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II

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Table des matières

Madame d’Équemaure venait en effet de descendre à l’entrée de la cour. C’était une femme élancée, blonde et blanche, qui avait dans la physionomie un mélange singulier de coquetterie et de hauteur. Déjà madame de Carnavon se précipitait au-devant d’elle, étonnée de ne pas voir ses deux filles cadettes, mais suivie d’Hortense. Le cocher, endimanché et raide sur son siège, regardait avec un air de tristesse et de fierté les deux chevaux tout blancs d’écume qu’il avait poussés pour faire honneur à sa maîtresse. Esther et Charlotte apparurent alors au sommet du petit perron. — Hâtez-vous, voici votre sœur! leur cria madame de Carnavon, presque irritée, — et elle entraîna madame d’Équemaure dans le salon, où une collation avait été préparée.

Clotilde était de ces personnes à qui la nature et le hasard ont tout prodigué, et auxquelles par conséquent on accorde tout. C’est comme un droit qu’elles tiennent de leur bonheur. Elle était née jolie et heureuse. Jamais de maladie, ce qui faisait que, lorsqu’elle avait une indisposition passagère, il semblait que ce fût une injustice dont elle était victime. Certains êtres naissent privilégiés, comme si les fées de la légende s’étaient réunies autour de leur berceau pour leur aplanir la vie; ils ne connaissent point les larmes et ne se déchirent pas aux épines. Destinée à n’avoir qu’une mince dot engagée dans une terre qui la gardait comme un avare son trésor, Clotilde s’était tout à coup trouvée riche par la grâce d’un souvenir in extremis, un parrain opulent, qui l’avait à peine vue trois ou quatre fois en dix ans, l’ayant instituée sa légataire universelle. Un homme élégant, encore jeune, qui avait passé par la diplomatie, se présenta à point nommé pour associer une grosse fortune naissante et. la tirer du Courtil. Elle prit sa volée vers Paris, nullement surprise de ce coup du sort qui lui ouvrait à deux battants les portes d’un monde où ses sœurs ne devaient point entrer. Plus tard, il lui sembla naturel qu’elles restassent dans l’ombre, comme il lui avait paru légitime qu’elle prît sa place dans la lumière. Cependant, polie et bien élevée, elle ne cessa pas d’entretenir avec elles une correspondance intermittente où elle les aimait en jolies phrases bien tournées; madame de Carnavon en prenait texte pour s’extasier sur sa bonté.

— Mon Dieu, que je suis lasse! s’écria madame d’Équemaure en se laissant tomber sur le grand fauteuil que sa mère avait poussé vers elle. Dans la même semaine, deux bals, un concert, trois ou quatre sauteries, un déjeuner dansant, et je ne sais combien de promenades, sans parler des dîners auxquels on m’invite tous les soirs... Cannes me tuera!

— Pauvre chère! comment as-tu fait pour nous venir voir? Vite, Esther, un coussin sous les pieds de ta sœur!

Esther prit le coussin et se courba pour le glisser sous les pieds finement chaussés de Clotilde. — Merci, petite, murmura madame d’Équemaure, à qui sa mère présentait de beaux fruits et des gâteaux sur une assiette.

Madame d’Équemaure les repoussa d’un geste de lassitude sans y toucher, et s’adressant à Hortense, qui s’empressait autour d’elle: — Tu dois avoir liquidé les comptes de la dernière récolte. Est-ce qu’il ne me revient pas quelque petite chose pour ma part? Pourras-tu me remettre cela tout à l’heure?

— Certainement; la somme qui t’appartient est en or dans mon tiroir. Voici mes clefs, Charlotte, va la chercher.

— Êtes-vous heureuses d’avoir ainsi toujours de l’argent prêt! s’écria Clotilde. Il n’y a peut-être pas deux louis dans ma bourse... Ai-je bien fait de venir! Si vous saviez ce que c’est qu’un château, — une villa qu’on loue pour sa santé, cinq ou six chevaux, un domestique nombreux, des voyages, le monde qui vous impose une dépense effroyable en toilettes, les réceptions de l’hiver,... que sais-je, moi? On a beau être riche, c’est comme si on était pauvre. Ah! j’ai bien souvent envié le repos dont vous jouissez au Courtil.

Elle soupira. — Veux-tu changer? dit Charlotte, qui revenait, une petite bourse à la main.

— Pauvre sœur! répondit Clotilde d’un air doux, ta santé n’y résisterait pas.

