Читать книгу Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке - Андре Жид - Страница 3
Première partie
Paris
II
ОглавлениеIl n’y a point de trace, dans les lettres de Poussin, d’aucune obligation qu’il aurait eue à ses parents, jamais dans la suite il ne marqua de regrets de s’être éloigné d’eux. Transplanté volontairement à Rome, il perdit tout désir de retour, on dirait même tout souvenir.
PAUL DESJARDINS (Poussin)
Monsieur Profitendieu était pressé de rentrer et trouvait que son collègue Molinier, qui l’accompagnait le long du boulevard Saint-Germain, marchait bien lentement. Albéric Profitendieu venait d’avoir au Palais une journée particulièrement chargée: il s’inquiétait de sentir une certaine pesanteur au côté droit; la fatigue, chez lui, portait sur le foie, qu’il avait un peu délicat. Il songeait au bain qu’il allait prendre; rien ne le reposait mieux des soucis du jour qu’un bon bain; en prévision de quoi il n’avait pas goûté ce jourd’hui, estimant qu’il n’est prudent d’entrer dans l’eau, fût-elle tiède, qu’avec un estomac non chargé. Après tout, ce n’était peut-être là qu’un préjugé; mais, les préjugés sont les pilotis de la civilisation.
Oscar Molinier pressait le pas tant qu’il pouvait et faisait effort pour suivre Profitendieu, mais il était beaucoup plus court que lui et de moindre développement crural; de plus, le coeur un peu capitonné de graisse, il s’essoufflait facilement. Profitendieu, encore vert à cinquante-cinq ans, de coffre creux et de démarche alerte, l’aurait plaqué volontiers; mais il était très soucieux des convenances; son collègue était plus âgé que lui, plus avancé dans la carrière: il lui devait le respect. Il avait, de plus, à se faire pardonner sa fortune qui, depuis la mort des parents de sa femme, était considérable, tandis que monsieur Molinier n’avait pour tout bien que son traitement de président de chambre, traitement dérisoire et hors de proportion avec la haute situation qu’il occupait avec une dignité d’autant plus grande qu’elle palliait sa médiocrité. Profitendieu dissimulait son impatience; il se retour-nait vers Molinier et regardait celui-ci s’éponger; au demeurant ce que lui disait Molinier l’intéressait fort; mais leur point de vue n’était pas le même et la discussion s’échauffait.
– Faites surveiller la maison, disait Molinier. Recueillez les rapports du concierge et de la fausse servante, tout cela va fort bien. Mais faites attention que, pour peu que vous poussiez un peu trop avant cette enquête, Parfaire vous échappera… Je veux dire qu’elle risque.de vous entraîner beaucoup plus loin que vous ne pensiez tout d’abord.
– Ces préoccupations n’ont rien à voir avec la justice.
– Voyons! Voyons, mon ami; nous savons vous et moi ce que devrait être la justice, et ce qu’elle est. Nous faisons pour le mieux, c’est entendu; mais, si bien que nous fassions, nous ne parvenons à rien que d’approximatif. Le cas qui vous occupe aujourd’hui est particulièrement délicat: sur quinze inculpés ou qui, sur un mot de vous, pourront l’être demain, il y a neuf mineurs. Et certains de ces enfants, vous le savez, sont fils de très honorables familles. C’est pourquoi je considère en l’occurrence le moindre mandat d’arrêt comme une insigne maladresse. Les journaux de parti vont s’emparer de l’affaire, et vous ouvrez la porte à tous les chantages, à toutes les diffamations. Vous aurez beau faire: malgré toute votre prudence vous n’empêcherez pas que des noms propres soient prononcés… Je n’ai pas qualité pour vous donner un conseil, et vous savez combien plus volontiers j’en recevrais de vous dont j’ai toujours reconnu et apprécié la hauteur de vue, la lucidité, la droiture… Mais, à votre place, voici comment j’agirais: je chercherais le moyen de mettre fin à cet abominable scandale en m’emparant des quatre ou cinq instigateurs… Oui, je sais qu’ils sont de prise difficile; mais que diable! c’est notre métier. Je ferais fermer l’appartement, le théâtre de ces orgies, et je m’arrangerais de manière à prévenir les parents de ces jeunes effrontés, doucement, secrètement, et simplement de manière à empêcher les récidives. Ah! par exemple, faites coffrer les femmes; ça, je vous l’accorde volontiers; il me paraît que nous avons affaire ici à quelques créatures d’une insondable perversité et dont il importe de nettoyer la société. Mais, encore une fois, ne vous saisissez pas des enfants; contentez-vous de les effrayer, puis couvrez tout cela de l’étiquette “ayant agi sans discernement” et qu’ils restent longtemps étonnés d’en être quittes pour la peur. Songez que trois d’entre eux n’ont pas quatorze ans et que les parents sûrement les considèrent comme des anges de pureté et d’innocence. Mais, au fait, cher ami, voyons, entre nous, est-ce que nous songions déjà aux femmes à cet âge?
