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Alphonse Daudet
Le petit chose
PREMIÈRE PARTIE
II. LES BABAROTRES

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O CHOSES de mon enfance, quelle impression VOUS m'avez laissée ! Il me semble que c'est hier, ce voyage sur le Rhône. Je vois encore le bateau, ses passagers, son équipage ; j'entends le bruit des roues et le sifflet de la machine. Le capitaine s'appelait Géniès, le maître coq Montélimart. On n'oublie pas ces choses-là.


La traversée dura trois jours. Je passai ces trois jours sur le pont, descendant au salon juste pour manger et dormir. Le reste du temps, j'allais me mettre à la pointe extrême du navire, près de l'ancre.


Il y avait là une grosse cloche qu'on sonnait en entrant dans les villes : je m'asseyais à côté de cette cloche, parmi des tas de cordes ; je posais la cage du perroquet entre mes jambes et je regardais. Le Rhône était si large qu'on voyait à peine ses rives.


Moi, je l'aurais voulu encore plus large, et qu'il se fût appelé : la mer ! Le ciel riait, l'onde était verte.


Des grandes barques descendaient au fil de l'eau. Des mariniers, guéant le fleuve à dos de mules, passaient près de nous en chantant. Parfois, le bateau longeait quelque île bien touffue, couverte de joncs et de saules : « Oh ! une île déserte !» me disais-je dans moi-même ; et je la dévorais des yeux…


Vers la fin du troisième jour, je crus que nous allions avoir un grain. Le ciel s'était assombri subitement ; un brouillard épais dansait sur le fleuve ; à l'avant du navire on avait allumé une grosse lanterne, et, ma foi, en présence de tous ces symptômes, je commençais à être ému… À ce moment, quelqu'un dit près de moi : «Voilà Lyon !» En même temps la grosse cloche se mit à sonner. C'était Lyon.


Confusément, dans le brouillard, je vis des lumières briller sur l'une et sur l'autre rive ; nous passâmes sous un pont, puis sous un autre. À chaque fois l'énorme tuyau de la cheminée se courbait en deux et crachait des torrents d'une fumée noire qui faisait tousser… Sur le bateau, c'était un remue-ménage effroyable. Les passagers cherchaient leurs malles ; les matelots juraient en roulant des tonneaux dans l'ombre. Il pleuvait…


Je me hâtai de rejoindre ma mère, Jacques et la vieille Annou qui étaient à l'autre bout du bateau, et nous voilà tous les quatre, serrés les uns contre les autres, sous le grand parapluie d'Annou, tandis que le bateau se rangeait au long des quais et que le débarquement commençait, En vérité, si M. Eyssette n'était pas venu nous tirer de là, je crois que nous n'en serions jamais sortis.


Il arriva vers nous, à tâtons, en criant : « Qui vive ! qui vive ! » À ce «qui vive ! » bien connu, nous répondîmes : «amis !» tous les quatre à la fois avec un bonheur, un soulagement inexprimable… M. Eyssette nous embrassa lestement, prit mon frère d'une main, moi de l'autre, dit aux femmes : « Suivez-moi !» et en route… Ah ! c'était un homme.


Nous avancions avec peine ; il faisait nuit, le pont glissait. À chaque pas, on se heurtait contre des caisses… Tout à coup, du bout du navire, une voix stridente, éplorée, arrive jusqu'à nous : «Robinson ! Robinson !» disait la voix.


« Ah ! mon Dieu ! » m'écriai-je ; et j'essayai de dégager ma main de celle de mon père ; lui, croyant que j'avais glissé, me serra plus fort.


La voix reprit, plus stridente encore, et plus éplorée : « Robinson ! mon pauvre Robinson !» Je fis un nouvel effort pour dégager ma main. « Mon perroquet, criai-je, mon perroquet ! – Il parle donc maintenant ?» dit Jacques.


S'il parlait, je crois bien ; on l'entendait d'une lieue. Dans mon trouble, je l'avais oublié là-bas, tout au bout du navire, près de l'ancre, et c'est de là qu'il m'appelait, en criant de toutes ses forces : « Robinson ! Robinson ! mon pauvre Robinson ! » Malheureusement nous étions loin ; le capitaine criait : « Dépêchons-nous. » « Nous viendrons le chercher demain, dit M. Eyssette, sur les bateaux, rien ne s'égare. » Et là-dessus, malgré mes larmes, il m'entraîna. Pécaire ! le lendemain on l'envoya chercher et on ne le trouva pas…


Jugez de mon désespoir : plus de Vendredi ! plus de perroquet ! Robinson n'était plus possible. Le moyen, d'ailleurs, avec la meilleure volonté du monde, de se forger une île déserte, à un quatrième étage, dans une maison sale et humide, rue Lanterne ?


