Читать книгу Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps - Amédée Roux - Страница 5

LIVRE PREMIER.
1607-1635.

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Table des matières

La maison de Sainte-Maure.—Premières années du marquis de Montausier et du marquis de Salles.—L'école de Sedan.—Montausier part pour l'Italie.—Son frère le rejoint à Casal.—Campagne de 1631.—Relations littéraires du marquis de Salles.—L'hôtel de Rambouillet.—Le marquis de Salles en Lorraine.—Montausier et Mme Aubry.—Le marquis de Salles part pour l'Allemagne.—Guerre de la Valteline.—Mort du marquis de Montausier.

La maison de Sainte-Maure, ainsi appelée de la ville de Sainte-Maure en Touraine, et qui s'est conservée jusqu'à la fin du dernier siècle, était, sans contredit, l'une des plus illustres et des plus anciennes du royaume; car sa noblesse remontait, par titres authentiques, aux temps des premiers Capétiens, et l'on avait vu l'éclat de ce nom s'augmenter encore par de brillantes alliances avec les familles de Luxembourg, de Polignac, de Rochechouart et d'Humières. Le marquisat de Montausier échut aux Sainte-Maure en 1325, par suite du mariage de l'héritière de ce fief avec Guy de Sainte-Maure, chef de la branche qui s'éteignit dans la personne de Charles de Sainte-Maure, duc de Montausier, dont je vais retracer l'histoire. Il naquit le 6 octobre 1610, et fut le second fils de Léon de Sainte-Maure, dont la femme, Marguerite de Chateaubriand, était issue de l'une des meilleures familles de Bretagne. Le marquis de Montausier mourut dans la force de l'âge, laissant, outre ses deux fils, une fille nommée Catherine, qui, mariée d'abord au marquis de Lénoncourt, épousa en secondes noces le marquis de Laurières, de la maison de Pompadour, dont son fils devint plus tard le chef.

Restée veuve à vingt-cinq ans et dans tout l'éclat de sa beauté, la marquise de Montausier repoussa les honorables alliances qui s'offraient à elle de tous côtés, et se consacra tout entière à l'éducation de ses enfants, mêlant à ses soins l'austérité un peu excessive d'une sectaire. Femme d'un calviniste, Marguérite de Chateaubriand avait pourtant été élevée dans la religion catholique, et ce ne fut que postérieurement à son mariage qu'elle changea de religion sous l'influence de son beau-frère, le comte de Brassac [5], qui s'était constitué le despote de sa maison et de toute la Saintonge. Lorsque plus tard ce personnage embrassa le catholicisme ainsi que la comtesse sa femme, il ne put réussir à défaire son propre ouvrage, et Mme de Montausier resta opiniâtrément attachée à sa nouvelle foi. La noble veuve avait d'ailleurs toutes les qualités qui constituent la femme forte: une âme élevée, une fermeté, un courage au-dessus de son sexe, et une vertu solide et constante qui ne se démentit jamais au milieu des séductions et des périls auxquels l'exposait le contact d'une société frivole et corrompue. Généreux, prodigue et mauvais administrateur, son mari lui avait laissé des affaires assez embarrassées qu'elle entreprit de rétablir au prix de mille sacrifices. Écartant avec un soin jaloux toutes les distractions qui eussent pu la détourner de ses devoirs de veuve et de mère, elle aborda avec une sublime abnégation la double et écrasante tâche qu'elle s'était imposée: l'éducation de ses enfants et la reconstitution d'une fortune en désordre. On la vit s'ensevelir vivante au fond d'une de ses terres, congédier la plupart de ses domestiques, vendre ses pierreries et jusqu'à ses vêtements de luxe, et pour payer plus promptement les dettes de son mari se réduire à ne plus faire servir sur sa table que les mets les plus communs; elle alla même plus loin, et, mettant de côté tout instinct de vanité, elle se contentait d'habitude d'une robe de laine ouvrage de ses propres mains.

A peine installée dans sa nouvelle résidence, elle s'occupa sérieusement de ses fils, qui l'un et l'autre, devaient être l'honneur de leur temps et de leur pays. Ces deux frères furent unis dès le berceau par une amitié si tendre et si profonde, que leurs existences semblent inséparables et confondues jusqu'au moment où un événement cruel vint rompre ces liens si doux et si touchants. Ils avaient pourtant les caractères les plus différents, pour ne pas dire les plus opposés: l'aîné, Hector de Montausier [6], était aimable, bienveillant, affable pour tous avec une légère tendance à la paresse, lorsqu'il n'était pas stimulé par quelque grande passion. Le cadet, dont je retrace ici la vie et qui porta d'abord le titre de marquis de Salles, avait reçu en naissant un caractère entier, rude, sauvage; c'était en un mot un de ces êtres qui sont le désespoir de leur famille s'ils n'en deviennent l'illustration et l'orgueil. Les soins assidus, les innocents artifices mis en œuvre par Mme de Montausier, eurent quelque peine à entamer cette nature rebelle et ombrageuse qui, incapable de s'assujettir à une discipline exacte et abusant de l'indulgence maternelle, fit bien vite oublier à la marquise un système qui n'était pas dans ses habitudes un peu sèches et roides. Mais les mesures de rigueur auxquelles elle dut recourir ne firent qu'aigrir un caractère mal disposé. Peut-être aussi et à son insu, la marquise laissait-elle percer une prédilection, trop bien justifiée du reste, pour son fils aîné, qui, grâce à sa vive intelligence, répondait à ses leçons par de prompts et faciles succès. Déjà rebutée par des efforts infructueux, elle céda bientôt aux instances de la comtesse de Brassac, qui n'ayant point d'enfants avait concentré toute son affection sur le jeune marquis de Salles, qu'elle fut tout heureuse d'emmener chez elle pour l'élever à sa guise. A la faiblesse près, celui des défauts dont on se corrige le plus difficilement, nulle femme n'eût été plus que la comtesse en état de diriger l'éducation d'un enfant que sa naissance prédestinait au service du roi. Douce et modeste, elle possédait une instruction un peu confuse mais fort étendue; car dès son extrême jeunesse elle avait appris le latin comme en se jouant, assidue qu'elle était aux leçons qu'on donnait à ses frères, et n'était étrangère ni aux mathématiques, ni même à la théologie [7]. C'était plus qu'il n'en fallait pour diriger les études d'un futur courtisan, surtout à une époque où les hommes d'épée ne se piquaient pas d'une vaste érudition. La comtesse était par malheur trop dépourvue de cette fermeté calme mais opiniâtre qui est indispensable aux instituteurs de la jeunesse, et quoiqu'on exigeât infiniment peu du marquis de Salles, on n'en pouvait absolument rien tirer. La marquise se lassa bien vite d'une expérience dont les résultats semblaient devoir être de plus en plus fâcheux, et ramena son fils chez elle, espérant que l'excellente conduite du jeune Montausier ne serait pas sans influence sur celle de son frère. Soit en effet que la marquise s'y prît plus habilement que par le passé, soit que l'intelligence du marquis de Salles fût devenue plus accessible au raisonnement, les enseignements maternels ne laissèrent pas de produire d'heureux fruits. En même temps que l'esprit de l'enfant se polissait par l'étude, son corps s'assouplissait et se fortifiait par les rudes et salutaires exercices de l'escrime et de l'équitation. Sa mère prenait à tâche de développer en lui ces mâles instincts des huguenots français, dont le type le plus illustre subsistait encore en Poitou dans le vieil Agrippa d'Aubigné; elle voulut qu'il se rompît de bonne heure à la fatigue, qu'il apprît à braver le froid, le chaud, à courir à pied et à cheval, qu'il se contentât d'une nourriture grossière et devînt insensible à la souffrance, intrépide en face du péril, tel enfin qu'apparurent ces hommes de fer que devait illustrer à quelque temps de là l'héroïque défense de la Rochelle. Le jeune marquis de Salles sut profiter de ces austères leçons, et dès l'âge de dix ans on reconnaissait déjà en lui cet amour du vrai, cette horreur profonde pour la dissimulation et les frivoles déguisements de la société, qui devaient le désigner plus tard comme un phénomène unique à l'admiration de ses contemporains. De bonne heure il donna des marques des vertus qu'il devait porter dans son âge mûr à un degré si éminent: la bravoure en face de l'ennemi, la fidélité au prince et le culte du devoir. Les leçons de Mme de Montausier réussirent en tout hors en un point unique: elle ne put alors lui communiquer le goût de l'étude, des lettres et des arts; ce penchant ne devait se développer que fort tardivement dans le marquis de Salles, et l'on doit chercher ailleurs le côté brillant de sa carrière quoi qu'aient pu dire des panégyristes maladroits: il avait rebuté successivement tous ses maîtres, et sa mère put seule le dompter et lui enseigner les premiers éléments de la lecture.

