montagnes percées de rares ouvertures, l’Albanie manque absolument d’unité et renferme les territoires les plus hétérogènes; au nord le bassin et le lac de Scodra avec les massifs alpestres du Bor et de Schalja, puis une région de contreforts alpins autour du lac d’Ochida jusqu’à la Drina noire, au centre la région du Grammos ou de Bérat, traversée par l’Arçén et le Scoumbi; enfin au sud la région du Pinde, formée par une quantité de bassins fluviaux qui descendent en éventail du plateau de Janina. Cette dernière contrée porte spécialement le nom d’Epire, et gravite depuis 3000 ans dans l’orbite de la Grèce.

Coupée à l’intérieur par des fleuves et des chaînes de montagnes bizarrement contournées, l’Albanie ne pourrait être unie que par la mer; mais jusqu’à Avlona la côte ne présente que des lagunes malsaines et des plaines d’alluvions qui gagnent sans cesse sur les eaux, tandis que depuis Avlona à Prévéza le rivage épirote oppose au navigateur la muraille des Acrocérauniens battue par de perpétuels orages.

Cette configuration tourmentée explique pourquoi l’Albanie n’est jamais entrée que par son extrémité méridionale dans le mouvement du monde grec. Corcyre, qui régnait sur ces parages, y avait jeté deux colonies, Epidamne (Durazzo) et Apollonia, qui n’eurent aucune influence sur les indigènes de l’intérieur, de race probablement pélasgique, et ne brillèrent de quelque éclat que sous les Romains; aujourd’hui il ne reste de l’Epidamne grecque qu’une stèle funéraire. Pour les Grecs, la porte extrême des pays helléniques ne s’ouvrait qu’aux Acrocérauniens, à la frontière septentrionale de l’Epire; tout ce qui était plus au nord était compris sous la vague dénomination d’Illyrie.

Les légions romaines n’étaient pas loin de la Grèce, lorsque l’Epire, cette Suisse de l’antiquité, eut enfin un moment de gloire sous son chef Pyrrhus, le type accompli du condottiere. Une fois maîtres de ces régions, les Romains ne pouvaient guère traiter avec dédain la terre illyrienne, qui se trouvait sur le chemin de la Thessalie et de la Macédoine; ils réprimèrent la piraterie, domptèrent, non sans peine, l’héroïque reine Teuta, et firent d’Epidamne, devenu Dyrrachium, le point de départ de leur grande voie Egnatia, qui traversait de part en part la péninsule à sa racine même, et suivait probablement la même direction que le chemin actuel d’Elbassan à Monastir par Ochrida.

S’il faut en croire Strabon, cette route devint la frontière méridionale de la province de Macédoine: tout ce qui était au sud s’appelait du nom d’Epire, tandis que, pour Ptolémée, l’Epire ne commence qu’aux Acrocérauniens, au-delà d’Avlona. Si l’Albanie du nord fut durement traitée, c’est-à-dire pacifiée. comme disaient les Romains, l’Epire grecque fut anéantie. Paul Emile, après avoir battu Persée à Pydna, promena le fer et la flamme dans la montueuse patrie de Pyrrhus, détruisit, en une seule campagne, soixante-quinze citadelles épirotes et fit 150,000 prisonniers. Les noms périrent avec les villes, et si un géographe ancien se plaint déjà de l’absence de documents sur l’Epire, comment pourrions-nous espérer retrouver, avec leurs noms authentiques, les soixante-quinze cités du pays épirote? Les empereurs se montrèrent plus cléments; l’Epire vit s’élever sous Auguste, sur l’isthme de Prévéza, la ville romaine de Nicopolis, orgueilleux souvenir d’Actium; sous Adrien, la patrie de Pyrrhus fut même traitée comme une province particulière. En somme, abstraction faite de l’antique oracle de Dodone, de Pyrrhus, et de la lutte glorieuse contre les Romains, on peut dire que l’Albanie, surtout la partie nord, est toujours restée dans l’antiquité comme noyée dans la pénombre de l’histoire.