Il s’était arrêté, plus essoufflé par son éloquence que par la marche, et forçait Profitendieu, qu’il tenait par la manche, de s’arrêter aussi.
– Ou si nous y pensions, reprenait-il, c’était idéalement, mystiquement, religieusement si je puis dire. Ces enfants d’aujourd’hui, voyez-vous, ces enfants n’ont plus d’idéal… A propos, comment vont les vôtres? Bien entendu, je ne disais pas tout cela pour eux. Je sais qu’avec eux, sous votre surveillance, et grâce à l’éducation que vous leur avez donnée, de tels égarements ne sont pas à craindre.
En effet, Profitendieu n’avait eu jusqu’à présent qu’à se louer de s’és fils; mais il ne se faisait pas d’illusion: la meilleure éducation du monde ne prévalait pas contre les mauvais instincts; Dieu merci, ses enfants n’avaient pas de mauvais instincts, non plus que les enfants de Molinier sans doute; aussi se garaient-ils d’eux-mêmes des mauvaises fréquentations et des mauvaises leâures. Car que sert d’interdire ce qu’on ne peut pas empêcher? Les livres qu’on lui défend de lire, l’enfant les lit en cachette. Lui, son système est bien simple: les mauvais livres, il n’en défendait pas la lefture; mais il s’arrangeait de façon que ses enfants n’aient aucune envie de les lire. Quant à l’affaire en question, il y réfléchirait encore et promettait en tout cas de ne rien faire sans en aviser Molinier. Simplement on continuerait à exercer une discrète surveillance et, puisque le mal durait déjà depuis trois mois, il pouvait bien continuer quelques jours ou quelques semaines encore. Au surplus, les vacances se chargeraient de disperser les délinquants. Au revoir.
Profitendieu put enfin presser le pas.
Sitôt rentré, il courut à son cabinet de toilette et ouvrit les robinets de la baignoire. Antoine guettait le retour de son maître et fit en sorte de le croiser dans le corridor.
Ce fidèle serviteur était dans la maison depuis quinze ans; il avait vu grandir les enfants. Il avai pu voir bien des choses; il en soupçonnait beaucoup d’autres, mais faisait mine de ne remarquer rien de ce qu’on prétendait lui cacher. Bernard ne laissait pas d’avoir de l’affection pour Antoine. Il n’avait pas voulu partir sans lui dire adieu. Et peut-être par irritation contre sa famille se plaisait-il à mettre un simple domestique dans la confidence de ce départ que ses proches ignoreraient; mais il faut dire à la décharge de Bernard qu’aucun des siens n’était alors à la maison.
De plus Bernard n’aurait pu leur dire adieu sans qu’ils cherchassent à le retenir. Il redoutait les explications. A Antoine il pouvait dire simplement: “Je m’en vais.” Mais ce faisant il lui tendit la main d’une façon si solennelle que le vieux serviteur s’étonna.
– Monsieur Bernard ne rentre pas dîner?
– Ni pour coucher, Antoine. Et comme l’autre restait indécis ne sachant trop ce qu’il devait comprendre, ni s’il devait interroger davantage, Bernard répéta plus intentionnellement: “Je m’en vais”, puis il ajouta: – J’ai laissé une lettre sur le bureau de… Il ne put se résoudre à dire: de papa, il se reprit:… sur la table du bureau. Adieu.