On était arrivé à l'année 1621, et l'aîné des enfants de Mme de Montausier avait atteint l'âge auquel les jeunes gens de son rang allaient d'ordinaire terminer leur éducation sur un plus vaste théâtre, dans les universités et les académies célèbres de la France et de l'étranger. L'école protestante de Sedan jouissait alors d'une immense réputation, et la marquise résolut d'y envoyer ses deux fils. Le marquis de Salles était, il est vrai, à peine sorti de l'enfance; mais sa mère jugea avec raison que ce caractère altier ne pouvait que gagner à l'éducation publique, et que le contact de condisciples espiègles et turbulents saurait, mieux que le plus excellent des instituteurs, lui inculquer la véritable théorie des droits et des devoirs.

C'était, au XVIIe siècle, un long et fatigant voyage que celui d'Angoulême à Sedan. La marquise n'en envisagea pas moins avec une décision toute virile les ennuis d'une pénible séparation qui allait la priver brusquement de tout ce qu'elle s'était réservé de bonheur sur la terre. Oublieuse d'elle-même, elle était presque tentée de se réjouir en songeant à cette rude course à travers la France, épreuve sans péril qui allait pour ainsi dire initier ses deux fils à l'existence laborieuse des gens de guerre. Les jeunes gentilshommes firent en effet ce trajet à cheval, suivis de leur précepteur et de deux domestiques, en selle dès l'aurore, et reposant la nuit pour l'ordinaire sous le toit délabré de pauvres paysans. Les routes, heureusement, étaient sûres, et la petite caravane put atteindre sans encombre la microscopique principauté de la maison de Bouillon.

L'école de Sedan comptait alors dans son sein plusieurs hommes distingués, entre autres le fameux ministre du Moulin, connu par son zèle ardent pour le culte réformé. Ce fut lui précisément qui se chargea d'enseigner la théologie aux disciples imberbes que lui envoyait l'Angoumois, lesquels étaient munis sans doute d'une lettre de recommandation de son ami Balzac, avec qui il devait rester perpétuellement uni en dépit de quelques froissements dus à la différence de religion et aux excès de la controverse [8]. Les deux frères, que leur naissance classait au rang des personnages marquants du parti huguenot, furent accueillis par leurs nouveaux maîtres avec une extrême bienveillance, et grâce à la franchise et à la simplicité de leurs manières, ils ne tardèrent pas à se concilier l'amitié de leurs condisciples. Quant aux études, le marquis de Montausier, quoique né paresseux et indolent, dut à sa prodigieuse facilité de brillants et rapides succès. Il n'en fut pas de même du marquis de Salles, qui, à Sedan, se montra d'abord tel à peu près qu'on l'avait connu à Angoulême, et qui dut le peu de progrès qu'il fit alors, moins à son ardeur naturelle qu'à la discipline sévère à laquelle le plièrent des maîtres dont la froide austérité lui imposait tout en le rebutant. Cette torpeur intellectuelle continua jusqu'au jour marqué par la grâce, où un événement insignifiant en apparence vint transformer cette nature antipathique aux choses de l'esprit: les écrits d'un vieux poëte français lui étant par hasard tombés entre les mains, il les lut une première fois par désœuvrement et sans y prendre beaucoup d'intérêt; une seconde lecture le ravit, son imagination s'échauffa au contact de cette poésie sauvage mais énergique des chantres de la pléiade, et, par un changement aussi subit qu'inattendu, il se prit du goût le plus vif pour les vers et par contre-coup pour l'étude, qui seule pouvait lui ouvrir les sources fécondes de l'antiquité. Il cherchait par tous les moyens possibles à se procurer des livres qu'il dévorait ensuite avidement. Bientôt il ne se contenta plus d'admirer les ouvrages des autres: il voulut versifier à son tour, et se livra tout entier pendant quelque temps à une inquiétante métromanie, qui le faisait dès lors ressembler beaucoup plus à Oronte, l'homme au sonnet, qu'au judicieux misanthrope dont il devait plus tard fournir à Molière le type inimitable. Sa fureur poétique sembla redoubler aux premières atteintes d'une passion plus grave et qui devait tenir une grande place dans sa vie. Par son organisation, par la liberté qu'elle laissait à ceux de ses élèves qui étaient parvenus à l'adolescence, l'académie de Sedan ressemblait beaucoup aux universités actuelles de Cambridge et d'Oxford; les étudiants, sévèrement astreints aux exercices de la maison, disposaient à leur gré du temps qui n'était pas absorbé par leurs études, et plusieurs en profitaient pour se mêler à la société sedanaise. Dans l'une des nombreuses maisons qui s'ouvraient aux deux frères, le marquis de Salles fit la connaissance d'une charmante personne qui lui inspira des sentiments fort vifs, quoique très-innocents et tout platoniques, ainsi qu'il convenait à un amoureux de quatorze ans, mais qui, dans tous les cas, furent le prétexte d'une innombrable série d'exécrables sonnets et de fades madrigaux où, suivant la coutume du temps, la belle sedanaise est désignée sous le nom mythologique d'Iris.