L’Albanie chrétienne n’a pas de chroniques, et depuis la chute de l’empire romain les lacunes de ses annales se comptent, non par années, mais par siècles. Alaric passe en 396 en Epire et la pille, en 517 elle est infestée par les Bulgares et les Hongrois, plus tard les Lombards arrivent jusqu’à Dyrrachium. Vers 640 apparaissent les Serbes, qui absorbent complètement dans le nord les colons romains et les Illyriens. Bientôt reviennent les Bulgares, enfants de la race finnoise; ils adoptent la langue slave et appellent toute l’Albanie Zagora, c’est-à-dire le pays d’outre-monts. Ochrida, la ville natale de l’empereur Justinien, devient leur capitale et le siège d’un archevèque. Le chef des Mirdites fut, suivant la légende, un Bulgare de rite orthodoxe, c’est-à-dire oriental, qui se fit catholique. C’est au moment de la dispersion des Bulgares que les Albanais entrent pour la première fois en scène à propos d’un soulèvement d’un gouverneur de Dyrrachium qui marche sur Thessalonique. Qui sont ces Albanais dont le nom apparaît comme à l’improviste dans l’histoire de ces épouvantables mêlées de peuples qui ensanglantent l’Albanie d’alors? Sont-ce des étrangers venus du nord? ou bien sont-ce les anciens maîtres du pays, les Pélasges antélunaires, fils de la Terre, qui viennent reprendre possession de leur sol, et que les tempêtes des invasions font remonter à la surface des flots? Pour la plupart des philologues actuels, si les Roumains sont les fils des anciens colons romains de la Dacie, les Albanais ne sont rien moins que des autochthones, fils des premiers habitants du pays, les Pélasges du sud et les Illyriens du nord; leur langue est une sœur aînée du latin et du grec, plus rapprochée toutefois du premier idiome que du second. Ainsi le Grec, l’Italien et l’Albanais, fils des Pélasges, sont frères; seulement le Grec et l’Italien ont marché, tandis que le Pélasge est resté stationnaire et comme attardé dans les premières étapes d’une civilisation avortée. Dès le onzième siècle, l’Albanais se montre implacable et farouche guerrier; il succombe sous le poids des armes de l’Occident dans sa lutte contre les Normands; mais il se révolte toujours et se bat sans cesse, tantôt contre l’empereur de Byzance, tantôt contre les despotes d’Epire qui s’étaient fait une principauté indépendante dans le sud de l’Albanie.

Les guerres se poursuivent avec des acteurs toujours nouveaux, jusqu’à ce que les Turcs viennent faire le silence sur les champs de bataille de l’Epire et de l’Albanie. Alors apparaît un héros qui suspend un instant les destinées de la péninsule; c’est le fils de Voisava, l’héroïque Scanderbeg, qui naît avec le signe d’une épée sur le bras droit. Une chanson populaire nous peint ce héros de vingt-deux batailles, au moment où il part pour aller à un nouveau combat; sur la route qu’il suivait, il rencontre la Mort, mauvaise messagère de triste aventure. — Mon nom est la Mort, lui dit-elle, retourne en arrière, ô Scanderbeg, parce que ta vie touche à son terme. — Lui l’écoute et la regarde: il tire son épée et reste immobile. La mort de Scanderbeg fut la fin de l’Albanie chrétienne, et la chanson nous montre un des derniers chefs albanais appelant tristement son peuple: Accourez, chefs des Albanais et des Macédoniens! Il est tombé, le rempart qui protégeait l’Epire, toute espérance s’est éteinte avec un seul homme! Toute espérance, en effet, s’était éteinte; les plus braves émigrèrent en Italie et les autres se soumirent.