Oh ! l'horrible maison ! Je la verrai toute ma vie :


l'escalier était gluant ; la cour ressemblait à un puits ; le concierge, un cordonnier, avait son échoppe contre la pompe… C'était hideux.


Le soir de notre arrivée, la vieille Annou, en s'installant dans sa cuisine, poussa un cri de détresse :


« Les babarottes ! les babarottes ! » Nous accourûmes. Quel spectacle !… La cuisine était pleine de ces vilaines bêtes ; il y en avait sur la crédence, au long des murs, dans les tiroirs, sur la cheminée, dans le buffet, partout. Sans le vouloir, on en écrasait. Pouah ! Annou en avait déjà tué beaucoup ; mais plus elle en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l'évier, on boucha le trou de l'évier ; mais le lendemain soir elles revinrent par un autre endroit, on ne sait d'où. Il fallut avoir un chat exprès pour les tuer, et toutes les nuits c'était dans la cuisine une effroyable boucherie.


Les babarottes me firent haïr Lyon dés le premier soir. Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles ; les heures des repas étaient changées… Les pains n'avaient pas la même forme que chez nous. On les appelait des «couronnes». En voilà un nom !


Chez les bouchers, quand la vieille Annou demandait une carbonade, l'étalier lui riait au nez ; il ne savait pas ce que c'était une « carbonade», ce sauvage !… Ah ! je me suis bien ennuyé.


Le dimanche, pour nous égayer un peu, nous allions nous promener en famille sur les quais du Rhône, avec des parapluies. Instinctivement nous nous dirigions toujours vers le Midi, du côté de Perrache. « Il me semble que cela nous rapproche du pays », disait ma mère, qui languissait encore plus que moi… Ces promenades de famille étaient lugubres. M. Eyssette grondait. Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais toujours derrière ; je ne sais pas pourquoi, j'avais honte d'être dans la rue, sans douté parce que nous étions pauvres.


Au bout d'un mois, la vieille Annou tomba malade.


Les brouillards la tuaient ; on dut la renvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait ma mère à la passion, ne pouvait pas se décider à nous quitter. Elle suppliait qu'on la gardât, promettant de ne pas mourir. Il fallut l'embarquer de force. Arrivée dans le Midi, elle s'y maria de désespoir ?.


Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le comble de la misère… La femme du concierge montait faire le gros ouvrage ; ma mère, au feu des fourneaux, calcinait ses belles mains blanches que j'aimais tant embrasser ; quant aux provisions, c'est Jacques qui les faisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en lui disant : « Tu achèteras ça et ça » ; et il achetait ça et ça très bien, toujours en pleurant, par exemple.


Pauvre Jacques ! il n'était pas heureux, lui non plus.


M. Eyssette, de le voir éternellement la larme à l'œil, avait fini par le prendre en grippe et l'abreuvait de taloches… On entendait tout le jour : « Jacques, tu es un butor ! Jacques, tu es un âne ! » Le fait est que, lorsque son père était là, le malheureux Jacques perdait tous ses moyens. Les efforts qu'il faisait pour retenir ses larmes le rendaient laid. M. Eyssette lui portait malheur. Écoutez la scène de la cruche :


Un soir, au moment de se mettre à table, on s'aperçoit qu'il n'y a plus une goutte d'eau dans la maison.


« Si vous voulez, j'irai en chercher», dit ce bon enfant de Jacques. Et le voilà qui prend la cruche, une grosse cruche de grès.


M. Eyssette hausse les épaules : « Si c'est Jacques qui y va ; dit-il, la cruche est cassée, c'est sûr.


– Tu entends, Jacques, – c'est Mme Eyssette qui parle avec sa voix tranquille – tu entends, ne la casse pas, fais bien attention. »


M. Eyssette reprend :


« Oh ! tu as beau lui dire de ne pas la casser, il la cassera tout de même.» Ici, la voix éplorée de Jacques : « Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je la casse ?