La société des dames, en polissant les mœurs du jeune gentilhomme, ne le détourna pas de ses travaux, et dès lors on le vit se livrer à cette recherche active de la vérité qui fut toujours une de ses plus vives préoccupations. Élevé par une calviniste ardente, son zèle pour sa secte ne pouvait que s'accroître sous l'influence des leçons de Pierre du Moulin, qui prit un soin tout particulier de son éducation théologique, et c'était avec une joie bien sensible que cet infatigable propagateur du protestantisme français voyait son disciple non-seulement docile à ses enseignements, mais animé de la passion du prosélytisme, argumenter avec vigueur et prendre à parti les catholiques chaque fois qu'il les trouvait disposés à rompre une lance avec un théologien à ses débuts, fanatique au point de fondre en larmes si la discussion lui était peu favorable, ou si on l'instruisait de quelque bruit fâcheux qui courait au déshonneur de sa religion [9]. Ces principes austères et la gravité précoce qui en était la conséquence, lui faisaient rechercher la société des personnes sérieuses et âgées, au contact desquelles il devint de plus en plus accessible à ces notions de respect et de soumission que sa nature violente et rebelle lui avait rendues jusque-là si complétement étrangères; il avait d'ailleurs une qualité précieuse et bien propre à lui faire pardonner ses défauts: il était incapable de ces sentiments de basse jalousie qui ne sont que trop souvent le fléau des familles, mais qui, dans les circonstances particulières où se trouvait le marquis de Salles, eussent malheureusement paru assez justifiables. La prédilection que sa mère avait de tout temps témoignée à son frère aîné prit alors, en effet, un caractère encore plus marqué. Le jeune Montausier était à dix-huit ans un charmant cavalier, plein de grâce, d'amabilité et d'enjouement; il était naturel qu'il fît l'orgueil d'une femme dont toutes les autres enviaient le bonheur maternel. Il avait atteint l'âge où la jeune noblesse terminait ses études littéraires, et lorsqu'il dut s'éloigner de Sedan pour entrer dans une académie militaire, le marquis de Salles ne songea qu'au chagrin qu'allait lui causer leur future séparation, et il versa des larmes abondantes en quittant celui qu'il considérait moins comme un frère que comme le meilleur et le plus dévoué des amis. Tout occupé de ses travaux, il le vit d'ailleurs sans envie partir pour Paris, où sa naissance lui ménageait un brillant accueil, et où la prodigalité d'une mère allait lui permettre de se livrer sans contrainte à ces plaisirs après lesquels on soupire si ardemment au printemps de la vie.

Le marquis de Montausier était éminemment pourvu de toutes les qualités qui peuvent faire réussir dans le monde, et sa bonne mine, sa gaieté, son esprit naturel l'y firent extrêmement goûter. Il avait une grande aptitude aux choses de la guerre comme il devait le prouver plus tard d'une manière éclatante, et ses maîtres de l'académie ne furent pas moins satisfaits que ne l'avaient été ses austères instituteurs de Sedan; il se familiarisa promptement avec les exercices militaires, apprit dans la perfection les manœuvres de l'infanterie et de la cavalerie, moins compliquées il est vrai à cette époque qu'elles ne le sont aujourd'hui, et se prit à soupirer ardemment après le moment où il lui serait donné de consacrer ses naissantes facultés au service du prince et du pays. L'occasion qu'il attendait avec tant d'impatience ne tarda pas à se présenter. La guerre venait d'éclater en Italie à propos de l'investiture du duché de Mantoue que l'empereur refusait de donner au prince de Gonzague, allié et protégé de la France: la politique de l'Espagne était étroitement unie avec celle de l'empire, et Gonzalve de Cordoue, à la tête des troupes espagnoles, mit immédiatement le siége devant Casal que les Français occupaient conjointement avec les troupes du duc de Mantoue. Le territoire de l'Italie, qui est encore aujourd'hui divisé en plusieurs États, en renfermait alors un bien plus grand nombre qui souvent étaient découpés de la façon la plus irrégulière. C'est ainsi que la principauté de la maison de Gonzague se composait de deux tronçons d'inégale grandeur et séparés entre eux par toute l'épaisseur du duché de Milan qui appartenait à l'Espagne; aussi le souverain de Mantoue, incapable de défendre seul contre de puissants voisins ses possessions du Montferrat, flottait-il sans cesse de l'alliance française à l'alliance espagnole, et ce fut par suite des démêlés de ce prince avec le Saint-Empire que Casal se vit occupé vingt-quatre ans par les troupes françaises. A peine le marquis de Montausier eut-il appris que la place était bloquée par les Espagnols que, brûlant du désir de partager les dangers et la gloire de ses compatriotes, il prit la résolution de les rejoindre pour aller combattre avec eux en qualité de volontaire. Une fois décidé, il rompit courageusement avec les délices de Paris et partit en toute hâte pour le théâtre de la guerre; mais en traversant la Suisse il fut atteint d'une petite vérole extrêmement maligne qui, à son grand regret, le força de séjourner dans ce pays pendant plusieurs semaines.

A peine l'intrépide jeune homme fut-il remis de cette affreuse maladie dont les traces récentes rendaient son visage presque méconnaissable, qu'il reprit avec plus d'ardeur l'accomplissement de son généreux dessein. Les circonstances n'étaient malheureusement pas favorables à l'exécution de cette aventureuse tentative, et il dut provisoirement se réfugier à Mantoue où un grand nombre d'officiers français s'étaient retirés, désespérant comme lui d'arriver à Casal [10]. Il ne resta pas inactif pour cela: les troupes impériales serraient de près l'opulente capitale des Gonzague, et Montausier eut l'occasion de s'aguerrir dans de fréquentes escarmouches. Sur ces entrefaites le roi Louis XIII avait forcé le pas de Suse, délivré et ravitaillé Casal, où il laissa une nombreuse garnison sous le commandement supérieur de Toiras, qui devait conquérir là son brevet de maréchal de France. Les voies étaient désormais ouvertes à demi, et le marquis de Montausier, qui brûlait de rejoindre ses compagnons d'armes, profita de l'occasion pour quitter Mantoue. Guidé par un cordelier du pays, caché lui-même, tout protestant qu'il était, sous une robe semblable à celle de son compagnon, d'autres disent sous celle d'un jésuite, il mit en défaut la vigilance des troupes espagnoles et gagna heureusement les avant-postes français, où l'avait précédé la belle réputation qu'il s'était acquise dans le Mantouan [11].