En serrant la main d’Antoine, il était ému comme s’il prenait congé du même coup de son passé; il répéta bien vite adieu, puis partit, avant de laisser éclater le gros sanglot qui montait à sa gorge.
Antoine doutait si ce n’était point une grave responsabilité que de le laisser partir ainsi – mais comment eût-il pu le retenir?
Que ce départ de Bernard fût pour toute la famille un événement inattendu, monstrueux, Antoine le sentait de reste, mais son rôle de parfait serviteur était de ne paraître pas s’en étonner. Il n’avait pas à savoir ce que monsieur Profitendieu ne savait pas. Sans doute aurait-il pu lui dire simplement: “Monsieur sait-il que monsieur Bernard cet parti?”; mais il perdait ainsi tout avantage et cela n’était pas plaisant du tout s’il attendait son maître avec tant d’impatience, c’était pour lui glisser, sur un ton neutre, déférent, et comme un simple avis que l’eût chargé de transmettre Bernara, cette phrase qu’il avait longuement préparée:
– Avant de s’en aller, monsieur Bernard a laissé une lettre pour Monsieur dans le bureau.
Phrase si simple qu’elle risquait de demeurer inaperçue; il avait vainement cherché quelque chose de plus gros, sans rien trouver qui fût à la fois naturel. Mais comme il n’arrivait jamais à Bernard de s’absenter, monsieur Profitendieu, qu’Antoine observait du coin de l’oeil, ne put réprimer un sursaut:
– Comment? avant de…
Il se ressaisit aussitôt; il n’avait pas à laisser paraître son étonnement devant un subalterne; le sentiment de sa supériorité ne le quittait point. Il acheva d’un ton très calme, magistral vraiment:
– C’est bien.
Et tout en gagnant son cabinet:
– Où dis-tu qu’elle eét, cette lettre?
– Sur le bureau de Monsieur.
Profitendieu, sitôt entré dans la pièce, vit, en effet une enveloppe posée d’une manière bien apparente en face du fauteuil où il avait coutume de s’asseoir pour écrire; mais Antoine ne lâchait pas prise si vite, et monsieur Profitendieu n’avait pas lu deux lignes de la lettre, qu’il entendait frapper à la porte.
– J’oubliais de dire à Monsieur qu’il y a deux personnes qui attendent dans le petit salon.
– Quelles personnes?
– Je ne sais pas.
– Elles sont ensemble?
– Il ne paraît pas.
– Qu’eét-ce qu’elles me veulent?
– Je ne sais pas. Elles voudraient voir Monsieur. Profitendieu sentit que la patience lui échappait.
– J’ai déjà dit et répété que je ne voulais pas qu’on vienne me déranger ici – surtout à cette heure; j’ai mes jours et mes heures de réception au Palais… Pourquoi les as-tu introduites?
– Elles ont dit toutes deux qu’elles avaient quelque chose de pressé à dire à Monsieur.
– Elles sont ici depuis longtemps?
– Depuis bientôt une heure.
Profitendieu fit quelques pas dans la pièce et passa une main sur son front; de l’autre il tenait la lettre de Bernard. Antoine restait devant la porte, digne, impassible. Enfin il eut la joie de voir le juge perdre son calme et de l’entendre, pour la première fois de sa vie, frappant du pied, gronder:
– Qu’on me fiche la paix! Qu’on me fiche la paix! Disleur que je suis occupé. Qu’elles reviennent un autre jour.
Antoine n’était pas plus tôt sorti que Profitendieu courut à la porte:
– Antoine! Antoine!… Et puis, va fermer les robinets de la baignoire.
