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BOURDONNEMENTS
ОглавлениеJ'avais dans le temps constaté l'extrême différence qui existait chez les femmes, entre la pudeur d'eau douce et la pudeur d'eau salée,—du temps que je vivais à Paris, à Étretat et à Sainte-Adresse.
A Paris, les bains de femmes dans la rivière étaient scrupuleusement entourés de planches et couverts au-dessus, pour que les anges mêmes ne pussent jeter sur les baigneuses un regard indiscret.
Si des nageurs «en pleine eau», s'approchaient de ces forteresses hermétiquement fermées, des employés des bains les injuriaient, et des gendarmes qui se promènent en bateau sur la Seine, faisaient quelques menaces, et quelquefois arrêtaient les délinquants.
A la mer, au contraire, les femmes se baignaient presque pêle-mêle avec des hommes vêtus d'un simple caleçon, et se faisaient porter à la mer par des baigneurs payés.—Une corde marquait seule une séparation entre les sexes; la décence consistait pour elles à être assez laides, et elles l'étaient, en effet, dans des sacs de laine avec des bonnets de toile cirée sur la tête,—peut-être est-ce le genre de décence qui protège le plus efficacement la vertu.
Cependant, les hommes bien élevés se baignaient d'eux-mêmes à une certaine distance des femmes,—distance que les femmes pouvaient augmenter à leur gré. D'ailleurs, les femmes restaient au bord et les hommes presque tous nageaient plus ou moins au large: seulement, comme il arrivait qu'un mari inquiet désirât rester près de sa femme,—qu'un père voulût enseigner à nager à sa fille,—ou surveiller ses premiers essais, on imagina de tendre deux cordes au lieu d'une;—ces deux cordes formaient trois compartiments sur la plage,—à l'extrême gauche, les femmes,—à l'extrême droite, les hommes,—et au milieu, les hommes et les femmes, femmes et maris, pères et filles, etc., qui voulaient se baigner ensemble.
Cela parut suffisant pendant de longues années; d'un côté, la laideur du costume des femmes, leur pâleur allant quelquefois jusqu'au vert,—de l'autre, les hommes d'autant plus laids, au contraire, pour la plupart, qu'ils étaient moins vêtus,—tout semblait préserver les deux sexes de pensées dangereuses.
Aujourd'hui, je vois par les journaux de modes que tout cela est changé;—les femmes se sont enfin demandé pourquoi, elles qui se montrent si volontiers à demi nues dans les salons où les hommes sont astreints à la cravate et à la décence la plus rigoureuse, se laisseraient plus longtemps empaqueter dans des sacs disgracieux,—elles qui ont tant de si jolies choses à laisser voir, tandis que les hommes faisaient une assez laide exhibition de leur personne,—elles décidèrent qu'il fallait rappeler les hommes à une décence qui est un devoir pour des êtres si disgraciés,—et reprendre pour elles-mêmes le privilège de se montrer généreuses.
On décida alors, pour commencer, que les hommes ne se baigneraient plus que vêtus.
La plupart s'y soumirent—à l'exception de quelques nageurs enthousiastes, qui avaient besoin de l'entière liberté de leurs mouvements, et aimaient mieux se livrer à leur exercice favori, que de «poser» sur la plage avec de l'eau jusqu'à la ceinture.—Il est une raison de cette résignation au costume, de la part de la plupart des baigneurs, et je le dirai à quelques lignes d'ici.
Cette gêne imposée aux hommes satisfaisait les scrupules des femmes,—elles avaient assez accordé à la pudeur, en la faisant porter aux hommes, comme elles leur font porter leur ombrelle et leur éventail,—elles déclarèrent qu'elles pouvaient porter de moins en fait de costume, ce qu'elles obligeaient les hommes à porter de plus,—ça employait autant d'étoffe, et ça revenait à la même superficie de peau humaine voilée.
Elles adoptèrent alors ces costumes, que je vois figurés dans les journaux de modes,—costumes qui, au lieu d'enlaidir, rendent jolies,—parce qu'ils permettent certains artifices, certaine exagérations, certains mensonges,—costumes qui donnent, enfin, l'occasion de se décolleter à la fois par en haut, comme les femmes du monde et par en bas comme les danseuses.
Disons maintenant la cause principale de la résignation de la plupart des hommes, au costume et à la pudeur méticuleuse qui leur étaient imposés.