Pendant que son frère se battait en Italie, le marquis de Salles achevait son éducation à l'académie de Sedan qu'il ne tarda pas à quitter pour aller à Paris. Là il se prépara à son tour à la carrière militaire, qui dans les familles protestantes était celle des cadets aussi bien que des aînés, les premiers n'ayant pas, comme les jeunes gentilshommes catholiques, le privilége d'accaparer les meilleurs évêchés et les plus grasses abbayes du royaume. Le marquis de Salles s'était beaucoup formé depuis sa sortie de la maison paternelle; à cette époque de sa vie: «il avait, dit le Père Petit, la taille bien prise, la tête belle, les yeux vifs et pleins de feu, l'air grand et noble, les manières polies, et l'esprit infiniment plus cultivé que la plupart des jeunes gens de son âge.» A cet extérieur agréable venaient se joindre des qualités plus solides: cette sincérité indéfectible qui semblait comme innée chez lui, cette attention scrupuleuse à remplir les devoirs les plus indifférents de son état qui, dans les fonctions importantes qui lui furent confiées plus tard, firent l'admiration et l'étonnement de ses contemporains. Sa mère, heureuse et émue de le trouver si changé, lui rendit dans toute sa plénitude cette affection dévouée que les ennuis d'une éducation pénible avaient pu affaiblir sans l'éteindre jamais; et puis d'ailleurs le marquis de Montausier était absent, en danger peut-être, et à la vue de son fils cadet qu'elle avait peine à reconnaître tant il était transformé à son avantage, Mme de Montausier sentait son chagrin s'adoucir et ses appréhensions se calmer. Ce n'est pas que le jeune gentilhomme fût sans défaut: l'excès de la vertu ressemble beaucoup au vice, et la susceptibilité du marquis de Salles à l'endroit de ce qu'on appelle encore le point d'honneur devait donner à sa mère d'affreuses inquiétudes. On sait quels ravages fit dans les rangs de la noblesse, au temps de Henri IV, la sauvage passion du duel, cette maladie sociale qui n'avait paru céder à la rigueur des édits de ce prince que pour redoubler d'intensité, lorsqu'à sa mort le royaume fut livré aux incertitudes d'une régence continuée trop longtemps sous le nom des favoris de Louis XIII. Les mesures vigoureuses de Richelieu purent seules atténuer les effets d'une coutume déplorable et d'autant plus meurtrière que tout duel était double à cette époque; chaque champion amenait avec lui sur le terrain un second qui se battait aussi, en sorte que dans une seule rencontre, il y avait parfois deux tués et deux blessés. Sans être jamais le provocateur, le marquis de Salles avait souvent à rendre raison de reparties trop franches qui échappaient, quoi qu'il pût faire, à sa nature impétueuse. Il se battit fréquemment, mais on doit constater à sa louange qu'il ne voulut jamais prendre de second, faisant ainsi preuve de bons sens et d'honnêteté jusque dans la pratique du plus monstrueux abus. Le temps qu'il ne consacrait point au monde était partagé entre les exercices de l'académie militaire et des études auxquelles il apportait plus d'ardeur que de bon goût. C'est ainsi qu'il dévorait ces œuvres aussi volumineuses que frivoles qui, telles que le Roman de l'Astrée et l'Histoire d'Amadis avec ses innombrables suites, offraient une interminable pâture aux esprits légers des courtisans. Il ne laissait pourtant pas de lire et de relire les grands écrivains de l'antiquité, surtout les historiens et les moralistes, dont il goûtait plus particulièrement les enseignements: il avait appris à leur école à être avare de son temps, et tous les moments de sa vie étaient rigoureusement réglés. Il se lia dès cette époque avec les gens de lettres, mais ses relations étaient mêlées comme ses lectures: les contemporains ne nous disent pas qu'il ait fréquenté jamais ni Corneille ni Rotrou, mais ils insistent sur son intimité avec le romancier Scudéry, avec Conrart et surtout avec Chapelain, l'auteur infortuné de la Pucelle. Ces trois hommes, qui devaient composer le noyau de l'Académie française, admettaient volontiers à leurs doctes réunions, ce gentilhomme imberbe qui, eu égard à l'admiration qu'il professait pour leurs écrits, devait leur paraître doué d'un esprit aussi fin que précoce, et dans lequel ils espéraient d'ailleurs rencontrer plus tard un protecteur et un appui.

Pendant son séjour à Paris, le marquis de Salles suivait avec un intérêt palpitant les péripéties de la guerre d'Italie; il tressaillait au récit des premiers exploits de son aîné, et lorsqu'il eut appris sa sortie audacieuse de Mantoue et son arrivée au sein de l'armée française, qui était sur le point de se mesurer de nouveau avec les Espagnols, il n'y put plus tenir et voulut partir à son tour. Son voyage s'effectua sans obstacle, et bientôt après il pénétrait dans Casal et serrait dans ses bras son héroïque frère.