Charlotte s’approcha d’Esther, et, se penchant à son oreille: — Tu sais qu’elle partira avant le coucher du soleil; donc, si tu veux parler, ne perds pas trop de temps.

Esther profita d’un moment où madame d’Équemaure, rafraîchie et reposée, se promenait à pas lents sous une treille, pour s’ouvrir à elle du projet qui la concernait Aux premiers mots, sa sœur l’arrêta, et, ralentissant sa marche paresseuse: — Que me dis-tu là ?... Une dot?... Alors ce monsieur qui te veut pour femme ne te prend donc que pour ton argent?

Elle se tourna vers sa mère, qui la suivait, faisant admirer à Hortense la grâce et le bon goût de ses ajustements, et l’interpellant avant même qu’Esther eût pu lui répondre: — Je croyais à cette chère enfant plus de fierté, reprit-elle. Comment! elle écoute les propositions d’un homme qui parle de dot avant même de s’être présenté ?... Mais jamais, quant à moi, je n’aurais consenti à épouser M. d’Équemaure, s’il avait soulevé une pareille question! — Ah! ma chère, réfléchis... C’est une injure qu’il te fait!

Esther, interdite, essaya de répliquer; Clotilde l’interrompit: — J’aurais cette somme de quarante mille francs à ma disposition, — et je n’en ai pas le premier centime, — que M. d’Équemaure, qui a le sentiment de toutes les délicatesses, s’opposerait formellement à ce que je t’en fisse l’abandon.

— Je n’ai pas cru devoir faire aucune observation à Esther, je l’ai laissée à son libre jugement, dit madame de Carnavon.

— Alors il t’a mal inspirée, ma mignonne. Ne parlons plus de cela, veux-tu? Dans ton propre intérêt, par respect pour ta dignité, c’est par un refus catégorique que tu dois répondre... Il est de ces procédés qui dévoilent un homme.

— Que te disais-je? murmura Charlotte à l’oreille d’Esther.

Madame d’Équemaure, embrassée, choyée, bien enveloppée d’un manteau dont on dépouilla Hortense pour la couvrir, accablée de remercîments pour la peine qu’elle s’était donnée, repartit bientôt dans la calèche qu’on avait bourrée de paniers de fruits choisis parmi les meilleurs et les plus beaux. Il ne fut plus question du mariage d’Esther.

Dans la soirée, et contrairement aux habitudes de la maison, Esther et Charlotte, qui avaient eu la même pensée sans se la communiquer, se rencontrèrent dans le jardin, où quelques heures auparavant une conversation les avait réunies déjà. Elles se dirigèrent vers le petit banc où l’ombre des chênes les protégeait et d’où leur voix ne pouvait être entendue. — Commences-tu à comprendre? dit Charlotte, dont le visage pâle apparaissait tout blanc aux clartés de la lune.

— Oui, répondit Esther, et je le regrette.

— Pourquoi? Il faut s’habituer à regarder les choses bien en face et les bien voir telles qu’elles sont, soit qu’on incline du côté de la révolte, soit qu’on penche vers la soumission. La révolte demande une énergie que je n’ai pas; je me suis soumise.

— Tu avais donc une expérience personnelle de l’entretien que je viens d’avoir?

— Hélas, oui! Un projet de mariage avorté m’avait laissé le cœur meurtri, et en cela j’étais plus atteinte que tu ne peux l’être, puisque, ne connaissant pas celui qui pensait à toi, tu ne perds rien en le perdant; une impatience douloureuse me dévorait. Je sentais par une première épreuve que je n’arracherais jamais une parcelle de cette maigre dot enclavée dans l’enceinte du Courtil; notre mère a ses idées là-dessus, et des idées qu’on a longtemps caressées se pétrifient et deviennent indestructibles. Une situation me fut offerte dans une famille russe que j’avais eu occasion de rencontrer à Hyères. La femme était aimable, le mari distingué et bon, les jeunes filles qu’on voulait confier à ma direction charmantes et gaies, tout me prouvait que j’aurais été accueillie comme une amie de la maison; de longs voyages, la vie animée, et dans un avenir certain l’assurance d’être à l’abri de toute inquiétude. J’y voyais surtout le moyen d’échapper au milieu où j’étouffais, la possibilité de reprendre à l’espoir par l’oubli.

— Eh bien?