La vie sociale, la vie des cités, la vie du monde n'est pas aussi défavorable, il s'en faut, à la race féminine qu'à la race masculine.
Les femmes vivant dans les villes y acquièrent une apparence plus délicate, l'étiolement leur donne cette sorte d'élégance et de grâce morbides, genre de beauté littéraire, très et trop à la mode vers 1830, époque du règne de la femme maigre, frêle, éthérée, immatérielle et un peu verte.
Les femmes vivant dans les villes y deviennent pour ainsi dire «plus femmes», au gré de certaines idées de gens qui «ne s'y connaissent pas».
Les hommes, au contraire, y deviennent «moins hommes», les muscles s'atrophient, les bras sont débiles, les jambes sont grêles, rien ne grossit que le ventre. La décence, la pudeur qu'on leur imposait, étaient pour leur vanité une circonstance des plus heureuses—en leur ordonnant de cacher leur laideur.
Ajoutons que pour cette même classe de gens, beaucoup plus nombreuse qu'on ne croit, qui n'entendent rien à la beauté des femmes, tout ce qu'une femme montre, des choses qu'on est convenu de ne pas montrer—passe pour beauté, appas, attraits et charme.
Et notez que les femmes ne sont pas toutes très éloignées de cette opinion, et beaucoup croient se préparer un triomphe et accorder une faveur, en laissant voir n'importe quoi de leur aimable personne, fût-ce très incorrect et très laid.
Quelqu'un de bête m'écrit..... mais non—c'est peut-être quelqu'un de triste, prenons un ton plus sérieux.
On m'écrit qu'un écrivain usurpant mon nom, frappe à terre des femmes, des enfants et des hommes vaincus et désarmés.
Tout porte à croire que cette façon de s'énoncer est un euphémisme,—et que c'est à moi que s'adresse le reproche,—autrement on m'eût envoyé les chapitres ou articles faussement signés de mon nom—et on m'eût demandé si je m'en reconnaissais l'auteur,—à quoi j'eusse répondu—oui—ou non.
On ajoute quelques injures,—puis des menaces.
La missive n'est pas signée—ou du moins est signée: «Le frère d'un transporté.»
S'il est quelqu'un à qui il soit absurde et injuste d'adresser un pareil reproche, c'est certainement moi.—Il n'y a pas huit jours que je me déclarais partisan de l'amnistie pour les entraînés repentants—et que je demandais pour eux et pour leur famille, non plus la transportation, mais la colonisation—qui leur permît de faire peau neuve, de commencer une autre vie, en rompant avec de mauvais antécédents et des entraînements dangereux—et des engagements criminels.
Je suis donc loin de «frapper des femmes et des enfants» puisque je cherche et je propose un moyen de leur ramener un père, non plus pilier de cabaret et de club—et en sa qualité de travailleur, abandonnant le métier qui est le patrimoine et le pain de sa famille;—un père toujours sur le point de se faire tuer et de retourner en prison;—mais, au contraire, un père rendu à ses devoirs, à une vie laborieuse, à sa famille et à ses enfants; aimé, respecté par eux et par tout le monde.
Quant au mot «de vaincus»—je n'accorde pas cet adjectif honorable aux hommes de la Commune;—c'est en se battant contre les Prussiens qu'on avait la chance d'être vainqueur ou vaincu,—mais en se battant contre les lois de son pays, en fusillant les ôtages, en incendiant les monuments, on n'est pas vaincu, on est repris de justice et puni.
Relativement aux injures, elles sont bêtes, grossières, et je ne m'en sens nullement blessé;—des injures non signées ne peuvent s'élever à l'état d'insulte—pour moi qui, depuis que j'écris, n'ai pas tracé une ligne sans la signer, comme il est honnête et loyal de le faire, j'ai le droit de tenir en dédain complet des anonymes, pseudonymes, etc.
Je ferai remarquer en passant qu'on ne signe pas au journal de Me Gambetta.
Je ferai remarquer également qu'en république il faudrait obéir aux lois, les respecter et les faire respecter;—car il y a une loi non abrogée, qui déclare la signature obligatoire.
Il y a une loi antérieure dont je ne parle pas—qui prescrit d'assumer, en signant, la responsabilité de ses écrits;—c'est la loi de l'honneur, la loi de la dignité, la loi de la probité.
Passons donc sur les injures.