Soixante ans auparavant, les Serbes aussi, trahis. et divisés, avaient à Kossovo, sur le Champ des Merles, fléchi le genou devant le croissant. Après la défaite, une partie de la noblesse passa à l’ennemi et acheta, au prix de l’abjuration, le maintien de ses privilèges; mais la masse de la nation resta fidèle au souvenir de ses pères, et garda pieusement dans sa mémoire les noms de Marko Kraliévitch et du prince Lazare; oubliant les faiblesses et les fatales discordes des vaincus de Kossovo, la muse populaire serbe ne voit plus en eux que les glorieux représentants de la patrie; leurs figures idéalisées sont pour les Slaves une consolation dans les humiliations de la servitude et le gage glorieux d’une prochaine résurrection.

En Albanie rien de pareil; les fils du grand Scanderbeg renient leurs pères chrétiens, et après avoir plié le genou devant le glaive de Murat, ils ploient leur tête et leur conscience sous le symbole du croissant. Amoureux de l’indépendance au point de lui sacrifier leurs sentiments religieux, ils mettent leur foi du côté de l’épée et abandonnent le dieu impuissant du Calvaire pour le dieu des vainqueurs. La nationalité albanaise, si toutefois l’on peut parler de nationalité chez un peuple qui n’est bon qu’à vivre dans les camps, se trouve ainsi comme coupée en deux tronçons: ici les Albanais restés chrétiens, là les Albanais devenus musulmans.

L’apostasie, il faut le dire, n’était pas sans profit pour les nouveaux convertis, puisqu’une loi promulguée vers 1590 assure la possession de leurs biens aux familles qui élèveraient leurs enfants dans la foi musulmane; c’était le seul moyen d’échapper à une dépossession violente et à l’invasion en masse des Osmanlis. En somme, les Albanais mahométans, devenus les égaux de leurs vainqueurs, jouirent sous la domination turque d’une assez large indépendance, et donnèrent en retour à la Turquie ses meilleures recrues et ses plus bouillants champions. Chose curieuse, malgré l’identité de la religion, il n’y a pas eu de fusion entre les deux races. L’Albanais mahométan garde fidèlement sa langue, repousse la circoncision et proteste à sa manière de son origine pélasgique en enveloppant dans un égal mépris le Bosniaque musulman, le Slave chrétien et le mol Asiatique qui est devenu son maître. Resté fidèle à la vie patriarcale des clans et au gouvernement des vieillards et des hardis capitaines, l’Albanais musulman, le Guègue du nord, aussi bien que le Tosque du sud, ne se plie qu’à contrecœur aux exigences de la bureaucratie de Constantinople.

Combien de fois ne l’a-t-on pas vu s’insurger contre le gouvernement de la Porte! Au-dessus de Scutari s’élève la poétique forteresse de Rosapha, d’où l’on jouit d’une vue immense sur le lac et sa bordure de montagnes, le cours de la Boiana, le pied du Monténégro et les vallées chrétiennes des Sept-Montagnes. Rosapha a failli maintes fois devenir la victorieuse acropole des pachas albanais; d’abord de Mahmoud, qui marcha en 1770 contre les Grecs soulevés, brava dans sa capitale vingt pachas turcs ligués contre lui, et finit par mourir comme prisonnier sur la terre monténégrine; puis d’Ibrahim son frère et enfin de son neveu Moustapha, qui resta maître de l’Albanie après la mort d’Ali de Janina, et tenta de soulever contre la Porte les Chkipétars (Albanais) du nord.

Ce que Scutari essaya chez les Guègues au nord, Janina faillit l’accomplir chez les Tosques au sud. A l’extrémité de cette ville, peuplée d’ailleurs en majeure partie de giaours, c’est-à-dire de chrétiens grecs et albanais, s’élève au milieu des eaux d’un lac alpestre une citadelle péninsulaire qui commande la capitale et tout le plateau central de l’Epire: c’est là que plana pendant trente ans le vautour albanais, le fameux Tosque musulman, Ali de Tépélen, digne représentant d’une race cupide et sanguinaire, qui réussit à étonner le monde par l’atrocité de ses crimes et de sa tyrannie. Ce Jugurtha albanais, qui s’était frayé vers le trône un chemin sanglant au travers de ses amis et de ses ennemis, rêvait de donner à la terre des Albanais ou Chkipétars un peu plus d’unité et un peu plus de civilisation, mais ses moyens n’étaient que crimes et violences. L’aigle de Constantinople vint le saisir dans son aire, et le broya dans ses serres, lui et sa progéniture. Depuis lors l’Albanie n’a plus de pachas rebelles, et elle plie la tête sous le tanzimat de Mahmoud, qui a supprimé les aristocraties locales et introduit l’organisation militaire et la bureaucratie de l’occident.