La guerre qui, suivant l'usage de l'époque, avait été suspendue de fait pendant l'hiver, reprit avec acharnement au printemps de 1630, et l'armée de Spinola, qui depuis un an avait succédé à Gonzalve de Cordoue, envahit encore une fois le territoire du Montferrat. Toiras, après avoir débloqué Casal à la tête de quatre mille hommes [12], y était resté comme commandant en chef, et c'était là que par une défense aussi intelligente qu'intrépide, il devait mériter les éloges de Richelieu et la faveur du roi. Cet habile général résolut de tenir la campagne aussi longtemps que possible, afin de ménager la capitale et ses habitants, qui n'avaient que trop souffert pendant le blocus de 1629. Quoique ses troupes fussent de beaucoup inférieures en nombre à celles de l'ennemi, il ne les en posta pas moins hardiment dans la plaine, dans le but de fatiguer l'armée espagnole par des escarmouches continuelles. Mais la situation était difficile, et en dépit de quelques engagements heureux, Toiras voyait se resserrer peu à peu le cercle de fer qui l'entourait. Forcé de se replier devant des forces dont la supériorité numérique était écrasante, et voulant retarder pourtant le plus possible le moment où Casal se verrait bloqué de nouveau, il sema autour de la ville une chaîne de postes fortifiés à la hâte, avec ordre aux détachements qui les occupaient de résister à tout prix. Entre tous ses officiers, le général avait tout d'abord distingué le marquis de Montausier, que sa rare intelligence avait déjà tiré de la foule; il lui confia la défense de Rossignano, petite place délabrée qui couvrait la capitale, et dont Toiras connaissait si bien le misérable état, qu'il crut devoir lui dire que d'un autre il n'attendrait que trois jours de défense, mais que de lui il en attendait le double, surtout en le voyant secondé par un frère qui montrait tant d'envie de lui ressembler. Les deux intrépides enfants ne trompèrent pas l'attente de leur chef: entourés immédiatement par la puissante armée du marquis de Spinola, mal abrités par des remparts à demi croulants, qu'il fallait réparer sous le feu de l'ennemi, ils résistèrent victorieusement d'abord à de furieuses attaques, et ce ne fut qu'au bout de quatorze jours, après que les Espagnols eurent tiré quinze cents coups de canon et perdu cinq cents hommes [13], que le marquis de Montausier consentit enfin à parlementer. L'ennemi, frappé de sa bravoure et pressé d'emporter ce dernier obstacle, accorda aux assiégés une capitulation des plus honorables [14]. Les Français quittèrent Rossignano avec armes et bagages, et les deux frères se replièrent sur Casal, où ils reçurent de leur général et de leurs compagnons d'armes un triomphant accueil. L'intrépidité dont ils venaient de donner un si brillant témoignage ne se démentit pas pendant toute la durée d'une campagne qui fut longue et meurtrière. L'acharnement des Espagnols était extrême: le marquis de Spinola disait tout haut qu'il fallait nettoyer l'Italie des Français, et ses soldats n'accordaient point de quartier. Cette conduite barbare ne faisait qu'animer davantage l'ardeur des assiégés, qui, dans des sorties impétueuses renouvelées presque chaque jour, s'efforçaient d'entraver et de détruire les travaux d'investissement. Dans un de ces combats où le marquis de Montausier chargeait vaillamment à la tête des siens, il fut grièvement blessé; et peu de jours après, son jeune frère, brisé par des fatigues au-dessus de ses forces, fut saisi par une fièvre maligne du caractère le plus alarmant, et qui le mit aux portes du tombeau. Sa vigoureuse constitution l'emporta pourtant, et il surmonta son mal en dépit des nombreuses imprudences que lui faisait commettre sans cesse une ardeur de vingt ans. A peine, en effet, était-il hors du lit, que, tout faible encore, il voulut reprendre un service qui, par suite des progrès de l'ennemi, devenait chaque jour plus écrasant. La nombreuse artillerie espagnole faisait d'effroyables ravages dans les vieilles fortifications de Casal, et Toiras, qui connaissait leur peu de solidité, sentit promptement la nécessité d'élever de nouveaux ouvrages.—Tout le monde mit la main à l'œuvre: officiers et soldats maniaient également la truelle, et le troisième fils du duc de Mantoue, le duc de Mayenne, prit lui-même une part active à ces travaux pénibles, mais indispensables. Le marquis de Salles, dont la convalescence était fort lente, grâce aux aliments détestables dont il était obligé de se contenter dans une ville à demi affamée, parut pourtant au premier rang de ces maçons improvisés, montrant, comme disait Bossuet à soixante ans de là, «qu'une âme guerrière est toujours maîtresse du corps qu'elle anime.» Sa robuste constitution suffit à tout, et ces rudes épreuves ne firent que l'endurcir, au point que dans les campagnes suivantes, toute incommodité semblait lui être devenue indifférente; il bravait également le froid, la chaleur, la faim, la soif, la fatigue, et s'il ne devint jamais un grand capitaine, on peut dire du moins que pendant toute sa jeunesse il fut le modèle accompli du soldat. Tant de bravoure, de constance et de sublime résignation reçurent enfin leur récompense, et la paix préparée par l'habile Mazarin, qui fit là ses glorieux débuts diplomatiques, vint mettre un terme à cette guerre odieuse et sanglante, si tristement signalée par la prise de Mantoue, qui depuis le sac barbare qu'en firent les hordes sauvages de l'empire, ne retrouva plus son ancienne prospérité [15]. La ville de Casal étant déjà aux mains des Espagnols, la citadelle fut évacuée par les Français au mois de juin 1631; Toiras en sortit maréchal, Montausier colonel, et le marquis de Salles qui, par suite de son extrême jeunesse restait encore dans un grade subalterne, emportait du moins, en quittant l'Italie, la réputation d'intrépide soldat, qu'il devait soutenir et accroître par de nouveaux exploits. Rentrés en France, les deux frères se rendirent directement au château de Montausier, où la marquise pressa avec orgueil sur son sein maternel ces nobles enfants qu'elle avait failli perdre tant de fois, et qui lui revenaient couverts d'une gloire dont l'éclat semblait rejaillir sur elle. La fin de la belle saison s'écoula au sein des calmes douceurs de la vie de province, dans la société de quelques personnes distinguées, parmi lesquelles brillait le jeune Balzac, dont le renom littéraire était déjà bien établi, et qui cette année même avait publié le livre du Prince. Parfois même on rencontrait à Montausier l'ancien favori de Henri III, le vieux duc d'Épernon, gouverneur de Guyenne, qui d'ordinaire se faisait accompagner de son secrétaire, l'abbé Girard, lequel plus tard devint son biographe.

Aux approches de l'hiver, MM. de Montausier se rendirent à Paris. Le marquis de Salles allait à la cour avec répugnance; comme bien d'autres protestants, il se sentait gêné, sinon humilié, en présence du grand ministre qui venait de dompter la Rochelle, et qui, s'il respectait en apparence la religion réformée, n'était plus du moins dans la nécessité de caresser ou de ménager un parti politique abattu à ses pieds, et trop affaibli désormais pour aspirer à former comme autrefois un État dans l'État. Quant au roi, son aversion pour tout ce qui n'était pas orthodoxe était bien connue, et ce n'était pas notre jeune puritain qui, pour des avantages temporels, eût jamais consenti à une capitulation de conscience. Il se sentait mal à l'aise d'ailleurs au sein de l'atmosphère empestée d'une cour où il voyait le mensonge et la bassesse servir de marchepied à tant de personnages méprisables ou médiocres; et ce n'était que le plus rarement possible, et dans des circonstances où son absence eût pu être remarquée, qu'il se rendait au Louvre ou plutôt au Palais-Cardinal, où affluait alors la foule empressée des ambitieux et des intrigants. Ce fut avec bien du plaisir, en revanche, qu'il retrouva à Paris les relations littéraires qu'à son grand chagrin il avait dû interrompre pendant la campagne de Montferrat; son frère aimait aussi les gens de lettres, mais là comme partout se trahissait la différence des caractères: tandis que l'aimable marquis de Montausier fréquentait surtout Voiture et son brillant entourage, le marquis de Salles, qui ne goûta jamais beaucoup l'agréable épistolier, vivait dans l'intimité de Chapelain et de l'honnête Conrart, que sa simplicité, sa bonhomie et son attachement au calvinisme lui rendaient également cher. C'est à l'hiver de 1631 à 1632 [16] que se rapportent les premières relations des deux Montausier avec l'hôtel de Rambouillet, qui était alors le point de mire de tout ce que Paris comptait de personnes spirituelles et de littérateurs en renom, qu'on voyait s'empresser autour de la célèbre Julie, l'astre de sa famille. Médiocrement belle, mais pleine d'esprit et de distinction, cette noble fille venait encore de relever l'éclat de toutes ces qualités par un trait de dévouement héroïque [17]. C'était une personne que l'admiration un peu excessive de ses contemporains avait élevée à une place hors ligne, à un degré intermédiaire entre l'humanité et la divinité: le brillant officier de Casal ne put la voir sans être ému, et l'accueil distingué qu'il recevait à l'hôtel de Rambouillet lui donna à penser qu'il pourrait peut-être un jour obtenir la main de celle qui en était le plus bel ornement. A la première visite qu'il lui fit se rattache une curieuse anecdote de Tallemant. Montausier avait une grande réputation de magnificence, et l'on vantait surtout un habit de velours rouge qui lui allait à ravir; lors de sa présentation, M. de Rambouillet, que ce détail avait frappé, ne manqua pas de le féliciter de son élégance en ajoutant sur un ton admiratif: «Ah! monsieur, la belle écarlate!»—Ce jour-là, par malheur, Montausier était vêtu de noir, et le marquis de Rambouillet, qui était presque aveugle, avait négligé, par un amour-propre de vieillard, d'aller aux informations. Montausier, qui aimait à la fureur le monde et ses plaisirs, et qui était un des plus agréables correspondants de Voiture, se trouvait comme dans son centre au milieu du cercle spirituel d'Arthénice; son frère y paraissait rarement au contraire, et la sympathie qui devait l'enchaîner un jour au char de Julie était encore chez lui à l'état latent.