Quant aux menaces—je demeure à Saint-Raphaël (Var), maison Close;—en sortant de la gare, on gagne le bord de la mer, puis on suit la mer par un chemin bordé de myrtes, en laissant la mer à droite jusqu'à ce qu'on trouve une vieille maison assez pauvre et heureuse;—maison basse—à peu près couverte et cachée par les chèvrefeuilles, les passiflores et les jasmins:—devant la porte est un canot blanc—la Girelle—il n'y a pas moyen de se tromper.
On m'y trouve presque toujours.
Et, en me prévenant, on peut être sûr de me rencontrer.
C'est l'affaire d'un quart d'heure.
M. X*** est un bohême, importun, ennuyeux, quémandeur opiniâtre;—un de ceux qu'il appelle ses amis et qu'il persécute de ses visites intéressées, a recommandé à plusieurs reprises à son secrétaire de ne plus le laisser parvenir jusqu'à lui.
L'autre jour il trompe toutes les consignes: X***, sa victime, ayant réussi à le congédier, le reconduit pour être sûr qu'il s'en va, et dit à son secrétaire: «Comment m'avez-vous exposé encore à une visite de cet homme?
—Monsieur, je vous en ai sauvé dix fois—mais il ne se décourage pas—on le renvoie par la porte, il rentre par la fenêtre.
—Eh bien, puisque ça ne réussit pas, il faut vous y prendre autrement, et faire... le contraire;—la première fois qu'il viendra, jetez-le par la fenêtre, nous verrons s'il rentre par la porte.»
Il est horriblement triste et désolant d'être auprès du petit lit d'un enfant malade,—d'avoir dans la main une potion qui doit le sauver, et de voir l'enfant, par ignorance, refuser de boire la potion, en serrant les dents convulsivement.
Il est effrayant de voir un homme en état de somnambulisme, marcher dans la direction d'une fenêtre qu'il prend pour une porte; il est irritant, après l'avoir secoué pour le réveiller, de le voir, les yeux ouverts, vous soutenir que cette fenêtre est en réalité une porte, que c'est par là qu'il veut sortir et descendre, et que vous lui ferez plaisir de le laisser tranquille, puis se débarrasser de vous et se remettre en marche vers cette fenêtre où vous savez qu'il ne va pas descendre, mais se précipiter.
C'est ce chagrin, c'est cette irritation que j'éprouve lorsque vivant dans la retraite, étudiant, méditant, cherchant sans cesse,—demandant à la sagesse des anciens, assidûment feuilletés
Nocturnâ versate manu, versate diurnâ
et à ma propre expérience, quelque remède pour la maladie régnante, j'ai la conviction que j'ai trouvé ce remède.
Lorsque ayant visité la maison par le dedans et par le dehors, muni de cette lampe qui s'allume, hélas! bien tard, la sagesse de l'expérience,—je dis avec certitude: ça c'est une fenêtre par laquelle vous tomberez broyé sur le pavé,—ici, est un escalier, puis une porte par laquelle vous sortirez sans danger de la vieille maison.
Et lorsque je le dis en vain.
Par exemple, tout le monde est d'accord que la dissolution de l'Assemblée des représentants est imminente, et qu'on ne tardera probablement guères à faire de nouvelles élections. Personne n'ignore les résultats jusqu'ici de ce mensonge imbécile et mortel du suffrage dit universel.
Il a approuvé le crime du Deux Décembre,—il a approuvé et appuyé toutes les folies de l'empire, jusqu'à la guerre déclarée à la Prusse,—crime et folie à la fois. Plus tard, il a envoyé à l'Assemblée, et, de là, dans les places, un tas d'avocats sans études, sans talents, sans conviction, sans patriotisme;—plus tard, il a fait nommer M. Barodet à Paris,—et M. Ranc à Lyon,—les cinq cent mille habitants de Lyon ne connaissant pas plus M. Ranc que les deux millions d'habitants de Paris ne connaissaient M. Barodet; élections qui pouvaient avoir un bon côté, c'est de mettre en pleine lumière le mensonge du suffrage dit universel, par lequel les deux millions d'habitants de Paris et les cinq cent mille habitants de Lyon ne font qu'obéir à deux ou trois douzaines d'intrigants, d'ambitieux, d'avides, qui en réalité votent seuls et font voter les autres à leur fantaisie; c'est-à-dire, que le suffrage censitaire si justement détruit était mille fois plus près du véritable suffrage universel, que ne l'est le mensonge qui usurpe son nom aujourd'hui,—c'est-à-dire, que jamais un pays n'a si bêtement et si pompeusement fait l'abandon de sa volonté et de sa dignité et le sacrifice de ses plus chers intérêts.