Il était bien question d’un bain! Il s’approcha de la fenêtre et lut:
“Monsieur,
“J’ai compris, à la suite de certaine découverte que j’ai faite par hasard cet après-midi, que je dois cesser de vous considérer comme mon père, et c’est pour moi un immense soulagement. En me sentant si peu d’amour pour vous, j’ai longtemps cru que j’étais un fils dénaturé; je préfère savoir que je ne suis pas votre fils du tout. Peut-être estimez-vous que je vous dois la reconnaissance pour avoir été traité par vous comme un de vos enfants; mais d’abord j’ai toujours senti entre eux et moi votre différence d’égards, et puis tout ce que vous en avez fait, je vous connais assez pour savoir que c’était par horreur du scandale, pour cacher une situation qui ne vous faisait pas beaucoup d’honneur – et enfin parce que vous ne pouviez faire autrement. Je préfère partir sans revoir ma mère, parce que je craindrais, en lui faisant mes adieux définitifs, de m’attendrir et aussi parce que devant moi, elle pourrait se sentir dans une fausse situation – ce qui me serait désagréable. Je doute que son affeâion pour moi soit bien vive; comme j’étais le plus souvent en pension, elle n’a guère eu le temps de me connaître, et comme ma vue lui rappelait sans cesse quelque chose de sa vie qu’elle aurait voulu effacer, je pense qu’elle me verra partir avec soulagement et plaisir. Dites-lui, si vous en avez le courage, que je ne lui en veux pas de m’avoir fait bâtard; qu’au contraire, je préfère ça à savoir que je suis né de vous. (Excusez-moi de parler ainsi; mon intention n’est pas de vous écrire des insultes; mais ce que j’en dis va vous permettre de me mépriser, et cela vous soulagera.)
“Si vous désirez que je garde le silence sur les secrètes raisons qui m’ont fait quitter votre foyer, je vous prie de ne point chercher à m’y faire revenir. La décision que je prends de vous quitter est irrévocable. Je ne sais ce qu’a pu vous coûter mon entretien jusqu’à ce jour; je pouvais accepter de vivre à vos dépens tant que j’étais dans l’ignorance, mais il va sans dire tue je préfère ne rien recevoir de vous à l’avenir. L’idée de vous devoir quoi que ce soit m’est intolérable, et je crois que, si c’était à recommencer, je préférerais mourir de faim plutôt que de m’asseoir à votre table. Heureusement il me semble me souvenir d’avoir entendu dire que ma mère, quand elle vous a épousé, était plus riche que vous. Je suis donc libre de penser que je n’ai vécu qu’à sa charge. Je la remercie, la tiens quitte de tout le reste, et lui demande de m’oublier. Vous trouverez bien un moyen d’expliquer mon départ auprès de ceux qui pourraient s’en étonner. Je vous permets de me charger (mais je sais bien que vous n’attendrez pas ma permission pour le faire).
“Je signe du ridicule nom qui est le vôtre, que je voudrais pouvoir vous rendre, et qu’il me tarde de déshonorer.
“BERNARD PROFITENDIEU.
“P. S. Je laisse chez vous toutes mes affaires qui pourront servir à Caloub plus légitimement, je l’espère pour vous.”
Monsieur Profitendieu gagna, en chancelant, un fauteuil. Il eût voulu réfléchir, mais les idées tourbillonnaient confusément dans sa tête. De plus, il ressentait un petit pincement au côté droit, là, sous les côtes; il n’y couperait pas: c’était la crise de foie. Y avait-il seulement de l’eau de Vichy, à la maison? Si au moins son épouse était rentrée! Comment allait-il l’avertir de la fuite de Bernard? Devait-il lui montrer la lettre? Elle est injuste, cette lettre, abominablement injuste. Il devrait s’en indigner surtout. Il voudrait prendre pour de l’indignation sa tristesse. Il respire fortement et à chaque expiration exhale un “ah! mon Dieu!” rapide et faible comme un soupir. Sa douleur au côté se confond avec sa tristesse, la prouve et la localise. Il lui semble qu’il a du chagrin au foie. Il se jette dans un fauteuil et relit la lettre de Bernard. Il hausse tristement les épaules. Certes elle est cruelle pour lui, cette lettre; mais il y sent du dépit, du défi, de la jaâance. Jamais aucun de ses autres enfants, de ses vrais enfants, n’aurait été capable d’écrire ainsi, non plus qu’il n’en aurait été capable lui-même; il le sait bien, car il n’est rien en eux qu’il n’ait connu de reste en lui-même. Certes il a toujours cru qu’il devait blâmer ce qu’il sentait en Bernard de neuf, de rude, et d’indompté; mais il a beau le croire encore, il sent bien que c’est précisément à cause de cela qu’il l’aimait comme il n’avait jamais aimé les autres.