— Et madame d’Équemaure? Mes confidences faites à notre mère, Clotilde fut consultée. Elle se redressa. Cela l’étonnait qu’on pût songer à quitter le Courtil, où, Hortense devenant malade, tout le poids de l’administration retomberait sur une mère âgée qui avait usé ses forces à nous soigner. Je n’avais donc pas le sentiment de la reconnaissance? Et puis on n’avait jamais ouï parler d’une Carnavon en condition. Cela frisait le scandale. Moi, sa sœur, institutrice ou demoiselle de compagnie! il fallait que je fisse bien bon marché du nom que je portais pour descendre jusque-là !.. L’indignation lui faisait monter le rouge au visage. Elle parla sur ce ton pendant un quart d’heure. Ma mère hochait la tête en signe d’assentiment.

— Et toi?

— Moi, j’écoutais. Je ne me croyais ni si ingrate ni si coupable; mais devant cette réprobation générale je cédai. Oh! je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis. Ce ne fut pas une pensée de dévouement qui m’inspira, ce fut surtout un sentiment de lassitude, une fatigue morale insurmontable. Une sorte d’usure s’était faite en moi par une trop longue suite d’espérances avortées, de légitimes aspirations transformées sous le souille desséchant des circonstances en chimères irréalisables... Mon âme découragée n’avait plus de ressort. — Eh bien! dis-je, j’écrirai à la princesse T... qu’elle n’ait plus à compter sur moi. — Madame d’Équemaure m’embrassa. — A présent je te retrouve, me dit-elle... La place d’une fille bien née n’est-elle pas sous le toit qui abrite sa mère, son devoir de se dévouer aux siens?

— Madame de Carnavon avait des larmes dans les yeux, et, regardant Clotilde, disait: — C’est un ange du bon Dieu! — Le lendemain on m’avait mise à la tête de la lingerie.

— Et depuis?

— Depuis j’y suis restée. Je ne pense plus, je couds.

Charlotte étouffa un soupir, et, prenant la main d’Esther entre les siennes: — Il y eut en moi pendant les premiers jours quelques tressaillements comme on en voit sur une chair écorchée, puis cette sensation première s’émoussa, et l’année ne touchait pas encore à son terme que j’en étais arrivée au renoncement.

Elle pressa doucement la main de sa sœur. — Dieu fasse que tu ne connaisses jamais la pesanteur de ce mot! J’en porte le poids, et c’est pour cela que tu me vois toujours pliée sur mon aiguille.

Une ombre de rougeur se répandit sur ses joues; elle resta un instant silencieuse, puis de nouveau ouvrant ses lèvres décolorées: —Au fond de moi, il y a de l’engourdissement, au-dessus de cet engourdissement de l’indifférence... Tout glisse. Si tu arrives un jour à l’état où je suis tombée, je te plains;... mais pour réagir, pour lutter, je te l’ai dit, la force me manque.

Esther émue l’entoura de ses bras. Une larme presque aussitôt séchée mouilla les paupières de Charlotte. — Voici la première fois depuis de longs jours que mon cœur bat, dit-elle en se laissant aller dans les bras qui l’entouraient; un cœur qui bat dans le vide, cela fait mal... Mieux vaut le comprimer jusqu’à l’écrasement.

Des sanglots soulevaient sa poitrine comme si elle eût vainement essayé d’en étouffer la violence; sa force d’inertie semblait vaincue, et tout ce qu’il y avait en elle d’émotions contenues débordait; puis enfin l’apaisement se fit. Bientôt elle écarta Esther par un mouvement d’une douceur extrême, et, l’ayant embrassée tendrement, elle rentra dans son attitude résignée. — Laisse-moi dans cette mort volontaire qui me permet de ne rien regretter, reprit-elle, on n’accepte qu’à ce prix.

Toutes deux rentrèrent au Courtil sans plus parler, Esther oppressée, Charlotte encore palpitante. Le curé était à sa place, son mouchoir à carreaux sur ses jambes replètes, jouant au piquet avec madame de Carnavon.

— Vous vous êtes oubliées à causer, mesdemoiselles, dit la mère en jetant sur ses filles un regard froid par-dessus ses cartes.

— C’est la jeunesse, répondit le curé ; il faut bien un peu de bon temps à cet âge.