Eh bien, c'est sous l'empire de ce mensonge dangereux et peut-être mortel, de ce mode de vocation auquel vous devez déjà tant de misères et de hontes, que vous voyez tout le monde résolu à affronter de nouvelles élections.
Ceux qui soupçonnent ces dangers,—se contentent de se préparer à éluder, à influencer, à chicaner, à tricher.
Mais, ô aveugles volontaires, ô sourds opiniâtres,—ouvrez donc enfin les yeux et les oreilles,—regardez et écoutez.
Savez-vous ce que de nouvelles élections,—faites demain,—dans les conditions du suffrage prétendu universel,—vous donneront probablement? L'empire,—l'empire de Strasbourg et de Boulogne,—l'empire du Deux Décembre,—l'empire de la guerre du Mexique,—l'empire de la guerre de Prusse,—l'empire de Metz et de Sedan.
Ou la Commune,—une prétendue république dans laquelle, Pyat, Vermesh, Cluseret, Pascal Grousset, ne tarderont pas à être débordés et dépassés.—Une nouvelle terreur pendant laquelle ceux qui croient follement conduire et commander aujourd'hui, MM. Thiers, Perier, Dufaure, ne gagneront que de ne faire partie que de la seconde fournée d'otages,—MM. Naquet, Arago, Blanc, Hugo, Gambetta, étant réservés pour la troisième.
Et, dans l'une et l'autre des deux chances.
L'empire, si c'est lui qui l'emporte, ayant pour successeur la Commune.
La Commune amenant nécessairement une dictature militaire; car, dans l'un et l'autre cas, il ne s'agit pas de savoir si nous aurons l'un ou l'autre, mais de savoir lequel des deux passera le premier.
Deux points principaux, deux points nécessaires, indispensables d'une réforme électorale:
1o Le domicile réel des candidats, sinon dans l'arrondissement, du moins dans le département où ils se présentent;
2o Le renouvellement de l'Assemblée par fractions.
J'ai plus d'une fois développé les raisons irréfutées, parce qu'elles sont irréfutables, de ces deux conditions.
Pour la première, vous échappez à la direction despotique de deux ou trois coteries qui exercent la plus odieuse, la plus absurde et la plus dangereuse des tyrannies,—et vous arrivez enfin à ce raisonnement simple et sans réplique.
Pour un représentant, il faut deux choses:
1o Que les électeurs qui le choisissent le connaissent;
2o Que le représentant connaisse le pays, les gens et les intérêts qu'il doit représenter.
Par la seconde, vous évitez les courants, les torrents, les incendies, les fièvres,—les accès de folie.
Ajoutez un troisième point,—l'Assemblée permanente,—plus de vacances, plus de prorogations,—des congés individuels motivés.
Peut-être ces congés pourraient être plus nombreux et plus longs, si, par exemple, en même temps qu'un membre de la droite demande un congé, il s'arrange pour qu'un membre de la gauche et deux membres des centres en demandent un en même temps.
Il va sans dire qu'on surveillera l'insolente et déshonnête bêtise de voter pour les absents.
Encore une autre pierre fondamentale de l'édifice dont je me suis occupé souvent—surtout depuis trois ans,—c'est-à-dire depuis qu'il y a assez de ruines et de démolitions, pour qu'on puisse, sans scrupule, proposer d'édifier quelque chose.
L'impôt.
L'impôt—c'est-à-dire la contribution de tous les membres de la nation aux dépenses publiques,—malgré les critiques, les promesses, etc., a toujours été en augmentant dans une proportion presque fantastique.
Je me souviens encore du temps où, dans ma petite jeunesse, le mot de milliard était, pour les Français,—un mot vague, indéterminé,—comme le sexcenta des latins voulant dire... beaucoup,—un monceau,—un tas,—trop[1]. Quand on nous enseignait l'arithmétique dans les écoles, on nous faisait épeler une fois une longue rangée de chiffres dont le dernier, en comptant de droite à gauche, s'appelait milliard, et de préférence un billion. C'était tout ce qu'on nous en disait, et il n'en était plus question.