Depuis quelques instants on entendait dans la pièce d’à côté Cécile qui, rentrée du concert, s’était mise au piano et répétait avec obstination la même phrase d’une barcarolle. A la fin Albéric Profitendieu n’y tint plus. Il entrouvrit la porte du salon et, d’une voix plaintive, quasi suppliante, car la colique hépatique commençait à le faire cruellement souffrir (au surplus il a toujours été quelque peu timide avec elle):
– Ma petite Cécile, voudrais-tu t’assurer qu’il y a de l’eau de Vichy à la maison; et s’il n’y en a pas, en envoyer chercher. Et puis tu serais gentille d’arrêter un peu ton piano.
– Tu es souffrant?
– Mais non, mais non. Simplement j’ai besoin de réfléchir un peu jusqu’au dîner et ta musique me dérange.
Et, par gentillesse, car la souffrance le rend doux, il ajoute:
– C’est bien joli ce que tu jouais là. Qu’est-ce que c’est?
Mais il sort sans avoir entendu la réponse. Du reste sa fille qui sait qu’il n’entend rien à la musique et confond Viens, Poupoule avec la marche de Tannhâuser (du moins c’est elle qui le dit), n’a pas l’intention de lui répondre. Mais voici qu’il rouvre la porte:
– Ta mère n’est pas rentrée?
– Non, pas encore.
C’est absurde. Elle allait rentrer si tard qu’il n’aurait pas le temps de lui parler avant le dîner. Qu’est-ce qu’il pourrait inventer pour expliquer provisoirement l’absence de Bernard? Il ne pouvait pourtant pas raconter la vérité, livrer aux enfants le secret de l’égarement passager de leur mère. Ah! tout était si bien pardonné, oublié, réparé. La naissance d’un dernier fils avait scellé leur réconciliation. Et soudain ce spectre vengeur qui ressort du passé, ce cadavre que le flot ramène…
Allons! qu’est-ce que c’est encore? La porte de son bureau s’est ouverte sans bruit; vite, il glisse la lettre dans la poche intérieure de son veston; la portière tout doucement se soulève. C’est Caloub.
– Papa, dis… Qu’est-ce que ça veut dire, cette phrase latine. Je n’y comprends rien…
– Je t’ai déjà dit de ne pas entrer sans frapper. Et puis je ne veux pas que tu viennes me déranger comme ça à tout bout de champ. Tu prends, l’habitude de te faire aider et de te reposer sur les autres au lieu de donner un effort personnel. Hier, c’était ton problème de géométrie, aujourd’hui c’eét une… de qui est-elle ta phrase latine?
Caloub tend son cahier:
– Il ne nous a pas dit; mais, tiens, regarde: toi tu vas reconnaître. Il nous l’a diâée, mais j’ai peut-être mal écrit. Je voudrais savoir au moins si c’est correû…
Monsieur Profitendieu prend le cahier, mais il souffre trop. Il repousse doucement l’enfant:
– Plus tard. On va dîner. Charles est-il rentré?
– Il est redescendu à son cabinet. (C’est au rez-de-chaussée que l’avocat reçoit sa clientèle.)
– Va lui dire qu’il vienne me trouver. Va vite.
Un coup de sonnette! Madame Profitendieu rentre enfin; elle s’excuse d’être en retard; elle a dû faire beaucoup de visites. Elle s’attriste de trouver son mari souffrant. Que peut-on faire pour lui? C’est vrai qu’il a très mauvaise mine. – Il ne pourra manger. Qu’on se mette à table sans lui. Mais qu’après le repas elle vienne le retrouver avec les enfants. – Bernard! – Ah! c’est vrai; son ami… tu sais bien, celui avec qui il prenait des répétitions de mathématiques, est venu l’emmener dîner.
Profitendieu se sentait mieux. Il avait d’abord eu peur d’être trop souffrant pour pouvoir parler. Pourtant il importait de donner une explication de la disparition de Bernard. Il savait maintenant ce qu’il devait dire, si douloureux que cela fût. Il se sentait ferme et résolu. Sa seule crainte, c’était que sa femme ne l’interrompît par des pleurs, par un cri; qu’elle ne se trouvât mal…
Une heure plus tard, elle entre avec les trois enfants, s’approche. Il la fait asseoir près de lui contre son fauteuil:
– Tâche de te tenir, lui dit-il à voix basse, mais sur un ton impérieux; et ne dis pas un mot, tu m’entends. Nous causerons ensuite tous les deux.