Charlotte s’assit devant la nappe d’autel, et, sans répondre, en continua les broderies. Esther se glissa derrière les rideaux, et silencieuse regarda par la fenêtre ouverte. Plus tard, retirée dans sa chambre, et, la porte close, elle sauta sur son livre à serrure:

«J’ai froid jusques au fond des os! Est-ce vraiment cela qui m’attend?.. J’ai vingt ans,... le feu de la vie bouillonne dans mes veines, et c’est à cette mort lente, à cette mort de tous les jours, que je serai amenée! mais alors pourquoi ces fleurs, pourquoi ces étoiles, pourquoi cette lumière, pourquoi ces parfums que mes lèvres aspirent, pourquoi ces rayons du matin où je me baigne, pourquoi ce chant du rossignol qui me berce, pourquoi la jeunesse?.. Elle m’enivre de promesses qui ne seraient donc que des mensonges! Et que de choses cependant dans la transparence de cette nuit, dans les senteurs fraîches de ces herbes trempées de rosée, dans ce bruit harmonieux de la mer qui monte dans le silence! Il s’échappe de toutes ces merveilles un souffle qui embrase et gonfle mon cœur... Ah! rompre avec l’espérance m’est impossible... Je l’ai conservée dans la solitude, je la conserverai dans l’impuissance, et s’il faut qu’un jour elle m’échappe, c’est qu’une blessure m’aura frappée à laquelle je ne survivrai pas!

» Charlotte ne m’a pas tout dit;... mais certaines réticences, des mots échappés à ma mère dans le mouvement d’une conversation, ses aveux même à peine déguisés, m’ont fait deviner la vérité navrante. Madame de Carnavon, — hélas! n’est-ce pas le nom que je devrais lui donner toujours, —a quatre filles et un garçon; elle n’a que deux enfants, madame d’Équemaure et mon frère Jacques. Elle est reconnaissante à Clotilde de ce que tout lui a réussi. Elle est flattée dans son orgueil de patricienne déchue d’avoir une fille riche et baronne, qui va de pair avec les plus brillantes. On lui doit tout parce qu’elle a tout. A qui possède le superflu ne faut-il pas l’inutile? L’autre part de son amour va à celui qui sera ici dans quelques jours. Jacques a le nom, et n’est-ce pas la coutume dans les vieilles familles du pays qu’on avantage les fils aux dépens des filles? Pour que le nom, qui sans lui s’éteindrait, revive dans des conditions qui puissent lui rendre une partie de l’éclat perdu, pourquoi ne serions-nous pas dépouillées? Déjà Hortense a consenti au sacrifice, et si j’ai bien compris ma mère, Charlotte penche vers une semblable résolution, Renfermée dans son travail et ses mornes méditations, un jour elle se laissera pousser vers le cloître; elle ne fera que changer de silence. Ce mot de renoncement, dont elle désire que je ne mesure pas la profondeur et ne savoure point l’amertume, et qu’elle a prononcé tout à l’heure, n’est-il pas comme le son de la cloche qui annonce qu’une tombe va s’ouvrir? Une circonstance se présentera, — un mariage peut-être, — où, en l’accablant de flatteries, on obtiendra de l’opulente Clotilde qu’elle renonce en faveur de Jacques à sa part dans l’héritage commun. Il en aura quatre alors en comptant la sienne. Circonvenue, à bout d’espoir, lasse d’attendre, à mon tour ne céderai-je pas la cinquième, la dernière? A quoi bon d’ailleurs la défendre, si je n’en tire aucune force, si cette dot inutile est pareille à ces trésors que gardait un dragon fabuleux? Ce n’est plus une chose, c’est un mot! Et mon triste lot sera-t-il semblable à celui d’Hortense avec son indifférence plate ou tel que celui de Charlotte, qui s’éteint dans un marasme muet voisin de la mort?...»

La main d’Esther s’arrêta; elle releva son front. Une glace posée en face d’elle lui renvoya son image. Elle vit deux grands yeux bruns tendres et profonds, doux et lumineux qu’ombrageait une frange de longs cils; sur un front pur, une forêt de longs cheveux châtains à reflets d’or dont les ondes épaisses s’enflaient autour des tempes, un nez fin aux narines frémissantes, un visage couvert partout d’une pâleur d’ambre; peut-être pouvait-on lui reprocher, au point de vue sculptural, la plénitude des courbes, les rondeurs grasses du menton et du cou, la ligne somptueuse des lèvres qui s’entr’ouvraient dans un sourire vermeil, mais la tristesse momentanée qui en éteignait les ardeurs et les voilait d’une ombre ne parvenait pas à en effacer la vie débordante.

Elle reprit la plume, et au bas de la page où l’encre séchait à peine: «Ah! rien n’y fait! écrivit-elle; le souffle de la jeunesse me soutient, et malgré le cri de ma raison j’attends encore et toujours j’espère!»

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