Au commencement de la Restauration, il y eut une terrible explosion, à cause du milliard de l'indemnité des émigrés—et le mot devint à la mode. Dans les assemblées, les orateurs de l'opposition, constatant l'accroissement des budgets,—disaient:—Nous arriverons à un budget d'un milliard;—ça passait pour une hyperbole, et les gens calmes, sensés, levaient les épaules.
Aujourd'hui nous voyons le budget pour 1874 être de deux milliards, cinq cent trente-trois millions, deux cent soixante-deux mille cent quatre-vingt dix-neuf francs (ou, d'après un autre tableau: 2,532,689,922).
Dont il faut déduire—disons-le ici pour mémoire,—nous y reviendrons,—pour frais de régie, de perception, et d'exploitation des impôts et revenus publics—non pas cent cinquante ou deux cents millions, comme je le disais il y a quelque temps par peur d'exagérer, mais deux cent quarante-six millions, trois cent quatre-vingt-huit mille quatre cent quarante-neuf francs.
C'est lourd, si on se rappelle surtout que sous Louis XIV, le plus fastueux des monarques, le plus cueilleur de lauriers et de myrtes, et cueillant les lauriers et les myrtes avec toutes les aises du luxe et une insigne prodigalité—les revenus de l'État, qu'on appelait alors les revenus du Roi, montaient à 117 millions de francs. Il est vrai que l'on dépensait en moyenne trois cent trente millions—et qu'il faut à peu près doubler la somme si l'on a égard à la différence de la valeur de l'argent.
Mais ce n'est pas la grosseur, ce n'est pas la pesanteur du budget qui sont le sujet de mon entretien d'aujourd'hui avec mes lecteurs.
Je ne suis pas d'ailleurs assez grand financier pour me risquer trop au large dans les chiffres,—je vais donc raisonner en chiffres ronds, en chiffres du moins très arrondis, pour conformer la besogne à mes aptitudes médiocres, et aussi parce que cela suffit pour démontrer... ce que je veux démontrer.
Je suppose donc un budget de trois milliards—trois milliards à demander à la France, c'est-à-dire, pour compter également en chiffres ronds, à trente millions de contribuables, ce serait cent francs, si je ne me trompe, que chaque individu aurait à donner.
Eh bien,—il n'y a pas besoin d'être un profond mathématicien pour décider qu'il n'est pas un Français qui ne donne plus de cent francs par an à l'État, si on compte que chaque bouchée qu'on mange paye un impôt,—chaque condiment qui assaisonne cette bouchée paye un impôt, de même, chaque gorgée qu'on boit, vin, liqueurs, café, thé, etc.
Chaque pièce de vêtement, plusieurs impôts,—comme matière première, patente, l'étoffe, le fil, les aiguilles, etc.
De même, la lumière, huile, bougies, allumettes.
De même, chaque lettre qu'on écrit,—le papier, la plume, etc.
On paye pour chaque pipe, cigare ou cigarette.
On paye chaque fois qu'on éternue, le tabac en poudre imposé comme le tabac à fumer.
On paye quand on dort,—on paye quand on meurt.
Je ne parle là que des impôts indirects,—il y a encore les impôts directs.
Si bien que chaque personne ne fait pas un mouvement, ne prend pas un plaisir, ne satisfait pas un besoin, ne fait pas une action quelconque pour lesquels il ne faille payer,—si bien que la vie de l'homme, aujourd'hui, semble avoir pour but de faire de l'argent pour l'État, comme un cheval ou un mulet attelé à une noria, à un manège,—et tournant en rond,—monte sans cesse de l'eau pour son maître.
Notez bien que je ne blâme pas, je constate;—loin de moi la pensée ridicule et injuste de m'élever contre la contribution légitime que tout citoyen doit aux besoins communs; d'ailleurs, personne ne pourrait séparément, pour une somme décuple de celle qu'il donne pour sa part à l'État, se procurer les avantages, les commodités, la protection qu'il en reçoit;—je ne blâme que la base et le mode de perception, et ce n'est pas là d'ailleurs le sujet de mon calcul.
Je veux simplement établir qu'il n'est personne qui ne donne plus et beaucoup plus de cent francs par an, en réunissant les contributions directes et les contributions indirectes: additionnez les dépenses misérables et indispensables du plus pauvre,—et vous verrez si,—tout compris,—le fisc, ne prélève pas sur lui, sous diverses dénominations, plus de trente centimes par jour.