Et tandis qu’il parle, il garde une de ses mains à elle dans les siennes.
– Allons; asseyez-vous, mes enfants. Cela me gêne de vous voir là, debout devant moi comme pour un examen. J’ai à vous dire quelque chose de très triste… Bernard nous a quittés et nous ne le reverrons plus… d’ici quelque temps. Il faut que je vous apprenne aujourd’hui ce que je vous ai caché d’abord, désireux que j’étais de vous voir aimer Bernard comme un frère; car votre mère et moi nous l’aimions comme notre enfant. Mais il n’était pas notre enfant… et un oncle à lui, un frère de sa vraie mère qui nous l’avait confié en mourant… est venu ce soir le reprendre.
Un pénible silence suit ses paroles et l’on entend renifler Caloub. Chacun attend, pensant qu’il va parler davantage. Mais il fait un geste de la main:
– Allez, maintenant, mes enfants. J’ai besoin de causer avec votre mère.
Après qu’ils sont partis, monsieur Profitendieu reste longtemps sans rien dire. La main que madame Profitendieu a laissée dans les siennes est comme morte. De l’autre, elle a porté son mouchoir à ses yeux. Elle s’accoude à la grande table, et se détourne pour pleurer. A travers les sanglots qui la secouent, Profitendieu l’entend murmurer:
– Oh! vous êtes cruel… Oh! vous l’avez chassé…
Tout à l’heure, il avait résolu de ne pas lui montrer la lettre de Bernard; mais, devant cette accusation si injuste, il la lui tend:
– Tiens: lis.
– Je ne peux pas.
– Il faut que tu lises.
Il ne songe plus à son mal. Il la suit des yeux, tout le long de la lettre, ligne après ligne. Tout à l’heure en parlant, il avait peine à retenir ses larmes; à présent l’émotion même l’abandonne; il regarde sa femme. Que pense-t-elle? De la même voix plaintive, à travers les mêmes sanglots, elle murmure encore:
– Oh! pourquoi lui as-tu parlé… Tu n’aurais pas dû lui dire…
– Mais tu vois bien que je ne lui ai rien dit… Lis mieux sa lettre.
– J’ai bien lu… Mais alors comment a-t-il découvert? Qui lui a dit?…
Quoi! c’est à cela qu’elle songe! C’est là l’accent de sa tristesse! Ce deuil devrait les réunir. Hélas! Profi-tendieu sent confusément leurs pensées à tous deux prendre une direction divergente. Et tandis qu’elle se plaint, qu’elle accuse, qu’elle revendique, il essaie d’incliner cet esprit rétif vers des sentiments plus pieux:
– Voilà l’expiation, dit-il.
Il s’est levé, par instinctif besoin de dominer; il se tient à présent tout dressé, oublieux et insoucieux de sa douleur physique, et pose gravement, tendrement, autoritairement la main sur l’épaule de Marguerite, il sait bien qu’elle ne s’est jamais que très imparfaitement repentie de ce qu’il a toujours voulu considérer comme une défaillance passagère; il voudrait lui dire à présent que cette tristesse, cette épreuve pourra servir à son rachat mais il cherche en vain une formule qui le satisfasse et qu’il puisse espérer faire entendre. L’épaule de Marguerite résiste à la douce pression de sa main. Marguerite sait si bien que toujours, insupportablement, quelque enseignement moral doit sortir, accouché par lui, des moindres événements de la vie; il interprète et traduit tout selon son dogme. Il se penche vers elle. Voici ce qu’il voudrait lui dire:
– Ma pauvre amie, vois-tu: il ne peut naître rien de bon du péché. Il n’a servi de rien de cher-cher à couvrir ta faute. Hélas! j’ai fait ce que j’ai pu pour cet enfant; je Fai traité comme le mien propre. Dieu nous montre à présent que c’était une erreur, de prétendre…
Mais dès la première phrase il s’arrête.
