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VIII
ОглавлениеLa ménagerie Mitaine.
Un lion de l'Atlas à Tarascon.
Terrible et solennelle entrevue
Et maintenant que nous avons montré Tartarin de Tarascon
comme il était en son privé, avant que la gloire l'eût baisé au
[25]front et coiffé du laurier séculaire, maintenant que nous avons raconté cette vie héroïque dans un milieu modeste, ses joies, ses douleurs, ses rêves, ses espérances, hâtons-nous d'arriver aux
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grandes pages de son histoire et au singulier événement qui
devait donner l'essor à cette incomparable destinée.
C'était un soir, chez l'armurier Costecalde. Tartarin de
Tarascon était en train de démontrer à quelques amateurs le
[5]maniement du fusil à aiguille, alors dans toute sa nouveauté.... Soudain la porte s'ouvre, et un chasseur de casquettes se précipite effaré dans la boutique, en criant: «Un lion!... un lion!...» Stupeur générale, effroi, tumulte, bousculade. Tartarin croise la baïonnette, Costecalde court fermer la porte. On [10]entoure le chasseur, on l'interroge, on le presse, et voici ce qu'on apprend: la ménagerie Mitaine, revenant de la foire de Beaucaire, avait consenti à faire une halte de quelques jours à Tarascon et venait de s'installer sur la place du château avec un tas de boas, de phoques, de crocodiles et un magnifique lion [15]de l'Atlas.
Un lion de l'Atlas à Tarascon! Jamais, de mémoire d'homme,
pareille chose ne s'était vue. Aussi comme nos braves chasseurs
de casquettes se regardaient fièrement! quel rayonnement sur
leurs mâles visages, et, dans tous les coins de la boutique Costecalde,
[20]quelles bonnes poignées de mains silencieusement échangées! L'émotion était si grande, si imprévue, que personne ne trouvait un mot à dire....
Pas même Tartarin. Pâle et frémissant, le fusil à aiguille
encore entre les mains, il songeait debout devant le comptoir....
[25]Un lion de l'Atlas, là, tout près, à deux pas! Un lion! c'est-à-dire la bête héroïque et féroce par excellence, le roi des fauves, le gibier de ses rêves, quelque chose comme le premier sujet de cette troupe idéale qui lui jouait de si beaux drames dans son imagination....
[30]Un lion, mille dieux!...
Et de l'Atlas encore!!! C'était plus que le grand Tartarin
n'en pouvait supporter....
Tout à coup un paquet de sang lui monta au visage.
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Ses yeux flambèrent. D'un geste convulsif il jeta le fusil à
aiguille sur son épaule, et, se tournant vers le brave commandant
Bravida, ancien capitaine d'habillement, il lui dit d'une voix
de tonnerre: «Allons voir ça, commandant.»
[5]--«Hé! bé ... hé! bé ... Et mon fusil!... mon fusil à aiguille que vous emportez!...» hasarda timidement le prudent Costecalde; mais Tartarin avait tourné la rue, et derrière lui tous les chasseurs de casquettes emboîtant fièrement le pas.
[10]Quand ils arrivèrent à la ménagerie, il y avait déjà beaucoup de monde. Tarascon, race héroïque, mais trop longtemps privée de spectacles à sensations, s'était rué sur la baraque Mitaine et l'avait prise d'assaut. Aussi la grosse madame Mitaine était bien contente.... En costume kabyle, les bras nus jusqu'au [15]coude, des bracelets de fer aux chevilles, une cravache dans une main, dans l'autre un poulet vivant, quoique plumé, l'illustre dame faisait les honneurs de la baraque aux Tarasconnais, et comme elle avait doubles muscles, elle aussi, son succès était presque aussi grand que celui de ses pensionnaires.
[20]L'entrée de Tartarin, le fusil sur l'épaule, jeta un froid.
Tous ces braves Tarasconnais, qui se promenaient bien tranquillement
devant les cages, sans armes, sans méfiance, sans
même aucune idée de danger, eurent un mouvement de terreur assez
naturel en voyant leur grand Tartarin entrer dans la baraque avec son
[25]formidable engin de guerre. Il y avait donc quelque chose à craindre, puisque lui, ce héros.... En un clin d'oeil, tout le devant des cages se trouva dégarni. Les enfants criaient de peur, les dames regardaient la porte. Le pharmacien Bézuquet s'esquiva, en disant qu'il allait chercher son fusil....
[30]Peu à peu cependant, l'attitude de Tartarin rassura les courages.
Calme, la tête haute, l'intrépide Tarasconnais fit lentement
le tour de la baraque, passa sans s'arrêter devant la baignoire du
phoque, regarda d'un oeil dédaigneux la longue caisse pleine de
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son où le boa digérait son poulet cru, et vint enfin se planter
devant la cage du lion....
Terrible et solennelle entrevue! le lion de Tarascon et le lion
de l'Atlas en face l'un de l'autre.... D'un côté, Tartarin,
[5]debout, le jarret tendu, les deux bras appuyés sur son rifle; de l'autre, le lion, un lion gigantesque, vautré dans la paille, l'oeil clignotant, l'air abruti, avec son énorme mufle à perruque jaune posé sur les pattes de devant.... Tous deux calmes et se regardant.
[10]Chose singulière! soit que le fusil à aiguille lui eût donné de l'humeur, soit qu'il eût flairé un ennemi de sa race, le lion, qui jusque-là avait regardé les Tarasconnais d'un air de souverain mépris en leur bâillant au nez à tous, le lion eut tout à coup un mouvement de colère. D'abord il renifla, gronda sourdement, [15]écarta ses griffes, étira ses pattes; puis il se leva, dressa la tête, secoua sa crinière, ouvrit une gueule immense et poussa vers Tartarin un formidable rugissement.
Un cri de terreur lui répondit. Tarascon, affolé, se précipita
vers les portes. Tous, femmes, enfants, portefaix, chasseurs de
[20]casquettes, le brave commandant Bravida lui-même.... Seul,
Tartarin de Tarascon ne bougea pas.... Il était là, ferme et
résolu, devant la cage, des éclairs dans les yeux et cette terrible
moue que toute la ville connaissait.... Au bout d'un moment,
quand les chasseurs de casquettes, un peu rassurés par son attitude
[25]et la solidité des barreaux, se rapprochèrent de leur chef, ils entendirent qu'il murmurait, en regardant le lion: «Ça, oui, c'est une chasse.»
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n'en dit pas davantage....