Or, si le plus pauvre paye sa part égale des trois milliards, il faut reconnaître que celui qui est un peu moins pauvre, que celui qui est aisé, que celui qui est riche, que celui qui est très riche, payent deux fois, dix fois, cent fois, mille fois,—les cent francs qui, fournis par chacun des trente millions de Français, forment la somme des trois milliards.
Que l'on ne me fasse pas ici de chicane de centimes, ce calcul n'a pas besoin d'être absolument rigoureux pour établir la vérité que je veux prouver.
C'est-à-dire que, si l'État reçoit trois milliards, les contribuables versent beaucoup davantage, peut-être le double, surtout si nous ajoutons à ces droits qui frappent tous sans exception, et beaucoup de choses plusieurs fois et sous des noms variés;—si nous ajoutons les abus du commerce qui, non content de bénéficier sur la chose vendue, bénéficie aussi sur l'impôt,—en vendant dix centimes, par exemple, la boîte d'allumettes, vendue autrefois cinq centimes, et frappée de deux centimes de droit par le fisc.
Beaucoup de marchands bénéficient encore par la fraude sur la quantité, sur la qualité,—et spéculent sur le crédit.
Il est donc parfaitement évident que les contribuables donnent beaucoup plus d'argent que l'État n'en reçoit.
Pourquoi?
Je vais vous le faire comprendre par une image bien simple.
Il y a quelques instants, j'arrosais un carré de mon jardin,—mon matelot allait puiser l'eau dans des arrosoirs à une grande mare, entourée d'un bois de lauriers-roses, et me les apportait;—le carré que j'avais à arroser était assez éloigné de cette mare,—je ne tardai pas à remarquer que les arrosoirs remplis à la mare, ne m'arrivaient qu'à moitié pleins, puis je vis que le chemin qu'ils avaient à parcourir se trouvait inutilement arrosé,—je regardai les arrosoirs, ils étaient dessoudés et percés, et laissaient échapper une partie de l'eau,—et j'en allai prendre d'autres.
C'est l'histoire des impôts:
Des impôts dont une partie reste en route dans le chemin qu'ils ont à faire depuis la bourse, rendue flasque, des contribuables, jusques aux coffres de l'État.
C'est, comme le dit Plaute, que «on porte la pluie dans un crible» imbrem in cribrum.
C'est déjà un assez grand trou à l'arrosoir et au crible que celui par lequel s'échappent les deux cent quarante-six millions, trois cent quatre-vingt-huit mille, quatre cent quarante-neuf francs, que coûtent les frais de perception.
Et pourquoi la perception des impôts coûte-t-elle deux cent quarante-six millions, trois cent quatre-vingt-huit mille, quatre cent quarante-neuf francs?
Parce que, à cause de leur nombre et de leur variété infinie, le ministère des finances y occupe soixante-seize mille employés,—parce qu'il faut que ces soixante-seize mille employés soient logés, nourris, vêtus, etc., etc., payés, etc.,—parce que les droits exorbitants mis sur certains objets excitent à la fraude devenue aussi très productive, et qu'il faut une armée de douaniers pour empêcher une petite partie de cette fraude.
Parce que l'argent qui passe par tant de mains risque fort de subir la destinée d'une pièce de vin qui traverse la France, remise successivement aux soins de dix voituriers qui se la transmettent de l'un à l'autre, chacun l'ayant plus ou moins «piquée» pendant la part du chemin qu'il avait à faire,—c'est-à-dire lui ayant emprunté de quoi satisfaire sa soif sur des routes poudreuses.
Supposez même que, sur soixante-seize mille employés, il ne s'en trouve pas un seul capable de rien détourner, repousse, si vous voulez, avec indignation toute idée de pillage,—vous ne pourrez du moins nier ce qu'on appelle le «coulage».
Faites transporter, à travers une longue étendue de pays, par cent personnes échelonnées sur la route, dix kilogrammes de miel; que chacun arrivé au terme de son étape, de son relais, vide son pot dans le pot de son successeur qui doit continuer la route;—pour quelque peu que la route soit longue et qu'il ne soit resté aux parois de chaque pot que ce qu'il a été impossible d'en ôter, vous me direz ce qu'il vous arrivera au terme du voyage de vos dix kilogrammes de miel.
Longtemps avant moi on a proposé de remplacer ces impôts, ces droits si chèrement, si puérilement, si arbitrairement multipliés et variés—par un impôt unique sur le revenu.