Et sans doute comprend-elle ces quelques mots si chargés de sens; sans doute ont-ils pénétré dans son coeur, car elle est reprise de sanglots, encore plus violents que d’abord, elle qui depuis quelques instants ne pleurait plus; puis elle se plie comme prête à s’agenouiller devant lui, qui se courbe vers elle et la maintient. Que dit-elle à travers ses larmes? Il se penche jusqu’à ses lèvres. Il entend:
– Tu vois bien… Tu vois bien… Ah! pourquoi m’as-tu pardonné…? Ah! je n’aurais pas dû revenir!
Presque il eét obligé de deviner ses paroles. Puis elle se tait. Elle non plus ne peut exprimer davantage. Comment lui eût-elle dit qu’elle se sentait emprisonnée dans cette vertu qu’il exigeait d’elle; qu’elle étouffait; que ce n’était pas tant sa faute qu’elle regrettait à présent, que de s’en être repentie? Profitendieu s’était redressé:
– Ma pauvre amie, dit-il sur un ton digne et sévère, je crains que tu ne sois un peu butée ce soir. Il est tard. Nous ferions mieux d’aller nous coucher.
Il l’aide à se relever, puis l’accompagne jusqu’à sa chambre, pose ses lèvres sur son front, puis rétourne dans son bureau et se jette dans un fauteuil. Chose étrange, sa crise de foie s’est calmée; mais il se sent brisé. Il reâte le front dans lès mains, trop triste pour pleurer. Il n’entend pas frapper à la porte, mais, au bruit de ia porte qui s’ouvre, lève la tête: c’est son fils Charles:
– Je venais te dire bonsoir.
Charles s’approche. Il a tout compris. Il veut le donner à entendre à son père. Il voudrait lui témoigner sa pitié, sa tendresse, sa dévotion, mais, qui le croirait d’un avocat: il est on ne peut plus maladroit à s’exprimer; ou peut-être devient-il maladroit précisément lorsque ses sentiments sont sincères. Il embrasse son père. La façon insistante qu’il a déposer, d’appuyer sa tête sur l’épaule de son père et de l’y laisser quelque temps, persuade celui-ci qu’il a compris. Il a si bien compris que le voici qui, relevant un peu la tête, demande, gauchement, comme tout ce qu’il fait, – mais il a le coeur si tourmenté qu’il ne peut se retenir de demander:
– Et Caloub?
La question est absurde, car, autant Bernard différait des autres enfants, autant chez Caloub l’air de famille est sensible. Profitendieu tape sur l’épaule de Charles:
– Non; non; rassure-toi. Bernard seul. Alors Charles, sentencieusement:
– Dieu chasse l’intrus pour…
Mais Profitendieu l’arrête; qu’a-t-il besoin qu’on lui parle ainsi?
– Tais-toi.
Le père et le fils n’ont plus rien à se dire. Quittons-les. Il est bientôt onze heures. Laissons madame Profitendieu dans sa chambre, assise sur une petite chaise droite peu confortable. Elle ne pleure pas; elle ne pense à rien. Elle voudrait, elle aussi, s’enfuir; mais elle ne le fera pas. Quand elle était avec son amant, le père de Bernard, que nous n’aVons pas à connaître, elle se disait: Va, tu auras beau faire; tu ne seras jamais qu’une honnête femme. Elle avait peur de la liberté, du crime, de l’aisance; ce qui fit qu’au bout de dix jours elle rentrait repentante au foyer. Ses parents autrefois avaient bien raison de lui dire: Tu ne sais jamais ce que tu veux. Quittons-la. Cécile dort déjà. Caloub considère avec désespoir sa bougie; elle ne durera pas assez pour lui permettre d’achever un livre d’aventures, qui le distrait du départ de Bernard. J’aurais été curieux de savoir ce qu’Antoine a pu raconter à son amie la cuisinière; mais on ne peut tout écouter. Voici l’heure où Bernard doit aller retrouver Olivier. Je ne sais pas trop où il dîna ce soir, ni même s’il dîna du tout. Il a passé sans encombre devant la loge du concierge; il monte en tapinois l’escalier…