– Je ne veux pas que tu la casses, je te dis que tu la casseras », répond M. Eyssette, et d'un ton qui n'admet pas de réplique.


Jacques ne réplique pas ; il prend la cruche d'une main fiévreuse et sort brusquement avec l'air de dire :


«Ah ! je la casserai ? Eh bien, nous allons voir. » Cinq minutes, dix minutes se passent ; Jacques ne revient pas. Mme Eyssette commence à se tourmenter :


« Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé ! – Parbleu ! que veux-tu qu'il lui soit arrivé ? dit M. Eyssette d'un ton bourru. Il a cassé la cruche et n'ose plus rentrer. » Mais tout en disant cela – avec son air bourru, c'était le meilleur homme du monde –, il se lève et va ouvrir la porte pour voir un peu ce que Jacques était devenu. Il n'a pas loin à aller ; Jacques est debout sur le palier, devant la porte, les mains vides, silencieux, pétrifié. En voyant M. Eyssette, il pâlit, et d'une voix navrante et faible, oh ! si faible : « Je l'ai cassée », dit-il… Il l'avait cassée !…


Dans les archives de la maison Eyssette, nous appelons cela « la scène de la cruche».


Il y avait environ deux mois que nous étions à Lyon, lorsque nos parents songèrent à nos études.


Mon père aurait bien voulu nous mettre au collège, mais c'était trop cher. « Si nous les envoyions dans une manécanterie ? dit Mme Eyssette ; il paraît que les enfants y sont bien. » Cette idée sourit à mon père, et comme Saint-Nizier était l'église la plus proche, on nous envoya à la manécanterie de Saint-Nizier.


C'était très amusant, la manécanterie ! Au lieu de nous bourrer la tête de grec et de latin comme dans les autres institutions, on nous apprenait à servir la messe du grand et du petit côté, à chanter les antiennes, à faire des génuflexions, à encenser élégamment, ce qui est très difficile. Il y avait bien par-ci par-là, quelques heures dans le jour consacrées aux déclinaisons et à l'Épitomé mais ceci n'était qu'accessoire. Avant tout, nous étions là pour le service de l'église. Au moins une fois par semaine, l'abbé Micou nous disait entre deux prisés et d'un air solennel : « Demain, messieurs, pas de classe du matin ! Nous sommes d'enterrement. » Nous étions d'enterrement. Quel bonheur ! Puis c'étaient des baptêmes, des mariages, une visite de monseigneur, le viatique qu'on portait à un malade.


Oh ! le viatique ! comme on était fier quand on pouvait l'accompagner !… Sous un petit dais de velours rouge, marchait le prêtre, portant l'hostie et les saintes huiles. Deux enfants de chœur soutenaient le dais, deux autres l'escortaient avec de gros falots dorés. Un cinquième marchait devant, en agitant une crécelle. D'ordinaire, c'étaient mes fonctions… Sur le passage du viatique, les hommes se découvraient, les femmes se signaient. Quand on passait devant un poste, la sentinelle criait : Aux armes ! » les soldats accouraient et se mettaient en rang. « Présentez… armes ! genou terre ! » disait l'officier… Les fusils sonnaient, le tambour battait aux champs. J'agitais ma crécelle par trois fois, comme au Sanctus, et nous passions. C'était très amusant la manécanterie.


Chacun de nous avait dans une petite armoire un fourniment complet d'ecclésiastique : une soutane noire avec une longue queue, une aube, un surplis à grandes manches roides d'empois, des bas de soie noire, deux calottes, l'une en drap, l'autre en velours, des rabats bordés de petites perles blanches, tout ce qu'il fallait.


Il paraît que ce costume m'allait très bien : « Il est à croquer là-dessous », disait Mme Eyssette.


Malheureusement j'étais très petit, et cela me désespérait. Figurez-vous que, même en me haussant, je ne montais guère plus haut que les bas blancs de M. Caduffe, notre suisse, et puis si frêle ! Une fois, à la messe, en changeant les Évangiles de place, le gros livre était si lourd qu'il m'entraîna. Je tombai de tout mon long sur les marches de l'autel. Le pupitre fut brisé, le service interrompu, C'était un jour de Pentecôte. Quel scandale !… À part ces légers inconvénients de ma petite taille, j'étais très content de mon sort, et souvent le soir, en nous couchant, Jacques et moi, nous nous disions : « En somme, c'est très amusant la manécanterie. » Par malheur, nous n'y restâmes pas longtemps. Un ami de la famille, recteur d'université dans le Midi, écrivit un jour à mon père que s'il voulait une bourse d'externe au collège de Lyon pour un de ses fils, on pourrait lui en avoir une.