On a répondu à cette proposition par des cris de terreur et d'angoisses.
1o Parce qu'on n'a pas compris:—On a l'habitude d'appeler en France revenu les rentes des capitalistes, le produit que tirent les gens nés ou devenus riches des terres, des maisons, des actions, etc.
Ceux-là ont cru que l'impôt ne frapperait qu'eux seuls—ce qui serait en effet une injustice,—une injustice presque aussi monstrueuse que celle en sens contraire qui, en réalité, aujourd'hui ne soumet à l'impôt ni la rente, ni les opérations de bourse.
2o Parce que le Français, qui crie volontiers à la réforme pour taquiner le pouvoir, a, au fond, très peur de tout progrès et de toute nouveauté.
Les uns, par une terreur vague et non raisonnée, les autres, parce que les abus que le progrès détruirait sont tous le patrimoine d'un assez grand nombre de gens.
On n'a pas assez expliqué au public que par revenu on doit entendre le produit des rentes, des propriétés, mais aussi de tout commerce, de tout travail,—que si le revenu de A se compose des rentes de ses terres, des dividendes de ses actions, etc.,—le revenu de B se compose du prix de ses journées de travail en piochant, en labourant, en fendant du bois.
Ceux qui ont compris—et ceux qui n'ont pu feindre de ne pas comprendre,—ont objecté la difficulté de l'évaluation, le choquant, le blessant des investigations—la facilité de certaines dissimulations, etc., etc.
On leur a répondu qu'on se contenterait d'à peu près et de l'établissement de catégories, comme on fait pour les patentes par exemple.
Quant aux dissimulations, croyez-vous qu'il ne s'en fait pas sur le chiffre des ventes et des achats—sur la réalité des locations? comptez-vous pour rien la fraude surexcitée sur cette multitude d'objets imposés—et pensez-vous que les recherches sur le revenu seront jamais aussi choquantes que les perquisitions faites parfois par la douane jusques sous la chemise des femmes?
J'avais d'ailleurs trouvé, et j'en avais été très heureux, une formule qui faisait de la fixation et de la perception des impôts, la chose la plus simple du monde:
La chambre des députés, chaque année, déciderait que, vu les besoins de l'État, chaque habitant de la France contribuerait aux revenus publics pour une quantité de journées égales pour tous, journées de revenu, de gain ou de travail. Ainsi, supposons que l'on fixe pour une année, ou pour une série d'années, la quote-part de chacun à vingt-cinq journées—par exemple:
L'ouvrier qui gagne trois francs par jour payera soixante-quinze francs.
Le négociant ou le marchand qui gagne vingt-cinq mille francs par an—aura à payer vingt-cinq fois soixante et quelques francs.
De même le rentier, le propriétaire—vingt-cinq journées de son revenu.
Tout d'abord cet impôt unique, supprimant une grande partie de l'armée de soixante-seize mille hommes du ministère des finances, supprimant l'autre armée de la douane, ce n'est pas beaucoup d'en conclure que sur les deux cent quarante-six millions, trois cent quatre-vingt-huit mille, quatre cent quarante-neuf francs, on épargnerait au moins cent cinquante millions pour commencer.
La fraude n'aurait plus aucune raison de s'exercer.
Les nécessités de l'existence—«la vie»—seraient à bas prix,—les charges de l'État seraient supportées équitablement pour tous. Je dis équitablement et non également, car pour que la répartition soit équitable, il faut qu'elle ne soit pas égale,—tous ne peuvent pas donner la même somme, mais tous peuvent donner le même nombre de jours de leur revenu, rentes, bénéfices ou travail.
C'est simple, c'est juste, ça ne se fait pas—ça ne se fera peut-être jamais.
Parce que,
Je le répète: les abus sont le patrimoine d'un trop grand nombre de gens qui les défendent avec désespoir.
On continuera le système des impôts directs et indirects.
Système aussi raisonnable que serait celui qui consisterait à conduire l'eau d'une source à une fontaine, non par un aqueduc direct, maçonné et cimenté, mais par une quantité de petits ruisseaux, ruisselets, rigoles, serpentant et faisant «méandres» à travers des plaines sablonneuses et altérées.