En 1830, pourtant, la domination turque est encore une fois menacée par le triumvirat de Véli-Bey, de Seliktar Pacha et d’Arslan-Bey: le grand séraskier ou chef militaire de la Roumélie, secondé par les chrétiens, réussit pourtant à ramener les seigneurs albanais à l’obéissance et à leur imposer le régime de la centralisation; puis il organise à Monastir, dans sa résidence, une fête de réconciliation à laquelle il convie cinq cents beys et chefs de clans. Au jour fixé, toute cette brillante aristocratie était au rendez-vous; mais le vizir avait fait cerner la place par des soldats. Au moment où Arslan-Bey criait à Véli: «Nous avons mangé de la boue», une fusillade générale et une charge à la baïonnette portent la mort dans les rangs des beys; Véli tombe, puis tous les autres, sauf Arslan, qui est frappé dans sa fuite. Les Grecs saluèrent ces vêpres d’un long cri de joie; Misolonghi, égorgée par les Albanais, était vengée; mais la vieille Albanie musulmane était mortellement frappée au cœur.

Si les Chkipétars musulmans, qui sont au nombre de 600,000 et qui forment la moitié de la population de l’Albanie, sont politiquement impuissants et réduits au rôle de prétoriens de la Porte, leurs frères chrétiens sont dans une situation bien plus triste encore. Naguère il n’y avait pour eux ni droit ni sécurité ailleurs que dans la montagne, où leur pauvreté et leurs rochers leur servaient de sauvegarde; dans la plaine ils étaient pressurés par les petits seigneurs locaux, percepteurs de dîmes, et par la soldatesque albanaise que protégeait la plus révoltante impunité. Beaucoup de chrétiens, accablés sous le poids de leurs misères et fatigués d’implorer en vain leur Dieu, lui adressaient une sorte d’ultimatum, et le mettaient en demeure de les protéger s’il ne voulait point les voir apostats: si le secours d’en haut n’était point venu pendant le délai fixé, on appelait un iman et un cadi et on se faisait musulman, quitte à se jeter ensuite avec une furie sauvage sur ses oppresseurs de la veille. Aujourd’hui les rigueurs de la conscription, qui ne pèsent que sur les musulmans, et l’amélioration des conditions sociales rendent l’apostasie moins avantageuse et le sort des chrétiens moins douloureux.

Cependant, si les chrétiens sont un peu moins opprimés, ils gémissent toujours sous le poids de leurs propres divisions partout règnent la haine, la désunion ou l’indifférence. Au nord règne le Mirdite, fougueux catholique qui se réclame volontiers de l’Autriche et de la France, et ne reconnaît pour toute politique que la guerre et le pillage; pour le Mirdite, comme jadis pour le Corse, le premier moyen de sanctification est la vengeance, et le plus grand déshonneur est de mourir dans ses souliers; tout ce qui est au-delà du cercle étroit de sa montagne, tout ce qui n’a pas la croix latine et le clocher romain, est traité par lui en ennemi. Le Mirdite sert sous la bannière du sultan, mais il n’a pour le musulman qu’une indifférence méprisante; sa vie tout entière est une perpétuelle razzia, et les jeunes Mahométanes de la plaine, nouvelles Sabines, s’attendent, dit-on, sans trop d’effroi, à être enlevées un jour ou l’autre par les sauvages enfants des montagnes d’Orosch. Les Mirdites et leurs alliés ne sont pas 100,000, et cependant ils sont fort redoutés, tant de leurs voisins slaves que de la Porte, qui retient dans le sérail les membres de la famille du prince. L’importance relative de cette peuplade vient sans doute de ce qu’elle a su s’élever au-dessus du morcellement des clans et ébaucher une sorte de principat mi-temporel et mi-spirituel. Son prince-évêque d’Orosch ressemble en beaucoup de points à ces potentats de la Gaule celtique qui réussissaient pour un temps à former en faisceau les clans épars des Helvètes, des Séquanais ou des Eduens; malheureusement la politique de ces princes est bornée comme l’horizon de leurs montagnes; elle puise ses inspirations dans une haine aveugle pour tout ce qui est schismatique, et se heurte souvent aux intrigues des capitaines et à l’influence encore considérable des familles aristocratiques.