Le retour du printemps ne tarda pas à le rappeler à une existence plus active, et tandis que Montausier restait à Paris, il se rendit en Lorraine, où son oncle de Brassac gouvernait les provinces que les Français occupaient en vertu du traité de Vic, auquel le duc avait dû se résigner en expiation de son imprudente alliance avec le turbulent Gaston. Fort bien en cour depuis sa conversion, qui lui avait valu l'ambassade de Rome et son nouveau commandement, le comte de Brassac était propriétaire d'une compagnie de chevau-légers où il fit entrer son neveu en qualité de cornette.

La politique hésitante de la cour de Nancy donnait sans cesse à la France de nouveaux motifs d'intervention, et la guerre ne retint pas moins de deux ans dans ce beau duché notre jeune officier, qui, grâce à sa belle conduite, arriva promptement au grade de capitaine, bien que les combats auxquels il prit part lui semblassent de misérables escarmouches au prix des glorieuses luttes auxquelles il avait participé sous les murs de Casal, lorsqu'il affrontait les vieilles bandes de Spinola. Au grand plaisir du marquis, les hostilités étaient du reste régulièrement suspendues à la fin de l'automne, et ses résidences d'hiver chez le comte de Brassac donnèrent lieu à de tendres liaisons qui lui firent paraître bien court le temps qu'il dut passer loin de Paris. La galanterie était un des caractères saillants du XVIIe siècle, surtout pendant sa première moitié, et ce signe du temps se retrouve partout, non-seulement dans les immenses pastorales qui étaient alors si en vogue, et où l'amour platonique lui-même laissait place involontairement à bien des aspirations grossières, mais même dans les œuvres des écrivains austères qui, tels que l'évêque de Genève, par exemple, nous laissent entrevoir à combien de tentations charnelles on était alors exposé, et de quelle indulgence ils se croyaient obligés de couvrir les erreurs de cette nature. Comme je l'ai dit plus haut, le marquis de Salles était doué d'une nature ardente, bien fait et vigoureux, et l'on ne doit pas s'étonner s'il accueillit sans trop de répugnance les avances de ces belles pécheresses qui poursuivaient François de Sales jusque dans son confessionnal [18].

Les intrigues amoureuses ne sont pas toujours sans danger, surtout en temps de guerre et en pays ennemi: le marquis de Salles l'éprouva bientôt. Parmi les dames de Lorraine à qui le jeune capitaine avait plu, il en avait distingué une qui, par sa jeunesse, sa beauté, le rang honorable qu'elle tenait à la cour, attirait tous les yeux [19]. Le marquis eut occasion de la connaître durant ces pacifiques entr'actes qui venaient souvent interrompre une guerre d'escarmouches; ses hommages furent accueillis sans trop de difficulté, et ses affaires étaient en bonne voie lorsqu'un incident fâcheux vint troubler un bonheur qui durait depuis un an sans être encore arrivé à la conclusion après laquelle soupirait le jeune homme, c'est-à-dire le mariage, le rang de celle qu'il aimait étant trop élevé pour qu'il pût songer à autre chose. Après la reprise des hostilités, celle-ci fut enlevée par un parti français qui la surprit à la promenade et la déposa comme prisonnière dans une forteresse. Les efforts du marquis pour la faire élargir n'obtinrent aucun succès; il avait sans doute entre les mains des moyens presque certains de favoriser l'évasion d'une personne qui lui était si chère, mais ce fut en vain qu'elle employa pour l'y résoudre les séductions les plus irrésistibles, les avances les plus déterminantes, qu'elle lui promit sa main et sa fortune; le marquis fut inébranlable, et cette tentation violente se trouva faible en présence de son culte pour la discipline et de sa fidélité à ses serments. Il fit tout tout ce qui était en son pouvoir pour adoucir les ennuis de la belle captive, dont il sut conquérir l'estime «au prix d'un établissement magnifique [20].»

Aussi modeste que vertueux, il ne confia à personne le secret de son héroïque abnégation, qui serait restée ensevelie dans un éternel silence si la personne qui en avait, elle aussi, été la victime, n'eût tenu à rendre public un trait aussi honorable que surprenant à l'époque où il se produisit, au temps où les Chevreuse et les Montbazon, mettant leurs charmes au service de leurs intrigues, ne réussissaient que trop facilement à troubler le royaume et à séduire les plus fermes courages.

A la fin de l'année 1633, la mauvaise saison ayant suspendu comme d'habitude la petite guerre qui se faisait en Lorraine, le marquis de Salles put, à sa grande satisfaction, reprendre la route de Paris, où il retrouva son frère qu'il n'avait pas vu depuis dix-huit mois. Après sa belle campagne d'Italie, le marquis de Montausier s'était rejeté avec délices dans cette vie paresseuse et molle qui avait pour lui tant d'attraits, et sous les vêtements parfumés du courtisan, on avait peine à reconnaître l'intrépide colonel de Rossignano et de Casal: sa vertu et son amour de la gloire, qui sommeillaient alors pour jeter bientôt un splendide et suprême éclat, paraissaient éteints pour jamais aux yeux de son entourage, et Voiture n'était que l'écho du sentiment public dans ces fragments d'une lettre qu'il lui écrivait de Lisbonne:

«Monsievr,

«I'ay leû vostre lettre, auec tout le contentement et la satisfaction que l'on doit receuoir cèt honneur, d'vn des plus paresseux et des plus honnestes hommes du monde. Il me semble, qu'il n'y a plus rien que ie ne doiue attendre de vostre amitié, puisque pour l'amour de moy vous auez pû prendre vn peu de peine: et vous ne me sçauriez faire voir de meilleure preuue des paroles que vous me donnez que de les auoir escrites...»