« Ce sera pour Daniel, dit M. Eyssette.


– Et Jacques ? dit ma mère.


– Oh ! Jacques ! Je le garde avec moi ; il me sera très utile. D'ailleurs, je m'aperçois qu'il a du goût pour le commerce. Nous en ferons un négociant. » De bonne foi, je ne sais comment, M. Eyssette avait pu s'apercevoir que Jacques avait du goût pour le commerce. En ce temps-là, le pauvre garçon n'avait du goût que pour les larmes, et si on l'avait consulté…


Mais on ne le consulta pas, ni moi non plus.


Ce qui me frappa d'abord, à mon arrivée au collège, c'est que j'étais le seul avec une blouse, À Lyon, les fils de riches ne portent pas de blouses ; il n'y a que les enfants de la rue, les gones comme on dit. Moi, j'en avais une, une petite blouse – j'avais l'air d'un gone… Quand j'entrai dans la classe, les élèves ricanèrent. On disait : « Tiens ! il a une blouse ! » Le professeur fit la grimace et tout de suite me prit en aversion. Depuis lors, quand il me parla, ce fut toujours du bout des lèvres, d'un air méprisant. Jamais il ne m'appela par mon nom ; il disait toujours :


« Hé ! vous, là-bas, le petit Chose !» Je lui avais dit pourtant plus de vingt fois que je m'appelais Daniel Ey-sset-te… À la fin, mes camarades me surnommèrent « le petit Chose », et le surnom me resta…


Ce n'était pas seulement ma blouse qui me distinguait des autres enfants. Les autres avaient de beaux cartables en cuir jaune, des encriers de buis qui sentaient bon, des cahiers cartonnés, des livres neufs avec beaucoup de notes dans le bas ; moi, mes livres étaient de vieux bouquins achetés sur les quais, moisis, fanés, sentant le rance ; les couvertures étaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait des pages. Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec du gros carton et de la colle forte ; mais il mettait toujours trop de colle, et cela puait. Il m'avait fait aussi un cartable avec une infinité de poches, très commode, mais toujours trop de colle.


Le besoin de coller et de cartonner était devenu chez Jacques une manie comme le besoin de pleurer. Il avait constamment devant le feu un tas de petits pots de colle et, dès qu'il pouvait s'échapper du magasin un moment, il collait, reliait, cartonnait. Le reste du temps, il portait des paquets en ville, écrivait sous la dictée, allait aux provisions – le commerce enfin.


Quant à moi, j'avais compris que lorsqu'on est boursier, qu'on porte une blouse, qu'on s'appelle « le petit Chose », il faut travailler deux fois plus que les autres pour être leur égal, et ma foi ! le petit Chose se mit à travailler de tout son courage.


Brave petit Chose ! Je le vois, en hiver, dans sa chambre sans feu, assis à sa table de travail, les jambes enveloppées d'une couverture. Au-dehors, le givre fouettait les vitres. Dans le magasin, on entendait M. Eyssette qui dictait.


« J'ai reçu votre honorée du 8 courant. » Et la voix pleurarde de Jacques qui reprenait :


« J'ai reçu votre honorée du 8 courant. » De temps en temps, la porte de la chambre s'ouvrait doucement : c'était Mme Eyssette qui entrait.


Elle s'approchait du petit Chose sur la pointe des pieds. Chut !…


« Tu travailles ? lui disait-elle tout bas.


– Oui, mère.


– Tu n'as pas froid ?


– Oh ! non ! » Le petit Chose mentait, il avait bien froid, au contraire.


Alors, Mme Eyssette s'asseyait auprès de lui, avec son tricot, et restait là de longues heures, comptant ses mailles à voix basse, avec un gros soupir de temps en temps. Pauvre Mme Eyssette ! Elle y pensait toujours à ce cher pays qu'elle n'espérait plus revoir… Hélas ! pour notre malheur, pour notre malheur à tous, elle allait le revoir bientôt…


Le petit chose

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