Les prêtres de l’Albanie catholique ou Mirditie sont pour la plupart des religieux franciscains, envoyés par la Propagande de Rome, héros obscurs qui luttent avec les seules ressources de la foi contre la misère et contre l’islam; mais si leur zèle est grand, leur ignorance est plus grande encore, et leur qualité d’étrangers les empêche de devenir, comme le fut le clergé grec, un instrument de réveil au milieu d’un peuple qui n’a pas encore repris conscience de lui-même. Les évêques des Mirdites sont mieux partagés que les religieux, leurs demeures. sont assez convenablement aménagées, et leurs diocèses sont aussi microscopiques que dans la primitive église: Durazzo, Antivari et Scopia (Pris-rend) ont des archevêques: Scutari, Alessio, Cappo, Pulati des évêques qui ont chacun quelques milliers d’ouailles sous leur juridiction.

Le Scoumbi, qui forme la limite des Guègues et des Tosques, est aussi à peu près la ligne de démarcation des confessions chrétiennes: ce qui est au nord suit en général le rite latin, tout ce qui est au sud appartient au rite grec. Les Tosques musulmans sont les maîtres absolus des districts de Kurvelesch, d’Arçen et de Mart: ils sont fort nombreux dans les villes d’Elbassan, de Bérat, d’Argyrokastro; mais plus l’on s’avance vers le sud, plus ils diminuent: l’orthodoxie grecque règne presque en souveraine dans les pays de Khimarra, de Souli et de Mezzovo, et elle est plus forte qu’au commencement de ce siècle dans les districts de Janina, d’Arta et de Prévéza.

Malheureusement le dualisme religieux se complique encore ici de la plus incroyable diversité de races, de langues et d’intérêts. Jusqu’à Argyrokastro, dans toutes les vallées du centre, le raïa ou serf chrétien est réduit à une existence d’ilote, et courbe depuis quatre siècles l’échiné sous le fouet du propriétaire musulman; sa vie se passe à trembler et à labourer une terre dont ses sueurs ne le rendront jamais maître; pour lui, point de fêtes, point d’exercices guerriers, point de vie politique; il ne parle que l’albanais, et apprend tout au plus un peu de grec à l’école ou à l’église. Plus au sud les conditions changent.

La côte montueuse qui commence aux Acrocérauniens pour aller finir à Prévéza est un district bilingue habité par d’héroïques montagnards, aussi barbares que braves, les Khimariotes et les Souliotes. Les Khimariotes étaient, jusqu’il y a cinquante ans, redoutés pour leur piraterie, que ne favorisaient que trop les sinistres orages des Acrocérauniens: quant aux Souliotes, vrais Spartiates pour la valeur et le mépris de la propriété, ils dominèrent la côte sud jusqu’au jour où le sanguinaire Ali réussit, après dix ans de lutte acharnée, à s’ouvrir par la trahison un passage au sein même de leurs montagnes. Chacun connaît les rondes funèbres que les femmes de ces montagnards dansaient sur le sommet des rochers, mais ce que l’on ne sait pas aussi bien, c’est que ces Souliotes, dont l’héroïsme a été chanté par Byron, illustré par Ary Scheffer et presque toujours mis à l’actif de la race grecque, étaient, comme Botzaris, le héros de Missolonghi, des fils de la race albanaise; seulement ces Albanais parlent volontiers le grec et les Souliotes n’ont même jamais pris que la muse grecque pour confidente de leurs exploits.