Après lui avoir proposé la conquête de l'île de Madère il ajoutait:

«... Imaginez-vous, ie vous supplie, le plaisir d'auoir vn royaume de sucre, et si nous ne pourrions pas viure là auec toute sorte de douceur. Quelques grands que puissent estre les charmes et les engagements de Paris, selon que ie vous connois, ie scay qu'ils ne vous arresteront pas en vne occasion comme celle-là. Et si quelque chose vous peut retenir, ce sera seulement l'incommodité du chemin, et la peine de vous leuer matin. Mais, Monsieur, les conquerans ne peuuent pas tousiours dormir iusques à onze heures. Les couronnes ne s'acquierent pas sans travail, mesme celles qui ne sont que de lauriers ou de myrtes, s'achetent bien cherement, et la gloire veut que ses amans souffrent pour elle. Ie vous auouë que ie me suis estonné que la renommée ne m'ait point appris de vos nouuelles, deuant que vous me fissiez l'honneur de m'en mander, et il me semble que ie suis plus loin que ie n'auois iamais creu pouuoir aller quand ie songe que ie suis en vn pays où l'on ne vous connoist point. Ne souffrez pas qu'vne reputation si iuste que la vostre, soit si limitée, ni qu'elle demeure aux pieds des Pirenées, par dessus lesquels tant d'autres ont passé. Venez vous-même luy ouurir passage: et si la gazette ne dit rien de vous, faites que l'histoire en parle...»

Indifférent aux fréquentes querelles de Gaston et du cardinal de Richelieu, Montausier était alors retenu à Paris par une double chaîne: son amour passionné pour Julie d'Angennes et ses liaisons moins platoniques avec Mme Aubry [21], femme de Jean Aubry ou Auberi, conseiller d'État. Toute remplie de ce sentiment de jalousie furieuse qui semble être l'apanage des femmes galantes sur le retour, cette altière maîtresse en était maintenant à se repentir d'avoir introduit son amant à l'hôtel de Rambouillet, et abusant de l'empire qu'elle avait su prendre sur une nature trop facile, elle lui avait formellement interdit d'y remettre les pieds. Montausier, qui n'était brave qu'en face de l'ennemi, n'osait plus en conséquence se rendre chez Arthénice qu'en cachette, et lorsqu'il avait pris toutes ses mesures pour tromper son infatigable argus, au risque de s'exposer par cette conduite timide aux railleries de la société du fameux hôtel, auprès de laquelle le marquis de Salles se montrait de plus en plus assidu, attiré qu'il était lui-même par les charmes vainqueurs de Mlle de Rambouillet. Brûlant d'une flamme discrète qui n'apparut au grand jour que plusieurs années après la mort de son frère, il s'occupait déjà de la composition de cette couronne poétique connue sous le nom de Guirlande de Julie.

Le retour du printemps vint le rappeler à la vie des camps pour laquelle il se sentait une vocation toute particulière. Dès le mois de janvier de cette année, le comte de Brassac, qui, par suite des derniers événements de Lorraine, avait été définitivement investi du gouvernement de toute la province, voulut attirer son neveu près de lui; mais la vie de garnison n'était pas le fait du jeune capitaine, qui courait volontiers là où il y avait le plus de dangers à affronter et le plus d'honneur à recueillir; il refusa donc les offres de son oncle et partit pour l'Allemagne, jaloux qu'il était de combattre sous les ordres du duc de Weymar. C'était au lendemain de l'assassinat de Waldstein; l'armée impériale étant alors commandée par d'habiles généraux tels que Jean de Wert et Piccolomini, le marquis de Salles prit, dès l'abord, sa part de la sanglante défaite de Nordlingue, qui ruina complétement les affaires des Suédois triomphants jusqu'à ce jour, et força les débris de leurs troupes joints à l'armée de Weymar, à se replier sur le Rhin, où ils furent soutenus par les corps de la Force et de Brezé. En dépit de ce renfort, la fortune continua de favoriser les Impériaux qui s'emparèrent de Philipsbourg, où Arnaud surpris fut obligé de capituler après une vigoureuse défense. Mais avant de poursuivre le récit des campagnes du marquis de Salles, il me reste à raconter en peu de mots les derniers événements de la vie de son frère.

Montausier se trouvait toujours dans une fausse situation dont la mort de son tyran, Mme Aubry, ne suffit pas à le tirer [22]. C'était vainement, en effet, qu'il se voyait libre désormais d'aller à l'hôtel de Rambouillet autant de fois qu'il lui plaisait: en vieillissant, Julie d'Angennes sentait croître son aversion pour le mariage et répétait souvent, «qu'elle ne comprenait pas comment on pouvait de sang-froid se donner un maître; que les hommes le sont toujours, quoi qu'ils puissent dire, et que pour elle, elle renoncerait le plus tard qu'elle pourrait à sa liberté.» Ces paroles étaient peu encourageantes; aussi Montausier saisit-il la première occasion qui s'offrit à lui de rentrer dans l'armée active. Le roi de France étant alors en guerre avec les deux branches de la maison d'Autriche, l'occupation de la Valteline par une armée française devenait indispensable, ce groupe de vallées italiennes étant le seul point de communication entre les troupes allemandes et espagnoles, dont il fallait à tout prix isoler les opérations. Le duc de Rohan, qui, en dépit de ses récents services en Alsace et en Lorraine, était encore dans une demi-grâce, fut chargé de cette aventureuse expédition, dont il assuma hardiment la responsabilité. Montausier, protestant comme lui, accepta volontiers le commandement que lui offrit le duc, et dès les premiers jours d'avril il courut le rejoindre à son quartier général de Mulhausen. Pour aller en Valteline il fallait traverser la Suisse, et le passage s'opéra sans encombre grâce aux bonnes relations que Rohan avait nouées de longue date avec les cantons. Il franchit la rivière d'Aar en bateaux avec toute son armée composée d'environ six mille hommes d'infanterie et quatre cents chevaux, et après avoir traversé quelques terres du canton de Zurich, il arriva sur celles de la ville de Saint-Gall, dont l'abbé le reçut avec beaucoup de magnificence; son armée demeura deux jours campée autour de cette place. Le 12 il passa le pont du Rhin à trois lieues de Coire, et le 17 il entra dans le comté de Chiavenna d'où il se rendit par le passage de la Riva dans la Valteline. Les habitants lui envoyèrent une députation pour le prier de les maintenir sous la protection du roi; ce qu'il n'eut pas de peine à leur promettre. Après avoir joint à ses troupes celles des ligues grises il s'établit à Morbegno, et il résolut de fortifier les passages pour fermer aux Espagnols et aux Allemands l'entrée de la Valteline. Il n'en eut pas le temps, et presque dès son arrivée il apprit que deux armées allaient fondre sur lui, l'une par le Tyrol et l'autre par le fort de Fonti.