Je voudrais bien savoir ce que signifie ce qu'on appelle:
Le droit
De telle ou telle famille, de telle ou telle personne de gouverner la France?—La France est-elle un fief, une terre, une maison, un chapeau dont quelqu'un est le propriétaire,—pouvant user et abuser,—pouvant vendre, céder, morceler à sa fantaisie,—un roi n'est-il pas un mandataire, un fonctionnaire—accepté ou choisi par la nation,—payé par elle?
Il paraît que ce n'est plus comme cela qu'on l'entend;—on dit les d'Orléans renoncent à leurs droits et reconnaissent les droits de Henri V, mais Napoléon IV maintient ses droits.—Nous avons donc été des insurgés, des usurpateurs, des simoniaques (car il s'agit du droit divin), des filous,—tout le temps qu'ils ont dû s'absenter.
Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est que les partisans de ces divers candidats finissent par dire comme cet avocat des Plaideurs:
On force le cellier qui nous sert de refuge.
Ou comme cet avocat contemporain qui, plaidant pour la femme dans un procès en séparation, s'écrie: «Aujourd'hui on nous accuse,—mais hier, j'ai les lettres, on «baisait notre bec rose».
Ils arrivent à dire «nos droits», en voici un exemple curieux que le hasard qui est gai—heureusement—s'est amusé à amener.
C'est dans un journal bonapartiste, le Pays, du 13 septembre;—il attaque avec une mauvaise humeur qui n'exclut pas la verve, au contraire, les prétentions des légitimistes:—«Ils ont, dit-il, les mains pleines de leurs parchemins, de ce qu'ils appellent leurs droits.»
Et il se moque avec raison de ces prétendus droits, mais le hasard s'est, dis-je, amusé à faire que, précisément sur la même ligne, que ces mots imprimés en italique pour souligner le sarcasme,
Leurs droits,
Dans la colonne à côté, mais précisément faisant suite, si on continue la ligne, on lit:
«Nos droits,» mots qui, cette fois, ne sont pas soulignés;—mots que l'auteur de l'article avait écrit soixante lignes plus haut,—à un ou deux feuillets de distance, mais que le hasard a rapprochés ainsi:
«Il faut que ces royalistes aient perdu le sens commun pour s'imaginer que nous «Ils ont les mains pleines allons fouler aux pieds NOSde leurs parchemins de ce DROITS.»qu'ils appellent LEURS DROITS.» (Première colonne au bas (Deuxième colonne également au bas de la page.) de la page.) |
Peut-être est-ce rendre un service en ce moment à messeigneurs les archevêques et évêques de leur rappeler qu'en écrivant trop souvent dans les journaux, comme ils le font depuis quelque temps, ils compromettent singulièrement leurs chances de béatification et de canonisation. Il existe du pape Benoît XIV, sur les béatifications et canonisations, un ouvrage célèbre et curieux, où il est parfaitement expliqué que c'est un grand obstacle que d'avoir écrit,—pour un candidat à la sainteté:
«On examine jusqu'aux moindres opuscules,—on fait une censure exacte et rigoureuse;—dans le doute, le promoteur de la foi prend le parti le plus rigide:—un système suspect par sa nouveauté,—un écrit sur des questions frivoles,—un sentiment qui choque celui des saints pères et du commun des chrétiens, etc.,—ce sont des taches ineffaçables pour lesquelles on impose un éternel silence à la cause (de béatification ou canonisation) proposée».
Il a été fait quelque bruit du mandement de Mgr Guibert, archevêque de Paris.
Non, jamais monarque n'a été traité, fût-ce par un membre de la Commune,—comme le roi Victor-Emmanuel est traité par Mgr Guibert,—à tel point que, dans une séance de la commission de permanence, un député a interpellé le ministre des affaires étrangères à ce sujet.—M. de Broglie a répondu que les évêques sont libres dans leurs mandements.—M. de Broglie me paraît se tromper singulièrement dans son appréciation:—quand un évêque fait imprimer et publie des écrits, il doit être soumis au droit commun et aux lois qui régissent la presse.—Je ne pense pas qu'on permette à aucun écrivain, à aucun journaliste, de parler d'un roi allié de la France comme Mgr Guibert parle du roi d'Italie.—Mgr Guibert, qui n'est pas forcé d'écrire, et qui semble forcé de montrer de la modération et de la charité, n'a aucun titre pour faire, par la voie de la presse, ce qui serait interdit à un autre.
En outre, ce mandement contient une provocation à la haine et à la guerre,—à peine voilée par la phraséologie tortueuse et alambiquée et édulcorée des écrits de ce genre.