A l’est de ce district bilingue qui va d’Avlona à Prévéza, s’étend une autre zone d’égale largeur qui commence au nord de Janina et descend vers le golfe d’Arta: cette zone est presque exclusivement grecque, c’est le pays de l’ancienne Dodone, la terre des Molosses; la langue des Hellènes y est tellement enracinée que les Turcs de Janina eux mêmes s’en servent à leur foyer. Enfin, plus à l’est, s’élève le Pinde valaque, peuplé par les Armengs ou pâtres roumains, frères de ceux qui habitent les environs de Bérat, et descendants de colons latins établis dans ces montagnes par les rois bulgares ou par Byzance: ces bergers, qui émigrent volontiers pour travailler le fer ou pour se livrer au négoce, parlent un dialecte valaque; mais ils subissent, eux aussi, l’ascendant de l’hellénisme, et c’est de leur sein qu’est sorti le fameux Colletis, qui fut pendant plusieurs années à la tête de la Grèce et du parti français.

Les Albanais sont divisés par la nature, par la religion, par les intérêts, par la langue qui se partage en deux dialectes assez divergents; ils sont en revanche rapprochés quelque peu par les mœurs, qui sont restées, jusqu’il y a. quelques années, aussi vieilles que leur idiome, c’est-à-dire plus vieilles qu’Homère. Si l’Albanais ne s’est jamais élevé à la notion de l’état moderne, il est resté tout aussi étranger aux institutions de la cité, telle que les Grecs la comprenaient. Partout où il a pu donner libre carrière à ses instincts, il est resté fidèle au régime des clans, qui a été l’embryon de la vie sociale chez les Hellènes, les Germains et les Celtes. Un certain nombre de familles unies par la parenté ou par des intérêts communs forment un phis ou clan, que gouvernent les vieillards les plus riches ou les plus respectés: s’agit-il de prendre quelque décision, de faire une réclamation à des voisins, de fixer le moment où la tribu changera de pâturage ou de rétablir la paix entre deux contestants, le conseil des vieillards se réunit solennellement en plein air, dans un lieu consacré, et juge en souverain. Sous ce régime patriarcal, pas de loi écrite, la coutume décide de tout; pas de droits et pas de devoirs autres que ceux que consacre l’usage; la vie sociale, comme la vie de l’individu, est soumise aux caprices de l’instinct. On peut dire que l’Albanais pense, agit et se gouverne à peu près comme le Grec des clans homériques ou le Germain décrit par Tacite; resté étranger à la vie agricole et à tout ce qui constitue la civilisation et la culture, il reproduit tout naturellement, à deux mille ans de „ distance, au milieu de conditions économiques presque identiques, le même type moral et les mêmes imperfections sociales. «Les enfants de l’Albanie, dit le poète Byron, portent des cœurs farouches; cependant ils ne sont point sans vertus, quelque sauvages que soient ces vertus elles-mêmes. Où est l’ennemi qui les a jamais vus fuir!»

Bien différent du Grec qui se laisse conduire par son intelligence et n’a que des impressions peu profondes et passagères, l’Albanais est absolument dominé par ses instincts; chez lui tous les sentitiments éclatent avec une énergie singulière; c’est une arme qui détonne au moindre choc extérieur. Haine, douleur et joie, tout fait explosion chez lui avec une brutalité barbare. Lorsqu’un Albanais est irrité, rien ne peut arrêter son bras, la vengeance est pour lui aussi sacrée qu’un devoir religieux; c’est, dit-il lui-même, le meilleur moyen de se sanctifier. La douleur aussi est pour lui un coup qui étourdit et auquel on ne peut résister: il aime les scènes de deuil où la douleur va jusqu’au délire, et ces myriologues ou chants de mort dans lesquels les femmes qui tiennent la tête du mourant déposent toute l’exaltation barbare de leur âme. Chose bizarre! La Grèce, elle aussi, avait commencé par se complaire dans ces démonstrations furibondes; mais à l’époque classique déjà on n’en trouvait plus de traces.