Le dessein des ennemis était de l'attaquer en tête et en queue, de manière à lui couper toute retraite. Ce projet, bien conçu en lui-même, exigeait malheureusement plus de précision dans les manœuvres et d'ensemble dans les opérations qu'on n'en pouvait attendre des soldats et des généraux du temps. L'armée impériale, qui venait par le Tyrol, força d'abord le passage de Bormio. Le duc de Rohan était alors à Travonna, où il n'avait que quinze cents hommes; il avait envoyé du Landé dans l'Engaddine et le marquis de Montausier au val de Luvino avec le reste de ses troupes. Il craignit en effet de se voir enfermé entre l'armée impériale, qui venait de prendre Bormio, et celle des Espagnols, qui était sur le lac de Como; il prit le parti de se retirer à la Riva et à Chiavenna pour conserver ces deux postes, et il manda à Montausier et à du Landé de venir le joindre le plus promptement qu'il serait possible. Lorsqu'ils eurent rejoint, le duc de Rohan trouva que son armée n'était plus que de trois mille hommes d'infanterie française, douze cents grisons et quelques cavaliers. On prétend qu'après avoir fait la revue de ses troupes, il fut si vivement frappé du danger où il se trouvait d'être accablé par les deux armées ennemies, qu'il résolut de se retirer et de leur abandonner la Valteline [23]. Montausier entreprit de le faire changer de sentiment: il s'adressa d'abord à Priolo, secrétaire du duc, homme très-intelligent, auquel il persuada que son maître perdrait toute sa réputation s'il reculait devant l'ennemi. Priolo parla au duc de Rohan, qui voulut avoir un entretien particulier avec Montausier. Celui-ci lui fit sentir que la retraite qu'il méditait serait regardée comme une véritable fuite, et que le seul parti qu'il eût à prendre pour soutenir l'honneur de la nation et le sien, c'était de marcher à l'ennemi. Le duc de Rohan, qui n'avait pas moins de sagesse que de courage, lui représenta que tous les officiers lui conseillaient de se retirer, et qu'il ne risquerait pas un combat dont le succès était si douteux, à moins qu'il n'y fût autorisé par leur avis signé de leur main. Le marquis le pria d'assembler le conseil de guerre, et il représenta si fortement la honte qui retomberait sur toute la nation si l'on reculait devant une poignée d'Allemands qui n'étaient pas capables de résister à la valeur des troupes françaises, que tous les officiers revinrent à son sentiment. Il le mit par écrit et le signa; tous les autres l'ayant signé après lui, il fut résolu que l'on irait attaquer les ennemis. Quelques-uns proposèrent de différer le combat jusqu'à l'arrivée des régiments suisses que l'on attendait; mais cet avis fut rejeté, parce que l'on craignait que ce délai ne fût trop long, et qu'il ne donnât aux ennemis le temps de réunir toutes leurs forces.

Ce détail ne se trouve point dans la relation écrite par le duc de Rohan, et que le roi reçut à Fontainebleau le 10 juillet; on y voit seulement un trait qui semble le confirmer: le duc de Rohan, par une grandeur d'âme que l'on ne peut trop admirer, y avoue ingénument qu'il n'avait formé le projet d'attaquer l'armée impériale que sur la proposition du marquis de Montausier.

L'attaque fut si vive de la part des Français que les Allemands, qui étaient au nombre de six mille hommes de pied et dix-huit cornettes de cavalerie, furent mis en déroute à la première charge. Ils s'enfuirent à Bormio avec tant de vitesse que les Français qui les poursuivirent ne purent jamais les atteindre. Cette action, qui eut lieu le 27 juin, fut nommée le combat de Luvino, parce que les Français trouvèrent les Impériaux rangés en bataille dans cette vallée. La Fréselière vint attaquer l'armée impériale par le haut de la montagne, tandis que Montausier et Canisi chargeaient par le bas. Les ennemis abandonnèrent leurs bagages, et tout ce qui leur restait de vivres et de munitions; ils ne songèrent pas même à sauver une compagnie de cavalerie qui était de garde à une des extrémités du val Luvino: elle fut rencontrée par Saint-André, qui fit immédiatement charger par sa troupe ces malheureux cavaliers. Il ne s'en sauva que deux.

Le duc de Rohan remporta, le 3 juillet, une seconde victoire beaucoup plus considérable que la première. Les ennemis, honteux de s'être si mal défendus au combat de Luvino, étaient venus camper à deux lieues de ses avant-postes, et il apprit en même temps que le comte de Serbelloni s'était avancé du côté du fort de Fonti, à l'entrée de la Valteline. Il craignit encore de se trouver entre deux armées, et suivant le même projet qui lui avait déjà si bien réussi, il aima mieux hasarder le combat contre une seule que de les attendre toutes les deux à la fois. Il fit attaquer l'armée impériale qui fut encore battue. Les Allemands s'enfuirent en désordre, et ils furent poursuivis par les Français jusqu'au pont de Mazzo, sur la rivière d'Adda, qu'ils abandonnèrent. De six mille hommes qu'ils étaient, il n'y en eut tout au plus que six cents qui retournèrent à Bormio; tout le reste fut tué ou noyé au passage de la rivière, ou obligé de gagner le haut des montagnes. On fit environ mille prisonniers, et entre autres un colonel anglais, qui offrit de se mettre au service du roi. Dans une si grande déroute, les Allemands ne perdirent qu'un seul drapeau, qui fut trouvé dans la poche d'un enseigne mort. Ils avaient eu soin de cacher ou d'emporter tous les autres.

La prise de Bormio suivit de près cette seconde victoire: la place, défendue par une garnison de quatre cents hommes, fut emportée d'assaut; Montausier y fut malheureusement atteint d'un coup de pierre à la tête, et succomba [24] après quinze jours de souffrances héroïquement supportées. On proposait de le trépaner, mais il s'y refusa en ajoutant plaisamment qu'il y avait assez de fous au monde sans lui. Il semblait qu'en quittant Paris il présageât sa triste fin, et devant plusieurs personnes il avait dit à Mlle de Rambouillet «qu'il seroit tué cette campagne-là, et que son frère, plus heureux que lui, l'épouseroit [25].» Ainsi finit ce brillant capitaine, dont le trépas fut déploré de tous, et qui eût été un homme accompli si à tant d'intelligence et de valeur il eût joint une plus grande fermeté de caractère.

Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps

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