Si l’Albanais hait jusqu’à la mort, il abandonne aussi volontiers sa vie à qui le conduit au combat: on le retrouve sur tous les champs de bataille de l’Italie et de l’Orient, mêlé à toutes les expéditions téméraires, depuis celle de Pyrrhus à celle de Garibaldi; sous le nom turc d’Arnaute, il tient en respect les molles populations de l’Asie; on le retrouve à Fornoue et à Marignan, combattant sous les ordres d’aventureux capitaines comme Mercure Bouaios; enfin, en 1860, le chef des Mille comptait parmi ses plus braves guerriers bon nombre d’Albanais italiens, fils des émigrés du XVIe siècle. Pour ces pauvres pâtres, comme pour les Arcadiens de l’antiquité et pour les Suisses d’autrefois, la guerre est un métier et leur bras est au service de toutes les causes.

L’Albanais des clans montagnards est en somme un commentaire vivant des poèmes homériques: il a la démarche svelte et la fierté du regard que les poèmes attribuent aux héros; sa fustanelle flottante est le chiton de l’ancienne Grèce, et sa veste qui lui serre le corps le fait ressembler au soldat de Marathon. Son idéal de vertu, c’est la force; dépouiller beaucoup d’hommes est pour lui la marque la plus sûre de la supériorité. Il a sur la femme les mêmes idées que les anciens Grecs: pour se procurer une épouse, il recourt au rapt et la tient enfermée dans le gynécée. Les héros de l’Iliade sont, eux aussi, des hommes primitifs, violents, de sensations presque bestiales, grands dépouilleurs d’hommes, qui ne respectent et n’admirent que la force matérielle; mais ils ont déjà cet amour de la poésie, cette vivacité du sentiment religieux et ce besoin de se dévouer à de grands intérêts qui annoncent un grand peuple. L’Albanais, lui, n’a point de chants vraiment nationaux, comparables aux tragoudia de la Grèce moderne; il n’a pas davantage de conceptions religieuses fixes et ne comprend absolument rien aux mots de cité et de patrie .

Au milieu du grand mouvement de régénération qui va saisir l’Orient, que deviendra cette race albanaise, qui est restée jusqu’ici inculte et n’a jamais pu dépasser par elle-même la phase archaïque de la civilisation grecque? Comment l’ordre pourra-t-il jamais se faire dans cette masse informe de peuples et de confessions diverses, au milieu de cet entassement confus de montagnes battues par cent invasions, et portant, comme les falaises que blanchit l’écume des marées, les traces persistantes des flots d’immigrants qui les ont successivement submergées? Si la lumière doit venir, c’est du sud qu’il faut l’attendre. Tandis que la barbarie semble presque sans remède au nord du Scoumbi, on ne peut s’empêcher de sentir souffler dans le pays des Tosques, je ne sais quel vent bienfaisant venu des régions du sud. Ce vent, c’est l’esprit de l’hellénisme qui se meut sur les montagnes et semble vouloir fondre, dans un avenir plus ou moins prochain, les glaces de la barbarie. Les Illyriens, c’est-à-dire les Albanais du nord, n’ont jamais été soumis à personne et n’ont jamais connu que la farouche et stérile indépendance des clans montagnards; l’Epire, en revanche, et nous la faisons commencer au Scoumbi ou à la région des Acrocérauniens, l’Epire a été grécisée; elle a entendu la voix des chênes de Dodone et la plainte d’Andromaque sur les bords du faux Simois; elle a entendu le chant des Muses et les péans d’Apollon sur la colline d’Apollonia, elle a vu Thémistocle s’asseoir au foyer du roi des Molosses et le grand Pyrrhus prêter sur l’autel d’Arès le serment de fidélité à la confédération épirote.

On peut le dire sans exagération: le pays qui va du Scoumbi au golfe d’Arta et qui forme le pachalik de Janina est déjà une terre hellénique; chaque jour marque un recul du Turc et un progrès du Grec; les différences de langues et de races s’effacent de plus en plus devant le prestige qu’exerce l’hellénisme, grâce à la supériorité de sa culture intellectuelle et au caractère sacro-saint de son église. Les timides raïas de la Mousachia, les fiers montagnards de Souli, les citadins de Janina, les pâtres nomades de Mezzovo, nourris dans les mêmes rites, apprennent de plus en plus à espérer en une même patrie. Cette solidarité dans l’espérance se traduit par l’ascendant croissant que la langue grecque exerce sur toutes ces peuplades; ceux qui ne la savent point tiennent à honneur de l’apprendre, et ceux qui la savent s’en font gloire: le grec n’est-il pas pour eux la langue de l’église et des saints, en même temps que la langue des plus riches et des plus savants? Qui pourrait dire ce qui se passe dans l’âme de ces bergers et de ces klephtes, quand ils rencontrent sur les croupes solitaires des montagnes ces citadelles cyclopéennes qui semblent élevées par des géants? Les plus superstitieux y voient peut-être l’œuvre de démons ou de génies inconnus, mais les moins ignorants savent quel est le peuple qui a planté tant de glorieuses cités sur des rochers stériles que la culture ne songe pas même aujourd’hui à disputer aux chevriers, et si leur imagination frappée saisit bien vite le lien étroit qui unit les fondateurs de ces villes innommées avec les Hellènes modernes, comment pourraient-ils refuser eux-mêmes de devenir les héritiers de ces mystérieux ancêtres?

Bien des facteurs concourent en Epire à faciliter les conquêtes de l’hellénisme: le prestige de l’église byzantine grecque, qui est le pain des opprimés et la consolation du pauvre, l’immigration constante des Hellènes, le voisinage du royaume grec, qui est le fruit de la victoire des raïas sur le Grand-Seigneur, la magie des souvenirs et des ruines helléniques, enfin l’ascendant d’une culture intellectuelle supérieure et la louable propagande de l’école grecque où viennent s’instruire les Albanais, tels sont les mille leviers qui semblent destinés à élever peu à peu l’Epire à une certaine unité dans le sein large et hospitalier de l’hellénisme. Qu’importe que les Albanais soient en majorité dans le pachalik! L’histoire grecque tout entière n’est-elle pas la longue histoire des conquêtes de l’esprit grec sur des races moins avancées? des Hellènes sur les Pélasges, sur les Lélèges, sur les Cariens, sur les Phéniciens, sur les Etrusques, sur les Sicules, sur les Romains, sur l’orient asiatique tout entier? et ne voit-on pas aujourd’hui même les Albanais et les Valaques du royaume se fondre toujours plus complètement avec leurs concitoyens hellènes? Aujourd’hui comme autrefois, les Grecs sont pour tous les pays qu’ils habitent un levain fécond qui pénètre les masses, une espèce de fluide électrique qui galvanise les corps inertes et lourds. La Grèce compte moins pour ce qu’elle est que pour ce qu’elle met en mouvement; le jour où l’Epire sera devenue complètement grecque, le jour où l’étendard athénien flottera sur les Acrocérauniens et sur les rivages du noir continent qui regarde Corfou, les Pélasges et les Hellènes et Grecs seront de nouveau unis, comme ils le furent jadis dans le primitif berceau de la race gréco-italienne et du culte de Jupiter! La Grèce n’aura que la légitime récompense de ses efforts et de son indestructible confiance dans la grandeur de ses destinées. Alors aussi pourront dormir contents dans leur tombe, Botzaris, Karaïskakis, Colettis, et tous ces Epirotes, fils adoptifs de la Grèce, qui ont combattu pour elle comme on combat pour une mère chérie.

Paysans albanais de l’Attique.


Grèce & Turquie : notes de voyage

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